Peppino ou le petit miracle

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul GALLICO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À SAINT FRANÇOIS

un homme parmi les saints

 

Si vous abordez Assise par la route poudreuse qui monte en lacets au Mont Subasio, vous découvrirez peu à peu l’exquise petite ville. Elle s’insinue à travers les plantations d’oliviers et de cyprès et, tantôt se dérobe, tantôt se révèle à vous. Vous arrivez alors à un croisement d’où vous avez le choix entre deux routes : la route haute et la route basse.

Si vous optez pour cette dernière, vous pénétrez dans Assise par un arc du douzième siècle, couronnant la porte denticulée de saint François, mais si vous préférez respirer l’air pur et contempler de plus près le beau ciel italien pour découvrir une vue encore plus étendue de la merveilleuse vallée ombrienne qui s’étend à vos pieds, vous vous trouverez empêtré avec votre véhicule au milieu d’une vie grouillante de bœufs, de chèvres, de veaux beuglants, de mules, de volailles, d’enfants, de cochons, de tentes et de charrettes, le tout rassemblé sur la place du marché, en dehors de la ville.

C’est là que vous aurez le plus de chances de rencontrer Peppino et son ânesse : Violette. Tous deux sont durs à la peine comme peuvent l’être un petit garçon et une courageuse bête de somme, pleins de bonne volonté, prêts à accepter n’importe quel travail pouvant leur procurer les quelques lires nécessaires à leur nourriture et à leur logement dans l’écurie de Niccolo, le palefrenier.

Peppino et Violette sont tout, l’un pour l’autre, ils font partie du paysage ; personne à Assise et dans les environs qui ne connaisse le garçon brun et mince, en haillons et pieds nus, aux immenses yeux noirs, aux grandes oreilles, aux cheveux hirsutes, coupés ras, et la petite ânesse gris cendré qui a le sourire de la Joconde.

Peppino a dix ans, il est orphelin. Son père et sa mère, ainsi que quelques proches parents, ont été tués à la guerre. En raison de ces circonstances et à cause de son indépendance, Peppino est bien au-dessus de son âge, tant par son comportement et sa sagesse que par sa confiance en soi. Peppino n’est d’ailleurs pas un orphelin comme un autre car, ayant reçu un legs, il ne dépend de personne. Le legs de Peppino, c’est Violette.

Violette est une bonne, utile et obéissante ânesse, semblable à toutes les autres ânesses, par son museau gris foncé, ses longues oreilles brunes et pointues, mais différente de toutes les autres par une étrange expression de sa bouche comme si elle souriait à quelque chose d’amusant ou d’agréable. C’est pourquoi elle accomplissait n’importe quel travail avec une joie tranquille. L’alliage des yeux noirs et brillants de Peppino et du sourire de Violette avait quelque chose de si harmonieux qu’on leur achetait plus qu’aux autres, ce qui leur permettait non seulement de gagner leur vie, mais aussi, grâce aux conseils éclairés du père Damien (le prêtre de la paroisse), de mettre un peu d’argent de côté.

Ils savaient se rendre utiles de mille manières, en portant des chargements de bois ou d’eau, en livrant des marchandises à domicile qu’ils transportaient dans des paniers accrochés au bât, qui heurtaient les flancs de Violette ; ils aidaient à pousser une charrette embourbée, à récolter des olives et même, de temps à autres, à ramener un homme ivre chez lui au moyen d’un taxi à quatre pattes, Peppino marchant à côté pour empêcher l’ivrogne de tomber.

Mais ceci n’aurait pas suffi à expliquer l’amour qui unissait Peppino et son ânesse. C’est que Violette représentait beaucoup plus pour Peppino que son gagne-pain. Elle était pour lui à la fois son père et sa mère, son frère et son camarade et compagnon de jeux, et aussi sa consolation. La nuit, dans la paille de l’écurie de Niccolo, Peppino, quand il faisait froid, se blottissait contre elle et dormait la tête appuyée sur son cou.

Le monde de la montagne était un monde dur pour un petit garçon, ses habitants étaient devenus des gens grossiers et souvent ils battaient et injuriaient Peppino. Alors il se glissait jusqu’à Violette pour être consolé par elle et l’animal répondait en frottant gentiment son museau sur les ecchymoses de Peppino. Quand celui-ci avait le cœur plein de joie, il chantait à tue-tête dans les oreilles ondoyantes de l’ânesse. Quand, au contraire, il se sentait seul et malheureux, il appuyait sa tête sur le flanc doux et chaud de Violette et pleurait abondamment. De son côté, il la nourrissait, lui donnait à boire, écartait d’elle les mouches et les insectes, retirait les pierres de ses sabots, la grattait, la pansait et l’étrillait. Il lui prodiguait les marques de sa tendresse, surtout lorsqu’ils étaient seuls, tandis qu’en public il ne la frappait jamais de son bâton, à moins que ce ne fût absolument nécessaire. Pour toutes ces raisons, Peppino était un dieu pour Violette, qui le remerciait par sa docilité et son affection.

