Zuleïka
par
Judith GAUTIER
I
LE Nil coulait lentement, dans le silence de la nuit, entraînant le reflet brisé des larges étoiles qui tachaient l’éther obscur du ciel.
Et, pareille à un autre fleuve, une caravane, profitant de la fraîcheur nocturne, cheminait en bon ordre sur l’une des rives.
Parfois, un cri s’élevait, activant l’allure d’une bête de somme ; le claquement d’un fouet déchirait le silence, et le rythme d’un trot momentané sonnait sourdement sur le sable.
La caravane voulait entrer à Oph, la ville royale des Pharaons, avant le lever du soleil ; elle se hâtait, mais déjà le ciel blêmissait, les étoiles s’effaçaient une à une ; les objets apparaissaient, sans couleur encore, mais découvrant leurs silhouettes noires sur l’atmosphère éclaircie.
Les chameaux, cambrant leur long col et balançant leurs têtes aux lèvres pendantes, les ânes, disparaissant à demi sous leurs charges et harcelés par leurs conducteurs, les chariots, tirés péniblement par de grands bœufs qui mugissaient par instants, se dégageaient de plus en plus de l’ombre.
Bientôt les ibis roses, qui dormaient un pied dans l’eau, fouettèrent l’air de leurs grandes ailes et étirèrent leurs membres ; des gypaètes s’envolèrent avec des cris aigus, le Nil s’éclaira, en même temps que le ciel, et un faisceau de rayons d’or jaillit de l’horizon oriental.
Alors, la caravane s’arrêta, tous les hommes se prosternèrent, la face tournée vers l’Orient, et, se répondant les uns aux autres, entonnèrent l’hymne matinal.
« Ô Ra ! Seigneur du rayonnement, brille sur la face d’Osiris !
« Qu’il soit adoré au matin et qu’il se couche le soir ; que son âme sorte avec toi hors de la nuit ; qu’il vogue dans ta barque ; qu’il aborde dans l’arche ; qu’il s’élève dans le ciel !
« Salut à toi, Ra Haremku Khepra ! qui existes par toi-même ! Splendide est ton lever à l’horizon ; les deux mondes s’illuminent de tes rayons ; le diadème du midi et le diadème du nord sont sur ton front.
« Je viens à toi, je suis avec toi pour voir ton disque chaque jour. Je ne suis pas enfermé, je ne suis pas repoussé. Mes membres se renouvellent à l’éclat de tes beautés, car je suis un de tes favoris sur la terre.
« Salut à loi, qui brilles à l’horizon le jour, et qui parcours le ciel, uni à la déesse Ma. Tous les hommes se réjouissent de te voir marchant vers eux ; dans ton mystère ils prospèrent, ils progressent, ceux qui sont éclairés de tes rayons.
« Ô inconnu ! Incomparable est ton éclat ; tu es le pays des Dieux ! On voit en toi toutes les couleurs de l’Arabie !
« Ô soleil, qui n’as pas de maître ! Grand voyageur à travers l’espace ! Les millions et les centaines de mille lieues, en un instant tu les parcours ; tu disparais et tu subsistes, ô Ra qui te lèves à l’horizon !
« Gloire à toi, qui brilles dans le Nun, qui as illuminé les deux mondes le jour où tu es né, enfanté par ta mère de sa propre main ; tu les illumines, tu les divinises, grand illuminateur qui brilles dans le Nun ! »
Tandis que tous étaient agenouillés et glorifiaient le resplendissant soleil, en tendant les bras vers lui, un jeune homme dont le costume était différent de celui de ses compagnons et qui semblait d’une condition au-dessus de la leur, demeura debout et ne prit point part à la prière. Un sourire empreint d’un vague mépris errait même sur ses lèvres, lorsque ses yeux s’abaissaient vers le groupe prosterné et pieux ; alors, relevant le front, il fixait son regard clair sur le soleil, et en supportait l’aveuglante clarté d’un air de défi et d’orgueil.
