L’expiation
par
Henry GAILLARD DE CHAMPRIS
Louis Dorfeuil était un homme heureux. À trente-cinq ans, il avait acquis fortune et notoriété. À quarante, il allait entrer à l’Académie Française avec la même aisance que dans un salon. Journaliste spirituel, conteur aimable et libertin, il avait, de bonne heure, mérité la faveur du Boulevard ; ancien élève des Dominicains, il avait assez lestement dépouillé sa jeunesse cléricale pour gagner la confiance du monde officiel, cependant que, par prévoyance, il consentait à figurer sur la liste des « Anciens de Sorrèze ».
Surtout il avait su gagner le cœur des femmes. Romancier, chroniqueur, dramaturge à l’occasion, il n’avait jamais écrit que d’elles et pour elles. Il connaissait leurs besoins, leurs vertus légères et leurs charmants défauts. À s’informer d’elles, il apportait la méthode et les scrupules d’un savant, passant du cabinet de toilette au salon et à la chambre à coucher, les suivant chez la modiste, chez le pâtissier, au champ de courses, au théâtre et même au confessionnal. Il y avait en lui du couturier, du médecin et du directeur de conscience.
À l’observation patiente, il joignait l’expérimentation personnelle, et les aventures, pour lui, succédaient aux aventures. Il en parlait d’ailleurs avec modestie. « Je m’informe, disait-il, tout simplement. »
Si désintéressée qu’elle fût, sa curiosité de moraliste faillit lui coûter cher. Un de ses « sujets », délaissé pour un autre, commit l’indiscrétion de décharger sur lui son revolver. Il en fut quitte pour une légère blessure. Son courrier sentimental s’en accrut d’autant et, d’autant, le tirage de ses livres.
Cependant des esprits maussades protestaient contre un succès qu’ils jugeaient scandaleux. Les grâces de Dorfeuil leur paraissaient apprêtées, ses contes un peu grêles, sa psychologie superficielle, son libertinage déplaisant.
– « Trop d’alcôves et trop de soutanes », grogna l’un d’eux.
Le mot fit fortune. Un danger menaçait, auquel Louis Dorfeuil s’empressa de parer.
Il ne renonça pas à ses sujets favoris, mais modifia légèrement sa manière. Aux récits précieux et aguichants il substitua une suite de considérations. Il avait été le romancier de « Madame » ; il en devint le moraliste. Il disserta de tout : des fiançailles et du tennis, des suffragettes et de la mode, des messes d’enterrement et du tango ; et toujours avec des sourires béats et des clignements d’yeux équivoques. Il jouait les Jean-Jacques en se souvenant de Crébillon fils. De bonnes âmes s’y laissaient prendre. Les « billets » de l’Oncle Louis pénétrèrent dans les familles.
En même temps, Dorfeuil opérait une demi-conversion politique.
Le même immeuble abritait deux journaux ennemis : « Le Républicain », feuille radicale où Dorfeuil collaborait depuis ses débuts, et « La Tradition », organe de la « Société » bien-pensante. Un jour, l’écrivain se trompa d’étage. L’accueil que firent au grand confrère ses adversaires de la veille l’obligea à la même courtoisie. Il revint et finit par rester, non sans avoir obtenu la permission de monter, parfois, à l’étage supérieur, saluer ses anciens amis. Et tout le monde fut content. Dorfeuil restait ferme républicain, voire fort laïque. Mais il avait du monde et se piquait de conciliation. C’est ainsi que, dans une série de romans historiques, il narra longuement les faiblesses amoureuses de nobles dames, pour mieux faire admirer ensuite les conversions austères où s’abîmait leur âge mûr.
Sur ces entrefaites, un changement considérable s’opéra dans sa vie. Sa femme, – une amie d’enfance plus dévouée qu’intelligente, et qui avait payé cher l’honneur de devenir Madame Dorfeuil, – mourut juste au moment où ses humbles soins ne pouvaient suffire à la fortune du Maître. Il la pleura convenablement ; plaça comme interne chez les Pères le garçonnet sur qui elle avait concentré sa tendresse dédaignée par ailleurs et, après un an de recueillement, chercha l’établissement qui fixerait sa situation mondaine.
La Providence mit sur sa route une jeune fille appartenant à une très ancienne et très riche famille de la bourgeoisie parisienne. Elle lui témoigna son admiration ; il lui fit la grâce de l’épouser.
Le mariage eut lieu à Saint-Augustin avec une solennité de bon goût. Pas trop de monde, mais l’élite de la Littérature, de la Politique et de la Ville. Pas d’orchestre théâtral, mais de belle musique religieuse. Enfin, pour louer le talent de Dorfeuil, l’Évêque de Monte-Carlo usa de périphrases diplomatiques ; pour demander à Dieu l’évolution totale que permettait d’espérer déjà plus d’un heureux symptôme, – dont ce mariage même, – il trouva des invocations discrètes et pressantes.
Dorfeuil sortit de l’église consacré pour le monde. Il n’y eut pas de salon bien-pensant dont il ne devînt le « grand homme », pas d’œuvre distinguée pour quoi on ne sollicitât son patronage. Il répondait à toutes les demandes, acceptait toutes les corvées, prodiguait aux belles dames en mal de bienfaisance la même éloquence doucereuse, les mêmes grâces artificielles dont il célébrait naguère la Femme Émancipée et les Épouses de demain.