C’est pourquoi rien de pire ne pouvait arriver à Peppino que ce qui lui advint en ce jour de début de printemps, où Violette tomba malade. Cela se manifesta d’abord par une langueur inaccoutumée, que rien ne faisait céder, ni les coups, ni les caresses, ni la jeune voix qui la suppliait. Plus tard, Peppino observa encore d’autres symptômes, dont une sensible perte de poids. On apercevait maintenant les côtes de Violette, jadis si bien rembourrées et qui aujourd’hui perçaient ses flancs, mais il y avait quelque chose de pire encore ; Violette, dont la tête avait diminué de volume, du fait peut-être de son amaigrissement ou par désespoir d’être malade, avait perdu son merveilleux, son ensorcelant sourire.

Rassemblant les billets de lires qu’il avait soigneusement économisés et dont quelques-uns atteignaient le chiffre fabuleux de cent, Peppino appela le vétérinaire : le docteur Bartholi.

Celui-ci examina consciencieusement la bête, lui administra des drogues, essaya de faire pour le mieux, mais la santé de Violette ne s’améliora pas ; bien au contraire, l’animal continuait à perdre du poids et à s’affaiblir. Le vétérinaire, à sa prochaine visite, se mit à toussoter et à bafouiller : « Il devient difficile maintenant de poser un diagnostic. Peut-être que la bête a été piquée par une mouche qui n’est pas de chez nous, peut-être est-ce un microbe qui se sera logé dans les intestins. Comment savoir au juste ? Il y a eu un cas analogue à Foligno et un autre dans une ville éloignée d’ici. Je recommande du repos et une alimentation légère. Si la maladie cède, et que Dieu le veuille, Violette pourra guérir, sinon elle mourra sûrement, ce qui mettra un terme à ses souffrances. »

Après le départ du docteur Bartholi, Peppino enfouit sa tête dans les flancs haletants de Violette et pleura librement. Mais quand la tempête déchaînée en lui par la crainte de perdre l’unique compagnon qu’il eut en ce monde se fut apaisée, il savait ce qu’il devait faire ; s’il n’y avait pas de secours à espérer des hommes, il fallait s’adresser plus haut. Son plan ne consistait en rien moins qu’à conduire Violette dans la crypte située au-dessous de l’église inférieure de la basilique, où reposaient les reliques de saint François, de ce saint qui avait tant aimé la création, y incluant tous les animaux ailés ou à quatre pattes qui le servaient, et qu’il nommait ses frères et ses sœurs. C’est là que Peppino demanderait à saint François de guérir Violette et il était sûr que le saint y consentirait, dès qu’il l’aurait vue.

Toutes ces choses, Peppino les tenait du père Damien, qui avait une manière à lui de parler du saint comme d’un être vivant que vous pouviez encore rencontrer sur la place d’Assise, au détour d’une rue, dans son froc usé, noué à la taille par une corde de chanvre.

Et d’ailleurs, le projet de Peppino n’était pas sans précédent. Gianni, son ami, le fils de Niccolo, le palefrenier, avait porté sa chatte malade dans la crypte et demandé à saint François de la guérir, et la chatte avait guéri, en partie du moins, car ses pattes de derrière restaient traînantes, mais enfin, elle n’était pas morte. Peppino sentait que si Violette mourait, ce serait pour lui la fin de tout.

Sur ce, avec de terribles difficultés il persuada la faible et chancelante Violette d’avoir à se lever, et, à force de supplications, de caresses et d’un minimum de coups, il réussit à la faire passer par les rues tortueuses d’Assise et à lui faire gravir la colline qui mène à la basilique de saint François. Arrivé à l’admirable portail jumeau de l’église inférieure, il demanda respectueusement au frère Bernard, qui se trouvait être de service, la permission de conduire Violette dans la crypte de saint François, pour être par lui guérie.

Le frère Bernard était un frère nouvellement arrivé et il traita Peppino de jeune chenapan sacrilège et lui ordonna de repartir immédiatement avec son ânesse, ajoutant qu’il était formellement interdit d’amener des animaux dans l’église et que, d’y avoir seulement pensé, constituait une profanation en soi. De plus, comment Peppino pouvait-il croire qu’un animal à quatre pattes serait capable de descendre par cet escalier étroit et éventré, alors que les hommes n’y parvenaient qu’un à un ?