Bien qu’il eût l’aspect d’un maître, ce beau jeune homme ne semblait pas commander aux gens qui formaient la caravane.
C’étaient des marchands qui colportaient du natrum, de la myrrhe, de la poudre de santal et toutes sortes d’aromates et de plantes médicinales, et qui quelquefois aussi, par occasion, revendaient des esclaves.
Lorsqu’il plut aux marchands de se remettre en marche, le jeune homme marcha parmi eux sans se plaindre, bien qu’il parût très las et peu accoutumé à la fatigue.
Bientôt les pointes roses des obélisques se dressèrent dans la pureté du ciel ; les murailles, les portes, les palais d’Oph la Grande se montrèrent des lieux côtés du fleuve, et la caravane entra dans la ville qui commençait à s’éveiller.
Le jeune étranger, stupéfait de la magnificence du tableau qui se présentait à lui, regardait avec une admiration croissante Oph, qui resplendissait superbement au soleil levant.
– Dieu de mes pères ! s’écria-t-il, extasié, jamais pareille merveille n’a frappé mes yeux. Mon chagrin s’adoucit devant cette splendeur. Je me confie à toi, Dieu d’Abraham ! Et j’entre sans crainte dans cette ville où je serai esclave, car tes desseins sont impénétrables.
II
Quelques heures plus tard, l’étranger fut vendu sur la place publique, et celui qui l’acheta était Putiphar, ministre du Pharaon.
– Comment te nommes-tu ? demanda-t-il à son nouvel esclave, en l’emmenant avec lui dans son char.
– Je suis Joseph, fils de Jacob, et je ne suis pas né en servitude.
– Mon joug te sera léger ou pesant selon tes mérites, dit Putiphar. Je suis un maître doux et humain, mais sévère, s’il le faut, et plein de justice.
Le char entra bruyamment dans la cour de la somptueuse maison de Putiphar, les serviteurs s’empressèrent autour du maître et continrent les chevaux impatients, couverts d’écume.
Attirée par le tumulte de l’arrivée, une femme parut sous le portique du palais, accompagnée d’un groupe de servantes qui portaient des éventails de plumes emmanchées à des hampes d’or. Elle se tint au haut des marches, se détachant lumineusement sur le fond plus sombre du portique, et sourit à Putiphar qui lui fit un signe de la main.
Cette femme était belle et jeune encore. Son visage un peu large, aux pommettes accentuées, à la bouche épaisse et pourprée, aux yeux énormes agrandis encore par deux lignes d’antimoine, avait une excessive fraîcheur de vie ! Un morceau d’étoffe cannelé et traversé de fils d’or était disposé sur son front et le long de ses joues, comme la coiffure des sphinx. Un pectoral de pierreries brillait sur sa poitrine ; ses bras ronds et bruns étaient cerclés aux poignets et aux épaules par des bracelets d’émaux : sa robe, nouée sous le sein et bridant un peu sur les hanches, était d’une étoffe de lin à rayures obliques, bleues, vertes et noires.
– Repose-toi aujourd’hui, dit Putiphar à Joseph ; demain je t’établirai dans tes fonctions.
Et il monta les marches en entourant d’un bras la taille de sa femme, qui se pencha vers lui et lui dit à l’oreille, en regardant Joseph à la dérobée :
– Quel est donc cet étranger ?
– C’est un esclave d’Arabie, dit Putiphar. Je l’ai acheté aujourd’hui même.
Un mois s’était à peine écoulé, et Joseph était devenu l’intendant de Putiphar ; tout prospérait sous sa direction ; le Maître avait pris son esclave en grande amitié et lui donnait toute sa confiance.
III
Dans l’appartement des femmes, délicieusement frais et embaumé, ouvrant sur une cour intérieure, dont le centre creusé en bassin est plein d’une eau limpide, Zuleïka, l’épouse de Putiphar, a réuni tout un groupe caquetant de nobles amies.