Dans cette tâche, sa femme l’aidait avec un enthousiasme docile. Chrétienne sincère, encore qu’un peu superficielle, elle trouvait à se dépenser pour les autres, la satisfaction d’une bonté réelle, d’une inconsciente vanité, et d’une activité par ailleurs sans emploi. Trop jeune pour prétendre à une présidence, elle était, ici et là, la secrétaire la plus ponctuelle, la trésorière la plus généreuse. Autant que les pauvres, tant de zèle servait Dorfeuil lui-même. Les chanoines les plus défiants, les douairières les plus renfrognées oublièrent peu à peu l’écrivain scandaleux pour ne plus voir en lui que l’époux de cette chère petite Marie Saint-Ange.
Son fils lui-même devenait, sans le savoir, le collaborateur de sa fortune. Élève de « Seconde » au collège Saint-François-Xavier, il n’était pas seulement un excellent enfant, laborieux et discipliné. Élevé par une mère que l’épreuve avait conduite à une dévotion vraie, il gardait à quatorze ans son innocence première et la plus édifiante dévotion. Congréganiste de la Sainte Vierge, il tenait également à honneur de servir la Messe ou de porter l’encens ; et quand, vêtu de la soutane rouge et du rochet brodé, François Dorfeuil se prosternait devant l’autel, les jeunes Pères admiraient les insondables desseins de la Providence qui, à un des grands corrupteurs du siècle, donnait pour fils un jeune lévite digne de Samuel.
Quant à Dorfeuil, le succès l’encourageait à la sincérité, et il commençait à prendre au sérieux les idées qu’il défendait depuis plusieurs années.
De petits journaux s’avisèrent bien de railler ce qu’ils appelaient sa grande conversion ; mais il haussa les épaules et, se targuant de demeurer fidèle à lui-même, rappela que dès, son premier roman – Libre Amour – il s’était posé en moraliste. Moraliste indépendant, mais enfin, moraliste.
Le sophisme eut du succès. Une bonne feuille n’hésita pas à ranger l’auteur de l’Émancipée parmi les apologistes du dehors ; et quand un fauteuil devint vacant à l’Académie Française, les journaux de droite opposèrent sa candidature à celle de Mr Henri Latour, ancien Président du Conseil et franc-maçon notoire. Ils réussirent même à évincer Mr Terrenoire, géologue éminent, écrivain remarquable, mais dont le catholicisme trop accentué empêcherait certains modérés de faire bloc contre le candidat d’extrême-gauche.
Cette combinaison savante irrita un vieux pamphlétaire dont la verve intransigeante n’épargnait les politiciens d’aucun clan ; et la veille même de l’élection, il lança contre Dorfeuil une brochure virulente. Non content de démasquer la fausse bonhomie du personnage, d’étaler l’immoralité perfide de son œuvre entière, et de secouer vigoureusement les habiles ou les aveugles qui se faisaient ses complices, il dénonçait ce qu’il appelait le chef-d’œuvre inconnu. « Consultez, disait-il, les catalogues réservés à certains “curieux” ; en bonne place, vous y trouverez toujours “Dames et Demoiselles, récits galants du page Amaury”. Ce qu’est ce livre ? Du Brantôme modernisé, le raffinement dans l’infamie. Et qui, le page Amaury ? Mais M. Louis Dorfeuil, hier marié par Mgr de Haumont, aujourd’hui patronné par le prince d’Offroy. Et ne croyez pas à un péché de jeunesse. M. Dorfeuil ne renie pas son passé ; il en vit. Grâce à une publicité spéciale “Dames et Demoiselles” ont atteint le centième mille, et l’on parle pour demain – après l’Académie – d’une édition illustrée dont les bibliophiles se promettent les plus pures délices.
« Les honnêtes gens finiront-ils par comprendre, ou verrons-nous le page Amaury distribuer des prix de vertu à d’innocentes religieuses ? »
L’article fut distribué à profusion. Chaque académicien reçut, en même temps, un exemplaire de « Dames et Demoiselles », et, pendant quelques heures, ce fut un beau scandale.
Un communiqué dédaigneux rassura, dès le soir même, les consciences inquiètes.
Depuis leur apparition première, « Dames et Demoiselles » n’appartenaient plus à l’auteur mais à l’éditeur, qui en disposait à son gré. Quant à ses « droits », le page Amaury en faisait l’usage qui lui plaisait, tel peut-être cependant qu’il forcerait au respect les plus rigoureux censeurs.
Pour avoir su se défendre si discrètement, Louis Dorfeuil perdit à peine deux ou trois voix ; et pour avoir été plus violemment combattu, son succès prit les proportions d’un triomphe.
Dans le petit hôtel encombré d’amis, de chers confrères et de journalistes, il buvait les compliments et rêvait déjà au grand jour de sa réception. Pourtant un étonnement, un regret percèrent peu à peu dans son regard. Aux félicitations dont on l’accablait, manquaient celles qui eussent été le plus chères à son orgueil paternel, les félicitations de son fils. Depuis la première heure, d’ailleurs, il était inquiet. La veille au soir, François était revenu du collège l’air sombre et contraint. Le matin, il avait prétexté une migraine pour ne pas descendre ; à midi il avait fait une apparition fugitive. Depuis, il demeurait invisible... Que les vicissitudes de l’élection eussent ému l’enfant jusqu’au malaise, le nouvel académicien ne pouvait qu’en être flatté. Mais, depuis ?... Comment pouvait-il ignorer une victoire dont le tapage emplissait la maison tout entière ? Le dépit, puis l’inquiétude s’emparèrent de Dorfeuil. Il voulut en avoir le cœur net et, ses admirateurs partis, il se précipita vers la chambre où se dérobait son fils.
