« Alleluia ! »

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile GEBHART

 

 

 

 

 

 

Monumenta aperta sunt, et multa corpora sanctorum,

qui dormierant, surrexerunt. Et exeuntes de monumentis

post resurrectionem Ejus, venerunt

in civitatem et apparuerunt multis.

Saint Mathieu, chap. XXVII, 52.

 

 

 

L’APÔTRE saint Jean, évêque d’Éphèse, accomplissait alors sa quatre-vingt-quatorzième année. Il était le personnage le plus auguste du monde chrétien. Il survivait à la grande famille apostolique. Pierre et Paul, Mathieu, Luc et Marc étaient morts. Jérusalem, brûlée par Titus, n’était plus qu’une ruine hantée par les chacals et les vipères. Les terreurs que Jean avait entrevues du haut des roches de Pathmos étaient en partie réalisées. Satan avait marché dans l’ombre de Néron. Autour de Jean, dernier témoin de la vie du Seigneur, la communauté chrétienne de l’Asie se groupait avec adoration. Il semblait garder d’étranges secrets et parlait parfois mystérieusement de l’acte suprême de la Rédemption qui restait à venir, l’apparition du Paraclet, qui achèverait l’œuvre de Jésus. Toutes les paroles tombées de sa bouche étaient recueillies comme divines par la conscience de ses disciples. Cependant il se taisait toujours sur les heures qui s’étaient écoulées entre la Passion du Sauveur et le matin de Pâques. C’était le tabernacle auguste de ses souvenirs, au voile duquel il n’osait jamais porter la main.

Il aimait, en ces derniers jours de sa vie, à s’asseoir, entouré de ses plus jeunes néophytes, au sommet d’une colline qui s’avance, comme un promontoire, le long du port d’Éphèse. Là, d’un petit bois de cyprès, de cèdres et d’arbres de Judée, il contemplait la mer et, bien loin au delà de la mer, dans les profondeurs du ciel, il paraissait chercher la face radieuse des jeunes Églises, Alexandrie, Syracuse, Rome, Athènes, Corinthe, Thessalonique. Ses yeux retrouvaient le sillage des navires montés jadis par les Apôtres, toute sa jeunesse refleurissait en sa mémoire et, jusqu’au crépuscule, il suivait du regard, balancée sur les flots, dans la douceur de l’azur, une Apocalypse triomphale.

Alors ses disciples le soulevaient entre leurs bras et le portaient, à travers les ruelles déjà ténébreuses d’Éphèse, au quartier habité par les chrétiens. Il y avait, parmi ces jeunes gens, des Juifs des plus grandes familles d’Israël, proscrites de Palestine par l’Empereur, des Romains sortis des écoles de la Grèce, des Hellènes nourris du miel de Platon. L’un de ces derniers, un enfant venu d’Éleusis, était le préféré de l’Apôtre. Il avait pris, au baptême, le nom de son maître, qu’il charmait par la candeur de sa foi et aussi par les croyances singulières qu’il avait sur la mort, sur le sommeil et les rêves de la tombe et le retour, permis par Dieu, des âmes élues ou des âmes maudites, à la clarté du soleil.

 

*

*   *

 

Un soir de printemps, le soir même de Pâques, les dernières que l’Apôtre célébra, Jean d’Éleusis, après avoir baisé la main du vieillard, lui dit d’une voix très tendre :

« Père, est-il vrai que, dans la nuit du Vendredi sacré, les morts sortirent de leurs tombeaux et entrèrent dans Jérusalem, où beaucoup les reconnurent ? »

Saint Jean tressaillit et ferma les yeux, comme pour ressaisir une vision lointaine ou retrouver les traits de figures bien-aimées. Puis, il baissa la tête et des larmes coulèrent sur sa barbe blanche. Les disciples s’étaient rapprochés de lui  : il vit leurs jeunes visages tout illuminés de pureté et, relevant son front majestueux, sous le dais des hautes branches étoilées de fleurs roses, en face de la mer assoupie, l’Apôtre parla :