Les piliers trapus aux chapiteaux fleuris, peints de couleurs alternées, jettent leurs ombres ; l’eau baise doucement les marches de marbre noir et reflète, en frissonnant, les peintures de la colonnade et des hautes corniches.
Toutes ces femmes sont étendues sur des coussins de cuir bleu, gonflés du duvet des fleurs de chardon, les unes à plat ventre, appuyées sur leurs coudes, d’autres renversées, les bras arrondis au-dessus de leur tête, quelques-unes le torse droit et le dos contre un pilier. Seule, Zuleïka est debout et parle avec animation, interrompue fréquemment par un cliquetis de voix claires.
En ce moment, ces jolies Égyptiennes parlent toutes à la fois, et le tumulte, qui monte de la cour intérieure, effraie un gypaète perché au sommet d’un pyramidion de granit, et le fait s’envoler, rose sur le ciel d’un bleu profond, avec un cri discordant.
– Tu n’entends pas dire qu’il est plus beau que Pentaour, l’oeris du Pharaon ?
– Nos princes sont les plus beaux du monde, tu ne nous feras pas croire qu’il surpasse ceux dont la vipère royale orne le front.
– J’en connais qui n’ont pas un défaut.
– J’en ai rencontré qui vous prenaient le cœur à première vue.
– Il en est dont on rêve, pour s’être croisé avec leur barque sur le Nil.
– Qu’a donc celui-ci de si merveilleux ?
– Est-ce l’expression de son regard ?
– Est-ce son sourire ?
– Est-il très grand ?
– Sa voix est-elle séduisante ?
Zuleïka se boucha les oreilles des deux mains, en rentrant sa tête dans ses épaules, puis elle s’écria, lorsque le bruit se fut un peu calmé :
– Il est plus beau que les princes, plus beau que Pentaour, plus beau qu’Osiris et Horus sur leurs trônes célestes ; sa présence est un enchantement, sa démarche un sortilège, sa voix une musique ; qui l’a vu le revoit sans cesse ; son regard est un fer rouge qui vous blesse au cœur...
Les jeunes voix éclatèrent de nouveau.
– Elle est folle d’amour ! La passion l’aveugle...
– Elle est perdue, on lui a jeté un sort.
– Que le grand-prêtre vienne dire les formules magiques. Qu’il se hâte !
– Comment la croire, avec ses yeux éblouis d’amour ? Son bien-aimé est sans doute fort ordinaire.
– peut-être est-il louche et édenté...
– Avec une épaule bossue...
– Et une jambe de travers.
Et les rires s’égrenèrent, comme des gouttes d’eau dans un bassin.
L’une des rieuses se leva et, les bras étendus, cria le plus fort qu’elle put :
– Si elle veut nous convaincre, qu’elle nous montre cet homme incomparable.
– C’est cela ! c’est cela : qu’elle nous le montre ! s’écria toute l’assistance en battant des mains.
Celle qu’on interpellait ainsi garda un moment le silence, puis, frappant du pied et relevant le front :
– Eh bien, oui, dit-elle, vous le verrez !
Elle appela un esclave et lui parla bas, et l’esclave s’éloigna.
Les jeunes femmes se taisaient maintenant, rajustant leurs coiffures et les plis de leurs vêtements, inquiètes de paraître belles à celui qu’on disait si beau. Elles pensèrent aussi à avoir une contenance, un air indifférent et distrait, elles tendirent la main vers des corbeilles en bois odorant, pleines de beaux fruits mûrs, et, prenant des couteaux d’airain, commencèrent à peler lentement les pulpes tendres.
Bientôt l’esclave revint ; il souleva une portière de sparterie et s’effaça contre la muraille. Un pas nerveux sonnait sur les dalles.
Toutes les jeunes femmes, la bouche entrouverte, dardaient leurs regards vers l’entrée.
Joseph parut dans le cadre de la porte.
De haute taille, fier, malgré l’attitude soumise et réservée qu’il gardait, et, en dépit de son costume modeste, d’une incomparable beauté.
