La dernière nuit de Judas
par
Émile GEBHART
JUDAS demeura longtemps immobile, dans le bois d’oliviers, à l’endroit même où il avait donné le baiser de mort à Jésus. Il suivit des yeux la troupe des sbires qui entraînaient le Fils de l’Homme à Jérusalem. À la lueur sanglante des lanternes et des torches, parmi les piques et les épées nues, le triste cortège, silencieux, à pas pressés, tel qu’une bande de voleurs de nuit, s’enfonça dans les profondeurs de la campagne et disparut. Alors Judas s’enveloppa tranquillement de son long manteau rouge, et, s’appuyant au tronc d’un olivier, la face tournée du côté de la ville, il attendit.
Il était plus de minuit. La lune baignait d’une lumière bleuâtre les champs arides, les remparts et les tours de la cité sainte. Une rumeur très grave montait, de plus en plus indistincte, vers la haute région du Temple. Des appels de hiboux se répondaient à travers le désert. Une énorme chauve-souris souffleta de son aile froide la joue de Judas. Il ramena sur son front un pan de son manteau.
Il attendait toujours. Tout à coup, il se tourna avec un frémissement de joie vers l’entrée du jardin, sortit de l’ombre et courut à la rencontre d’un homme qui semblait chercher quelqu’un dans les ténèbres de Gethsémani. C’était un vieux Juif, à la longue barbe blanche, courbé sur son bâton, le trésorier du Grand-Prêtre, qui s’avançait d’un pas timide. Il laissa Judas s’approcher et lui jeta une bourse de cuir, puis sans prononcer une seule parole, il s’éloigna plus vite qu’il n’était venu.
« On lancerait avec plus de douceur un os à quelque mauvais dogue », murmura Judas.
Il ramassa la bourse et sourit. Elle était lourde et tintait agréablement. Il courut hors du bois et l’ouvrit à la clarté pâle de la lune. Quand il vit scintiller l’argent, il fut comme ébloui. Mais il compta bientôt les pièces l’une après l’autre, les pesa dans le creux de sa main droite, étudia, très inquiet, l’une d’elles, où l’effigie impériale paraissait légèrement usée.
« C’est un Auguste, dit-il, un César mort. J’aime mieux les autres, les Tibères tout neufs.... Les prêtres ont tenu leur promesse. C’est bien. »
Il enfouit la bourse dans la ceinture de sa robe et s’achemina vers Jérusalem. Il se sentait léger, se croyait heureux. Il évoquait en sa mémoire, pour se rassurer, les séductions perfides de Caïphe, le soir du marché scélérat. N’avait-il pas livré le Prophète qui annonçait la ruine de la loi et méprisait Moïse, le faux roi d’Israël, le Messie menteur qui chassait les usuriers des portiques de Salomon et fermait aux riches le Royaume des cieux ? Mais lui, l’humble Iscariote, il venait de venger magnifiquement Dieu, David et Rome. Et, ce jour même, tandis que le soleil éclairerait le supplice de Jésus, le vrai peuple de Dieu, Lévites, Docteurs, Scribes, Pharisiens, et tous les amis de César, et Pilate, l’orgueilleux lieutenant de César, salueraient en lui l’artisan d’une œuvre très grande.
« Mon nom, songeait-il, vivra aussi longtemps que les noms de Jacob, de Daniel et d’Élie. »
*
* *
Il pénétra dans la ville muette et morne et, pensant qu’à cette heure Caïphe interrogeait Jésus, il prit le chemin du palais sacerdotal. De loin, il aperçut les fenêtres illuminées; sur les terrasses, le long des portiques, des ombres allaient et venaient; de la cour précédant le vestibule s’élevait un flamboiement rougeâtre. La rue était déserte. Un coq chanta.
« L’aurore est proche », dit Judas.
Il s’arrêta sur le seuil de la maison. Au milieu de la cour pétillait un grand feu. L’un des Douze, Pierre, assis sur un escabeau, se chauffait les mains, tout en conversant avec une jeune servante. Pierre semblait à la fois irrité et fort malheureux. Il parlait très haut et disait à la jeune fille :
« En vérité, je te le jure, non, je ne connais pas cet homme ! »
Le coq chanta de nouveau. La servante se retira. Pierre se replia sur lui-même et tomba dans une méditation douloureuse : il n’entendit pas Judas qui s’approchait du feu. Du prétoire de Caïphe sortait tantôt une clameur sourde, coupée de longs silences, tantôt l’éclat d’une voix hautaine et méchante, puis le murmure d’une parole grave et douce, qui faisait trembler et pleurer comme un enfant, près du foyer où il se croyait seul, le pêcheur de Galilée.
Alors le coq chanta pour la troisième fois.
Pierre tressaillit, jeta un cri d’horreur, releva la tête et se dressa debout. Et les deux apôtres, le renégat et le parricide, se regardèrent face à face.
Mais le front de Pierre parut si terrible, il porta si résolument la main à son épée, que Judas recula, tout frissonnant de peur, jusqu’à la porte du Grand-Prêtre.