Il fallait que Peppino fût un imbécile et aussi un mauvais sujet, sans discernement, pour avoir imaginé une chose pareille. Peppino franchit le portail comme on le lui avait ordonné ; il passa son bras autour du cou de Violette et se mit à réfléchir à ce qu’il devrait faire désormais pour atteindre son but.

Tout en étant déçu d’avoir échoué, il ne se sentait aucunement découragé.

Malgré la tragédie qui avait bouleversé son enfance en le privant de sa famille, il considérait qu’il avait eu beaucoup de chance, par rapport à tant d’autres, car il avait reçu, non seulement un legs qui le mettait à même de gagner sa vie, mais il avait hérité aussi d’un précepte important, auquel il aimait à se conformer.

Cette maxime, cette clé d’or du succès lui avait été léguée en même temps que des tablettes de chocolat, du chewing gum, des cacahuètes et autres délices de ce genre par un caporal de l’armée américaine, qui, pendant les six mois où il avait été en garnison aux environs d’Assise, lui était apparu comme un demi-dieu et un héros. Il s’appelait François Xavier O’Halloran et avant de disparaître pour toujours de la vie de Peppino, il lui avait donné ce conseil : « Vois-tu, mon petit gosse, si tu veux arriver dans la vie, ne prends jamais un refus pour une réponse définitive, tu as bien compris ? » Peppino ne devait jamais perdre de vue ce précieux axiome.

Il savait maintenant ce qui lui restait à faire mais il voulait d’abord demander l’avis de son ami et conseiller le père Damien.

Le père Damien, qui avait une large tête, des yeux brillants et des épaules qui semblaient spécialement taillées pour soulever les fardeaux que lui apportaient ses paroissiens, lui parla ainsi : « Mon fils, tu es parfaitement en droit de présenter ta requête au Père Abbé, et il est en son pouvoir de l’agréer ou de la rejeter. »

Le Père Damien ne mit aucune malice dans cet encouragement ; il n’était pas fâché pourtant de voir quelle serait l’attitude du père Abbé, en face d’une foi aussi pure et aussi ingénue que celle de Peppino ; en effet, dans son for intérieur, le père Damien trouvait que le supérieur attachait trop d’importance à l’apport matériel que représentait la visite des deux églises jumelles et de la crypte, où les touristes ne cessaient d’affluer. Le père Damien, lui, ne voyait aucune raison pour ne pas accéder au désir de l’enfant ; mais, naturellement cela ne tombait pas sous sa juridiction. Il n’en demeurait que plus curieux de connaître la réaction du Père Abbé, bien qu’à l’avance il la pressentit. Il se garda néanmoins de communiquer ses craintes à Peppino, mais au moment où il partait, il le rappela pour lui dire : « Et si la petite ânesse ne peut descendre par l’entrée du haut, il y a une seconde entrée en bas, par l’ancienne église ; seulement cette entrée a été murée depuis un siècle. Tu pourrais le rappeler au Père Abbé, il sait où elle se trouve.

Peppino remercia le père Damien, il retourna seul à la basilique et au couvent qui en faisait partie et demanda à voir le Pere Abbé.

Celui-ci était un homme abordable car, bien qu’en train de converser avec l’évêque, il envoya chercher Peppino, qui se promena dans le jardin du cloître, en attendant respectueusement que les deux dignitaires eussent terminé leur conversation.

Ces deux grands hommes marchaient de long en large et Peppino se prit à regretter que la réponse ne dépendît pas de l’évêque, qui paraissait plus gentil que le Père Abbé ; celui-ci avait plutôt l’expression d’un marchand. Le jeune garçon entendant qu’ils parlaient de saint François tendit l’oreille. L’évêque disait en soupirant : « Il y a trop longtemps qu’il nous a quittés, l’enseignement de sa vie est clair pour ceux qui savent lire, mais qui aujourd’hui trouve le temps de le faire ? » Le Père Abbé répliqua : « Sa tombe attire beaucoup de monde à Assise ; toutefois, en une Année sainte, les reliques sont encore d’un meilleur rendement. Si seulement nous possédions la langue du saint, ou une mèche de ses cheveux ou l’ongle d’un doigt de sa main ! » Les yeux de l’évêque gardaient une expression lointaine. Tout en secouant gentiment la tête, il répondit : « C’est d’un autre message que nous aurions besoin, mon cher Père Abbé, le message d’un grand cœur qui nous parlerait à travers sept siècles et qui nous rappellerait la voie à suivre. » Puis, il s’arrêta et toussota car c’était un homme poli et il s’aperçut que Peppino attendait.

