La mort de l’apostat

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henry GAILLARD DE CHAMPRIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans sa chambre de malade, Dominique Salignac est seul. Sa femme, née Walpole, préside l’assemblée générale annuelle de la ligue féministe « L’Émancipée » ; son fils Jean-Dominique doit aller et venir entre son journal « La Raison Humaine » et la Chambre, où il représente les électeurs de Muret (deuxième circonscription). Sa garde-malade somnole dans la chambre voisine, où il a relégué son zèle indiscret. Et, dans ce crépuscule d’octobre, le vieillard sent la tristesse l’envahir avec la nuit.

Pour chasser cette involontaire angoisse, il prend les journaux du soir empilés sur sa table ; il les trouve vides de faits, vides d’idées ; d’un geste las il les referme les uns après les autres, quand un entrefilet du « Citoyen du Monde » retient son attention. Entre l’éditorial et la chronique révolutionnaire, il voit son nom dominer en caractères gras cet entrefilet en italiques.

 

 

« LA MALADIE DE DOMINIQUE SALIGNAC. – HONTEUSES MANŒUVRES DE LA HYÈNE CLÉRICALE. »

 

« Dominique Salignac est malade, et son grand âge autorise les pires inquiétudes. Cette nouvelle, qui attristera tous les libres-penseurs, a fait naître chez les frocards de toute robe des espoirs indécents. Ils se rappellent que le Président Honoraire de notre « Cercle Étienne Dolet-Ferrer » fut jadis l’abbé Dominique Salignac, prédicateur prestigieux, sur lequel l’Église de France et Rome elle-même avaient fondé d’ambitieuses espérances. Trahis par lui à l’apogée de sa vie, ils voudraient le reprendre au seuil de la mort, pour entourer son cercueil de leurs mômeries, et brandir sur sa tombe leur goupillon triomphant ; l’un d’eux osa se présenter hier rue du Luxembourg. Mais curés, capucins et jésuites en seront pour leur courte honte. Notre ami, notre maître garde toute sa lucidité d’esprit, toute sa volonté ; de son passage dans l’Église, il conserve, aujourd’hui comme il y a quarante ans, le même dégoût pour la saleté des sacristies, la même haine pour la tyrannie épiscopale et papale. Que si, par impossible, il venait à oublier, les siens seraient là pour le défendre contre lui-même. Ni sa femme ni son fils ne permettront qu’une parole, qu’un geste mal interprété vienne discréditer le grand tribun, sa famille ni son parti. Que ceux-là le sachent et se le disent, qui rôdent autour d’un vieillard agonisant comme des hyènes autour d’un cadavre. »

 

 

À cette lecture, Salignac eut un sursaut de colère. Ainsi ses amis annonçaient brutalement sa mort prochaine ; et, pour eux, elle était moins une occasion de regrets qu’un prétexte à polémique scandaleuse ! On prétendait le défendre, à son insu, contre ses adversaires et contre lui-même ; pour cela, on organisait je ne sais quelle surveillance, je ne sais quelle police clandestine, et pour le soustraire à l’Église, on le tenait prisonnier... Singulière façon de lui faire confiance et de respecter sa liberté !

– « Cléricaux, anticléricaux, murmura-t-il, partout le même sectarisme »...

À peine eût-il porté ce jugement, il le sentit tomber lourdement sur sa femme et sur son fils. Qui avait, au « Citoyen du Monde », annoncé sa maladie, la visite d’un prêtre et son expulsion brutale ? Qui s’était permis de parler au nom de Salignac, de sa femme et de son fils, sinon son fils ou sa femme ?

Cette évidence lui fut cruelle. Que ses amis politiques exploitassent sa fin prochaine, ce n’était de leur part qu’une indélicatesse de plus ; mais que les siens eussent empiété sur son libre arbitre, qu’ils l’eussent chambré et, d’avance, condamné à une mort laïque, c’était un abus de confiance, une trahison.

La gravité de ces mots effraya Dominique et, bien qu’au fond de lui-même il ne conservât aucun doute, il résolut de s’enquérir aussitôt.

Justement Mme Salignac-Walpole rentrait toute triomphante. Ne venait-elle pas, à « L’Émancipée », de faire voter une motion tendant à soustraire l’âme de la jeune fille à l’emprise monacale ? Elle allait entreprendre le récit de son succès : la pâleur de son mari l’en détourna.

– Te sens-tu plus fatigué ? demanda-t-elle, avec une réelle sympathie.

– Non ; mais je voudrais te parler.

– Et de quoi, grands dieux, qui puisse te faire prendre un air aussi tragique ?

– C’est grave, en effet ; assieds-toi. – Je vais mourir...

– Quelle idée !

– Je sais ce que je dis, j’ai entendu le médecin ; j’en ai pour une semaine au plus ; d’ailleurs, extinction lente, lucide, sans souffrance ; pourvu, toutefois, qu’on ne trouble pas ma paix. C’est la seule faveur que je demande ; mais je l’exige à tout prix, et de tout le monde.

Pour revendiquer ce droit suprême, la voix de Dominique s’était faite âpre ; sur les draps, ses doigts longs et maigres frémissaient.

Sa femme feignit l’étonnement.

– En admettant que ton cas soit si grave, qui songe à troubler ta paix, à gêner ta liberté ?

Pour toute réponse, il lui tendit le : « Citoyen du Monde ».

– C’est toi, poursuivit-il, c’est toi ou Jean qui avez envoyé cette note. Je ne vous en veux pas, vous avez cru bien faire. Mais vous auriez pu me consulter, m’avertir. Suis-je donc un homme à ne pas regarder la mort en face ? Suis-je si affaibli, si diminué que vous redoutiez de moi une palinodie déshonorante ? Et pourquoi ce tapage autour de mes derniers instants ? Quoi que j’aie pu dire, quoi que j’aie pu faire, je ne veux pas qu’on exploite ma mort, et que, par haine des mômeries cléricales, on organise autour de mon cercueil des contre-mômeries encore plus ridicules. Mon enterrement sera ce que je voudrai, et ce que je veux, le voici : pas de couronnes rouges, pas d’insignes, pas de discours. C’est bien entendu ?

