Les monts
I
Nous goûtions le repos au flanc de la montagne,
Sur un cap de granit à mi-chemin des cieux,
Et la Maladetta, sur le seuil de l’Espagne,
Se dressait devant nous éblouissante aux yeux.
Nous avions contemplé ses redoutables cimes,
Et sur son vaste sein, ses vagues de glaciers ;
Et les sombres sapins perdus dans ses abîmes
Dans la vapeur d’azur sommeillant à ses pieds.
Le soleil au zénith mordait la neige rose ;
Les pics immaculés souriaient dans l’éther,
Emportant notre esprit vers l’éternelle cause,
Et nous avions rendu le silence au désert.
L’une d’elles, rêveuse et belle entre les belles,
D’un doigt distrait, dans l’herbe et le rare gazon,
Froissait l’urne d’azur des gentianes frêles,
Pendant que ses regards erraient à l’horizon.
Bien au delà du mont splendide, inaccessible,
L’extase l’emportait, sur l’aile de la foi ;
Et dans ses grands yeux noirs ouverts sur l’invisible
Une larme germait ; nul ne la vit que moi.
Les jeunes gens fumaient en silence, et le guide
Interrogeait le temps, le béret sur le cou ;
Une blanche vapeur flottait dans l’air limpide
Comme une aile de cygne au-dessus du Néthou.
Mais la brise soudain de cette ombre légère
Sur nos fronts étonnés fit un nuage obscur,
D’où sortit à la fois l’éclair et le tonnerre ;
Et tout s’évanouit, la lumière et l’azur.
La pluie à flots pressés tomba ; la cavalcade
Disparut dans les plis des escaliers géants,
Et fit sonner longtemps les rocs de la Picade
Sous le galop boiteux des chevaux catalans.
II
Quand l’ombre envahissait la morne solitude,
Et qu’un voile de pluie enveloppait nos pas ;
Sur la rampe escarpée, au tournant le plus rude,
Un homme m’apparut, que vous ne vîtes pas.
Sur les débris des monts entassés sur les pentes,
La boîte cylindrique en sautoir sur le dos,
Il avançait toujours, et fouillait dans les fentes,
Courbé sous la rafale et trempé jusqu’aux os.
Le temps avait marqué les traits de son visage
Des signes du rêveur, du sage et du savant.
Du geste et du regard je lui montrai l’orage ;
Il salua, sourit et courut dans le vent.
Je le vis recueillir une fleur dans les pierres
Et sous d’énormes blocs disparaître à mes yeux :
Le colosse de neige au-dessus des tonnerres
Avait mis à l’abri sa tête dans les cieux.
III
J’ai vu de jeunes fous sur les sublimes crêtes,
Au bord des lacs glacés d’où bondissent les eaux,
Du clic-clac de leurs fouets et de cris idiots
Dans leurs nids inconnus troubler les gypaètes ;
Bruyants profanateurs des austères échos.
J’ai vu des désœuvrés la multitude errante
Que dans les frais vallons le rouge été vomit,
En quête de roulette et de trente et quarante,
Des monts pyrénéens où le Gave rugit,
Aux flots bleus de Brientz, à ton sommet, Righi !
J’ai laissé dans l’oubli rouler ces fronts vulgaires ;
Mais, ô monts radieux ! éternels sanctuaires !
J’ai gardé dans mon cœur le souvenir vivant
De la vierge aux yeux noirs sur l’abîme rêvant,
Du doux vieillard errant au séjour des tonnerres :
Si je le vois toujours aux lueurs des éclairs
Cueillant la fleur de neige, orgueil des pics déserts ;
Sur le haut promontoire et dans l’azur bercée,
Comme un ange écoutant de célestes concerts,
Si la beauté rêveuse habite ma pensée ;
Si dans ma vision, gracieux et sereins,
Ces êtres désormais se lèvent souverains :
C’est qu’ils allaient à toi, splendeur sacrée, immense,
Avec des tremblements et des espoirs divins,
La vierge par l’amour, l’homme par la science ;
C’est qu’il faut les gravir sur des ailes de feu,
Les monts, ces Sinaïs où Dieu daigne descendre,
Rempli du saint désir de l’approcher un peu ;
C’est qu’il faut pour le voir – intelligent ou tendre –
Sous ton voile, ô Nature, adorer ou comprendre.
Luchon 186...
P.-Jean GAIDAN,
Aubes d’avril et
soirs de novembre,
1870.