À quoi servent les pauvres
(NOUVELLE)
par
Léon GAUTIER
I.
Dans toute la commune de X***, il n’y avait pas un seul pauvre. « Quel heureux pays ! » allez-vous dire.
Tous les habitants se trouvaient avoir le même revenu, qui leur était payé aux mêmes jours. Ils avaient tous le même lopin de terre, au milieu duquel s’élevait la même maison, percée du même nombre de fenêtres.
Le bourg était tout fraîchement bâti : les maisons étaient carrées, les champs carrés aussi, avec des palissades de bois peint pour remplacer les haies, « qui prenaient de la place ». Adieu les nids, les oiseaux et les chants !
Les hommes étaient convenus de s’habiller de même. Chose plus merveilleuse, on en était arrivé à régler aussi le costume des femmes ; l’ampleur des robes devait, pour toutes, être la même. Je ne dis pas que cela ne fit point de peine aux trois quarts de ces dames et de chagrin au reste.
La municipalité avait numéroté tous les habitants, qu’elle ne connaissait plus par leurs noms de baptême ou de famille. Les numéros pairs étaient réservés aux femmes, les impairs appartenaient aux hommes ; lorsqu’on annonçait un mariage, on disait par exemple : « Le no 43 se marie avec le no 38. » Il est bien entendu qu’on supprimait l’amour ainsi que la poésie, « toutes choses qui ne servent à rien ».
Égalité parfaite ; tous les habitants mangeaient le même plat, à la même heure, avec le même nombre de « centilitres » du même vin. On se couchait, on se levait à la même minute ; le tambour donnait le signal de tous ces exercices.
J’oubliais de dire qu’il n’y avait pas d’église ; la commune n’en avait pas voulu.
II.
Étaient-ils heureux ? Ils l’étaient administrativement : bonheur négatif !
Les enfants étaient, dès l’âge le plus tendre, séparés de leurs familles, et la commune les élevait loin de leurs mères. Aussi n’y avait-il plus une seule vraie famille dans tout le pays ; on ne souhaitait pas beaucoup les enfants, on soignait peu les malades, on ne regrettait pas les morts.
Tout le monde disait sans cesse : « MON DROIT », et ce mot remplissait leurs bouches. Personne ne disait ce mot sacré : « DEVOIR » ; personne ne le comprenait. On n’avait plus l’occasion de s’entraider, on n’eut plus celle de se voir, on s’isola. L’égalité produisit l’égoïsme, l’égoïsme enfanta la haine.
Comme on avait le pain de tous les jours, on ne pensait plus à Dieu qui le donne ; comme on ne voyait plus de gens qui eussent faim, on avait le cœur naturellement fermé à la reconnaissance envers Dieu, à la charité envers ses frères. Ces derniers mots n’étaient plus dans le vocabulaire du pays ; ces vertus qui soutiennent le monde, on n’en était plus à les mépriser : hélas ! on ignorait jusqu’à leur existence.
Et comme on n’avait pu supprimer, par décret municipal, les antiques passions de l’homme, l’orgueil, l’envie et beaucoup d’autres, ces passions, qui n’étaient plus combattues par la pensée de Dieu et par celle des pauvres, eurent bientôt pris un affreux développement dans la commune ; les mariages furent stériles ou déshonorés ; les familles ne tardèrent pas à concevoir l’une contre l’antre des haines sauvages et immortelles ; on en vint à se battre, et des rixes effrayantes ensanglantèrent tous les jours les rues si bien alignées de la commune égalitaire.
III.
Or, dans ce temps-là, il arriva un chrétien dans ce pays : il excita la plus vive curiosité, car depuis longtemps on n’en avait pas vu un seul.
Ce chrétien contempla d’un œil épouvanté le spectacle de cette riche commune que Dieu châtiait déjà si rudement. Mais les chrétiens ne se bornent pas à contempler les désastres du mal ; ils veulent les réparer, et, avec l’aide du Ciel, ils les réparent. Le nôtre se mit en prière, et supplia son Dieu de lui inspirer une idée qui pût sauver ces malheureux.