Mme Salignac fit un geste d’assentiment.

– Et maintenant, reprit-il, ma porte grande ouverte...

– Mon ami, le médecin t’interdit toute fatigue...

– Crois-tu que l’incident d’aujourd’hui soit pour me reposer ?

– J’en suis désolée, mais ce n’est pas une raison...

– Je me ménagerai, sois tranquille, mais je veux recevoir qui me plaît, et décider seul à qui condamner ma porte.

– Je te connais, tu abuseras de tes forces.

– Non, la preuve, c’est que je tiens à recevoir une seule visite, une seule, celle de l’abbé Vincent.

– Jamais !

Pâle, frémissante, Mme Salignac avait jeté ce mot avec une violence qu’elle regretta aussitôt. C’était trop tard. À son tour, Dominique tremblait de colère.

– J’en étais sûr, gronda-t-il ; c’est lui qui est venu me voir ces jours-ci, c’est lui que vous avez jeté à la porte, que vous avez fait grossièrement, lâchement insulter. Eh ! bien, je ne veux pas qu’il me croie votre complice ; je vais lui écrire mes regrets et le prier de venir me voir.

– Tu ne feras pas cela !

Mais, épuisé par sa violence même, Dominique, retombé sur son oreiller, haletait. Sa femme appela la garde. Elles allaient lui faire une piqûre, quand il se ressaisit.

– Qu’on nous laisse, ordonna-t-il.

– Tu ne vas pas recommencer ?

– Je veux aller jusqu’au bout.

– Et te tuer !

– Non ; mais tu sais bien qui je suis. Voilà cinquante ans qu’un vieux prêtre m’a surnommé « l’Indomptable ». Je n’ai jamais plié, je ne plierai pas devant vous. Je tiens trop à ma dignité. Mais j’ai d’autres raisons d’accueillir l’abbé Vincent. Malgré ce que les autres appellent ma trahison, malgré ce qu’il appelle, lui, mon erreur, il ne m’a jamais abandonné. Par ses lettres d’abord, par ses visites ensuite, il m’a prouvé la fidélité de son attachement.

– Dis de son ambition.

– De son ambition ! Comme si je lui avais valu autre chose que de mauvais traitements, et finalement une lamentable disgrâce !

– Parce que nous avons déjoué ses calculs. Mais si nous l’avions laissé faire !... Ramener au bercail Dominique Salignac, prêtre apostat ; chasser de chez lui la femme qu’il avait préférée à l’Église ; déshonorer le fils né de leur amour, et qui poursuit aujourd’hui l’œuvre commencée par eux ; quel triomphe ! Quel orgueil pour ce petit curé, et de quel camail, de quelle robe violette n’aurait-on pas récompensé son zèle !

À ces suppositions bouffonnes, Salignac haussa les épaules. Mais il se contint.

– Tu méconnais cet honnête homme. Qu’il m’aime à sa manière, c’est-à-dire en prêtre catholique ; qu’au-delà et au-dessus de mon bonheur terrestre, il désire ce qu’il croit mon bonheur éternel, c’est bien évident. Mais qui pourrait le lui reprocher, s’il ne s’en cache pas ? Pourtant s’est-il jamais départi envers nous de la plus parfaite discrétion ? de la réserve la plus délicate même ? Je ne le paierai pas d’ingratitude.

Surtout je ne veux pas paraître avoir peur de lui. Sa dernière visite sera ce que furent les autres, j’en suis sûr. Que s’il aborde le sujet qui lui tient tant à cœur, je me sens de force à résister et, quel que doive être le résultat de notre entretien, je lui laisserai, moi aussi, le souvenir d’un honnête homme. Avec votre tactique, je lui laisserais le souvenir d’un lâche. Cela, jamais !

Madame Salignac parut se courber d’abord sous cette volonté farouche. Puis elle dit d’une voix calme :

– Mon pauvre ami, comme tu es injuste, ou plutôt comme tu demeures aveugle ! À ceux qui t’ont jalousé, haï, diffamé, persécuté, qui, aujourd’hui encore, ne feignent de s’intéresser à ton âme que pour proclamer ta défaite et déshonorer ta mémoire ; à ces gens-là, que tu connais bien cependant, tu réserves toute ton indulgence. Quant à ceux qui, seuls, t’ont compris, seuls aimé, qui ont libéré ton cœur et ton esprit, qui, depuis des années, ont confondu leur vie avec la tienne, tu les oublies, tu es prêt à les sacrifier !

– Oh ! Daisy !...

– Tu protestes, et tu es sincère, mais depuis une heure que tu parles de toi, de ta liberté, de ton orgueil, de tes amis même, as-tu, un seul instant, pensé à moi, ta femme, à Jean, ton fils ? Nous existons cependant et, au moment de te perdre, nous devrions compter pour quelque chose à tes yeux !

Tu es sûr de toi, dis-tu, sûr de l’abbé Vincent. Mais n’ai-je pas le droit d’être un peu moins confiante ? Un mot mal compris, un geste mal interprété, une indiscrétion involontaire, et voilà toute ta vie, la nôtre, jetée en pâture à nos ennemis. Plus que tes discours, plus que tes écrits, ton mariage, ta paternité prouvent ta rupture complète, définitive avec l’Église. Plus que tes succès de tribun, ton bonheur familial irrite, scandalise les gens de Rome. Aussi bien, plus que toi, c’est moi, c’est ton fils qu’ils détestent. Pour eux, je ne suis pas ta femme, mais ta concubine ; la preuve, c’est qu’ils ne m’appellent pas Mme Salignac ; ils m’appellent Mme Walpole dite Salignac, quand ce n’est pas la Walpole. Quant à Jean, s’ils ne peuvent lui refuser ton nom, ils ne voient en lui que l’enfant maudit d’un amour sacrilège, et, en attendant les feux de leur enfer, ils voudraient le vouer ici-bas au mépris des honnêtes gens. Une concubine, un bâtard, voilà ce que nous deviendrions, si, même sans te laisser reprendre par ces gens-là, tu autorisais, en un pareil moment, leur présence à tes côtés. Ce qui serait, de ta part, indulgence d’esprit supérieur, courtoisie de galant homme envers un vieil ami, ils en feraient aussitôt la preuve d’une rétractation publique, d’un repentir humilié. Ta femme répudiée, ton fils désavoué, quelle vengeance pour eux, et quels beaux sujets d’articles édifiants !