Le Père Abbé se retourna : « Ah, oui, dit-il, que puis-je pour toi, mon fils ? »

Peppino répondit : «  Pardon, Monsieur, mon ânesse Violette est très malade ; le vétérinaire a dit qu’il ne pouvait plus rien pour elle et qu’elle allait probablement mourir, j’aimerais, s’il vous plaît, avoir la permission de la conduire sur la tombe de saint François pour lui demander de la guérir. Il aimait tant les animaux, et très particulièrement les ânons, je suis certain qu’il la guérirait. »

Le Père Abbé eut l’air choqué : « Un âne dans la crypte. Comment cette idée t’est-elle venue ? »

Peppino expliqua ce qui s’était passé avec le chat de Gianni tandis que l’évêque se détournait pour dissimuler un sourire.

Mais le Père Abbé, lui, ne riait pas, il demanda : « Comment Gianni est-il arrivé à introduire subrepticement un chat dans la crypte ? »

Comme c’était là une vieille histoire, Peppino ne vit aucun inconvénient à en parler et il répondit : « Sous son manteau Monsieur. »

Le Père Abbé nota mentalement qu’il faudrait avertir les frères d’avoir à mieux surveiller les entrées et sorties des petits garçons ou d’autres personnes, susceptibles de cacher des paquets louches sous leurs manteaux.

« Naturellement, dit-il, ces choses sont impossibles et ne doivent pas se renouveler, sinon chacun amènerait, soit son chien malade, soit un bœuf ou une chèvre, ou peut-être même un cochon. Et cela n’en finirait jamais, cela deviendrait un véritable taudis ! »

« Mais, Monsieur, allégua Peppino, personne n’aurait besoin de le savoir, nous viendrions et partirions très vite. »

Quelque chose se fit jour dans la pensée du Père Abbé. L’enfant était attendrissant, avec sa tête ronde, ses yeux immenses et ses oreilles écartées ;  mais qu’arriverait-il si on laissait l’animal pénétrer dans la crypte, cet animal qui aux dires du vétérinaire était déjà condamné. Tout le monde le saurait rapidement et les reliques en souffriraient. Le Père Abbé se demandait ce qu’en pensait l’évêque et comment il résoudrait la question.

Il tergiversa : « Et même, en admettant que nous t’y autorisons, tu ne serais jamais capable de faire passer ton ânesse au tournant du bas de l’escalier ; donc tu vois bien que c’est impossible. »

« Il y a une autre entrée », répliqua Peppino, « par la vieille église ; elle n’a pas servi depuis très longtemps, mais on pourrait la rouvrir, juste pour une fois, ne serait-ce pas possible ? »

Le Père Abbé était indigné : « Qu’est-ce que tu dis ? Toucher à un bien de l’église ? L’entrée a été murée depuis un siècle, depuis la construction de la nouvelle crypte. »

L’évêque crut apercevoir une porte de sortie et, s’adressant gentiment à Peppino : « Pourquoi ne rentrerais-tu pas chez toi et ne prierais-tu pas saint François de venir à ton aide ? Si tu lui ouvres ton cœur et si tu as la foi, il t’exaucera sûrement. »

 « Mais ce ne serait pas du tout pareil », s’écria Peppino, et sa voix tremblait de sanglots contenus. « Il faut que saint François la voie. Elle ne ressemble pas aux autres ânesses. Violette a un sourire enchanteur ; c’est vrai qu’elle l’a perdu depuis sa maladie, mats elle sourira peut-être une fois encore pour saint François. Quand, il verra ce sourire, il ne sera pas capable d’y résister, je sais qu’il n’en sera pas capable. »

Le Père Abbé était maintenant sûr de son fait. Il déclara : « Je regrette, mon fils, mais ma réponse est non. » Malgré son désespoir et les larmes amères qu’il versa en partant, Peppino savait qu’il ne fallait pas tenir ce refus pour définitif.

« Y a-t-il quelqu’un de plus haut situé que le Père Abbé et que l’évêque, demanda Peppino au père Damien, quelqu’un qui puisse leur ordonner de faire pénétrer Violette dans la crypte ? »

Le père Damien eut un frisson en songeant aux hiérarchies compliquées qui s’interposaient entre Rome et Assise. Il essaya tout de même de l’expliquer le moins mal possible à l’enfant et lui dit en guise de conclusion : « Tout au sommet, Peppino, il y a Sa Sainteté le Pape, lui-même. Il ne manquerait pas d’être touché de ce qui t’est arrivé, car c’est un grand homme et un homme bon, mais il est pris par tant d’affaires importantes qu’il ne te serait pas possible de le voir. »