Son teint avait un éclat et une transparence dont le charme frappait tout spécialement les yeux accoutumés au bronze des peaux égyptiennes. Sa chevelure souple, bouclée, flottait légèrement jusqu’à son cou, et une barbe naissante mettait des ombres délicieuses autour de sa bouche.
Dans le grand silence qui accueillit l’entrée du jeune Hébreu, quelques cris furent étouffés, et plus d’une porta brusquement le doigt à ses lèvres, comme pour sucer une blessure, ou enveloppa vivement sa main dans le pan de sa robe. C’est que les couteaux d’airain, mal dirigés par les belles curieuses, ébahies d’admiration, avaient entamé la chair délicate, au lieu de peler le fruit.
Joseph salua en posant sa main sur son cœur, puis sur son front.
– J’attends tes ordres, maîtresse, dit-il.
– Je n’ai pas d’ordres à te donner, jeune étranger ; c’est une idée qui m’est venue, que tu dois souffrir cruellement, toi né pour commander, d’être esclave loin de ton foyer, et je voulais te demander s’il n’est rien, en mon pouvoir, qui puisse adoucir ta servitude.
– Sois louée pour cette compassion, répondit le jeune homme, et rassure ton cœur, je suis heureux, autant que je puis l’être dans mon malheur, grâce à la confiance et à la bonté du maître.
– Taire sa blessure n’est pas guérir ; supporter la peine qui pourrait être pire, n’est pas le bonheur. Confie-toi à nous sans crainte et dis-nous tes désirs secrets.
Joseph releva ses longs cils, qu’il tenait baissés, et découvrit brusquement la lueur bleue de son regard, singulièrement dominateur.
– Je suis dans la main de Dieu, dit-il ; ses desseins sont insondables. Je n’ai rien à désirer dans le présent, et je courbe le front sous les menaces de l’avenir.
– L’avenir est-il menaçant ? dit vivement Zuleïka ; que peux-tu redouter, au milieu de nous ?
– Par deux fois, un songe m’a averti que de ce palais je roulerai dans un abîme, sans qu’aucune branche puisse s’offrir à ma main pour me sauver ; je me soumets aux volontés de Dieu.
– Tu crois aux vaines folies des rêves ?
– Je sais expliquer les songes, dit Joseph gravement.
Et il ajouta :
– Permets que je retourne à mon labeur, pour exécuter les ordres du maître.
– Va ! dit-elle avec un long soupir.
Le jeune homme se recula dans l’ombre de la porte, et la draperie retomba.
IV
À quelque temps de là, un jour de chaleur accablante, Joseph se reposait dans le jardin de son maître, sous une touffe de mimosas, près d’un bassin de marbre rose. Il regardait, rêveusement, un ibis immobile au bord du bassin et qui semblait taillé dans la pierre, tant la couleur de son plumage se confondait avec le ton de chair du marbre.
Tout à coup il fut tiré de sa rêverie par un pas léger qui froissait le sable.
Il leva la tête et vit la femme de son maître qui dirigeait sa promenade vers le lieu où il était assis.
Elle s’approcha de lui, avant qu’il eût eu le temps de se lever, et le salua d’un sourire.
– Tu songeais à ton pays, jeune étranger, dit-elle ; bien que tu sois presque le maître ici, tu regrettes la liberté ?
– Je ne regrette rien, auprès d’un maître tel que le mien, dit Joseph.
– Mais, sans doute, tu as laissé là-bas quelque amour nouvellement éclos, et ton cœur est loin de nous ?
– Aucun amour ne rappelle mon souvenir vers mon pays, dit-il.
– Je gagerais alors, s’écria-t-elle avec un sourire de joie, que bien des femmes se consument pour toi et gémissent de ton absence.
Puis elle ajouta plus bas, en le regardant avec tendresse :
– Il me semble, à moi, que si tu t’en allais, je mourrais de tristesse. Ne plus voir ton regard d’épervier, ni ta bouche qui semble une fleur humide, ni ton corps souple qui se meut avec tant de grâce, cela est hors de mon pouvoir. Avec toi, ma vie s’en irait.