« Oui, mes enfants, les morts ressuscitèrent alors, délivrés par le Fils de Dieu : c’étaient les âmes les plus nobles, les plus malheureuses et les plus saintes de l’humanité. Mais, parmi ces morts, il y avait un vivant, dont personne n’a gardé le nom, un vivant à qui fut accordée une béatitude plus glorieuse que toutes les grâces autrefois prodiguées à Abraham, à Jacob et à Moïse. Je veux, avant de mourir, vous léguer la mémoire d’Élisée, petit-fils de David, le plus grand peut-être des témoins de Jésus. »

Après un court silence l’Apôtre reprit :

« Le Seigneur venait d’expirer. Une tempête affreuse roulait sur Jérusalem. Le ciel était couleur de sang, la terre d’une pâleur de cendre. Le Temple flamboyait dans un incendie d’éclairs. C’était l’agonie de toutes choses. Comment, de la colline du Golgotha, ai-je pu revenir à ma pauvre demeure, je ne sais. Je me traînais, trébuchant aux pierres du chemin, vers la ville. Puis, me soutenant d’une main aux murailles des maisons, aux piliers des portiques, je montai vers le haut quartier où végétaient obscurément les plus pitoyables d’entre les Juifs, c’est-à-dire la première et la plus vénérable d’entre les Églises du monde. La mère du Seigneur me suivait, appuyée sur Marie-Madeleine, entourée des plus chers disciples de Jésus. Ceux-ci chancelaient à chaque pas. Les deux Jacques sanglotaient comme de petits enfants ; Pierre tout frissonnant de honte, Pierre qui, la nuit d’avant, dans la cour de Caïphe, avait trois fois renié le Maître, marchait le dernier, très loin, délaissé par tous, courbé vers la terre, misérable. Seules, les deux femmes douloureuses semblaient porter en elles une foi et un espoir qui n’étaient plus dans nos cœurs. Elles allaient pensives, comme dans l’attente d’un grand mystère. Quant à moi, malheureux Apôtre, j’entendais toujours le cri déchirant du Seigneur : Père, Père, pourquoi m’avez-vous abandonné ?

« Et la face du Verbe éternel était maintenant voilée pour moi, la lumière divine que j’avais longtemps adorée s’était éteinte. Je ne voyais plus que le sanglant moribond, couronné d’épines, la poitrine transpercée par la lance romaine, cloué au gibet des prêtres, et je pensais qu’on scellerait ce soir-là à jamais la pierre du tombeau sur le dernier prophète d’Israël.

 

*

*   *

 

 « La nuit vint. La tempête s’apaisa. Un silence de mort tomba, tel qu’un suaire, sur Jérusalem parricide. Et la lune de Pâques éclaira la désolation du Calvaire.

« Je montai alors à la terrasse de la maison, accompagné de Marie-Madeleine. La mère du Seigneur voulait demeurer seule, afin de prier pour les bourreaux de son fils. Nous regardions, sans échanger une parole, les remparts prochains, la vallée solitaire et les montagnes si tristes, et nos yeux revenaient toujours à la colline où se dressaient les trois croix. La croix du milieu, l’arbre de vie qui couvrira le monde de ses branches, était vide. Plus bas, parmi les rochers et les cyprès, nous reconnaissions l’étroit jardin où, vers la fin du jour, Joseph d’Arimathie et Nicodème avaient déposé le corps du Crucifié, en un sépulcre neuf. Et, très près de nous, planant sur Jérusalem, effrayante et toute noire, s’élevait l’ombre du Temple, les dômes et les tours, les longs portiques de marbre et les palais des Lévites, la synagogue méchante, sans douceur, sans pitié, sans justice.