Peppino retourna à l’écurie de Niccolo où il soigna Violette, la nourrissant, lui donnant à boire et frictionnant son museau une centaine de fois. Ensuite, il prit son argent, dans la cruche de grès dans laquelle il l’avait enseveli sous la paille, et le compta. Il avait presque trois mille lires, dont cent avaient été promises a son ami Gianni, pour qu’il s’occupât de Violette en son absence, comme si elle lui appartenait ; puis il la caressa une fois de plus, essuya les larmes qui montaient à ses yeux en constatant la maigreur de son ânesse, mit sa veste et sortit par la route haute, ensuite imitant le geste que lui avait appris François Xavier O’Hallaran pour faire de l’auto-stop, il obtint d’être transporté dans un camion à Foligno et rejoignit la route nationale. Il partait pour Rome pour voir le Saint-Père.

 

 

Jamais aucun petit garçon n’avait paru aussi minuscule et désemparé que Peppino, tandis qu’il se tenait debout sur la place de Saint-Pierre, presque déserte à cette heure. Tout se liguait pour l’écraser ; le dôme massif de Saint-Pierre, l’obélisque de Caligula, les colonnades du Bernin. Tout concourait à lui donner un aspect chétif et misérable : ses pantalons déchirés, ses pieds nus et sa veste en loques, jamais petit garçon ne s’était senti aussi seul, aussi submergé, aussi effrayé, aucun n’avait jamais porté une aussi lourde peine dans un cœur à ce point désolé.

Car, à présent qu’il était à Rome, les proportions gigantesques des maisons et de monuments, leur vétusté et leur majesté sapaient son courage et il semblait prendre conscience de l’inanité de son voyage et du caractère désespéré de son entreprise. Alors surgissait en lui la triste image de sa petite ânesse, qui ne souriait plus, il revoyait ses flancs décharnés, ses yeux vitreux et il se disait qu’elle allait sûrement mourir, avant qu’il n’ait pu lui venir en aide. C’étaient de telles pensées qui l’empêchaient de traverser la place et de s’approcher timidement d’une des plus petites entrées du Vatican.

Le gardien suisse de l’entrée, dans un uniforme rouge, jaune et bleu, à crevés, avec sa longue hallebarde, lui paraissait formidable et sévère. Il s’en approcha cependant et lui dit : « Pardon, Monsieur, voudriez-vous me conduire chez le Pape, je voudrais lui parler de mon ânesse Violette qui est très malade et qui pourrait mourir, à moins que le Pape ne lui vienne en aide. » Le gardien sourit ; son sourire n’était pas méchant, il avait l’habitude de ces demandes innocentes, loufoques, et le fait qu’elles émanaient d’un petit garçon sale, déguenillé, avec des yeux noirs comme de l’encre et des oreilles écartées, donnant à l’affaire un caractère encore plus anodin ; mais tout en secouant la tête, le gardien fit retomber sa hallebarde et la plaça en travers de la porte pour bien montrer qu’il entendait travailler.

Peppino recula. À quoi lui servait la précieuse maxime du caporal O’Halloran, en regard de tant de puissance et de majesté ? En souvenir de ce conseil, il décida pourtant de retourner une fois encore au Vatican.

Au coin de la place, une vieille femme, assise sous un parasol, vendait de petits bouquets printaniers composés de coucous et de jonquilles, de perce-neige, de narcisses blancs, de violettes de Parme, de muguets, de pensées de couleurs diverses et de petites roses pompon. Beaucoup de touristes achetaient des fleurs pour les mettre sur l’autel de leur saint préféré. Les fleurs étaient fraîches du marché, encore humides avec des gouttes d’eau suspendues à leurs pétales.

En les regardant, Peppino se souvint d’Assise, du père Damien qui lui parlait de l’amour de saint François pour les fleurs. Le père Damien possédait le secret de donner un sens poétique à tout ce qu’il disait et Peppino en vint à penser que puisque saint François, qui était un saint, avait tant aimé les fleurs, le Pape, qui de par sa position devait être plus saint encore, les aimait sûrement aussi.

Pour cinquante lires, il acheta un petit bouquet d’où s’échappait un parfum de muguets, de violettes et de petites roses rouges serrées à côté de pensées jaunes, le tout, attaché par des feuilles, des brins de fougères et de papier-dentelle.

À un étalage où l’on vendait des cartes postales et des  souvenirs, il demanda du papier et un crayon et composa laborieusement la lettre suivante :

 

« Cher et très sacré Saint-Père : ces fleurs sont pour vous. Je vous en prie, laissez-moi vous voir et vous parler de mon ânesse : Violette, qui est mourante, et ils ne veulent pas que je l’amène à saint François pour qu’il la guérisse. Je demeure à Assise et j’ai parcouru tout ce chemin pour vous voir.