Joseph rougit à ce discours qui le surprit et l’embarrassa.
Elle se méprit à son trouble, qu’elle jugea l’émotion d’une joie inattendue, et elle approcha vivement ses lèvres de l’oreille de Joseph.
– Aime-moi, dit-elle ; moi, je t’aime déjà de toute mon âme. Je te ferai une vie délicieuse, tu seras le maître, le dieu ; c’est moi qui deviendrai l’esclave.
Joseph se leva, épouvanté.
– Est-ce que cela est possible ? s’écria-t-il, mon maître a en moi toute confiance ; après lui, nul n’est plus grand que moi dans sa maison ; il ne me demande compte de rien, ne me cèle rien ; rien ne m’est interdit, que toi, qui es sa femme ; et je trahirais un tel maître, je commettrais un crime aussi odieux ?
Et le jeune esclave s’éloigna, sans vouloir entendre davantage la femme de Putiphar.
V
Depuis ce jour, Joseph évita soigneusement de se trouver seul avec Zuleïka. Lorsqu’il était obligé d’être en sa présence, il ne la regardait jamais, bien qu’elle ne le quittât pas des yeux et poussât des soupirs déchirants.
Une fois, il se croisa avec elle sur un escalier du palais ; elle descendait, lui montait.
Elle s’avança vivement et saisit les mains de Joseph avant qu’il eût pu s’en défendre.
– Regarde-moi, lui dit-elle d’une voix sourde ; vois mes yeux rougis par les larmes, vois mes tempes meurtries par la fièvre ; je pleure tout le long du jour, et la nuit je me tords sur mon lit, comme une couleuvre sur un brasier. Je t’appelle et je t’implore en vain. Tu n’as donc qu’un cœur de tigre dans ta belle poitrine unie comme du marbre ?
Putiphar parut au pied de l’escalier ; alors elle laissa Joseph et continua à descendre.
VI
Un jour de moisson, tous les serviteurs étaient hors du palais. Joseph entra dans une chambre pour prendre un papyrus qu’il y avait laissé.
La femme de Putiphar était dans cette chambre, assise sur un lit très bas.
– Tu cherches ton papyrus, dit-elle, le voici.
Et elle tendit le rouleau à Joseph.
Celui-ci, sans défiance, s’approcha d’elle, pour le recevoir de sa main ; mais alors elle lui jeta ses bras autour du cou, et l’étreignit si violemment contre sa poitrine qu’il ne put se dégager.
– Je t’en supplie, ne me fuis pas, s’écria-t-elle, aie pitié de moi, ne sois pas plus cruel que les crocodiles du Nil ! Que t’ai-je fait ? Je t’aime, je me courbe à tes pieds et toi, tu me repousses, tu me tortures.
– De grâce, dit Joseph d’une voix ferme, laisse-moi, si tu ne veux pas que j’use de ma force pour me dégager de ton étreinte. Tes bras frêles rompraient dans ma main ; éloigne-toi, je t’en conjure, pour éviter que je te brise.
Mais elle ne prit pas garde à ses paroles et se serra plus étroitement contre lui.
– Je baiserai au moins une fois cette bouche charmante, dit-elle, en collant ses lèvres sur les siennes.
Joseph sentait sa raison lui échapper ; il s’engourdissait, comme un oiseau sauvage manié par une main tiède.
Cependant, d’un effort violent, il délia cet enlacement tenace et repoussa loin de lui la femme de son maître. Mais elle se retint à un pan de son manteau.
Joseph défit vivement l’agrafe de ce vêtement et, le laissant entre les mains de Zuleïka, il s’enfuit hors de la chambre, hors du palais.
L’Égyptienne, ainsi repoussée par un esclave, entra alors dans une colère folle ; elle se roula à terre, se déchira le visage, cria, pleura, se mordit les poings, et jura de se venger.