« Vers minuit, comme la lune était au plus haut du ciel, un bruit inquiétant, très faible d’abord, tel que le frémissement lointain du vent d’orage dans les roseaux, frappa nos oreilles. Il semblait venir à nous de toutes les profondeurs du désert farouche. Peu à peu, il se rapprochait de Jérusalem, grandissant toujours. C’était maintenant le murmure d’une ruche prodigieuse, comme le bourdonnement d’une armée se hâtant vers la ville. Et déjà, de toutes parts, sur les sentiers, dans le lit des torrents et le creux des ravins, à travers les champs de vignes ou d’oliviers, sur les plateaux arides, se mouvaient des formes incertaines, un fourmillement de fantômes qui glissaient sur la terre plutôt qu’ils ne marchaient et dont les voiles flottaient au souffle de la nuit plus légers que les vapeurs du matin.

« L’Ange du dernier jour, dit Marie-Madeleine, a-t-il donc réveillé ceux qui dormaient dans la paix des vieux sépulcres et les âmes mortes viennent-elles chercher ici les vivants pour les entraîner avec elles à la vallée de Josaphat ? »

« Arrêtés par les remparts de Jérusalem, les premiers flots de cette multitude coururent avec le bruissement d’un grand fleuve autour de la double enceinte ; et bientôt, par toutes les portes, sous les yeux des sentinelles romaines enchaînées par la stupeur, les morts se répandirent à travers la cité, allant vers le Temple. Ils montaient, en cortèges de plus en plus pressés, comme à l’assaut de la citadelle sainte où, durant de si longs siècles, avait reposé l’Esprit de Dieu ; ils montaient toujours, poussant de vagues soupirs pareils au battement d’ailes d’une nuée d’oiseaux funèbres, et, de loin en loin, une clameur aiguë, plaintive, qui semblait jaillir des profondeurs d’un abîme. Quelques Juifs, assez courageux pour se pencher alors sur le mur de leurs terrasses et contempler, sans mourir, cette invasion de spectres, virent cheminer dans l’ombre tout le passé d’Israël, les patriarches, la tête couverte d’une draperie blanche, les juges, pontifes et capitaines, sous leur manteau sacerdotal, les rois couronnés de bandelettes de pourpre, les grands prêtres, sous leurs dalmatiques étincelantes de pierreries, les prophètes, pieds nus et tête nue, les cheveux et la barbe .au vent, dans leur robe de deuil. Ils reconnurent Isaïe au sang vermeil dont son vêtement était inondé ; Ézéchiel, à l’angoisse folle de son regard, au cri d’épouvante qui sortait de sa bouche ; Jérémie, à la douleur inouïe de son visage, au geste de désespoir et d’amour dont il saluait Jérusalem. Ils reconnurent Salomon, le roi des rois, à l’orgueil insolent de sa face, et Moïse, le père de la vieille Loi, au double rayon de flamme posé sur son front chauve. On les vit gravir les parvis du Temple et remplir les portiques d’où Jésus avait chassé à coups de fouet les usuriers ; puis, ils s’engouffrèrent dans le Saint des Saints, dont les hautes portes d’airain se refermèrent d’elles-mêmes, sans bruit, sur le dernier ressuscité. Et Jérusalem, toute blanche aux lueurs de la lune de Pâques, s’endormit dans la terreur.

 

*

*   *

 

