Louise

 

                    UNE LÉGENDE CANADIENNE

 

 

                                       « With stern-resolved dispairing eye

                                           I see each aimed dart ;

                                       For one has cut my dearest tie

                                           And quivers in my heart. » – Burns.

 

 

                                       I.

 

Vois-tu là-bas au pied des riantes collines,

Près des flots azurés éparses des ruines ? –

Le villageois de loin n’y passe qu’en tremblant ;

C’est là que vient la nuit errer le spectre blanc.

Et l’on dit que souvent sa voix triste et plaintive

Se mêle au vent du soir et gémit sur la rive.

Dans ces pins noirs jadis s’élevait un château,

L’effroi de l’Indien 1 et l’appui du hameau.

Plus d’une fois le choc meurtrier des batailles

Retentit jusqu’au ciel du pied de ses murailles ;

Et l’homme rouge ardent en son premier effort,

Au lieu de la victoire, y vint chercher la mort.

Mais depuis bien des ans le fracas de la guerre

Ne troublait plus l’écho de ce lieu solitaire.

Les doux oiseaux des cieux, messagers du printemps,

Cachés sous la feuillée y soupiraient leurs chants.

Aux rayons de Phoebe l’acier des sentinelles

Ne brillait plus au loin sur le haut des tourelles,

Tandis que l’Indien furtif, silencieux,

Jetait sur eux du bois un regard curieux,

Ou que, levant sa hache au-dessus des campagnes,

Son bras les menaçait du sommet des montagnes.

Les flots du Saint-Laurent murmurant sur leurs bords,

Aux chants des villageois mêlaient leurs doux accords.

Tout respirait la paix et le bonheur champêtre, –

Bonheur que chaque jour l’aube faisait renaître.

 

 

                                       II.

 

            D’Édouard de Chambly

            Ce manoir était l’héritage ;

    Et l’on voyait au-dessus du village

S’élever dans les airs de loin, son front hardi.

Là, naquirent toujours des guerriers intrépides,

Fidèles à l’honneur comme ils l’étaient aux cieux ;

Et le Canadien qui passait dans ces lieux,

Suspendant l’aviron sur les ondes limpides,

Disait : « Puissent leurs fils être aussi braves qu’eux »

            Puis s’éloignait les yeux humides.

Le vieux soldat aux temps qui n’étaient plus

            Avait reporté sa mémoire ;

À l’aspect du passé ses sens s’étaient émus

            Car il lui parlait de sa gloire 2.

 

 

                                       III.

 

Dans les arbres touffus autour du vieux château

Dont l’image en tremblant se dessinait sur l’eau,

S’entretenaient un soir Édouard et Louise

Assis sous les rameaux balancés par la brise.

Louise ressemblait sous ses vêtements blancs

À ces anges du ciel purs et resplendissants

Dont les bardes divins nous ont tracé l’image.

Une noble douceur régnait sur son visage.

L’un pour l’autre leurs cœurs semblaient être formés,

Avant de le savoir tous deux s’étaient aimés.

    Mais des feux inconnus troublaient déjà leurs âmes.

Dans leurs sens agités s’allumaient d’autres flammes ;

Assis au bord des flots à leurs pieds murmurant,

Murmure qui comme eux soupirait tendrement,

Édouard appuyait sur les bras de Louise

Son front dont les cheveux se jouaient dans la brise,

Tandis que les oiseaux voltigeant dans les airs,

Répandaient autour d’eux leurs amoureux concerts.

Là, leurs cœurs se livraient aux douces rêveries ;

Tous les jours enivrés à leurs coupes fleuries,

Ils semblaient oublier leur terrestre séjour !

Quel bonheur égala notre premier amour !

Mais ce bonheur durait toujours peu pour Louise :

Un rayon lumineux dans son âme surprise

Jetait un vif éclat, puis mourrait aussitôt ;

Le calme ne faisait que passer sur le flot.

Quel beau soleil descend derrière la montagne !

Dorera-t-il toujours ainsi notre campagne ?

Et puis vers l’avenir elle jette un regard,

Où ses pensers aimaient à flotter au hasard.

    « Édouard, là, tout semble nous sourire ;

    Et pourtant, peut-être ai-je tort ?

    Mais, malgré moi je crains le sort,

Et les pressentiments que le passé m’inspire.

Qui sait quel avenir me destine le ciel ?