Votre affectionné          

Peppino. »             

 

Ensuite, il retourna à la porte du Vatican, remit le bouquet et la lettre entre les mains du gardien et lui dit : « Voudriez-vous, s’il vous plaît, remettre cela au Pape ? Je suis sûr qu’il me recevra quand il aura vu les fleurs et lu ce que j’ai écrit. »

Le gardien ne s’était pas attendu à cela. L’enfant et les fleurs le plaçaient subitement devant un dilemme qu’il ne parvenait pas à résoudre en présence de cet enfant aux grands yeux confiants. D’habitude, il savait pourtant comment s’y prendre pour régler ce genre d’affaires, il n’avait qu’à se faire remplacer par un collègue, à aller jeter les fleurs et la lettre dans la corbeille à papier de la salle des gardiens, à rester absent suffisamment longtemps, puis à revenir dire au petit garçon que Sa Sainteté le remerciait des fleurs et regrettait d’être empêchée de le recevoir par d’importantes occupations.

Le gardien avait tout de suite imaginé cette ruse mais, au moment de la mettre à exécution, il remarqua avec stupéfaction qu’il n’y parvenait pas. La corbeille de papier était là, gouffre béant prêt à recevoir ce qu’on voudrait y mettre. Mais le petit bouquet semblait coller à ses doigts comme de la glue. Que ces fleurs étaient gaies, jolies et fraîches ! Elles évoquaient pour lui le printemps dans les allées verdoyantes de son canton de Lucerne. Il revit les montagnes couvertes de neige de sa jeunesse, les petites maisons en pain d’épices, les bestiaux aux doux yeux, qui broutaient dans les prairies émaillées de fleurs comme si le gazon était un tapis et il entendait le tintement des clochettes des vaches, dont le bruit lui réchauffait le cœur. Étourdi par ce qui se passait en lui, il quitta la salle des gardiens et se promena à travers les corridors, car il ne savait où aller ni quoi faire de son léger fardeau. Il rencontra à ce moment un petit prélat affairé, l’un de ceux qui composaient la vaste armée des clercs et des secrétaires attachés au Vatican – qui s’arrêta et regarda avec étonnement ce gardien imposant, qui contemplait un bouquet minuscule, dont il ne savait que faire.

Et c’est ainsi que s’accomplit le petit miracle, grâce auquel Peppino, par son appel et son offrande, franchit les frontières qui séparent le temporel du spirituel et le laïc de l’ecclésiastique.

Au grand soulagement du gardien, le prélat se chargea de ces objets discutables dont il n’avait pu se dessaisir et le cœur du prêtre fut touché à son tour, car le pouvoir des fleurs est tel que tout en étant universelles et en répandant sur le monde leurs essences, elles évoquent en chaque être les souvenirs les plus chers et les plus précieux.

C’est de cette manière que le petit bouquet passa de main en main et de lieu en lieu et parvint au clerc de la chambre apostolique, à l’aumônier privé du sacristain du Pape, au maître des palais sacrés, et au chambellan du Pape. Les fleurs perdaient de leur fraîcheur et commençaient à se faner, à force de passer de main en main et la rosée en avait disparu mais elles conservaient leur pouvoir magique, ce message d’amour et de souvenirs, qui avait rendu impossible aux nombreux intermédiaires de s’en débarrasser.

Finalement, elles furent déposées avec la lettre sur le bureau de l’homme auquel elles étaient destinées. Il lu la lettre et resta silencieux en regardant le bouquet ; il ferma les yeux un instant pour mieux retrouver l’image du petit garçon romain qu’il avait lui-même été et qui, un dimanche sur la colline, avait, pour la première fois, vu des violettes sauvages.

Quand enfin il rouvrit les yeux, il dit à son secrétaire : « Faites venir l’enfant, je le verrai. »

C’est ainsi que Peppino finit par se trouver en présence du Saint-Père, qui était assis à son bureau. À côté de lui, Peppino, perché sur le rebord de sa chaise, lui raconta toute l’histoire de Violette, son désir de la mener sur la tombe de saint François, comment le Père Abbé s’y était opposé et aussi tout ce qui concernait le père Damien et ce qu’il lui avait révélé de la seconde entrée de la crypte. Il lui parla du sourire de Violette, de l’amour qu’il avait pour elle. Enfin, il lui ouvrit son cœur qui s’épanchait maintenant librement, en présence de cet homme sympathique, assis à son bureau.