 « Aucune de ces âmes glorieuses n’avait visité la région où nous vivions, nous, les amis du Seigneur. Mais à cette heure même, sur le chemin des remparts, très près de notre maison, défilèrent longtemps des figures lamentables, ceux qui avaient pleuré et qui avaient eu faim, les humbles de cœur, les déshérités, les pauvres et les esclaves, ceux qui avaient souffert pour la justice, les victimes des rois et des prêtres, des pharisiens et des publicains, le troupeau des exilés et des captifs, ceux qui s’étaient assis au bord des fleuves de Babylone, désespérant de revoir jamais les montagnes de Chanaan ; puis, la foule des faibles, des orphelins et des simples que la malice des hommes avait fait mourir, depuis Abel, égorgé par son frère, jusqu’aux fils d’Ochozias, noyés dans leur sang par les mains de leur aïeule, et, bercés dans les bras des mères, les innocents de Bethléem massacrés par Hérode. Et tous ces morts obscurs, les chers élus de Jésus, montaient au Temple, avec une plainte enfantine, mêlée de sanglots, timide comme une prière ; mais, quand la procession des femmes tragiques portant leurs petits dont le front avait été brisé contre les pierres du chemin, parut devant nos yeux, le cri entendu jadis par Jérémie, le lugubre cri de Rachel pleurant sur ses fils parce qu’ils n’étaient plus, éclata tout à coup  ; il courut, d’écho en écho, sur Jerusalem, tourna autour du Calvaire et s’élança jusqu’au ciel où tremblaient les étoiles.

« Quel est celui-ci, dit Madeleine, qui vient le dernier de tous et dont le pas résonne comme celui d’un vivant ? »

« Une forme noire s’avançait en arrière du cortège de douleur, un adolescent à la taille svelte, le front et les cheveux cachés par un long voile noir, étroitement drapé en son manteau de couleur sombre. Il s’arrêta à portée de nos regards, rejeta son voile et nous salua de la main. Madeleine détourna la tête de mon côté avec effroi.

« Élisée, murmura-t-elle, c’est Élisée qui a soulevé la pierre de sa tombe ! »

« Et silencieusement, les yeux fixés sur le jeune homme, elle pleurait.

« Non, répondis-je, les autres étaient blêmes comme leur linceul ; ne reconnais-tu pas sur le visage d’Élisée le reflet de la vie ? »

« Élisée descendait les degrés du rempart ; il se déroba à notre vue et nous n’entendions plus que le frôlement léger, toujours plus proche, de ses sandales sur le pavé des ruelles voisines. Tout à l’heure, il paraîtrait en pleine lumière entre Madeleine et moi.

« La jeune fille attendit, avec un trouble mortel, le visiteur de minuit.

 

*

*   *

 

 « Élisée, de la race de nos rois, de la famille maternelle de Jésus, avait été l’un des plus jeunes et des plus fervents disciples du Seigneur. Mais il n’avait jamais souhaité que la Jérusalem terrestre. Il n’avait su voir en son maître que l’héritier de David, le roi légitime d’Israël, un législateur plus grand que Moïse, un prophète plus saint qu’Isaïe ou Jean le Baptiste. À travers les campagnes et les bourgs de Galilée, sur les pas du Messie, il encourageait à l’espérance ceux qui se souvenaient encore de Juda, il attisait la haine du nom romain, il excitait les opprimés à la révolte. Il parcourait les rangs de la foule assemblée autour de Jésus ; et, tandis que celui-ci consolait et bénissait, Élisée murmurait à l’oreille des jeunes hommes : Celui-ci est véritablement le roi des Juifs, le " prince du peuple de Dieu ".

« Un jour vint où la Synagogue, qui cherchait déjà à perdre le Seigneur, dénonça le pauvre enfant à Pilate. Il fut arrêté, accusé de rébellion à la majesté de Rome et condamné aux mines du Liban. Au cours du dernier hiver, le bruit de sa mort s’était répandu dans Jérusalem. Il avait, disait-on, tenté de s’enfuir, et les soldats de César l’avaient tué à coups de piques.