L’enfant était à son bureau, près de la fenêtre, penché sur une lecture. Au bruit de la porte ouverte, il sursauta, enfouit brusquement un livre dans une poche intérieure et, voyant son père, demeura stupide. La figure rouge, les veines battantes, il baissait la tête.
Une minute, Dorfeuil resta lui-même silencieux devant une attitude qui le déconcertait. Puis, brusquement :
– Que faisais-tu là ?
– Rien. Je regardais par la fenêtre.
– Pardon... Tu lisais... Je t’ai vu et tu as caché le livre dans ta veste.
– Je t’assure...
– Assez de mensonges ! Et donne-moi ce livre...
La stupeur de François s’était changée en résistance hostile. Le front bas et plissé, le regard dur, il semblait un petit animal traqué.
Son père s’oublia jusqu’à le menacer.
Alors l’enfant releva la tête et, sans un mot, d’un geste brusque où il y avait de la honte et du défi, il tendit le livre à Dorfeuil.
Celui-ci pâlit. Il avait reconnu « Dames et Demoiselles » et, dépassant les premières pages, le pamphlet dénonciateur.
– Qui t’a donné cela, cria-t-il ?
– Un camarade, confessa l’enfant.
– Ah ! les misérables, protesta l’académicien, oubliant sa propre hypocrisie et rendant responsable de son humiliation paternelle ceux-là seuls qui, derrière le page Amaury, osaient démasquer Louis Dorfeuil.
Il s’effondra dans un fauteuil ; un lourd silence plana sur ce père et ce fils entre qui la confiance venait de mourir.
Le père, d’ailleurs, ne pleurait pas l’innocence souillée de son fils et souillée par lui. La souffrance même de l’enfant ne le préoccupait guère. Il se songeait qu’à son prestige compromis, à la cruauté de l’outrage qui le frappait en pleine gloire. Puis, avec une légèreté qu’il prenait pour de la sagesse, il s’avisa que ce n’était pas le jour de rien pousser au tragique. S’approchant de son fils, il lui dit avec douceur :
– François, calme-toi et ne juge personne. Il y a trop de choses que tu ne peux comprendre encore, Mais la preuve que ce misérable article est sans importance, c’est qu’il ne m’a pas empêché d’être élu.
– Alors, te voilà vraiment de l’Académie ?
– Mais oui, et avec les voix de la droite. Cela doit te rassurer.
Dorfeuil souriait, ouvrant ses bras.
L’enfant, à qui il était si dur de condamner son père, se laissa convaincre. Il l’embrassa ; Dorfeuil tout joyeux voulut laver lui-même la petite figure boursouflée, tracer une raie bien droite dans la chevelure en désordre, et, glissant deux louis dans la main de l’enfant :
– Un pour toi, dit-il, un pour tes pauvres. Maintenant fais-toi beau pour dîner.
Il sortit adressant à son fils le même sourire satisfait dont il gratifiait ses auditrices à la fin de ses conférences.
Une heure après, la famille et quelques amis de choix célébraient à table l’élection de Dorfeuil. La joie générale, les félicitations, l’orgueil unanimes achevèrent de rassurer François. Lui appartenait-il donc d’opposer sa sévérité d’enfant à l’indulgence de tant de personnes expérimentées et bien pensantes ? Le curé de la paroisse ne venait-il pas d’envoyer un télégramme de félicitations ? Il craignit d’être injuste et sentant peser sur lui le regard toujours inquiet de son père, il s’appliqua à lui sourire.
Dès lors, Dorfeuil fut tout à son triomphe. Ne l’avait-il pas payé assez cher pour le savourer maintenant avec délice ? Et, décidément optimiste, il se félicita presque de l’incident qui avait failli gâter sa joie.
Que diable ! François allait avoir quinze ans. Ce n’était plus un petit garçon, encore moins une petite fille. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il eût appris la vie. Sans doute valait-il mieux qu’il fût initié par les livres de son père que par les confidences de ses camarades...
En dégageant ainsi sa responsabilité paternelle, c’est toute son œuvre que l’écrivain prétendait justifier. Corrupteur ! lui avait-on reproché souvent. Éducateur, au contraire ; et dont la virile franchise, tout en supprimant les curiosités inquiétantes, satisfaisait aux plus légitimes aspirations de la jeunesse.
Il s’endormit dans une parfaite béatitude, songeant à la coupe de son habit vert, à l’épée symbolique que lui offriraient ses admiratrices, aux conditions plus avantageuses aussi qu’il allait imposer à son éditeur.