Sa prière achevée, il se releva avec l’idée qu’il demandait, et écrivit ces quelques mots seulement à un de ses amis qui habitait une grande ville peu éloignée : « Envoie-moi immédiatement une famille pauvre, la plus misérable que tu pourras trouver. Je me charge de lui faire un sort. »
Quelques jours après, la famille en question arriva clopin-clopant. L’ami l’avait bien choisie ; elle était effroyablement misérable. Il y avait des vieillards infirmes, des enfants nus, des femmes malades, pas d’argent, pas de pain, pas même d’espérance.
« Fort bien ! dit le chrétien en les recevant, voilà de quoi sauver toute une province ! »
IV.
Quand la commune de X*** se réveilla le lendemain matin, grand fut le scandale. À toutes les portes vint frapper un pauvre tendant la main avec une voix lamentable. Ce ne fut qu’un cri dans tout le bourg ; on battit les pauvres, on les chassa ; il fut même question de les poursuivre à coups de fusil dans la campagne.
Les jours suivants, les pauvres retournèrent à leur poste et ne furent pas mieux accueillis. Mais on se lassa de battre ces malheureux avant qu’ils fussent lassés d’être battus. C’est sur quoi comptait notre chrétien, qui était assez riche, grâce à Dieu, pour nourrir, en attendant, tout ce pauvre monde.
Un jour vint cependant (jour béni du Seigneur, aurore du salut pour ces âmes) où la première aumône fut faite à l’un des pauvres. Humble offrande, mais qui dut grandement réjouir, dans le ciel, les anges de cette contrée !
Une petite fille du bourg rencontra une pauvre femme qui était tombée d’épuisement au coin d’une borne. La compassion s’éveilla dans ce petit cœur ; elle se pencha vers la pauvresse : « Qu’as-tu ? lui dit-elle. – J’ai faim, répondit l’autre. – Tiens, dit l’enfant, voici mon déjeuner, mange et bois. »
En ce moment, le ciel dut frémir délicieusement ; c’était la première fois, depuis bien longtemps, qu’un mot de charité se faisait entendre dans tout ce pays ; c’était la première fois que l’égalité y cessait réellement, et avec elle l’égoïsme, l’isolement, la haine. Cette seule action d’un enfant allait attirer la grâce sur des milliers d’âmes. Sois bénie, chère petite ! et toi, pauvresse, mange et bois ; tu es, sans le savoir, la libératrice de tout un peuple !
V.
L’enfant, en revenant chez elle, disait : « Si un jour ma mère devenait pauvre comme cette femme que je viens de soulager ? Oh ! que je veux aimer ma mère ! »
Et elle lui raconta tout ce qu’elle venait de faire : « Je ne veux pas que tu deviennes pauvre », ajouta-t-elle en lui sautant au cou et en l’embrassant à cent reprises. Déjà, vous le voyez, on s’aimait davantage dans ce pays, où les caresses filiales étaient aussi rares que les caresses maternelles.
Cependant la mère faisait d’autres réflexions : « Pourquoi cette femme qu’a soulagée ma fille est-elle pauvre, tandis que je ne manque de rien. Ah ! que le bon Dieu a été bon pour moi ! » Elle avait dit : le bon Dieu ! De là à se mettre à genoux et à prier il n’y a pas loin.