« Élisée aimait Marie-Madeleine Il la rencontra au temps même où éplorée, repentante, elle s’était jetée aux pieds de Jésus ; alors, purifiée par le pardon du Sauveur, elle nous était apparue, avec sa figure pâle et la flamme de ses yeux, plus belle qu’aucune fille des hommes. Il l’aima éperdument. Une seule fois, il osa lui parler d’amour. C’était un soir d’été, aux bords de la mer de Gaulée. Ils allaient tous deux, seuls, le long des grèves, dans un rayon d’or, épiant le retour de la barque de Pierre qui glissait, sous sa voile blanche, au souffle d’une brise embaumée. Moi-même je m’étais arrêté sur le rivage, ébloui par la magnificence du ciel. Croyez-le, mes enfants, il est donné parfois à l’œil des mortels d’entrevoir tout au fond du vaste azur les parvis d’améthystes et de rubis de la Jérusalem éternelle. Tout à coup, l’entretien plus animé des deux promeneurs attira mon attention. L’adolescent suppliait la jeune fille ; celle-ci résistait à sa prière. Élisée s’empara d’une des mains de Madeleine et la serra contre sa poitrine. Elle se détacha de l’étreinte et s’éloigna de quelques pas. Elle ne semblait ni offensée, ni irritée ; elle parlait au jeune garçon à voix presque basse, avec une grande douceur, comme une tendresse attristée de sœur aînée. Lui, il suppliait toujours. Peu à peu, ils se rapprochaient de moi. Madeleine ne répondait plus alors aux paroles ardentes d’Élisée ; elle suivait des yeux, tout anxieuse, la marche lente de la barque sous la voile blanche. Au-dessus du mât, très haut dans l’air empourpré, un vol de colombes, d’une blancheur de neige, tournoyait tel qu’une auréole. L’Apôtre repliait tranquillement ses filets au fond de la barque, puis, d’un geste rapide, il releva la voile. Et l’on vit, assis au gouvernail, sa blonde chevelure baignée de lumière divine, le Seigneur Jésus.

« Dès lors, Madeleine avait évité de se retrouver seule avec Élisée. Mais, si elle l’apercevait parmi les disciples, une rougeur subite éclairait son front, un frémissement douloureux effleurait sa. bouche. Quand il fut conduit au tribunal de Pilate, elle attendit toute une nuit, dans le vestibule du procurateur romain, que la sentence fût prononcée. Lorsqu’il parut, les mains chargées de chaînes, elle le rejoignit un instant, au milieu des soldats qui accompagnaient le malheureux. Ils échangèrent alors un regard dont le mystère ne fut surpris par personne. Élisée sortit de la maison de Pilate avec un visage radieux. Madeleine suivit en sanglotant le cortège jusqu’aux portes de la prison romaine...

 

*

*   *

 

 « Déjà, il montait l’escalier de la terrasse. La jeune fille tendit les bras vers la croix du Calvaire, comme pour en invoquer le secours. Tous trois, nous demeurâmes longtemps silencieux.

« Il parla le premier. Il parla d’une voix grave, parfois impérieuse. Il révélait à Madeleine le secret amer qui était au cœur de la jeune femme. Il se savait aimé et il l’aimait plus âprement que jamais. Maintenant, tout était consommé. L’espérance d’Israël avait été déçue : une fois de plus, le rêve grandiose du peuple de Dieu s’était évanoui et les Prophètes s’étaient trompés. La justice, la charité, la pureté régnant sur le monde, les enfants d’Adam réconciliés avec le Père céleste, le Paradis terrestre, tout rayonnant de fleurs, retrouvé ; le lait et le miel ruisselant sur la terre, dans les sillons creusés jadis par Abraham, Isaac et Jacob, n’était-ce pas la chimère de l’heure présente, peut-être la folie de l’avenir ? Il avait assisté au crucifiement, il avait entendu le cri suprême du Roi des Juifs, il avait vu les soldats de Rome jouant aux dés ce qui restait de la royauté dérisoire de Jésus : un manteau de laine taché de sang.

« Et, tandis qu’il parlait, je me souvins de l’appel désespéré du Seigneur : Père, Père, pourquoi m’avez-vous abandonné ?

« Marie-Madeleine agenouillée, le front incliné, les mains entrelacées sur ses genoux, ses longs cheveux flottant sur les épaules, se taisait, toute tremblante.