Qui put jamais sonder ce secret éternel ? –

L’avenir ! Devant nous, il recule sans cesse.

Dans le fond du passé, que vois-je ? La tristesse.

Le trépas avec elle a marqué mon berceau :

Hélas ! mes premiers cris troublèrent un tombeau.

Non, je n’ai jamais vu ceux qui m’ont donné l’être :

Sous le toit étranger, Édouard, j’ai dû croître. »

Puis elle devint triste. Orpheline en naissant

Elle n’avait jamais connu l’embrassement, –

Le tendre embrassement d’une mère chérie ;

Et sans savoir pourquoi sa paupière attendrie

            Se voilait souvent de pleurs,

En voyant du matin, le soir, périr les fleurs,

Ou la feuille que loin de sa tige tremblante

Emportait dans son cours l’onde toujours fuyante.

« Édouard ! Édouard ! pour toi fut le bonheur.

Et dans ces lieux si chers, un père, dont le cœur

Te comprit, et pour toi, battait plein d’espérance,

Veilla sur ton berceau, protégea ton enfance ;

Une mère sourit tous les jours à tes vœux,

Et sème sur tes pas des jours toujours heureux.

Mais moi, pauvre étrangère, en vain, mon âme est triste,

            Qui peut soulager sa douleur ?

Hélas ! chaque penser qui m’égaie ou m’attriste

            Doit naître et mourir dans mon cœur. »

À ces mots, Édouard s’attendrit et la presse,

Longtemps, contre son sein : « Pourquoi tant de tristesse,

Ô toi, pour qui je donnerais mon sang ?

Eh ! ne suis-je donc plus ton frère, ton amant ?

Rejette loin de toi ces lugubres pensées.

De ton sort satisfait les rigueurs sont passées.

Le mien qui nous sourit veillera sur nos jours.

N’as-tu pas foi dans lui comme dans nos amours ?

– Édouard, pourra-t-il changer ma destinée ?

La mienne me poursuit depuis que je suis née.

Un songe que j’ai fait, et qui troubla mes sens,

Semble ajouter encor à mes pressentiments.

Toi qui fais, Édouard, ma seule espérance,

            Pardonne à mon cœur son effroi ;

            Il n’a rien de caché pour toi ;

Et ce récit pourra soulager sa souffrance ;

Mais la fatalité me soumet à sa loi. »

 

 

                                       IV.

 

« Un soir on entendait dans ce manoir antique

« Des pas sourds, cadencés, une douce musique ;

« Puis un bruit prolongé de rires et de voix

« Qui réveillaient l’écho silencieux des bois.

« Les fenêtres semblaient rayonner de lumière ;

« Les flots du Saint-Laurent dans leur pente légère

« Brillaient comme un miroir qu’embrasent mille feux ;

« Et leur reflet dorait les nuages des cieux.

« L’on fêtait en ces lieux une grande victoire,

« Où le brave Édouard s’était couvert de gloire.

« Cent beautés y brillaient, et leurs traits souriants,

« Sous leurs longs cils archés leurs yeux noirs, languissants

« Étincelaient de grâce, et partout leur sourire

« Répandait dans les cœurs la joie et le délire –

« Dans le fond du salon des mets délicieux

« Sur des vases d’argent plus loin frappent les yeux.

« Sous les lustres partout l’or et le cristal brillent

« Dans les coupes les vins bouillonnent et pétillent.

« L’on vantait tes exploits, on chantait les vainqueurs ;

« Ton vieux père à ton nom, d’orgueil, versait des pleurs.

« Mais un bruit tout à coup frappe la salle immense.

« Ah ciel ! là-bas, là-bas, un spectre qui s’avance !

« Tous les yeux sont tournés au sommet du coteau

« Que la lune effleurait derrière le château.

« L’œil attaché sur lui la foule s’est pressée,

« Muette de frayeur elle reste glacée.

« Je sens encor mon sang remonter vers mon cœur.

« Ses yeux étaient hagards ; une sombre pâleur

« Sous ses cheveux épars régnait sur son visage ;

« Mais sa voix était douce et semblable au feuillage

« Qu’agitent mollement les zéphyrs du matin.

« De son linceul vers nous elle leva la main.

« Et sa voix s’élevant suave, mais tremblante,

« Porta jusqu’au festin sa plainte gémissante.