François ignorait cette belle sérénité. Seul dans sa chambre, il revivait les impressions des deux derniers jours. Sa surprise, lorsqu’un camarade envieux lui avait dit devant les autres : « Hé ! bien, il paraît que ton père en fait de belles », et lui avait tendu la brochure diffamatoire ; son indignation à lire cette feuille ; son refus d’y croire et sa protestation publique ; puis le besoin impérieux de savoir ; ses démarches, le soir, chez un libraire éloigné ; sa fièvre, quand il avait tenu entre ses mains le livre coupable ; sa stupeur, sa honte à découvrir le mal ; et, en même temps, sa curiosité douloureuse à l’approfondir, son ardeur à s’en repaître ; l’horrible sensation d’empoisonner son âme avec un dégoût mêlé de délices ; par-dessus tout, enfin, l’accablement de se dire : « C’est papa qui a écrit ces infamies ! »
Il tâchait bien de réagir, invoquant pour incliner à l’indulgence, l’exemple de la société, l’autorité de l’Académie, et le quatrième commandement : « Tes pères et mères honoreras... » Mais loin de l’atmosphère viciée où avait un instant vacillé sa conscience, devant son crucifix d’écolier, il sentait combien ce qu’il venait de découvrir contredisait les habitudes et les principes même de toute sa vie. Il se rappelait les enseignements déjà lointains de sa mère, les sermons des Pères, les avis de son confesseur, les fêtes de la Congrégation, tout ce qui entretenait en lui la pureté, exaltait sa dévotion envers Marie-Immaculée. Il savourait – avec quel regret ! – le souvenir de ses ferveurs, de ses scrupules aussi, de ses frémissements à la seule idée du mal, encore inconnu pourtant, de ses élans éperdus vers la Vierge, des résolutions qui l’engageaient jusqu’à la mort... Et c’en était fini ! Jamais il ne connaîtrait plus la joie de regarder lui-même et le monde avec deux grands yeux limpides. – Puis, comment retourner au collège ? De ses camarades, les uns ne savaient rien ; comment accepter sans hypocrisie leurs félicitations ? Les autres, comment affronter leurs moqueries ? Et les Pères, que diraient-ils ? Ils ne pouvaient pas ne pas savoir : daigneraient-ils garder chez eux le fils du Page Amaury ? Et s’ils y consentaient, quelle pitié douloureuse remplacerait, pour lui, l’affectueuse confiance d’autrefois !
Il se sentait exilé ; il se sentait déchu. Dans son imagination, dans son cœur, dans son corps, hélas ! une révolution s’était produite, déchaînant contre lui-même des forces grossières et brutales. Devant elles il s’affolait, prêt au désespoir.
Alors, il leva les yeux, reconnut au mur son cachet de première communion. S’effondrant jusqu’à terre, il poussa vers Jésus un cri de détresse. Il se releva pacifié, mais accablé de fatigue. Il s’endormit.
Le sommeil même renouvela son angoisse. Des images hantaient son cerveau, des mots se pressaient sur ses lèvres, – cris aigus ou gémissements plaintifs – ses bras battaient l’ombre pour chasser des fantômes, et, plus d’une fois, il se réveilla en sursaut, les tempes baignées de sueur, le cœur en déroute.
Le lendemain à dix heures, il n’était pas encore descendu. Dorfeuil, qui, avec sa jeune femme, dépouillait un courrier triomphal, sentit renaître son inquiétude. Il trouva François assoupi, les lèvres sèches, le souffle irrégulier. Mandé en hâte, le médecin ne put que constater une forte fièvre et réserver son diagnostic.
Ce ne fut qu’une alerte. Mais, avec la santé, l’enfant ne retrouva pas la joie. Un sombre chagrin pesait sur lui, un besoin de solitude. Son père s’ingénia vainement à lui plaire, à l’amuser. François ne lui souriait qu’avec contrainte et, visiblement, se dérobait aux baisers.
Un jour, – on devait partir en vacances le lendemain –, il disparut. On s’enquit auprès de sa grand’mère maternelle, au collège Saint-François-Xavier. Rien. Malgré la répugnance de l’académicien à saisir la police, on allait avertir la Préfecture quand un télégramme vint, à la fois, rassurer et irriter Dorfeuil.
240 rue Croix-Nivert, Paris XVe – le 6, 7, 19...
Monsieur,
François est ici depuis une heure. Un peu fatigué, très ému surtout. Je travaille à le calmer et pense pouvoir vous le rendre bientôt. Mais, si vous voulez me faire confiance, ne venez pas sans un appel de moi. Une démarche prématurée risquerait de tout compromettre.
Je suis, Monsieur, votre dévoué In X°
R. Monceaux, S. J.
Oubliant son inquiétude toute récente, Dorfeuil s’emporta. « De quoi se mêle-t-il, ce Jésuite ? Non content d’accueillir un galopin, il prend son parti, il se permet de me donner des conseils ! Si je veux lui faire confiance ?... Non, non, mon Révérend Père... Votre protégé va revenir ici, dare-dare ; et après les vacances, ouste ! au lycée. »
Au lycée !... C’est précisément cette menace déjà proférée qui avait déchaîné la crise. François s’effrayait des vacances. Deux longs mois à passer dans ce petit château d’Ardèche, jadis si accueillant, mais dont la solitude se peuplerait désormais de mille fantômes tentateurs... Deux longs mois avec ce père qui venait de profaner son âme et tout son être. Et, au retour, le lycée ? Ah ! non ! – Et l’enfant, affolé, avait sauté dans une voiture, puis erré d’église en église, et finalement échoué devant une petite maison du plus lointain Vaugirard. La porte ouverte à son coup de sonnette, il avait bousculé un vieil homme en redingote noire, escaladé un étage, foncé vers une chambre où priait un prêtre, et haletant, suffoquant, s’était abattu sur le P. Monceaux, son ancien préfet de Congrégation.
