Le châtelain de Crozan 1

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

GAUVAIN D’AUBUSSON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ÉCOUTE, Arthur : l’enfant qu’on élève dans le préau de la tour Verte m’importune souvent de ses cris plaintifs, et plus souvent du bruit de ses jeux. Si un soir du haut de la terrasse escarpée qui domine la Creuse, il venait à glisser d’un pied folâtre, je ne veux pas être accusé ; car la Creuse est rapide et profonde, et, s’il y tombe un soir, c’est fait de lui.

Seigneur, dit le varlet anglais, je ne connais dans ce château qu’un seul enfant : c’est celui de la noble Odelle, c’est l’enfant de votre enfant. – C’est le sang de Théobald ! C’est la race du maudit que j’élève. Le serpent ne doit plus grandir dans mon sein.

Écoute, Arthur : Henri d’Angleterre et la reine Isabeau m’avaient donné l’investiture de cette Comté. La victoire a quitté les léopards. Le fils du sire de Belabre, mon ennemi, est venu ici avec les hommes d’armes de Dunois. Hélas ! les herses de Crozan se sont relevées devant eux ; et, pour planter le drapeau de Charles sur la tour Verte, Théobald a renversé nos léopards.

Leur dauphin de France m’a voulu pardonner, si j’accordais ma fille au vainqueur ; Odelle aimait le traître, et il a fallu consentir. Bientôt Théobald retourné aux combats succombe ; mais la faible épouse portait déjà un héritier dans son sein. Le jeune loup a ouvert les yeux dans l’antre du lion ; mais il en doit sortir. Qu’il en sorte vivant, s’il se peut !... N’as-tu pas vu, Arthur, un voile blanc glisser là-bas sous les marronniers ? Serait-ce une femme qui vient ?

– Seigneur, nous sommes seuls sur ce vieux rempart ; je ne vois rien dans le crépuscule, que les tours lointaines de Glénis. Je n’entends rien que le triste murmure de la Creuse.

– Écoute, Arthur : j’ai séparé l’enfant de la mère. Odelle, toujours souffrante et en deuil, n’a pas revu le fruit de son sein depuis le onzième jour de sa naissance ; mais elle pleure et le redemande ; j’ai résolu d’employer la ruse ; car je ne veux pas plus l’enfant de Théobald que la Mort de ma propre fille... N’as-tu pas entendu un soupir à travers la feuillée ?

– Seigneur, c’est l’orfraie qui s’envole à cette heure de son nid. Vous pouvez vous confier à votre fidèle serviteur.

Écoute donc, Arthur. Dans trois jours on célèbre à la ville la fête du bienheureux Hilaire. Je dirai que j’envoie le fils de ma fille pour que l’eau du baptême lui soit versée dans un jour solennel. Tu prendras l’enfant sous ton manteau, tu monteras le plus léger de mes palefrois ; mais au lieu de chevaucher vers les monts neigeux de Saint-Vaury, tu descendras le cours tortueux de la Creuse. Tu descendras jusqu’aux ruines d’un camp romain, non loin de Châteaubrun. Là est un moulin solitaire, et la veuve du meunier n’a jamais résisté à l’or. Tu lui donneras l’enfant, plié dans ton manteau, elle te vendra le sien en échange, et tu reviendras près d’Odelle, comme si l’eau sainte eût coulé sur le front de son fils.

– Si la nourrice du jeune comte, dit Arthur, si la veuve du meunier, résistaient ? – La nourrice sera envoyée, durant ton voyage, au delà de nos frontières ; et, si la veuve du meunier prétendait garder son fils, rôde autour de quelque ferme isolée, laisse un orphelin à la place d’un autre ; j’aime mieux que le fils de l’artisan ou du laboureur soit un jour châtelain de Crozan, que si le rejeton de Théobald portait après moi la couronne des comtes de La Marche, et ouvrait un jour à mon cercueil l’église souterraine où des rois de Jérusalem reposent.

Le varlet et le châtelain sont rentrés. Mais ce ne sont pas les murs blancs de Glénis qu’ils ont vus, ce n’est pas le vol de l’orfraie qui sort à cette heure de son nid qu’ils ont entendu ; c’est le voile de la nourrice ; c’est un soupir de son effroi, quand elle a surpris leurs paroles.

Valtrude a depuis longtemps rapproché l’enfant de la mère. C’est elle qui le lui porte au milieu des ténèbres, à travers les longs corridors ; c’est elle qui de peur d’être aperçue des gardes, se glisse courbée le long de cette terrasse, où le vent qui siffle fait soulever les flots de la Creuse.

Valtrude a tout dit à sa maîtresse. Fléchissez le châtelain ajoute-t-elle ; jetez-vous à ses pieds ; avouez tout ; que Valtrude périsse, mais que notre enfant, que l’enfant du noble Théobald soit un jour châtelain de Crozan !

Donne-moi mon enfant, dit Odelle, et je pars. Tu connais mal l’inflexible orgueil de mon père ! – Hélas ! où porter vos pas, noble dame, quand même vous ne seriez pas ici prisonnière ? Livrerez-vous à l’étranger ce précieux fardeau ? – Jamais. Je n’arracherai pas son nom, sa patrie, ses biens, ses honneurs à l’enfant de nos amours. J’irai où l’échange impie doit s’accomplir ; je tromperai les méchants en employant leur ruse avant eux. – Ainsi, dès que la nuit aura achevé son cours... – Cette nuit m’est précieuse pour devancer Arthur ; c’est cette nuit qui me reste pour attendrir la marâtre.