Tu n’avais pas pensé à tout cela parce que ton âme généreuse oublie la méchanceté des hommes. Mais maintenant que tu sais, tu ne laisseras pas déshonorer ta femme et ton fils. Tu as envers nous des devoirs ; j’en ai moi-même envers Jean ; plus que mes droits propres, je défendrai les siens, jusqu’au bout, par tous les moyens. Moi présente, pas un prêtre ne mettra les pieds chez nous, pas un mot ne partira à son adresse. De notre honneur à tous, je serai le gardien farouche, et quand tu voudrais me chasser, je refuserais de partir.

Salignac avait écouté sa femme les yeux clos, sans un mouvement. Aux derniers mots cependant, il eut un geste de protestation. Elle exploita aussitôt ce qui pouvait être un signe de faiblesse.

– Ah ! j’étais sûre de ton cœur, et je te retrouve tel que jadis ; que dis-je ? tel que toujours. Rappelle-toi nos premières années, l’élan de notre amour, l’ardeur de nos rêves. Rappelle-toi la venue de Jean, son premier sourire, ses premières caresses, ses premiers pas ; rappelle-toi ses premiers succès d’écolier, d’étudiant ; ses triomphes de journaliste et d’orateur. Et, après nos premières années, si dures mais si belles, ta retraite sereine, comblée d’honneurs, notre vieillesse heureuse d’époux toujours aimants...

Peu à peu la voix de Daisy s’était adoucie, baignée de larmes ; la résistance de Dominique s’était détendue. De ses yeux toujours clos, des pleurs coulaient lentement. Il n’en fallait pas plus. Sa femme, se penchant sur son lit, lui baisa la main.

Puis elle sortit, sûre de sa victoire.

 

 

Quelques heures plus tard, il sortait d’un sommeil lourd et aussitôt se trouvait ressaisi par le drame de sa vie.

Les paroles de sa femme avaient réveillé en lui de vieilles passions assoupies. Il se rappelait l’enthousiasme sincère de ses jeunes années, alors qu’il voulait conquérir à l’Église l’empire des âmes ; ses joies de prédicateur novice, alors qu’il laissait tomber du haut de la chaire des paroles impérieuses et caressantes ; son premier contact avec le peuple dans les rues graillonneuses et les salles enfumées du quartier Mouffetard ; l’ardeur de ses jeunes confrères à saluer en lui leur guide et leur maître ; la bienveillance première du Cardinal-Archevêque ; son transfert rapide d’une paroisse de faubourg à une paroisse du centre et, presque aussitôt, l’épreuve succédant à de si beaux débuts.

Les bourgeois de la Trinité avaient accueilli froidement ce jeune prêtre à la haute taille, au front vaste, au nez aquilin, au regard impérieux. Ils avaient éveillé la défiance de son nouveau curé, prêtre âgé, pieux et sage ; et celui-ci, à quelqu’un qui le félicitait de posséder un nouveau Lacordaire, répondait en hochant la tête : « Pourvu que ce ne soit pas un nouveau Lamennais ! »

Rapporté à l’abbé Salignac, ce propos l’avait profondément blessé ; et il avait tonné en chaire contre le pharisaïsme bourgeois ; dans quelques salons, dans certains cercles ecclésiastiques même, il avait dénoncé la faiblesse du vieux clergé, serviteur humilié des partis réactionnaires, et qui compromettait, avec le salut du peuple, l’avenir même de l’Église.

Pour lui, il prétendait faire et laisser dire. La contradiction l’excitait comme une preuve qu’il avait raison et, dans la Bible comme dans l’histoire de l’Église, il trouvait plus d’un texte, plus d’un fait pour établir que Dieu avait toujours éprouvé ses serviteurs par l’inintelligence de leurs supérieurs.

Il invoquait également l’Évangile pour fréquenter chez les mécréants. Bientôt, d’ailleurs, des conversions sensationnelles attestaient sa vocation à faire revivre l’apôtre des Gentils. Aux longues confessions de belles dames ou de vieilles filles, aux homélies pour Enfants de Marie, à la corvée des mariages mondains et des enterrements pompeux, il avait bien le droit, pour lui et pour quelques autres animés de l’Esprit, de substituer un ministère indépendant, plus actif, plus hardi, plus souple, et surtout plus spirituel. Il demanda donc à quitter sa paroisse pour une aumônerie de Lycée. Peu de besognes matérielles, une situation honorable au sein même de l’Université, toute facilité d’atteindre la jeunesse et ses maîtres. Voilà ce qu’il souhaitait pour le plus grand profit du Siècle et de l’Église.

On ne l’avait pas compris.

Abusant de quelques mots confidentiels, on l’accusait de prétendre, tout à tour ou tout ensemble, à la Sorbonne, à la Chambre, à Notre-Dame et à l’Académie. On réduisit à une vanité mesquine sa légitime conscience des dons providentiels, à une ambition vulgaire sa volonté d’imposer, dans le monde, avec sa personne même, la personne du Christ.

D’accord avec lui pour l’enlever au ministère paroissial, l’Archevêque, circonvenu par les Vicaires généraux, ne l’était plus sur le meilleur emploi de son activité. Au lieu du lycée de ses rêves, on lui attribua une aumônerie de couvent dans la banlieue ; avec cela, interdiction de tout ministère extérieur. C’était la disgrâce, injuste et injurieuse. Le Cardinal, il est vrai, tâcha d’en adoucir l’amertume par de bonnes paroles et de vagues promesses. Officiellement, l’abbé Salignac changeait de poste sur sa demande et pour raison de santé. En fait, personne ne fut dupe. Les journaux de sacristie commentèrent l’évènement avec une onction perfide ; et les confrères qu’offusquaient le talent et le succès de Salignac se réjouirent sans vergogne de sa mésaventure 1.

Seuls deux ou trois évitèrent de le trahir, et lui, dans sa générosité, fit bénéficier l’Église de la gratitude qu’il crut leur devoir.