Alors il laissa déborder son cœur. Longue et triste confession d’un enfant que vient de bouleverser la révélation du mal. Âpre réquisitoire d’un fils contre un père sacrilège. « Je ne veux plus le voir !... Je ne veux plus le voir !... »
Dominant sa propre émotion, le religieux se fit très doux pour rassurer François. Puis l’ayant, au nom de Dieu, absous de toutes fautes possibles, il l’invita au pardon qu’exige l’Évangile.
« Si coupable que puisse paraître votre père, il ne nous appartient pas de le juger, et à vous moins qu’à personne. Dieu seul peut prononcer. Nous, nous n’avons qu’à prier. Allons, mon enfant, récitez avec moi le Pater à l’intention de M. Dorfeuil, et arrêtez-vous sur les paroles : Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.... »
François s’inclina, mais en posant ses conditions.
– Je ne veux pas passer mes vacances là-bas. Je ne veux pas aller au lycée.
– Je vous promets de soumettre à votre père une demande que je crois raisonnable. Mais le succès de ma démarche dépendra de votre attitude. Consentez à revoir votre père...
– Où ?
– Ici.
– Soit.
– Vous vous excuserez de l’inquiétude où l’a jeté votre fuite...
– Et vous me garderez près de vous ? implora l’enfant.
– Je lui demanderai d’y consentir.
– Alors, je ferai ce que vous voudrez.
Aussitôt, le P. Monceaux avait prévenu Dorfeuil ; et, une heure plus tard, après un dîner rapide, François retrouvait dans une cellule de religieux le sommeil apaisé de son enfance.
Dorfeuil pensait régler d’un mot « une escapade de gamin ». Sa désinvolture ne tint pas devant la courtoise fermeté du P. Monceaux :
« Je vous le répète, Monsieur ; avant de rien promettre à François, je l’ai rappelé au respect de ses devoirs envers vous. Demain, après-demain, sa révolte se heurterait encore à ma résistance. Mais, sachez-le bien, dans l’âme de cet enfant se livre une lutte douloureuse et capitale. Ne parlons pas de son salut ; sa destinée terrestre est en jeu. Je crois pouvoir la fixer au mieux de vos intérêts communs. Libre à vous d’en disposer vous-même. Peut-être vaudrait-il mieux cependant ne pas user de vos droits dans toute leur rigueur. Il me serait plus facile alors de vous conserver dans le cœur de votre fils la place qui vous est due. »
Un réquisitoire eût irrité Dorfeuil ; une homélie l’eût agacé. À l’un ou l’autre, il se fût dérobé d’autorité ou par l’ironie. Le calme du Jésuite, sa discrétion, si riche pourtant de sous-entendus, le laissèrent désarmé. Tenant pour suffisantes les excuses de François, il accepta de confier « ce petit nerveux » à la sagesse du P. Monceaux.
Celui-ci emmena son dirigé passer les vacances en Angleterre, puis le ramena au Collège de Jersey, où lui-même était nommé préfet des études.
Grâce à lui, et malgré des tentations que leur origine rendait plus douloureuses, François reconquit peu à peu le calme intérieur. Le plus dur fut d’apaiser sa rancune filiale. Mais Dorfeuil, chargé d’une mission en Amérique du Sud, en profita pour faire le tour du monde. Son éloignement prolongé atténua la dureté de certains souvenirs. D’autre part, les maîtres de François excitaient son ardeur au travail. Encouragé par le succès, il devint ambitieux et, quand son père revint, ce fut pour récompenser une réussite particulièrement brillante au double baccalauréat de mathématiques élémentaires et de philosophie.
Cependant la joie que Dorfeuil retrouva sur le front de son fils avait une cause plus profonde.
Hanté par l’horreur du mal, par la crainte du monde et de sa propre faiblesse, le jeune homme songeait depuis longtemps à un refuge où son âme s’épanouirait dans la paix : mais son directeur hésitait, discutait. Dans les appréhensions mêmes de François il trouvait une preuve de fragilité, dans son rêve de solitude, la trace d’un inconscient égoïsme spirituel. « Je vous veux, disait-il une délicatesse plus virile. » Mais François s’était obstiné et, à la veille de quitter le collège, il avait vu le P. Monceaux lui sourire en disant : « Enfin, c’est oui ! – Et maintenant allez en paix, mon enfant, sous la protection de Dieu. »
« Allez en paix ! » Douce parole, que le jeune homme avait emportée au fond de lui-même et qui, chaque jour, renouvelait sa confiance en l’avenir.
Comme à l’épanouissement d’une belle plante, Dorfeuil assistait, ravi, à la transformation de son fils. Qui eût prévu, naguère, que François deviendrait un grand garçon bien découplé, vigoureux rameur, infatigable au tennis et, dans un salon, parfait homme du monde ? Quels rêves ne fit-il pas ? Quels longs regards ne posèrent pas sur « le petit Dorfeuil » tant de jeunes filles, tant de mamans surtout qui, le sachant très pieux, s’étonnaient de le voir si beau et si manifestement heureux ?
Son père se serait reproché de gâter de telles vacances en s’inquiétant de l’avenir. Cependant, à la fin de septembre, il fallut bien causer des choses sérieuses.
Dorfeuil le fit avec bonne humeur, un matin qu’ils prenaient seuls leur petit déjeuner dans la vaste salle où flambaient déjà de brosses bûches.
– Eh ! bien, mon grand, où vas-tu te faire inscrire ? À la Sorbonne ? au Droit ?