« Et l’écho de la nuit en répétant ses chants

« Fit retentir le ciel de ces tristes accents.

 

            « Échos du soir qui veillez dans la plaine

            Vers Édouard portez ma triste voix ;

            Car de la nuit l’humide et froide haleine

            Glace mon sein qui tremble sous mes doigts.

 

            « Il ne vient pas et sa pauvre Louise

            Dans la nuit sombre attend toujours en vain ;

            Va-t-il laisser au souffle de la brise

            Périr de froid la fleur sur son chemin ?

 

            « Cher Édouard pourquoi briser ma vie ?

            Si jeune encor et verser tant de pleurs.

            Mais tendre rose, à sa tige affaiblie,

            L’aquilon souffle avant l’aube et je meurs.

 

            « Il n’entend plus la voix de l’orpheline

            Dont les accents faisaient vibrer son cœur ;

            Froide et tremblante au haut de la colline

            Elle n’est plus que l’enfant du malheur.

 

            « Il dort là-bas, sur la terre étrangère

            Parmi les preux qu’a frappés le trépas.

            Cessez vos chants et que pleure sa mère

            Car Édouard, non, ne reviendra pas. »

 

« On entendait encor ces mots dans la nuit sombre

« Que le spectre à nos yeux disparaissait dans l’ombre.

« Un silence suivit ce spectacle effrayant,

« Présage qu’on n’osait rejeter qu’en tremblant,

« Quand le bruit d’un coursier retentit dans la plaine.

« Bientôt l’on entendit sur le parquet de chêne

« Glisser en murmurant le sabre d’un soldat

« Qui revenait des bords de la Monongahla 3.

« Dans le château soudain un bruit confus résonne,

« Et ton père pâlit, la force l’abandonne ;

« De sa tremblante main la coupe avec fracas

« Tombe sur le parquet et se brise en éclats –

« Édouard n’était plus ! – »

                                                « Puisse n’être ce songe

Qu’un présage trompeur que soufflait le mensonge

À l’esprit du sommeil qui flottait sur mes yeux.

Mais je n’ose sonder dans les secrets des cieux. »

Édouard à ces mots a gardé le silence :

Son cœur semble un moment, frappé par la puissance

Que le génie occulte évoque en sa frayeur.

Mais la raison bientôt domine dans son cœur.

« As-tu vu quelquefois flotter sur la campagne,

Louise, des brouillards, d’où là-bas la montagne

Paraissait s’élever comme du sein des flots.

Tes yeux cherchaient, en vain, nos verdoyants coteaux.

À peine le soleil commençait sa carrière,

Le brouillard se perdait noyé dans sa lumière.

Tel, devant la raison le rêve de la nuit,

Qui troublait le sommeil, se dissipe et s’enfuit.

Pourquoi tremblerions-nous devant un vain fantôme ?

Comme au sein de la Grèce, on vit jadis un homme,

Aux pieds d’un dieu qu’il fit tomber saisi d’effroi.

Ne méconnaissons pas du sort ainsi la loi.

Et n’a-t-il pas été pour nous toujours propice ?

Ta sensibilité fait seule ton supplice.

Ce ciel brillant et pur accuse nos soupçons ;

Et tu sais qu’en doutant dès lors nous l’offensons.

            Regarde l’oiseau qui passe :

            Doute-t-il de l’avenir ?

            En voltigeant dans l’espace

            Il ne songe qu’au plaisir.

Et quand l’air est serein et frais dans le bocage

Ne fait-il pas sans cesse entendre son ramage ?

Pourtant l’hiver viendra lui ravir son bosquet.

Et nous, un rêve vain nous trouble et nous distrait.

            Ô délices de mon âme !

Louise, ah oui ! les cieux nous seront bons ;

            Ils souriront à notre flamme,

Car ils sont purs nos cœurs comme l’air sur nos fronts.

– Ta voix, cher Édouard, comme le frais zéphire

A versé dans mon sein le calme et la fraîcheur ;

Et ma crainte s’enfuit devant ton doux sourire ;

Je suis sûre toujours près de toi du bonheur. »

            Puis ces nuages passaient ;

            Le ciel n’est pas toujours sombre.

            Et ses yeux reparaissaient

            Purs, son front n’avait plus d’ombre.