« Maintenant, Élisée conjurait la jeune fille de le suivre au désert, loin de Jérusalem et du Temple, et d’oublier le Prophète trop austère qui lui avait fermé le cœur de sa bien-aimée. Et, montrant la croix qui se détachait noire sur le rideau bleuâtre des collines, il s’écria :

« Sois à moi, Madeleine, car celui-ci n’était point le Messie, et il vient de mourir ! »

« Alors elle se releva toute droite, superbe, comme pour un anathème.

« Tais-toi, impie, qui blasphèmes comme font les prêtres, les pharisiens et les bourreaux de Rome ! Aveugle, qui n’as pas compris la lumière ! Âme légère, près de qui le Sauveur est passé et qui n’a pas voulu être sauvée ! Enfant, qui te glorifies de ton amour à l’heure où nous pleurons sur le martyre de celui que tu crois mort ! N’as-tu pas vu, en ce jour, le ciel et la terre troublés ? N’es-tu pas entré, cette nuit, dans Jérusalem, entraîné par la foule de nos pères ensevelis depuis des années sans nombre, et que le dernier souffle de Jésus a rappelés à la vie ? Et c’est au moment où la poussière du genre humain, ranimée, témoigne pour le Fils de Dieu, que tu viens, en face de cette croix, outrager à notre deuil comme à notre espérance ? Tu n’as plus rien à faire ici. Va te réconcilier avec la Synagogue et mendier le pardon de Pilate ! »

« Flagellé dans son orgueil, le petit-fils de David répondit :

« Je t’aimais, toi, la courtisane illustre, pour ta beauté et pour ton sourire. Je t’aimais, moi qui suis du sang royal d’Israël. Tu m’avais repoussé au nom d’un serment et d’une religion qui ne sont plus que vanité. J’attendais. Tu es libre et tu me chasses. Tes paroles, sur les rives de la mer de Galilée, ont donc menti ; tes yeux en pleurs, sur le chemin de ma prison, mentaient encore. Tu mentais à Jésus. Mais nos maîtres romains aiment les grâces perfides ; une nuit, une seule nuit de fidélité les contente. Ne reconnais-tu pas là-bas, dans l’ombre des sycomores, la maison aux blancs portiques où les jeunes centurions de César espèrent, chaque soir, le retour de Marie-Madeleine ? »

« Humiliée, baissant la tête et défaillante :

« Sois béni, dit-elle, car tu achèves mon expiation. Non, je ne t’ai point menti. Tu aurais plus de pitié si tu avais su lire au fond de mon âme. Entre toi et moi est toujours le Seigneur. Sa miséricorde m’a relevée, sa sainteté m’a sanctifiée. Je ne puis plus le trahir même pour toi. Sois doux envers la courtisane, Élisée. Écoute. Je t’ai réservé un gage de tendresse, une joie telle que pas un des amis de Jésus n’en aura goûté de plus grande. Laisse s’écouler cette nuit, le jour du sabbat tout entier et une nuit encore. Dès l’aube, tu m’attendras sur le sentier qui mène au sépulcre.

« Jean et moi, la sœur de Lazare et quelques-uns des disciples, nous irons, à cette heure, adorer le Roi des Juifs. Et tu verras alors, Élisée, comme Madeleine t’aimait. »

« Sa voix s’était faite caressante, et le charme de ses yeux sombres reprenait Élisée. Il se rapprocha de la jeune fille, tout prêt à implorer son pardon.

« Adieu, dit-elle. Notre veillée funèbre n’est point finie. »

« Lentement il se retira. Et le bruit de ses pas s’éteignit bientôt au loin dans la triste Jérusalem.