– Si vous le permettez, papa, j’entrerai au Séminaire.
Cette réponse directe atteignait Dorfeuil au plus profond de ses ambitions paternelles ; sa simplicité respectueuse n’autorisait aucun reproche. Aussi bien, savait-il par expérience qu’il ne fallait pas heurter son fils. Réprimant sa surprise et son dépit, il se contenta de répondre :
– Pour inattendue que soit cette vocation, je ne veux pas y contredire. J’estime trop la liberté pour ne pas respecter la tienne, même si tu dois en user contrairement à mes désirs. Mais songe à ma responsabilité. À un projet aussi grave, un père ne saurait consentir sans garanties. Je ne t’en demande qu’une, tu ne me la refuseras pas. Prépare une licence ; devance l’appel ; bref, fais dans le monde un stage de deux ans. Après, tu seras maître de ta destinée.
François, qui redoutait une opposition violente, se félicita de cette condescendance et sollicita seulement quelques jours de réflexion.
Moins d’une semaine après, et son directeur consulté, il annonça qu’il optait pour le service militaire.
– À ton aise, mon garçon, lui fut-il répondu. Et maintenant repose-toi, amuse-toi.
En réalité, Dorfeuil eût préféré l’autre solution. Sans aller jusqu’à compter sur les brasseries et les camaraderies du « quartier latin » pour déniaiser son fils, il espérait que le jeune étudiant se laisserait prendre au charme de la vie parisienne, et que de gentilles amourettes, des « flirts » tout au moins, lui feraient oublier ses projets saugrenus de congréganiste monté en graine.
À la caserne, au contraire, c’était ou la chute brutale, abjecte, à quoi répugnaient le goût académique et l’élégance mondaine de l’écrivain ; ou, par réaction contre le milieu sordide, un élan passionné, presque désespéré, vers la dévotion.
Sans le soupçonner, et avec d’autres intentions, Dorfeuil raisonnait presque comme avait raisonné le P. Monceaux, qui, pour une âme délicate, redoutait moins les grossièretés de la caserne que la solitude d’une chambre d’étudiant à certains soirs d’automne.
Quoi qu’il en soit, Dorfeuil s’ingénia à préserver son fils du danger capital.
Il alla rue Saint-Dominique, où il comptait des amis, étudia une liste de garnisons et marqua sa préférence pour Vaux-les-Roses. Pas de séminaire, petit ou grand, pas de cercle catholique, mais une ville délicieuse, une société élégante qui jouait, chassait, dansait. Dorfeuil y était connu, apprécié ; son fils y trouverait des plaisirs faciles et distingués. Du diable, si sa vocation tenait contre le parfum des roses et le sourire des femmes !
François fut un excellent soldat ; homme du monde, autant que pouvait l’être, dans une petite ville pleine d’officiers, un cavalier de seconde classe ou un modeste brigadier.
Renseigné par un ami, son père se reprenait à l’espoir. Il lui écrivait en camarade, alimentait généreusement sa bourse ; et quand, au bout d’un an, François, fut promu sous-officier, il lui envoya pour arroser ses galons toute une caisse de champagne premier crû.
Le jeune homme cependant n’était plus heureux. Enfoui au plus profond de son cœur, son secret l’oppressait chaque jour davantage. Parmi les petits livres qui circulaient à la chambrée, il avait plus d’une fois surpris « Dames et Demoiselles » ; plus d’une fois, il avait entendu porter sur cette œuvre le jugement qui pouvait lui être le plus cruel : « Lis ça, mon vieux : sans en avoir l’air, ça dépasse tout. » – Plus d’une fois, il s’était, en refusant de la lire, attiré d’insultantes moqueries :
– Ça te fait peur, fifille ?
– Mais non, c’est pas assez raide pour lui.
– Ben, mon colon, qu’est-ce qu’il te faut ?
Et, de temps à autre, brutale ou perfide, la question toujours la même :
– Le Dorfeuil qui pond tout ça, ça serait-il pas quelqu’un de ta famille ?
Pour tout honnête homme, cette pensée eût été cruelle : « Chaque jour, des hommes, par centaines, se salissent avec les œuvres de mon père. » – Pour un chrétien, la douleur était intolérable. – « Mon père souille des âmes. Mon père tue des âmes. Et pour cela, maintenant encore, il reçoit de l’argent. »
« Mon père tue des âmes ! » – François se répétait ces mots dans les chapelles obscures où il se réfugiait le soir. Éperdument, il demandait pardon pour la faute renouvelée chaque jour depuis trente ans ; pardon, pour les fautes qu’engendrait cette faute première, et qui en engendraient d’autres à leur tour. Il suppliait Dieu de faire retomber sur lui-même – sans l’écraser – cette responsabilité toujours multipliée de son père inconscient.
Ainsi sa vocation prenait un autre sens. Jadis, dans le sacerdoce, son âme apeurée convoitait un refuge où préparer son salut personnel. Il y aspirait maintenant avec l’ardeur désintéressée d’un apôtre. Il voulait réparer envers les âmes et envers Dieu ; il voulait expier pour un coupable que son incessant forfait risquait d’accabler au dernier jour.
Envers son père aussi ses sentiments avaient changé. Autrefois, il n’avait d’abord souffert que pour lui-même, et le sentiment d’un dommage tout personnel avait alimenté sa colère, son mépris, presque sa haine. Aujourd’hui, devant la malfaisance infinie de l’œuvre paternelle, il n’éprouvait plus qu’une immense pitié ; pitié pour les victimes, pitié pour le malfaiteur appelé à devenir lui-même la victime de Dieu.