Son mari la surprit dans cet état de fureur.
– Qu’as-tu donc ? dit-il. Que t’est-il arrivé ?
– Tu le demandes ? dit-elle. Eh bien ! je vais te l’apprendre : sache que cet esclave, que tu chéris tant et que tu as comblé de tant de biens, profitant de l’absence de tes serviteurs, a voulu me faire violence et abuser de moi. Regarde ; voici son manteau qui témoigne contre lui.
En entendant cela, Putiphar entra dans une colère égale à celle de sa femme ; il brisa plusieurs objets et maudit cent fois sa confiance. Puis il fit rechercher Joseph et, sans vouloir l’entendre, le fit jeter en prison.
VII
Trois ans après cet événement, la femme de Putiphar se promenait tristement au bord du Nil avec ses femmes et quelques eunuques.
Elle songeait à Joseph, disparu de sa vie, mais qui était sa pensée constante. Elle ne pouvait revenir sur sa vengeance, car il eût fallu avouer qu’elle était la seule coupable ; et elle avait le regret amer de ce temps où du moins elle pouvait le voir tous les jours, respirer le même air que lui.
Quelquefois pourtant l’outrage lui remontait au front et elle se réjouissait de la vengeance.
Ce jour-là, morne, pâlie, la tête basse, plus écrasée que jamais sous le poids de son vain amour, elle errait lentement au bord du Nil.
Tout à coup, un cortège triomphal déboucha d’une rue, et elle s’arrêta machinalement pour le voir passer.
Des hérauts marchaient en tête, proclamant les dignités du triomphateur.
Pharaon, préféré d’Ammon-Ra, dit :
« Puisque Dieu t’a fait connaître les choses mystérieuses, et que tu m’as révélé mes songes, tu seras sur ma maison, et tout mon peuple te baisera la bouche ; moi seul serai plus grand que toi sur mon trône.
« J’ai ôté mon anneau de ma main et je l’ai mis dans la tienne, et je t’ai fait revêtir d’habits de fin lin, et je t’ai passé un collier d’or au cou. Tu monteras sur un char magnifique, le plus beau après le mien, et l’on criera qu’on s’agenouille devant toi.
« Tu t’appelleras : Tsaphenath-Pahanéa, et je te donne pour femme Ascenath, fille du grand-prêtre d’On. Sans ton ordre, nul ne fera un geste dans tout le pays d’Égypte. »
Lorsque le char de triomphe s’avança et que Zuleïka aperçut celui qui le montait, beau, calme, resplendissant de parures, elle reconnut Joseph, l’esclave, qui l’avait méprisée et qu’elle croyait écrasé sous sa vengeance.
Ce fut un choc terrible, un éblouissement, une torture et une joie. La honte et le désir lui gonflèrent le cœur à tel point qu’il lui parut se briser, répandre en elle une onde brûlante, qui la terrassa.
Mais cette brûlure, par sa violence, la purifiait. Elle se sentait, en même temps, anéantie et régénérée.
Tandis, qu’affaissée au bord de la route, elle regardait s’éloigner celui qui triomphait sans orgueil, qui avait brillé, aux yeux de tous, comme un flambeau dans la nuit, l’esclave inconnu devenu le maître de l’Égypte, parce qu’il n’avait marché que vers la perfection, elle comprit enfin l’amour véritable ; l’amour hors de la chair, hors de la vie, hors du temps. Elle comprit que si le bien-aimé la fuyait, c’était pour lui montrer la voie, l’entraîner vers les hauteurs célestes, où seulement elle pourrait le joindre, peut-être, après d’innombrables siècles d’efforts, de larmes et de prières, quand elle serait devenue tout clarté et tout amour, qu’elle mériterait enfin de s’abîmer, goutte de lumière, dans l’infinie lumière, parcelle d’amour dans l’amour illimité, qui est le ciel.
Judith GAUTIER, Fleurs d’Orient.