La Providence le dédommagea d’ailleurs de l’injustice humaine. Peu de temps après son arrivée chez les Clarisses, il vit venir à lui une jeune Anglaise que ne satisfaisait plus l’Anglicanisme. Elle avait entendu Salignac à la Trinité, elle l’avait vu soumis dans l’épreuve ; conquise par sa vertu encore plus que par son talent, elle souhaitait lui confier son âme. Quelle douceur alors dans ce ministère délicat et grave ! Mlle Walpole brûlait des plus nobles ambitions : elle voulait la sainteté, pour le salut du monde. Devant le jeune prêtre ébloui, elle étalait ses rêves d’apostolat universel. Et Dominique rendait grâce à Dieu, qui, ayant suscité cette femme généreuse, l’avait choisi, lui pauvre prêtre disgracié, pour collaborer à son œuvre magnifique.

Son exil dans un couvent de banlieue ne lui apparaissait plus que comme une épreuve que devait suivre, seule revanche digne d’un prêtre, un long ministère triomphant.

Et quand, – malheur qui naguère lui eût paru presque intolérable –, l’abbé perdit sa mère, il comprit que la Providence voulait le détacher des tendresses humaines les plus légitimes, le réduire aux pures affections mystiques nées de Dieu, épanouies en Dieu.

Mlle Walpole, en effet, sut, à la fois, partager son deuil et l’élever au-dessus de sa douleur. La dirigée, l’amie, la sœur devenait directrice. N’ayant jamais connu que la bonté un peu austère des Sulpiciens ou la froide correction de l’administration diocésaine, lui s’abandonnait au charme, à l’exaltation de sa néophyte.

Joies et rêves, il s’en délectait devant Dieu ; mais avec ses meilleurs amis, avec l’abbé Vincent lui-même, il s’en taisait par prudence et par humilité. Ils le supposaient uniquement fidèle à la consigne de l’Archevêché, et lui faisaient entrevoir déjà son prochain retour en grâce.

Pauvres fonctionnaires du sacerdoce, et qui, sauf l’abbé Vincent, ne pouvaient comprendre un cœur d’apôtre !

Aussi quelles clameurs de dépit indigné quand éclata ce qu’ils appelèrent le scandale Salignac !

Symphorien Legrand, ancien jésuite devenu libertaire, promenait à travers les quartiers populeux une conférence sacrilège : « Les douze preuves de la non-existence de Dieu ». De grandes affiches rouges éclaboussaient les murs de leur insolent défi : « J’invite tous les prêtres sincères à une loyale discussion. Combien oseront venir ? »

À lire ces pauvretés orgueilleuses, Salignac bondit d’indignation sacerdotale, et, tout haut, devant les badauds que fascinait le papier rouge, il affirma : « Eh ! bien, moi j’oserai ! »

C’était promettre de violer publiquement la défense de son archevêque. Il s’en fit un instant scrupule ; un instant, il songea à solliciter une permission exceptionnelle ; il craignit un refus inintelligent ; il espéra que son audace même et son succès seraient mieux appréciés qu’une démarche timide, et fortement encouragé par Mlle Walpole, – (les Saints ne furent-ils pas coutumiers de ces illégalités apparentes ?) –, il courut affronter la lutte non seulement avec l’anticléricalisme grossier d’un Symphorien Legrand, mais avec la timidité d’une Église infidèle à ses origines et à ses traditions.

Il avait compté sans la mauvaise foi. L’anarchiste avait feint d’abord de l’accueillir correctement ; puis il avait gouaillé ; puis subitement inquiet, il avait lâché la meute de ses hurleurs à gages. Bousculé, frappé, l’abbé avait été jeté hors de la salle, et, le lendemain, copieusement ridiculisé par la presse d’extrême gauche. Avec lui, l’Église et le clergé recevaient une lourde bordée d’injures.

Il allait offrir à Dieu cette épreuve, signe nouveau de sa vocation apostolique, quand l’injustice de ses supérieurs avait dessillé ses yeux. Incapables de comprendre la générosité de son imprudence, uniquement sensibles à son échec matériel et à sa désobéissance, ils le suspendirent « a divinis », sans avis préalable et sans discrétion. La nouvelle, parue le jour même dans « L’Intransigeant catholique », faisait de lui le pire des parias, le paria d’Église.

Les abandons, les reniements, il les avait tous connus. Et quelle humiliation, le jour où la Supérieure des Clarisses avait refusé de recevoir son adieu !

Il serait mort, sans doute, d’amère tristesse, si le Christ, meilleur que l’Église, ne lui avait ménagé une inestimable consolation.

En rentrant de ce couvent où ne régnait plus la charité de St-François, dans la petite chambre qu’il prévoyait vide et froide, il avait trouvé son amie, sa sœur en Dieu.

Indignée, frémissante, mais fidèle à leur vocation commune, elle lui avait rappelé ses propres courses à travers les confessions d’Angleterre, son élan vers le catholicisme, puis sa stupeur de voir, là aussi, régner la médiocrité jalouse ; enfin, sa conviction lentement, cruellement mais définitivement acquise que toutes les Églises trahissent le Christ, et qu’il faut, dans la Liberté et l’Amour, constituer la Libre Église des âmes. À cette œuvre toujours essayée, toujours à reprendre, elle proposait de consacrer sa fortune, sa vie ; et pour sceller sa promesse, pour attacher Dominique à la seule cause digne de lui, elle se refusait à distinguer entre la nouvelle Église et son prêtre ; à l’un et à l’autre, elle se donnait toute, toute... Et s’abattant sur sa poitrine, elle offrait des yeux pleins de larmes à ses baisers éperdus.

Le lendemain, une lettre publique porta à l’archevêque de Paris la démission de Dominique Salignac, son anathème à tous les pharisaïsmes, son appel à toutes les âmes éprises de Dieu seul.

Le mariage Salignac-Walpole consacrait bientôt la rupture ; un an plus tard, la naissance de Jean-Dominique apportait aux fondateurs de l’Église libre un gage vivant de la bénédiction divine. Et c’avait été pour Dominique des années délicieuses d’amour conjugal et de tendresses paternelles.