Il cherchait alors les plus rudes sentiers où diriger sa vie d’expiation.
L’après-midi, sur le champ de courses, les belles dames l’admiraient bien sanglé dans son dolman noir à collet blanc ; les sourires les plus engageants saluaient ses prouesses de cavalier. Le soir, il songeait à une cellule de trappiste où il coucherait, tout habillé, sur une planche.
Son directeur cependant le détourna d’une vocation trop exceptionnelle, et qui, en provoquant des commentaires indiscrets, pourrait rendre plus difficile la conversion de son père.
François se refusa, du moins, au ministère séculier, qu’il croyait trop facile ; et, quand il quitta la caserne, ce fut pour le noviciat des Jésuites.
Dorfeuil ne témoigna d’aucun étonnement. Par ses correspondants, il savait depuis longtemps que la vie du jeune sous-officier constituait un mystère pour la société de Vaux-les-Roses, et ce mystère, il en tenait la clef. Et puis, il professait qu’un malheur aurait toujours pu être pire. Quand son fils lui annonça sa résolution, il se contenta de goguenarder en lui-même :
– Original comme il l’est, il aurait pu se faire frocard : tête rasée, ceinture de corde et pieds nus. Jésuite, il reste, du moins, présentable.
Cependant quand, après les études universitaires et théologiques les plus brillantes, après plusieurs années de professorat dans un grand collège de Paris, François fut expédié au fin fond de Madagascar, Dorfeuil estima que les Révérends Pères abusaient. Avoir un sujet de tout premier ordre, lui faire conquérir diplômes sur diplômes à la Sorbonne et au Vatican, puis le préposer à un village nègre, c’était pousser un peu loin l’application du perinde ac cadaver. Il affecta pourtant une sérénité généreuse, et le monde lui sut gré de s’associer ainsi au renoncement apostolique de son enfant.
Renoncement plus grand qu’on ne croyait. C’est sur sa demande que le P. François avait quitté la France, sur sa demande qu’il demeurait enfoui au cœur de l’île lointaine. Cet exil même, avec tout ce qu’il comportait de souffrances naturelles, ne suffisait pas à sa volonté d’expiation. Aux courses du missionnaire, il ajoutait le travail intellectuel, les mortifications les plus austères et, bien avant dans la nuit, la prière à genoux, les bras en croix. C’est que le mal qu’il voulait détruire renaissait partout sous ses pas. Les œuvres de son père, il les avait trouvées sur le paquebot, et, à Madagascar même, dans les bagages d’administrateurs, dans les cantines d’officiers, aux mains des Européennes désœuvrées, et jusque dans les bibliothèques publiques ! Nos concurrents, nos ennemis exploitaient leur succès contre la France. Avec quelle pitié méprisante un pasteur anglican ne lui avait-il pas dit un soir, en lui tendant un paquet de mauvais livres : « Comment la France ne comprend-elle pas qu’elle ruine votre œuvre et se discrédite elle-même ? »
Ce reproche d’un étranger, d’un protestant, avait réveillé chez le religieux la « marque » cuisante infligée jadis à son âme d’enfant. Son regard resta si douloureux, son corps devint si maigre que ses confrères inquiets en écrivirent à leurs supérieurs, pour demander son rappel en France.
Justement il était en passe d’y devenir célèbre. Un magnifique volume sur « Les Jésuites missionnaires » venait de lui valoir un des grands prix de l’Académie Française ; et, après plusieurs couronnes décernées à ses travaux de linguistique malgache, l’Académie des Inscriptions le nommait membre correspondant.
Dans quelle carrière eût-il pu répondre plus brillamment aux ambitions de son père ? Science, talent, vertu, que pouvait-il consacrer davantage à l’honneur du nom ?
Dorfeuil oubliait ses griefs, et mettait au service de son fils toute la publicité dont il disposait pour lui-même.
Est-ce bien ce que souhaitait le religieux qui, là-bas, souffrait et se faisait souffrir pour tout accroissement de fortune ou d’honneurs conquis par un écrivain trop fameux ?
La guerre survint, qui bouleversa leur vie sans modifier leurs rapports.
Avec un zèle que gâtait à peine un peu de vanité, Louis Dorfeuil administra l’hôpital où sa femme était infirmière-major. Le Père François partit comme lieutenant avec son ancien régiment de cavalerie.
Versé dans l’infanterie, il fut admirable. Toujours dispos, calme, souriant, il prenait l’âme de ses hommes comme celle de grands enfants. Officier, on ne l’appelait que « le Père » ; aux soirs de tristesse, on se confiait à lui comme à une veille de première communion ; les jours d’attaque, on le suivait comme à une fête. Blessé deux fois, trois fois, toujours évacué malgré lui, toujours de retour avant l’heure, il devint légendaire. En 1917, il était chef de bataillon, officier de la Légion d’Honneur. Chaque jour, il ajoutait au prestige de son nom ; et Dorfeuil, loin de se froisser, éprouvait un orgueil singulier quand, sur son passage, on disait non plus : « C’est Dorfeuil l’académicien », mais « C’est le père du commandant Dorfeuil ; vous savez bien, le fameux jésuite ! »
Aussi, cruelle fut sa douleur, quand il apprit l’accident presque inévitable. Sa fierté souffrait autant que sa tendresse. Il trouva quelque réconfort dans les hommages unanimes qui saluèrent la dépouille de François. Une citation magnifique – la dixième – signée Pétain, une lettre du général de Castelnau, un noble article de Barrès lui fournirent les premiers matériaux du monument qu’il voulait élever à son enfant.