– Infortunée ! Les portes du manoir sont closes et les gardes veillent déjà sur tous les remparts.

– Il est un rempart, dit Odelle, qui n’est défendu que par les seuls abîmes de la Creuse.

Elle dit : détache un faisceau d’énormes lances, conquises autrefois sur les Infidèles par ses ancêtres, ou récemment arrachées aux Anglais par Théobald. Elle choisit pour les assujettir les longues écharpes brodées pour le combat, et ces longs voiles de deuil qui forment maintenant sa parure.

Ô courage d’une mère ! Les lances sont déjà déposées au pied du rempart. Elle en forme un périlleux esquif, et va tenter avec son fils cette rivière grossie par les orages de l’automne, et que nul bateau ne parcourt jamais. Si aucun naufrage ne l’engloutit avec son trésor, elle espère qu’au lever du jour elle découvrira le moulin de Châteaubrun, entre les saules et les érables de la Creuse.

Elle vogua toute la nuit, à la clarté des étoiles, sur ce fragile trophée de gloire. Elle évita les roches d’Eguzon, elle aperçut les bois de l’Argentière à la faveur d’un rivage un moment aplani, et les profondeurs du Noirgoult la virent passer comme un cygne solitaire. Elle pressait l’enfant sur ses genoux mouillés, le défendant à la fois, sous son voile, et contre les froides atteintes de la Creuse, et contre cette épaisse rosée qui remonte en nuages blanchissants le long de nos coteaux chargés de buis.

Un banc de sable a heurté l’esquif. C’est l’écluse du moulin de Châteaubrun. Odelle en suit la crête sinueuse et monte en tremblant jusqu’au seuil moussu de la cabane.

Qui vient, dit Géorgine, avec un accent de voix où n’entrait point la pitié ? La châtelaine s’est déjà nommée ; déjà la jeune mère, pour obtenir que son fils passe deux jours sous le toit du pauvre, a livré les colliers de perles, les bracelets d’émeraude, et jusqu’à l’anneau d’or que lui donna Théobald, pendant qu’elle rougissait au pied de l’autel. Que d’autres trésors n’eût-elle pas prodigués ! Que d’autres trésors ne promit-elle pas à la veuve pour lui faire jurer de reprendre des mains d’Arthur son propre enfant ; car la veuve s’étonnait qu’au prix de cette rançon on ne les gardât pas l’un et l’autre.

Au lever du jour Valtrude a rejoint sa maîtresse. Elle se charge du fils de l’étrangère ; et Odelle, bien que guidée par un vieux pasteur, employa la journée, et une partie de la nuit encore, à regagner Crozan à travers les halliers. Quand elle rentra dans ces murs, la sentinelle qui gardait la poterne ne put se rappeler de l’avoir vue sortir.

Mais Arthur vient prendre l’enfant comme pour le porter à l’autel du baptême. Valtrude est emmenée sur un coursier rapide, mais non sans emporter les présents d’Odelle, et l’espoir de revenir mourir à ses pieds.

La pauvre mère est seule. Qui dira son incertitude et ses terreurs ! quel cœur égalera jamais dans ses battements les battements du sien ! quel autre qu’une mère comprendra son désespoir ? Et elle est seule. Et personne n’est là pour lui dire que le souffle du nord qui bat les vitraux n’est pas encore le bruit du coursier d’Arthur ; que sa ruse réussira ; et que la forêt qui crie et la Creuse qui murmure ne sont pas les voix des soldats qui abaissent déjà le pont levis.

Enfin le cor a sourdement retenti dans les bois. Odelle descend à pas précipités du donjon : elle va recevoir la vie ou la mort, car que deviendra-t-elle si on lui rend l’enfant de l’étrangère ?

Hélas ! et si le sien allait la trahir ? Si par une de ces caresses, par une de ces paroles qu’elle croit que tous comprendront parce qu’elle les comprend si bien elle-même, il allait la nommer ?

Elle s’élance : le flambeau qu’elle porte tremble dans ses mains... Ô providence ! c’est son enfant, et son enfant qui dort ! Arthur protégeait son sommeil sous la chaleur du manteau. Le perfide Arthur détourne la tête, et l’heureuse mère a ressaisi son enfant, elle l’emporte, elle le couvre de ses bras, l’enveloppe de ses voiles, le cache au fond de sa propre couche dans le réduit le plus reculé de la tour Verte, et de peur d’éloigner encore le sommeil sauveur : Dors, lui disait-elle à voix basse, repose sur mon cœur, enfant de Théobald. L’ange qui te garde sur la terre a pris pitié de ton innocence, et tu seras un jour châtelain de Crozan.

 

 

 

Attribué à GAUVAIN D’AUBUSSON, XVe siècle.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1826.

 

 

 

 

 

 

 


1 Cette ballade, attribuée à Gauvain d’Aubusson, moine hospitalier du XVe siècle, nous a été communiquée par M. H. de Latouche.

 

 

 

 

 

 

 

 

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