Voilà les souvenirs qu’il évoquait, avec une complaisance voulue, après quarante ans passés, dans son fauteuil de paralytique, insensible aux allées et venues, aux soins sans âme de sa garde-malade.

D’autres se présentaient aussi, qu’il ne voulait point accueillir mais qu’un incident allait déchaîner dans son cœur.

La sonnette du vestibule avait tinté, quelqu’un avait franchi la porte, et aussitôt une discussion s’était élevée, dont on voulait vainement étouffer le bruit.

Devinant ce qui se passait, Dominique voulut le constater de ses yeux. D’un effort violent, il surgit de son fauteuil ; la douleur le rabattit sur son siège. En même temps, il entendit claquer la porte, des pas feutrés rentrer dans la pièce voisine, puis le silence.

Quand la garde reparut, Salignac l’interpella brusquement :

– C’est l’abbé Vincent qui est venu ?

– Mais, Monsieur...

– Et vous l’avez chassé ?...

– Madame m’avait ordonné...

Sa femme ! Par respect pour elle, Dominique refusa de poursuivre.

Se détournant de la mercenaire, il souleva le rideau de la fenêtre. Il souhaitait, et tout ensemble redoutait, d’apercevoir celui dont d’inlassables outrages ne pouvaient lasser la charité. Il vit plus qu’il n’espérait. Sur le trottoir d’en face, les yeux attachés à la fenêtre des Salignac, l’abbé Vincent s’était arrêté...

Et, tout à coup, la main droite contre sa poitrine, il avait tracé en l’air un signe de croix.

Dominique laissa tomber le rideau, et replié sur lui-même, s’abandonna à ces souvenirs dont le flot venait, malgré lui, balayer les premiers.

Oui, il avait connu des joies que lui aurait interdites la fidélité à son sacerdoce : joies de la chair, joies du cœur, joies de l’esprit et de l’orgueil. Car il n’avait pas seulement eu, à son foyer, un bébé souriant, une femme ardente à le pousser encore plus qu’à lui plaire. Les foules l’avaient acclamé, le gouvernement l’avait choyé : chaire au Collège de France, Légion d’Honneur, rosette ; et, dans les salons républicains, que d’hommages à l’orateur, que de sourires féminins pour l’homme. À certains jours, il s’était senti comblé, prêt à défaillir sous des couronnes trop lourdes et trop parfumées.

Était-il bien sûr, cependant, d’avoir connu le bonheur ? Même aux jours de triomphe et de griserie, il avait éprouvé la souffrance d’une mutilation secrète. Il n’osait plus penser à sa mère, et tout ce qui lui restait d’elle, même les photographies jaunies, il l’avait relégué au fond d’une malle, en un coin du grenier. Non qu’il éprouvât des remords. Suivant la loi du progrès, il avait dépassé sa mère, voilà tout. Mais un tel désaccord lui rendait impossible la conservation même du souvenir ; et si, sûr qu’il était d’avoir écouté l’Esprit, il s’absolvait de toute apostasie religieuse, il ne pouvait regarder en face son reniement filial.

Penser à sa mère, il se l’était interdit davantage encore quand les déceptions étaient survenues pour le fondateur de l’Église libre, comme jadis pour le prêtre de Rome.

En effet, Dominique n’avait pas tardé à juger ses nouveaux amis, admirateurs et bienfaiteurs même. Les chefs de l’anticléricalisme l’avait accueilli en recrue précieuse et flatté pour l’asservir. Son indépendance, sa répugnance à certaines pratiques les avaient bientôt inquiétés et refroidis. Sous prétexte de respecter son travail, de ménager sa santé, on le fit passer dans la seconde section de l’État-Major anticlérical. (Ah ! cette métaphore qu’on croyait plaisante, comme elle lui avait été odieuse !) Pour la libération de la Pensée Humaine, pour l’anathème à toutes les puissances de réaction, on ne constituait aucun Comité d’Honneur sans l’y faire figurer au premier rang ; mais on ne faisait jamais appel à sa personne ; on perdit même l’habitude de le consulter sur l’emploi de son nom, et, une ou deux fois, il dut protester contre des libertés qui devenaient de véritables abus de confiance.

Il ne pouvait non plus s’habituer à certaines violences. Dans ses campagnes les plus ardentes contre Rome, il gardait la correction d’un adversaire courtois. Nommer le Pape M. Pecci ou M. Sarto lui semblait ridicule. – « Appelez-vous Guillaume II M. Hohenzollern ? », demandait-il non sans impatience. Et quand il s’agissait du clergé de France, le désaccord s’accentuait avec les politiciens. À ses anciens confrères, il ne manquait pas de reprocher leur timidité intellectuelle, leur servilité, et même leur inconscient égoïsme. Mais il reconnaissait, et ce par point d’honneur, proclamait leur parfaite dignité de vie. Les faiblesses de quelques rares individus l’attristaient au lieu de le réjouir, et il s’indignait de les voir exploiter par des adversaires sans scrupules. Penser que des journaux « populaires » consacraient chaque jour des colonnes aux « Monstres en Soutane » ou aux « Crimes de la Calotte » ! Ces calomnies de justiciers, ces ignominies d’éducateurs du Peuple le blessaient comme autant d’atteintes à sa dignité de Libre-Penseur. Et voilà que son fils s’associait à ces manœuvres ! Bien plus, acoquiné à un jeune prêtre chassé de l’Église pour inconduite, il dirigeait une feuille où la grossièreté de l’anticléricalisme touchait à la pornographie.

Et Mme de Salignac l’approuvait !...