Ils répétaient ainsi leurs pensers d’espérance ;

Et les échos du soir couraient à demi-voix

Redire leurs discours aux habitants des bois

Sous le bocage frais où régnait le silence –

Mais un jour un long cri passa sur les coteaux.

Et les armes ont brui partout dans les hameaux.

La guerre au Canada ! – Debout, soldats de France !

Aux champs virginiens déjà brille la lance.

Louise, tout à coup, se rappelle en tremblant,

            Le songe affreux qui lui fit tant d’alarmes ;

Mais au château, déjà, se préparaient les armes,

Car le sang des Chambly était noble et vaillant.

 

 

                                       V.

 

Partout retentissait le clairon des combats ;

Les vassaux de Chambly se pressent sur ses pas.

Et plus d’un vieux guerrier à la démarche altière

Semble encor animer leur audace guerrière.

Leurs cœurs battent d’orgueil à l’aspect de ces preux.

Le coursier de leur chef frappant le sol poudreux,

Ronge au pied du château son frein couvert d’écume,

Impatient son œil ensanglanté s’allume.

Déjà le blanc panache ombrage, en balançant,

Sur le front d’Édouard, son regard menaçant.

À l’épaule en sautoir pendait sa carabine ;

Un stylet d’or brillait au bas de sa poitrine. –

Édouard ! Édouard ! sa mère en sa douleur

Au milieu des sanglots le presse sur son cœur.

Mais Louise était là, debout, pâle, immobile –

Il la serre en ses bras ; en sa douleur tranquille

Elle ne peut parler, elle ne sent plus rien,

Son cœur serré respire à peine sous sa main.

Son amant était loin qu’elle croyait encore

Entendre résonner sa voix douce et sonore.

Cependant Édouard tournait derrière lui

Ses yeux vers le château qui baisse et qui s’enfuit.

Une dernière fois son regard s’y promène ;

Puis son coursier fougueux s’élance dans la plaine.

 

 

                                       VI.

 

Non loin du fort Duquesne étaient des défilés

Bordés d’antiques pins et de pics mutilés.

Dans le fond du vallon l’herbe épaisse et pressée

Flottait au gré du vent comme l’onde agitée.

C’est là que de Beaujeu chef habile et prudent

Quoique trois fois moins fort que l’ennemi, l’attend.

L’acier muet brillait au travers des feuillages.

Soudain, un bruit lointain troubla ces lieux sauvages.

Les voilà : c’est Braddock, et douze cents soldats,

Ses plus braves guerriers accourent sur ses pas.

Parmi les Canadiens règne un profond silence.

Beaujeu n’a pas besoin d’exciter leur vaillance ;

Ils savent sans chef même et combattre et mourir.

On lisait sur leurs fronts l’espoir de conquérir.

Bientôt, des ennemis résonnent les trompettes ;

Les rayons du soleil frappaient leurs baïonnettes.

Ils marchent pleins d’orgueil, et de leurs étendards

L’ombre, en le prolongeant, couvrait leurs fiers regards.

Ils marchent – mais, soudain, ainsi que dans l’orage

L’éclair étincelant traverse le nuage,

Brille un feu qui, partout, sur eux vomit la mort.

Sur les cris des mourants s’élève un cri plus fort.

Vive le roi ! Trois fois de montagne en montagne

Ce cri canadien roula dans la campagne.

Tel on vient de l’entendre aux rives des détroits

Terrible aux ennemis encor comme autrefois 4.

Comme le flot brisé sur la roche plaintive

Retombe avec fracas, en blanchissant la rive,

Les ennemis rompus et saisis de frayeur

Reculent un moment sous ce feu destructeur,

Mais la voix de leurs chefs à la fin les rallie ;

Le combat recommence avec plus de furie.

Les cris des combattants s’élèvent jusqu’aux cieux.

Les boulets rugissants s’élancent furieux.

Le ciel était couvert de torrents de fumée

Sillonnés avec bruit par la poudre enflammée.

Tout à coup de Beaujeu par le fer est atteint.

Une balle invisible a tranché son destin.

Il chancelle et puis tombe avec bruit sur l’arène.

Mais le trépas planait en tous lieux sur la plaine.

Le brave Washington combattant en soldat,

Avec les Virginiens, balance le combat.

Les fils du Saint-Laurent répandent le carnage ;

L’intrépide Dumas anime leur courage.

La carabine au poing, dans sa bouillante ardeur,

De Chambly comme lui combat avec valeur.