Il recueillerait tous les témoignages, il colligerait les carnets écrits au jour le jour par « le Commandant » et dont nul n’avait encore violé le secret : il entreprendrait un pèlerinage au front ; puis, sûr d’avoir tout vu, tout entendu, tout compris, il écrirait le chef-d’œuvre qui, à l’admiration de la postérité, transmettrait, indissolublement unis, le nom du fils et celui du père.
Il songeait aussi à un service funèbre digne de son héros. Catafalque monumental, trophées de drapeaux, Requiem de Berlioz avec l’orchestre de Chevillard, et quelle assistance : les Ministres, l’Armée, l’Église, l’Institut, Tout-Paris ! Il craignit bien que tant de pompe ne convînt guère à un religieux. Mais exalter la vertu des morts n’entretient-il pas celle des vivants ? Et l’hommage rendu à un prêtre-soldat ne monterait-il pas finalement vers la France et vers Dieu lui-même ?
En attendant, il se mit à compulser les carnets de guerre de François. Il n’y trouva pas ce qu’il attendait, mais seulement une espèce de diaire religieux : des examens de conscience, des invocations, des résolutions, le tout réduit en formules simples, presque algébriques. À peine, çà et là, une phrase plus personnelle semblant trahir une souffrance, mais presque toujours obscure. Puis le retour assez fréquent de notes singulières :
« Encore D... et D... » – « Dans une autre cagna, E... d... D... et L... A... » – que suivaient toujours ces mots : « prier... souffrir ».
À feuilleter ces pages volontairement énigmatiques, Dorfeuil s’irrita d’abord de ne pas comprendre ; au retour incessant des mêmes initiales, il redouta bientôt de comprendre trop. Comment ! À trente-cinq ans, le prêtre, malgré son expérience du monde, l’officier de cavalerie, en pleine guerre, aurait gardé les scrupules du congréganiste en crise de puberté ? Depuis vingt années, le fils aurait vécu hanté par l’imaginaire culpabilité de son père ?
Dorfeuil aurait voulu hausser les épaules ; il n’osa pas. Il continua sa lecture.
Une page plus pleine, plus suivie que les autres, arrêta son attention :
« Jeudi.
« Journée horrible. Un petit aspirant blessé. De sa tunique sanglante, on retire pipe, portefeuille et un petit livre : “D... et D...” Je regarde l’enfant. Que lit-il dans mes yeux ? Il me prend la main et, d’une voix sombre, il me dit : “Ah ! mon Père, on ne saura jamais tout le mal qu’a fait cet homme.” – Entendre cela, moi ! »
Les feuillets tremblaient cette fois aux mains du romancier. Mais son angoisse même le poussait à chercher jusqu’au bout ce qui déjà ne lui était plus un secret. Et il lut :
« Pour réparer ce mal, que faire ? pour racheter tant d’âmes, pour en racheter une entre toutes ? prier, souffrir, encore, toujours... Peut-être mourir... »
« Vendredi.
« Mourir, oui. J’y ai toujours été prêt. Maintenant il me semble que je dois le vouloir. »
« Dimanche.
« Ce soir, attaque ; sera-ce la dernière pour moi ? Je le crois, je le souhaite, si mon sang, uni au Vôtre, ô Jésus, doit enfin sauver celui pour qui j’ai tant souffert... »
Cri presque involontaire d’une âme si longtemps comprimée. Et pour Dorfeuil, quel adieu ! quel souvenir !
Pourtant il n’est pas bouleversé. Depuis trop d’années sa sagesse égoïste a supprimé en lui toute possibilité tragique. Mais son bons sens, – ce bon sens dont il fut toujours si fier, – l’oblige à reconnaître ce qu’il n’a jamais voulu voir. Ce n’est pas par fantaisie, encore moins par indifférence, par hostilité, c’est par amour que son fils est parti. Si loin qu’il fût, il a maintenu leurs deux vies parallèles, jamais il n’a cessé de tourner vers son père son regard et son cœur ; regard inquiet, cœur douloureux ; et quand vint pour tous, en France, l’heure du grand sacrifice, François eut deux amours auxquels se dévouer. Mais, tandis que l’amour de la patrie laissait aux autres leur sourire jusque dans la mort, l’immolation de François fut une immolation d’angoisse, puisque le mal qu’il voulait expier se poursuivrait par-delà sa mort même...
Dorfeuil baisse la tête. Sans accepter encore les exigences d’une foi qui veut redevenir la sienne, il se soumet à certaines convenances. Il renonce à célébrer celui qu’il appelait son héros, et qui fut plus encore. Pas de livre pathétique, pas de pompe funèbre... Mais, parfois, il entre en une église. Il cherche l’ombre d’un pilier ; il songe à son fils, il lui parle. Peu à peu, souvenirs, causerie du cœur, se transforment en invocations.
« Le Page Amaury » prie pour le P. François Dorfeuil, S. J., son enfant et son martyre.
Henry GAILLARD DE CHAMPRIS,
Les héroïques et les tristes, 1924.