Elle aussi, elle avait passé de la lutte doctrinale à la polémique brutale. Dominique croyait bien connaître les causes de cette violence. Elle n’y apportait pas seulement le sectarisme d’une protestante libérée pour ce romanisme qui avait failli la séduire, ni même l’impatience d’une féministe anglo-saxonne contre la discipline qui subordonne la femme ; elle y apportait la haine d’une épouse et d’une mère qui se sent menacée dans ses droits les plus sacrés : ceux de sa chair, ceux de son cœur et de sa dignité même. Elle l’avait dit : Plus que de toute autre chose, elle en voulait à l’Église de faire d’elle une « illégitime », de son fils, un « bâtard ». Si elle redoutait la conversion, peu probable, de son mari, c’était qu’une sorte de reniement familial en serait la condition première ; et Rome dût-elle leur apporter la sanction du Sacrement, ils devraient, eux, désavouer leur passé, au moment même de le consacrer pour toujours. À cette trahison de leur libre amour, elle ne consentirait jamais ; voilà pourquoi, après avoir toléré les relations de son mari avec l’abbé Vincent, elle s’était employée à les rompre. Le prêtre ne caressait-il pas le rêve de ramener à l’Église non seulement Salignac mais le ménage Salignac-Walpole ? Du coup, l’ingénieuse bonté de l’abbé lui était devenue odieuse et, d’accord avec son fils, elle avait ourdi contre lui une machination déshonorante.

Jean-Dominique partageait, en effet, tous les sentiments de sa mère. Pour avoir éprouvé que, même dans les milieux anticléricaux, on le regardait un peu comme un irrégulier ; parce que, au lycée, des camarades hostiles ou blagueurs, l’avaient appelé « fils de curé », il avait conçu, de bonne heure, la haine de la soutane. Contre l’Église, il défendait, lui aussi, la légitimité de son existence. Et comme la « vie » lui importait plus que les « idées », il recourut bientôt aux armes les plus simples et les plus brutales. Il n’éprouva donc aucun scrupule, aucun étonnement même le jour où sa mère lui apporta, pour les publier dans son journal, les lettres de l’abbé Vincent à Dominique Salignac.

Le scandale, d’ailleurs, fut médiocre et le seul résultat connu fut la disgrâce infligée à l’abbé Vincent.

Un autre suivit pourtant, que n’avaient prévu ni Mme Salignac ni son fils. Vainement Dominique s’appliqua à les excuser ; vainement il tenta de s’attribuer à lui-même la responsabilité première. Toujours il lui apparut que l’un et l’autre, en lui dérobant, puis en publiant une correspondance toute confidentielle, non seulement avaient péché contre lui et contre un ami qui avait été leur hôte, mais l’avaient, avec eux-mêmes, déshonoré, lui, le père, lui, le mari. Alors, sans les renier, (le pouvait-il, lui cause première de leur souffrance et de leur méchanceté ?), il avait perdu en eux toute confiance.

Il aurait tant voulu, au contraire, rester le père spirituel de son fils ! Par honnêteté traditionnelle, par fierté d’apostat qui se défend d’avoir cédé à des passions médiocres, il souhaitait que la vertu régnât chez les libres-penseurs et plus particulièrement chez lui. Or les jeunes du monde républicain justifiaient trop certains soupçons de leurs adversaires. Avides de jouissance, ils confondaient la politique avec les affaires, et le service de l’État avec le leur propre. Des scandales éclataient, trop fréquents, éclaboussant les dauphins de la Démocratie. Salignac tremblait que Jean-Dominique n’y fût un jour compromis. Il le chérissait tendrement, mais il le sentait si différent de lui-même, si différent aussi de cette mère austère et violente qui, trop heureuse d’associer son fils à ses violences, se souciait peu qu’il imitât son austérité !

De fait, après bien des aventures, Jean-Dominique avait, à grand tapage, épousé une actrice trop connue ; bientôt, après des transports d’amour suivis de démêlés bruyants, le ménage s’était disloqué, laissant à l’abandon un tout petit bébé. On était loin de cette libre Église qu’avait rêvée Salignac, de cette communauté chrétienne où l’affranchissement du dogme et de la discipline rendait plus sévère la pratique de la morale évangélique !...

À revivre ce passé, déjà lointain, Salignac sentait refluer à son cœur et jusqu’à ses lèvres une amertume toujours refoulée. Il ne consentait pas à s’avouer vaincu et, encore moins, coupable. L’œuvre de libération et de régénération entreprise à la fois contre l’Église et contre le péché exigerait plus de temps qu’il n’avait cru d’abord. Simple initiateur, il laisserait ses principes et son exemple à des successeurs plus heureux ; et le jour où, sur l’Humanité Libre, régnerait enfin la Justice, la reconnaissance universelle proclamerait la beauté de son effort et la fécondité de sa souffrance.

Ainsi, et une fois de plus, cherchait-il à endormir ses inquiétudes. Il lui sembla pourtant que son espoir vacillait, tandis qu’il revoyait, comme malgré lui, le signe de croix tracé près de lui, pour lui, par un prêtre fidèle, tout ensemble, à l’Église et à l’amitié.

Fidèles, d’autres encore l’étaient demeurés, qui avaient été ses confrères et dont il avait, de loin suivi la carrière. Plusieurs, qu’il estimait, s’étaient vus, à des heures troubles, suspectés, frappés. Tous s’étaient inclinés, les uns en silence, d’autres en publiant leur soumission. Contre tous, Dominique – « l’Indomptable » – s’était indigné ; et maintenant il ne pouvait plus les juger. Dans l’Église de France, ils avaient repris leur place, honorable, parfois éminente. Avaient-ils donc racheté ce retour de faveur ? Rien n’autorisait à le croire. Sans ostentatoire repentir, ils s’étaient enfermés dans le travail et la prière. Le calme revenu, on avait pu leur rendre doublement justice.

Cette évolution troublait Dominique. Non seulement il ne pouvait refuser toute estime à ces prêtres qui avaient su concilier l’esprit d’obéissance et l’esprit scientifique ; mais il ne pouvait méconnaître la sagesse de l’Église. La tempête avait pu provoquer le zèle de sauveteurs sans mandat ou même la rigueur de certains chefs trop inquiets ; le bon sens, l’équité avaient bientôt repris leurs droits, et certaines faveurs venues de très haut avaient pris figure de réparations.

Et quand Mgr Léger, jadis exilé des Universités Catholiques, prêchait devant le Cardinal de Paris ; quand l’abbé Lechauve, autre suspect de naguère, présidait des Congrès officiels, Salignac se demandait si, du seul point de vue naturel, ils n’avaient pas fourni une carrière plus honorable, plus heureuse que lui avec toute la fortune qu’il devait à la compagne de sa révolte, avec tous les honneurs qu’il devait aux exploiteurs de son talent ?