À la tête des siens il plonge en la mêlée ;

Et la hache de guerre aussitôt est levée.

Leurs tranchants meurtriers en cercle fendant l’air,

S’élevaient, retombaient aussi prompts que l’éclair.

La mort suivait leurs coups, quand rendant son épée,

D’une main défaillante et qu’un fer a frappée,

Devant Chambly s’arrête un guerrier d’Albion,

Pâle et le sang partout ruisselant sur son front.

Un air noble, mais doux animait sa figure ;

Jeune, ses traits sont beaux ; sa blonde chevelure

En boucles retombait sur son habit doré

Que la poudre a noirci, la hache déchiré.

Guerrier, dit-il, reçois ces inutiles armes

Que mon bras mutilé ne peut plus soutenir ;

À ses décrets le ciel me force d’obéir.

Et l’on vit dans ses yeux paraître quelques larmes.

Avec peine son cœur s’était soumis au sort,

Quoique pour son pays il eut bravé la mort.

« Brave guerrier, lui dit De Chambly, ton courage

            Oui, méritait un destin plus heureux ;

            Mais la fortune aux combats est volage.

Nous saurons respecter un soldat valeureux »,

Il dit ; quand près de là passe un Indien farouche ;

Ces mots, ces mots affreux s’exhalent de sa bouche :

« Guerriers ! point de quartier, partout mort aux Anglais ! »

De sa hache le sang coulait à flots épais.

Au-dessus de son front, longtemps il la balance ;

Et sur le prisonnier avec un cri la lance :

Pour détourner le coup, Chambly lève son bras ;

Dans l’air vint se choquer l’acier des tomahawks ;

Mais celui de l’Indien rebondit vers la terre ;

Dans le flanc de Chambly la hache meurtrière

S’enfonce en mugissant ; le guerrier en tombant

Exhale avec son âme un sourd gémissement.

    Cependant le combat s’éloigne dans la plaine ;

Les morts et les mourants jonchent partout l’arène,

La victoire, déjà, couronnait les vainqueurs ;

Braddock s’oppose, en vain, à leurs flots destructeurs,

Chaque effort qu’il veut faire accroît encore l’abîme.

Mais l’aspect de la mort et l’aigrit et l’anime.

Le fer l’atteint enfin. Ses soldats effrayés

Dans leur confusion sont partout foudroyés.

Ils fuient – leur terreur dans la fuite s’augmente,

Ils vont semer au loin la mort et l’épouvante.

Braddock lui-même, aussi, est obligé de fuir ;

Mais honteux il arrête, il veut aussi mourir ;

Son cœur altier ne peut survivre à sa défaite.

Mais en mourant il voit sa déroute complète.

Et dans ce jour sanglant les fils du Canada

Plantèrent leurs drapeaux sur la Monongahla.

Mais bientôt, de la nuit s’abaissèrent les ombres,

Et le char de Phoebe perça leurs voiles sombres ;

Au loin elle jeta ses rayons argentés

Sur la face des morts, les fers ensanglantés.

Un jeune Virginien à genoux sur la terre

Pleurait en l’appelant sur le corps de son père.

Les vainqueurs confondus erraient parmi les morts.

Et d’Édouard Chambly plus loin gardant le corps,

Penchés sur leurs mousquets, veillaient deux sentinelles,

Des restes du héros dépositaires fidèles.

Et les Canadiens vers lui baissant les yeux

Se racontaient tout bas ses exploits glorieux.

 

 

                                       VII.

 

Le manoir était triste, et le vent de l’automne

Frappait dans les vitraux plaintif et monotone.

La lampe vacillant au milieu du salon,

Jetait sur les lambris un blanchâtre rayon.

Louise veillait seule, et la tête penchée

Ses regards s’arrêtaient sur la voûte étoilée

Que souvent lui cachait un nuage fuyant ;

Puis ensuite le ciel devenait plus brillant.

Le vent qui gémissait au milieu du silence

Dans son âme réveille, entretient la souffrance.

Et de tristes pensers passaient dans son esprit,

Fantômes fugitifs dont son cœur se nourrit.

« Pourquoi donc suis-je triste ? Ah ! la vie est amère.

Édouard ! non, nul bruit au chemin solitaire.

Qui sait s’il reviendra, s’il reverra jamais

Le toit qui l’a vu naître et nos bocages frais ? –

Sa nef fendre les flots ? Les dangers, la misère

Ont, partout, assiégé sa nouvelle carrière.