Et quand au bout d’une heure Peppino se retira, il était absolument sûr d’être le plus heureux petit garçon de la terre : il ne partait pas seulement avec la bénédiction du Pape, mais il emportait deux lettres, l’une pour le Père Abbé du couvent d’Assise et l’autre pour le père Damien. Il n’avait plus le sentiment d’être misérable et accablé lorsqu’il déboucha sur la place et passa près du gardien suisse, étonné mais ravi. Il avait l’impression que d’un seul bond il pourrait rejoindre Violette.

Néanmoins, il lui fallait envisager un mode de transport plus pratique. Il s’enquit d’un autobus qui le conduirait à l’endroit où la rue Flaminia se change en une route de campagne menant vers le Nord. Ensuite, il fit avec le pouce le geste de l’auto-stop qui, renforcé par l’expression éloquente de ses yeux, lui permit d’arriver à Assise avant la nuit.

Après avoir été rendre visite à Violette et s’assurer que l’on avait bien pris soin d’elle et qu’elle n’était en tout cas pas plus mal qu’à son départ, Peppino, tout fier, alla voir le père Damien et lui remit les deux lettres comme il devait le faire.

Le père Damien cacheta la lettre adressée au Père Abbé et lut, avec un grand élan de chaleur et de joie, celle qui lui était personnellement adressée, puis, se tournant vers Peppino : « Demain, lui dit-il, nous apporterons au Père Abbé sa lettre, il convoquera les maçons, et la vieille porte sera démolie, tu pourras conduire Violette sur la tombe de saint François et prier pour sa guérison. Le Pape lui-même a donné son consentement. »

Le Pape, évidemment, n’avait pas écrit les lettres lui-même, elles avaient été transmises avec une grande satisfaction par le secrétaire au cardinal, fort de l’autorité du Saint-Père. Dans sa lettre au père Damien, le Pape disait : « Le Père Abbé doit certainement savoir que durant sa vie saint François se faisait accompagner à la chapelle par un agnelet. Une ânesse ne serait-elle pas une créature de Dieu, au même titre qu’un agneau, uniquement parce que son pelage est plus rude et ses oreilles plus longues ? » Et dans sa lettre, il abordait encore une autre question que le père Damien se chargea d’expliquer à l’enfant, à sa façon :

« Peppino, il y a une chose qu’il faut que tu comprennes avant que nous n’allions chez le Père Abbé. Tu espères, grâce à ta foi, que saint François guérira ton ânesse et t’aidera ; mais as-tu pensé que lui, qui aimait tant les animaux de la création, en viendrait peut-être à tellement aimer Violette qu’il souhaiterait l’avoir avec lui pour l’éternité ? »

Une terreur affreuse s’empara de l’enfant en entendant ces paroles. Il arriva tout de même à répondre : « Non, mon Père, je n’y avais pas pensé. »

Le prêtre continua : « Peppino, voudrais-tu n’aller à la crypte que pour demander ? Ou serais-tu prêt aussi à donner s’il le fallait ? »

Tout en Peppino s’insurgeait contre la possibilité de perdre Violette, même pour l’offrir à quelqu’un d’aussi aimé que saint François. Pourtant, lorsqu’il leva son visage bouleversé vers celui du père Damien, ce qu’il aperçut dans les yeux étincelants du père et qui semblait remonter de profondeurs insondables, lui insuffla le courage de murmurer : « Je donnerai s’il le faut mais, oh ! j’espère tant qu’il me laissera tout de même un peu plus longtemps avec elle. »

Le bruit de la pioche du maçon résonnait sans arrêt à travers la partie voûtée de l’église inférieure, où l’on démolissait la porte murée de l’arcade conduisant à la crypte. Tout près, Peppino, les yeux dilatés, pâle et silencieux attendait avec le Père Abbé l’Évêque et le père Damien. Le petit garçon avait passé ses bras autour du cou de Violette et appuyait sa tête contre la sienne. L’ânesse, chancelante, pouvait à peine se tenir sur ses pattes.

Le Père Abbé, impassible, regardait humblement les briques et les mottes de mortier qui tombaient à mesure que s’élargissait la brèche, et le courant d’air libérateur soulevait des tourbillons de poussière du plâtre. Le Père Abbé, en dépit de ses faiblesses, était un homme juste et il avait invité l’évêque à être le témoin du désaveu que lui infligeaient les circonstances.

Une partie du mur ne voulait pas céder. Le maçon s’attaqua à l’arcade de côté pour affaiblir son point d’appui. Alors, la maçonnerie non soutenue commença à s’effriter. Un passage étroit se fit jour et, par l’ouverture, ils purent voir le scintillement lointain des cierges, placés sur l’autel, où reposaient les reliques de saint François.