 

*

*   *

 

 « La nuit suivante, une heure avant l’aurore, je descendis avec Madeleine dans notre rue étroite, afin d’y rejoindre nos frères. Joseph d’Arimathie frappait légèrement de son bâton à toutes les maisons chrétiennes ; les disciples sortaient aussitôt de leurs logis ; la sœur de Lazare et quelques femmes tenaient de petites lampes allumées et portaient des fleurs. Nous allâmes avec de grandes précautions, évitant les quartiers des pharisiens et des Lévites, jusqu’à l’une des portes de Jérusalem, que les soldats romains voulurent bien entrouvrir pour quelques pièces d’argent. Une fois hors des murailles, nous pénétrions en un ravin profond conduisant à la colline sacrée. À travers le brouillard blanc du matin, les lampes des femmes se balançaient pareilles à ces feux livides qui, la nuit, courent sur le désert et se posent sur les tombes. Nous marchions, très recueillis, avec des soupirs et des gémissements. Madeleine seule semblait consolée. Elle se hâtait d’un pas impatient, à la tête du cortège, vers le lointain. Comme l’aurore dorait, à l’orient, les crêtes des plus hautes montagnes, nous vîmes une ombre qui nous précédait sur le chemin. Élisée montait, lui aussi, vers le tombeau. Parfois, il disparaissait à demi dans la brume grisâtre qui rampait encore autour des rochers, puis, on revoyait, toujours plus haut, toujours plus rapide, son long manteau noir. À notre tour, nous gravissions les premières pentes de la colline. Le ciel peu à peu s’éclairait d’un immense sourire, le ciel plus blanc que l’aile du cygne, plus brillant que la fleur de l’hyacinthe. Tout à coup la terre frémit sous nos pieds, le Golgotha chancela, une lueur d’éclair nous éblouit, un torrent de lumière inonda la colline ; Élisée jetait un cri de joie terrible et tombait à la renverse, les bras en croix, la face tournée vers le ciel, dans la poussière du sentier.

« Marie-Madeleine se pencha sur l’adolescent. Le visage d’Élisée resplendissait alors d’une beauté plus qu’humaine ; ses yeux grands ouverts révélaient à la fois l’épouvante et la félicité dont il venait de mourir. Deux soldats romains, fous de terreur, descendaient le Calvaire en courant et s’enfuyaient à Jérusalem. Ils s’arrêtèrent près de nous. Le plus jeune qui, en ce jour même, confessa le Verbe et bientôt mourut martyr aux côtés d’Étienne, nous fit comprendre qu’au moment où Élisée fut signalé par les sentinelles aux gardiens du tombeau, la pierre fermant le sépulcre s’était brisée avec un bruit de tonnerre ; lui et ses compagnons, terrassés par la foudre, avaient entrevu, sortant de la grotte, une figure blanche, rayonnante comme le soleil, dont les pieds ne touchaient point la terre, dont la majesté était formidable. Les grands cyprès dressés à la droite du tombeau s’étaient courbés comme sous une tempête, et le fantôme avait disparu.

« Marie-Madeleine tenait toujours, soulevée entre ses mains, la tête pâle d’Élisée. Elle le berçait doucement, tel qu’un enfant endormi. Puis, elle s’inclina, écarta les boucles de la chevelure et imprima sur le front du disciple mort un long baiser. Les saintes femmes recouvrirent des fleurs qu’elles portaient le petit-fils de David. Et nous reprîmes notre pèlerinage au sépulcre de Jésus. Le jour n’était pas encore levé ; l’air était parfumé par la senteur de roses et de lis invisibles ; de la tombe vide coulait un flot de lumière très pure qui, au delà des collines, des champs et des déserts, allait se perdre sur la Galilée. »

 

Saint Jean se tut alors. Le crépuscule jetait sur Éphèse, les montagnes et la mer ses voiles brodés de perles et de larmes. Les rossignols d’Ionie chantaient dans les buissons. Et le vieil Apôtre, immobile, les mains jointes, priait tout bas.

 

 

 

Émile GEBHART, Au son des cloches, 1898.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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