Peut-être, hélas ! la mort sans cesse sur ses pas

A moissonné ses jours au milieu des combats,

Et ses os dispersés sur la terre lointaine,

Privés de sépulture y blanchissent la plaine.

Et ses yeux attendris se remplissaient de pleurs ;

Sa bouche murmurait des accents de douleurs.

Pourquoi craindre les jours que le temps me destine ?

Édouard pourrait-il, – non, son âme divine

Ne voudrait pas tromper, – j’accuse à tort son cœur,

Et le passé pour nous si rempli de bonheur.

Ah ! qu’il est, déjà, loin le temps où l’espérance

Nous tenant enchaînés sous sa douce puissance,

Aux pieds de sa Louise Édouard chaque jour

Venait me raconter ses vœux et son amour. »

    Ainsi l’inquiétude en son âme oppressée,

Augmentait son ennui, déchirait sa pensée.

    Un bruit sourd résonna, soudain, sur le coteau.

Un guerrier inconnu parut dans le château.

Le cœur bat à Louise ; elle craint, elle espère :

Édouard l’avait-il envoyé vers sa mère ?

Mais pourquoi se tait-elle ? Elle semble pâlir.

Un mot qu’elle étouffa venait de la trahir.

Après avoir gardé quelque temps le silence :

« Louise, lui dit-elle, on a tous sa souffrance,

Mais à la supporter on montre son grand cœur ;

Et le courage est fait pour braver le malheur.

C’était mon seul enfant ! Mais qu’as-tu donc, Louise ?

– Ô ciel, je n’en puis plus ! Ah ! ma tête se brise.

Édouard ! Édouard ! » s’écrie avec douleur

Louise qui soudain tombe de sa hauteur.

Le château retentit. La mort sur son visage

Semblait avoir, déjà, répandu son ombrage.

À ce spectacle ému le guerrier valeureux

Sentait couler les pleurs qui tombaient de ses yeux.

Hélas ! c’en était trop pour le cœur de la mère,

Ses glas tintaient, le soir, au village en prière.

 

 

                                     VIII.

 

Édouard reposait auprès du vieux château.

On avait sous des pins déposé son tombeau.

Longtemps encore après Louise, comme une ombre,

Se glissait tous les soirs sous leur feuillage sombre,

Et priait à genoux à côté d’une croix ;

Les échos gémissants répondaient à sa voix.

Dans le château désert les oiseaux des ténèbres

Perchés sur les lambris poussaient des cris funèbres,

Tandis que la tempête au milieu de leurs cris,

Par terre avec fracas, jetait quelque débris.

Et l’on dit que depuis on voit de ces collines,

Un spectre blanc la nuit errer dans les ruines.

 

 

 

François-Xavier GARNEAU.

 

Paru dans Le Canadien en 1840.

 

Recueilli dans Les textes poétiques du Canada français,

vol. IV, Fides, 1991.

 

 

 

 

 

 



1 On sait que dans les premiers temps de l’établissement du pays, nos ancêtres étaient obligés de cultiver leurs champs les armes à la main ; les Sauvages faisaient souvent des irruptions et l’histoire nous raconte les massacres qu’ils ont commis, surtout dans le district de Montréal. Le fort Chambly fut bâti pour mettre un frein aux courses des Iroquois.

2 Les Canadiens, qui étaient autrefois presque tous soldats, marchaient à la guerre sous les ordres de leurs seigneurs. Ainsi à la bataille de Carillon, les trois brigades Canadiennes étaient commandées par le Baron de Saint-Ours, et MM. De Lanaudière et De Gaspé.

3 Ou Monongahela, rivière qui coulait à quelque distance du fort Duquesne, et qui a donné son nom à ce combat. Les auteurs anglais disent que « la défaite de Braddock fut entière et le carnage affreux. La moitié des soldats et soixante-quatre officiers sur quatre-vingt-cinq furent tués ou blessés. L’artillerie, les munitions de guerre, et même le portefeuille qui renfermait les instructions du général tombèrent entre les mains des ennemis qui étaient, dit-on, au nombre d’environ trois cents ».

4 Les Canadiens français du Haut-Canada, se sont distingués récemment sous les ordres du colonel Prince.

 

 

 

 

 

 

 

 

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