Peppino bougea en direction de la brèche, ou peut-être était-ce Violette, énervée par ce bruit et par ce lieu qu’elle ne connaissait pas ? Le père Damien dit : « Attends » et Peppino retint Violette, mais l’animal glissa sur le tas de maçonnerie et affolé, rua en heurtant le mur de l’arcade, à l’endroit qui avait commencé à céder, faisant apparaître une crevasse.

Le père Damien bondit et repoussa le garçon et la bête au moment où le côté du mur s’écroulait, laissant à nu un pan du vieux mur et une cavité par derrière, puis tout disparut dans un nuage de poussière ; mais quand la poussière retomba, l’évêque, les yeux hors de la tête, désigna quelque chose qu’il venait de découvrir dans la niche. C’était une petite boîte grise, plombée ; de l’endroit où ils se trouvaient, ils pouvaient voir, gravée sur la boîte : 1226, date de la mort de saint François, ainsi qu’une grande initiale F.

L’évêque, haletant, murmura : « Ah ! serait-ce possible ? Le testament de saint François ! Le frère Léon en avait parlé. On savait qu’il était caché depuis des siècles et personne n’avait été capable de le trouver. » Le Père Abbé dit d’une voix rauque : « Regardons ce qu’il y a à l’intérieur. C’est sans doute infiniment précieux. »

L’évêque hésitait : « Peut-être voudrait-il mieux attendre, car cette trouvaille est déjà en soi un miracle. » Mais le père Damien, qui était poète et pour lequel saint François restait un esprit vivant, répliqua : « Je vous en prie, ouvrez la boîte : tous ici présents, ne sont-ils pas pleins d’humilité ? Il doit entrer dans le plan divin de nous avoir guidés jusque-là. »

Le Père Abbé tenait la lanterne. Le maçon, de ses mains expertes d’honnête ouvrier, défit adroitement les liens de la boîte, hermétiquement fermée, et en souleva le couvercle. Elle s’ouvrit avec un léger grincement dû à l’ancienneté des charnières, et l’on vit ce qui y avait été déposé plus de sept siècles auparavant : un bout de corde de chanvre nouée, comme elle avait dû l’être autrefois. Prise dans le nœud et aussi fraîche que si elle était née d’hier, se trouvait une brindille de blé. Il y avait également, séchée et intacte, une primevère de montagne étoilée, et une plume légère du duvet d’un petit oiseau des champs.

En silence, les hommes contemplaient ces objets du passé pour essayer d’en saisir la signification. Le père Damien pleurait, car ils faisaient revivre pour lui la figure du saint, à moitié aveugle, fatigué et fragile, sa cordelière nouée à la taille, chantant et marchant à grandes enjambées au milieu d’un champ de blé. Il avait sans doute découvert cette fleur, fraîchement éclose, après la neige de l’hiver, l’avait dédiée à sa « sœur la primevère des champs » et louée pour sa tendresse et sa beauté. Le père Damien croyait voir le petit oiseau se poser, plein de confiance, sur l’épaule du saint, en laissant tomber une plume sur sa main. Le cœur du père Damien était si plein qu’il pensait ne pas pouvoir le supporter.

L’évêque, lui aussi, se sentait proche des larmes. Il interprétait à sa façon sa découverte : « Ah ! le message de saint François ne saurait être plus explicite : pauvreté, amour, foi, tel est le testament qu’il nous a laissé à tous. »

Peppino demanda : « Pardon, seigneurs et messieurs, Voilette et moi pourrions-nous entrer dans la crypte ? »

Ils l’avaient oublié, ils sortaient à peine de la contemplation où les avaient plongés ces émouvantes reliques.

Le père Damien essaya les larmes. La porte était ouverte à présent et le jeune garçon et son ânesse pouvaient passer librement : « Ah ! oui, Peppino, tu peux entrer, et que Dieu t’accompagne ! »

On entendait nettement le bruit régulier que faisaient les sabots de l’animal en frappant le sol, tandis que Peppino et lui traversaient les arcades. Peppino se soutenait plus Violette mais marchait à ses côtés, sa main posée légèrement et avec amour sur son encolure. Il portait bien haut sa tête ronde, aux oreilles écartées et se redressait fièrement.

Et le père Damien, en les regardant passer, crut voir peut-être parce qu’il le désirait tellement ou à cause de la lumière clignotante des cierges – l’ombre d’un sourire se dessiner sur la bouche de Violette.

On voyait maintenant les silhouettes de l’enfant et de l’ânesse se détacher contre la lumière des cierges et des lampes à huile, tous deux en marche pour accomplir leur pèlerinage, gage vivant de leur foi.

 

 

Paul GALLICO, Peppino ou le petit miracle,

texte français de Juliette-Charles Du Bos,

DDB, 1954.

 

 

 

 

 

 

 

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