Il en venait presque à admirer certaines intransigeances, si odieuses naguère à son libéralisme. Avait-il assez détesté Pie X ! Que de fois ne l’avait-il pas dénoncé comme l’ennemi forcené du monde moderne, et l’aveugle fossoyeur d’une Église un instant rajeunie par Léon XIII ! Comme il lui avait reproché notamment d’avoir, pour un beau geste, condamné à la misère tous les curés de campagne ! Mais cette misère avait grandi l’Église de France. Fidèle jusqu’au dépouillement, elle étonnait le monde par la générosité et la simplicité de son sacrifice. Réduite au pain et à l’eau, elle se réjouissait d’avoir reconquis la liberté de l’apostolat ; et, de son cœur de pauvresse, elle déversait sur ses ennemis mêmes les trésors infinis de son amour.

Où trouver pareil exemple, dans quel comité dit républicain, dans quelle loge, dans quelle synagogue, dans quel syndicat ?

Et que d’autres démentis les faits n’infligeaient-ils pas, chaque jour, aux prédictions anticléricales !

Anglicans et luthériens, calvinistes et orthodoxes, garibaldiens et jacobins, tous avaient conspiré pour évincer la Papauté des « concerts européens ». Or, de partout, les regards se portaient vers le dôme qui domine tous les autres, – les plus grands et les plus beaux. Appels à la pitié, appels à la justice montaient vers la chaire de Pierre, lancés par des peuples plus clairvoyants que leurs chefs. Parfois même, contraints par la nécessité, les chefs venaient, une supplique à la main ; mais pour ne pas se déshonorer, ils évitaient la grande porte et passaient par l’escalier de service. Humiliation volontaire, dont ils se vengeaient ensuite par des déclamations haineuses.

Comédie sinistre dont s’indignait Salignac, et qui changeait en amer découragement son fougueux optimisme d’apôtre à rebours.

Ainsi, de quelque côté qu’il se tournât, il se sentait isolé.

Ses amis faisaient leur politique, et quelle ! Son fils vivait sa vie. Sa femme dépensait au dehors une activité étrangère à la famille. Avec eux, plus rien de commun ou presque. Et parce que la réalité avait démenti tous ses rêves, sa pensée retournait malgré lui vers ceux qu’il avait abandonnés, et dont le séparait à jamais, avec son reniement, l’opposition forcenée des siens.

C’est dans cet abandon qu’il allait mourir !

Pour cet évènement, Jean-Paul reviendrait sans doute de sa circonscription. Daisy renoncerait à une conférence féministe. Leurs corps seraient près de lui, mais leurs âmes ?

Et après ?

Après, sa veuve, son fils retourneraient à leurs affaires, le monde resterait le monde. Mais lui, Dominique Salignac, ancien prêtre de l’Église romaine, premier grand-prêtre de l’Église libre, quel Dieu trouverait-il devant lui ? puisque toujours il avait reconnu et prêché Dieu... Il avait même prêché le Christ, Christ, comme il disait à la manière affranchie. Christ serait-il pour lui le Rédempteur ?

À ces questions, il ne pouvait répondre. Car, se refusant toujours à l’aveu d’une apostasie coupable, il se défendait mal contre l’inquiétude d’une erreur. Pour s’échapper à lui-même, il demanda du chloral. Il s’assoupit quelques heures, mais d’un sommeil agité, où passaient les images hostiles de son passé contradictoire.

À son réveil, une de ces images l’obséda : c’était l’image d’une agonie.

 

 

Dans une petite chambre de logement parisien, une femme va mourir. À moins de cinquante ans, elle s’en va, pour avoir trop souffert d’un veuvage prématuré, trop peiné pour son fils, trop travaillé plus tard au service des pauvres. Très pâle mais très calme, elle dit son chapelet, les yeux fixés sur un crucifix. Elle vient de se confesser, elle attend le retour du prêtre.

Le voici : il est encore tout jeune, et tout pâle, lui aussi, presque plus pâle que la malade. Sa voix, ses mains tremblent ; pourtant il articule les prières avec une lenteur concentrée, il accomplit les gestes rituels avec une dévotion, une dignité pathétiques. Parfois ses regards se voilent, sa gorge se serre ; mais il apporte la force de Dieu, et plus la voix de l’Église se fait suppliante, plus la voix du prêtre s’affermit. Enfin, quand il a prononcé la formule d’abandon : « In manus tuas, Domine », il se penche sur la mourante, lui baise le front, les mains, s’agenouille à son chevet ; et elle, dans un dernier soupir, murmure : « Mon Dieu, mon fils !... »

Son fils !... Il reste silencieux le temps d’offrir à Dieu sa peine d’orphelin ; puis il reprend son ministère sacerdotal. Sa mère est en marche vers le Juge ; à sa rencontre, il appelle les Anges, les Saints ; sur elle, il incline la miséricorde du Christ ; pour elle, il invoque le Père avec les mots qu’enseigna le Fils... Alors il peut se relever. Comme sa mère s’en est allée dans la paix, il gardera d’elle et de son ministère à ses côtés un souvenir tout pacifié.

Ce souvenir pourtant, voilà quarante ans que Salignac s’en est exorcisé. Pourquoi l’accueille-t-il aujourd’hui ? Avec quel remords, avec quel espoir ?

Il ne se le demande même pas. Son premier passé s’empare de lui avec une force irrésistible. Et loin de le repousser, il s’y accroche de toute la force de ses regrets. Ils ne vont d’abord qu’à une femme, à cette mère qui, si d’autres furent dispensatrices de joies, fut, elle, prodigue de renoncement. Il la voit comme au temps de son jeune sacerdoce, comme au temps de son enfance. Faute de pouvoir lui sourire sans remords, il voudrait tendre vers elle des bras suppliants. Pleine de miséricorde, elle viendrait à lui, le prendrait sur son cœur, et, seule fidèle, bercerait son agonie. N’a-t-il pas jadis adouci, sanctifié l’agonie maternelle ?