« Mais, se dit-elle, après avoir murmuré quelques prières, si Dieu a été bon pour moi, mon cœur et ma raison ne me crient-ils pas d’être bonne pour les autres ? Ma fille, conduis-moi vers ta pauvresse ; prends du pain, prends du vin, prends ce qu’il y a de meilleur, et portons-lui tout cela. Dieu ! que je suis heureuse, ajouta-t-elle ; je ne sais pourquoi, mais je suis comme ivre de bonheur. »
Elle ne voyait pas, la pauvre aveugle, que si elle était joyeuse, c’est que la charité venait de lui rentrer au cœur, la charité qui est l’essence de la joie ; elle ne se doutait pas qu’en ce moment elle rétablissait dans son pays le grand va-et-vient de la charité, le grand mouvement universel, par lequel Dieu est toujours penché vers les misères de l’homme, qui doit être penché vers celles de ses frères !
La mère et la fille virent la pauvresse qui était entourée de six enfants, auxquels elle distribuait le déjeuner de sa petite bienfaitrice. Quel spectacle ! Elles pleurèrent toutes deux : « Tenez, dit brusquement la mère, venez demeurer chez moi avec tous vos enfants ; je suis veuve, il y a de la place. » Et elle voulut porter sur ses bras le plus petit de ces enfants ; sa fille donna la main à un autre ; la pauvresse les suivait, pleurant de joie et les bénissant tout haut.
VI.
« Venez nous aider », dit cette charitable veuve à plusieurs de ses voisines. « Nous avons six enfants à soigner, leur mère est malade, et nous ne suffisons plus à la besogne. » Les voisines hésitèrent un peu, puis elles vinrent. Les cœurs de femmes sont naturellement dévoués comme les roses sont naturellement parfumées.
À cette occasion, les femmes se réconcilièrent entre elles ; les maris en furent bientôt à ne plus se battre ; quelques-uns même, chose inouïe ! commencèrent à se voir, puis à s’aimer.
Cependant la chambre où était logée la pauvre famille était la plus belle de tout le bourg. Chaque femme du pays tint à honneur de contribuer à son embellissement, mais surtout au soulagement de la mère et des enfants. On en vint à jalouser la « propriétaire » de ces pauvres. « J’ai une chambre plus grande », disait l’une. – « J’en ai deux à leur offrir », disait l’autre. – « J’en ai quatre », disait une troisième.
– « Je donne ma maison, dit la veuve, et j’en fais un hospice. – Qui le soutiendra ? – Moi.
» – Mais vous n’avez rien de plus que nous, objectèrent les autres. – Je quêterai », répondit la noble femme, dont l’âme s’ouvrait rapidement à toutes les grandes idées chrétiennes. « Je me ferai pauvre avec cette pauvresse, et vous me donnerez de quoi soutenir mon hospice.
» – Je quêterai avec vous », dit une jeune fille. « – Moi aussi », dit une autre.
« – Mais », dit le chrétien qui se trouvait là, c’est un ordre religieux, c’est un couvent que vous voulez fonder ! » Ce mot les stupéfia : « Va pour un couvent, dit la veuve. – Je ne m’y oppose pas, reprit le chrétien ; mais attendez ; vous n’avez pas seulement d’église. – Eh bien ! nous en aurons, car il faut que Dieu soit logé aussi bien que ses pauvres. »
VII.
Ils eurent une église, un hospice, un couvent.
Ils aimèrent Dieu, ils aimèrent ses saints, ils s’aimèrent entre eux. Leurs familles furent nombreuses, leurs unions pures, leur concorde admirable.
Leur intelligence s’ouvrit à la vérité, leur cœur à l’amour ; ils devinrent des hommes dans toute la force de ce mot ; leurs âmes s’agrandirent, elles furent bientôt assez grandes pour recevoir Dieu.
Ils eurent des saints à leur tour qui violentèrent le ciel et y firent entrer, à leur suite, une foule d’âmes de leur pays.
Et ils voulurent avoir toujours des pauvres parmi eux ; car c’est aux pauvres, comme vous venez de le voir, qu’ils devaient tout : leurs vertus, leur concorde, leur foi surtout et leurs espérances, enfin la joie de la terre avant le repos du ciel !
Léon GAUTIER, Scènes et nouvelles catholiques, 1861.
Repris dans la Revue du monde catholique en 1861.