VENGEANCE D’UN CORSE

 

 

                                                   Haine, vengeance, je le jure.

                                     E. DESCHAMPS, Études françaises et étrangères.

 

 

Sur ce roc sillonné d’où jaillit tant de gloire,

Si borné sur les flots, mais si grand dans l’histoire,

Ainsi qu’un roi paré de son riche bandeau

S’élève avec orgueil le Monte-Rotondo.

Une neige éternelle en couronne le faîte ;

Sublime confident des cris de la tempête,

Ses gigantesques flancs creusés d’antres profonds,

Livrent aux vents captifs leurs sonores plafonds

Dont les gémissements, sous les coups de l’orage,

Des plaintes des damnés donnent l’horrible image.

Mais rien de cette nuit n’altère le repos,

La brise sur le mont soupire sans échos,

Tout, sous le doigt de Dieu, se recueille et sommeille.

Non, parmi ces rochers, debout, un homme veille ;

Un homme ! quel est-il, et pourquoi dans ces lieux ?

Sur ce pic désolé, solitaire pieux,

Des impures cités secouant la poussière,

Est-ce un autre Stylite à l’ardente prière ?

Ou, coupable, éclairé par un divin rayon,

Fidèle au vœu sacré qui ravit le pardon,

Peut-être gravit-il, courageuse victime,

Les mille angles du mont pour racheter un crime.

Être mystérieux, quel dessein l’a conduit ?

Quel spectre, quel démon, ou quel Dieu le poursuit ?

Vers un étroit sentier, bordé d’un précipice,

Presqu’à demi courbé, lentement il se glisse ;

Pris aux saillants des rocs, incertain, chancelant,

Du pied cherche un appui qu’il accepte en tremblant,

Descend, se crispe ; mais, aidé de Dieu sans doute,

La vigueur de ses bras a su dompter la route,

Et, parvenu bientôt à la base du mont,

Sur un sol moins sauvage il s’élance d’un bond.

 

Déjà son pas rapide a dévoré la plaine ;

Sous le génie ardent qui l’agite et l’entraîne,

Des bords du Liamone, après mille détours,

Vers Soccia, dont l’œil découvre au loin les tours,

Il s’avance ; on dirait, à sa marche attentive,

Qu’il redoute un danger ; tout l’émeut, le captive ;

Il s’éloigne, revient, écoute, enfin poursuit :

Mais au parvis désert d’un vieux temple détruit,

Plus près de la cité, tout à coup il s’arrête.

Sous le froc pénitent d’un pauvre anachorète,

Courbé, l’œil dépouillé de son sourcil épais,

L’homme inconnu déguise et sa taille et ses traits ;

Le discret capuchon couvre sa chevelure,

Il ceint du moine errant la poudreuse chaussure,

Suspend le chapelet qu’usa l’humilité,

Et dont le grain luisant résonne à son côté ;

Puis, le christ d’une main, le bâton blanc de l’autre,

Marchant le front baisse comme marche un apôtre,

Au pied des sombres murs il arrive en priant.

C’est là, dans un enclos, sous la tour d’Orient,

Que dorment sous des croix à demi renversées,

Des fils de Soccia les dépouilles glacées ;

Pèlerins ici-bas que le doigt du destin,

Suspendu sur la foule, atteignit en chemin,

Et qui, chargés de jours ou frappés avant l’âge,

Y vinrent déposer leur manteau de voyage.

 

Prosterné sur le seuil du funèbre séjour,

Longtemps le Corse épie un soldat de la tour,

Et, sûr que rien encor n’a trahi l’artifice,

Il entre, et, sous des ifs, vers un tombeau se glisse.

La terre fraîche encor semble ici, dans son deuil,

Ne peser que d’un jour sur le bois d’un cercueil ;

Une bêche, un drap noir, laissés au pied d’un arbre,

L’attestent ; ce tombeau n’attend plus que son marbre,

Dernière vanité que d’un souffle puissant

Le temps met en poussière et balaie en passant.

Que veut cet homme enfin ? Comme un spectre dans l’ombre,

Pourquoi se cache-t-il ? Pourquoi cette voix sombre,

Lorsque autour du sépulcre errant avec souci,

Sa bouche a tout à coup murmuré : « C’est ici ! »

Oui, c’est ici que tout saisit l’âme navrée,

Que la paix est profonde et la terre sacrée ;

C’est ici ! crime ou pleurs, que présagent ces mots ?

Regardez, regardez à travers ces rameaux,

Incliné vers le sol, qu’il profane peut-être,

Le voyez-vous creuser et déjà disparaître

Dans la fosse profonde où le fer s’amortit ;

Comme le coup déjà sourdement retentit !

Le bruit en est étrange emporté par la brise ;

Voilà bien les éclats d’un cercueil que l’on brise !

Un cri sinistre et long dont le cœur est glacé !

Mais l’affreux craquement tout à coup a cessé,

La tombe a recouvré son lugubre silence ;

Ô terreur ! de son sein quel fantôme s’élance ?

Quel spectre, abandonnant la poussière des morts,

De sa couche sorti retombe sur ses bords ?

On distingue, aux lueurs dont la nuit se colore,

Le corps d’une victime éteinte à son aurore ;

Fruit tombé de la veille en toute sa beauté,

Le temps n’a point encor flétri sa pureté,

Et malgré la pâleur que la mort y dépose,

En attendant le jour vous croiriez qu’il repose :

Ainsi dort, fatigué, dans les jardins du ciel,

Un ange, au front d’albâtre, au sourire de miel.

Mais sur ce corps brisé la vengeance s’apprête ;

Debout, à ses côtés, foulant du pied sa tête,

Le Corse sacrilège, armé de son poignard,

Le parcourt de sa haine, en repaît son regard ;

L’écho répond aux cris du barbare en démence :

« Ta chute fut bien prompte au gré de ma vengeance ;

» Un seul coup et la mort ! la mort, sans un moment

» Pour regretter la vie et dire ton tourment !

» Ah ! je te la devais, jeune insensé, mais telle

» Que tu me la donnais, plus lente et plus cruelle.

» Me verser à plein bord l’amertume et l’affront !

» Tu ne lisais donc pas ton arrêt sur mon front !

» Moi sentir là ce fer et subir ton injure !

» La voir de ses baisers t’enivrer, la parjure !

» L’entendre à tes cotés, ses mains sur tes genoux,

» Répondre à tes serments par des serments plus doux !

» Parle, ai-je encore une âme oublieuse et sans force ?

» Je veux de ma vengeance épouvanter la Corse ;

» Persécuté, proscrit, près de lui dire adieu,

» Être en horreur à tous et réprouvé de Dieu.

» Tiens, tiens, que sur le sol cette tête isolée

» Roule, effrayante à voir, par ce fer mutilée ;

» Que ton corps déchiré, dans cette enceinte épars,

» N’ait plus nom sous le ciel qui le peigne aux regards ;

» Et vous, si la douleur de celle qui l’adore

» La guide dans ces lieux quand paraîtra l’aurore,

» Dites-lui qu’en partant, dites, croix et tombeaux,

» Poli pour souvenir lui lègue ces lambeaux. »

    Et la brise des nuits murmurait au rivage,

Le sable étincelait à travers le flot pur ;

Et la lune perçant un rideau du nuage

        Argentait son dôme d’azur.

 

 

 

                                                                Félix GAUDIN.

 

                             Paru dans Écho de la jeune France en 1833.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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