Mais que forme-t-il des souhaits ? La voici sous ses yeux. Conduite par lui à la demeure de paix, elle vient pour l’y mener à son tour ; elle prononce les paroles dont il avait salué le seuil maternel : « Pax huic domui. » Et lui de répondre : « Et omnibus habitantibus in ea. »

Ces mots, qu’il croyait si loin de son esprit, ont surgi spontanément des profondeurs de son être. Devant eux, il tressaille comme devant des revenants. Mais il ne cherche plus à mettre en fuite ce passé qui l’assaille. Dédaigneux maintenant de toute controverse, il ne désire plus que rejoindre celle qui lui a pardonné. Son désir peut être fou ; son espoir, chimérique, qu’importe ? À celle qui ne veut que son bien, il obéit avec une simplicité enfantine. Elle continue à entonner des versets, il continue à répondre ; elle lui signifie de faire sur lui-même les gestes qui guérissent ou qui purifient ; il se signe sur les mains, sur les yeux, sur les oreilles, sur les narines, sur la bouche. Il ne sait plus toutes les longues oraisons ; mais les supplications arrivent à ses lèvres, brèves et pressantes : « Kyrie eleison, Christe eleison, Kyrie eleison.

– Domine, exaudi orationem meam... Et clamor meus ad te veniat... »

Un scrupule l’arrête un instant : comme il avait renié Rome, n’est-il pas en train de renier son Église ? Sous prétexte de retrouver sa mère, ne va-t-il pas trahir sa femme et son fils ? Et les trahir vilainement, en silence, en cachette ?

Mais, aussi, pourquoi l’ont-ils claustré ? Pourquoi ont-ils juré d’étouffer ses dernières paroles si elles ne se pliaient pas à leurs exigences ? Leur tyrannie l’a libéré. – Envers eux sans doute... Mais envers la Vérité ?

Dominique hésite davantage. – Mais non ! Il est sûr de demeurer fidèle à lui-même. Dans sa pensée, la Libre Église ne devait-elle pas n’être qu’une élite digne de l’Église primitive ? Il a bien le droit, dès lors, d’appeler à son aide ces Patriarches, ces Apôtres, ces Martyrs, ces Confesseurs, ces Vierges, qui furent, du moins, les précurseurs ou les témoins du Christ.

Pour avoir prétendu dégager la personne de Jésus de toute superfétation humaine, a-t-il perdu le droit d’implorer sa miséricorde divine ?

Pour avoir combattu la tyrannie romaine, ne peut-il employer les paroles liturgiques quand, au chevet du moribond, l’Église ne veut plus être qu’une mère en larmes entre un fils coupable et un Père rigoureux ? Ah ! pharisaïsme des pharisaïsmes, celui qui pré- tendrait dicter à la mort son rituel et son formulaire laïques !

Et pour affirmer son indépendance, Salignac revient à ces prières des agonisants, toutes palpitantes de pitié, toutes enluminées d’espoir : « Mon Seigneur Jésus, par votre très sainte agonie, par la prière que vous avez priée pour nous au Jardin des Olives, quand votre sueur devint une pluie de sang coulant jusqu’à terre, je vous en supplie, cette sueur surabondante et sanglante que la crainte et l’angoisse vous ont arrachée pour nous, daignez la présenter, l’offrir à Dieu, le Père Tout-Puissant, pour laver les innombrables péchés de votre serviteur... Mon Seigneur Jésus... sauvez cette âme à l’heure de la mort ; ouvrez-lui la porte de la vie ; associez-la à la joie des Saints dans la gloire éternelle. Ô vous, très miséricordieux Seigneur Jésus... prenez en pitié l’âme de votre serviteur, daignez l’introduire au domaine toujours vert, toujours riant de votre paradis ; qu’elle y vive pour vous, dans cet amour indéfectible qui attache pour jamais à Vous et à vos élus... »

À réciter ces prières, Salignac s’exalte. Il revoit sa mère ; elle lui tend ses mains qu’il baisa sur son lit d’agonie ; elle lui sourit de ce sourire où s’exhala son dernier souffle. Elle l’appelle, il s’abandonne.

– « In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. »

Il a d’abord employé la formule liturgique ; mais, instinctivement, il la reprend et la modifie suivant les besoins de son cœur ; comme sa mère avait, dans un acte suprême de reconnaissance et d’amour, associé son fils et son Dieu, le fils, pour paraître devant Dieu, vient s’abriter derrière sa mère :

– « In manus tuas, mater, commendo spiritum meum. In manus tuas, mater, mater... »

Il répète ces mots indéfiniment y mêlant parfois le cri pathétique : « Domine, exaudi orationem meam, et clamor meus ad te veniat » ou la supplication si douce : « Requiem aeternam dona ei, Domine, et lux perpetua luceat ei... »

Puis son souffle se fait plus rare, sa prière n’est plus qu’un murmure... Il joint les mains, ouvre les yeux comme pour y absorber une chère image, et s’endort pour toujours.

 

 

Un communiqué proclama le lendemain que Dominique Salignac était mort fidèle à son parti, à sa famille, à lui-même. Un long cortège, aux rouges églantines, suivit le cercueil. Sur sa tombe, des orateurs enflammés songèrent moins à le louer qu’à vilipender l’Église, le Capitalisme et la Patrie. Au retour, une bande de jeunes communistes assomma des agents trop peu respectueux du drapeau rouge.

Cependant, dans la chapelle pauvre d’un lointain couvent, un prêtre fidèle pleurait et priait, sans soupçonner que, faute d’un secours sacerdotal, mais ayant retrouvé dans son cœur souffrant le souvenir d’une mère chrétienne et l’image de Jésus, l’apostat avait tenté un de ces gestes que la Miséricorde divine ne laisse jamais inachevés...

 

 

Henry GAILLARD DE CHAMPRIS,

Les héroïques et les tristes, 1924.

 

 

 

 



1  Pas besoin, sans doute, d’indiquer que, dans tout ce récit, l’Apostat pense et parle en « apostat », et que, si le respect de la vérité objective a interdit au narrateur toute intervention personnelle, celui-ci juge son personnage comme le jugeront tous les fils de l’Église.

 

 

 

 

 

 

 

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