Longtemps il erra autour du Temple, dont l’enceinte ne s’ouvrait qu’au lever du soleil. Il voulait choisir sur l’heure, dans les galeries extérieures de l’édifice, la place où il établirait son comptoir de marchand d’or. Les prêtres lui donneraient certainement un lieu favorable; et bientôt les belles monnaies de l’Égypte, de la Grèce, de l’Italie, de l’Asie ruisselleraient entre ses doigts. Il se rirait alors de tous ces vagabonds faméliques, amoureux de pénitence et de pauvreté, ses anciens compagnons de misère, les disciples de l’homme qui allait mourir. Déjà quelques Lévites faisaient tourner les grilles du Temple, sous les yeux d’un rabbin. Judas marcha vers eux du pas assuré de l’homme qui rentre en son logis, la figure riante, avec un salut familier de la main. Mais le prêtre fronça les sourcils, étendit le bras et lui barra la route :
« Arrête et va-t’en. La loi défend à tout être impur l’accès des parvis sacrés. Va-t’en. On t’a donné, cette nuit, le prix du sang, trente deniers d’argent : tu es payé de ta peine. Faut-il que je te chasse d’ici tel qu’un adultère, un idolâtre ou un meurtrier ? »
*
* *
Judas s’éloigna du Temple. Cette fois, il se dirigeait vers le tribunal de Pilate. Les Romains seraient pour lui plus doux que les prêtres, le protégeraient même contre la malice de la Synagogue. Quant à ces rabbins fanatiques, ils lui faisaient simplement pitié. Au fond du cœur, il le savait, la tribu de Lévi adorait toujours le veau d’or, comme au temps de Moïse. Quand ils verraient Iscariote, client du procurateur, couvert par la faveur de César, amasser de grandes richesses, entasser dans ses magasins les étoffes d’or et de soie, les ivoires, les orfèvreries, les parfums de l’Asie, pour les revendre chèrement à Rome, ils l’admireraient et le caresseraient et viendraient brûler chaque jour à ses pieds quelques grains d’encens dérobés à leur Jéhovah.
Et, content de son rêve d’orgueil et d’avarice, Judas, tout le long du chemin, répondit par des regards de défi à la curiosité méprisante des familiers de la Synagogue, Scribes ou Pharisiens, qui, de loin, le montraient du doigt et, de près, s’écartaient dédaigneusement de son ombre comme d’une souillure. Il hâta sa marche, attiré par le tumulte d’une grande foule et, brusquement, au détour d’une rue, se trouva en présence d’une scène effroyable.
La multitude déchaînée battait les murs du palais de Pilate : la lie de Jérusalem et de la Judée, voleurs, sicaires, courtisanes, parjures, faux-monnayeurs, les brigands descendus de leur montagne, les homicides et les infâmes sortis de leurs repaires. Tous, la face et les mains tendues vers le proconsul, les yeux ardents, ils hurlaient :
« Barrabas ! Barrabas ! rends-nous Barrabas ! »
Debout, au milieu d’une galerie aux lourdes colonnes de porphyre, entouré de ses officiers et des Princes des prêtres, Pilate, tête nue, drapé en sa toge blanche, jetait à la populace des paroles que Judas n’entendait point. Et, chaque fois que le maître romain ouvrait la bouche, les cris de l’horrible meute redoublaient :
« Barrabas ! Barrabas ! »
Judas se glissa parmi la foule. Des figures amies s’inclinèrent vers lui; il recueillit des félicitations d’assassins et des sourires de prostituées. Comme il atteignait les premiers rangs, sur le seuil même du palais, il se sentit soulevé par une tempête de colère : de mille poitrines jaillissait un cri nouveau, le cri tragique :
« Qu’il soit crucifié ! Qu’il soit crucifié ! »
Pilate, découragé et triste, rentra, suivi de son cortège, dans le prétoire. Un jeune centurion demeura, contemplant la foule, entre deux piliers de la galerie. Près de lui un vieux Docteur de la Loi, d’aspect très noble, déroulait fiévreusement et lisait avec une angoisse étrange le livre des grands Prophètes. La fureur du peuple s’apaisa par degrés : il sentait vaguement qu’une chose sinistre s’accomplissait dans l’intérieur de la maison. Tout à coup, le prêtre aperçut l’apôtre au manteau rouge : il dit quelques mots à l’oreille du centurion qui, à son tour, abaissa les yeux sur Iscariote, fit un geste de dégoût, et se retira précipitamment.
Alors la porte massive, revêtue de lames de bronze, s’ouvrit avec une lenteur solennelle. Pilate reparut à la colonnade de porphyre; un silence de mort s’établit dans la rue; à travers l’ombre trouble du vestibule, chancelant et soutenu par deux soldats, le front et les joues inondés de larmes de sang, couronné d’épines, un roseau à la main, un lambeau de pourpre noué sur la poitrine, Jésus marchait vers le peuple de Dieu.
La multitude étonnée, muette, voyait s’avancer la vision sanglante. Judas, éperdu, détourna son visage. Pilate se pencha en avant, et, de la main où brillait l’anneau dont il scellait les ordres de César, il montra le Nazaréen et dit d’une voix sonore :
« Voilà l’homme ! »
Et le cri terrible de la populace retentit encore une fois, plus âpre et plus impérieux :
« Qu’il soit crucifié ! Qu’il soit crucifié ! »
Quelques femmes éclatèrent en sanglots, tandis qu’un frénétique, embrassant la statue de Tibère, vociférait :
« Malheur à lui ! Malheur à Jérusalem ! Malheur à Dieu ! Malheur à moi ! »
Le centurion, précédant les gardes du proconsul, la pique en arrêt, rejeta violemment la foule à droite et à gauche, et fraya le passage à la procession funéraire. Et, comme Judas se dérobait parmi ses voisins, afin de ne point rencontrer le regard de Jésus, l’officier de Pilate lui frappa rudement l’épaule du pommeau de son épée :
« Es-tu venu pour insulter à la misère d’un Prophète juif, ou pour outrager par ta Présence la majesté de Rome ! Nos dieux ont horreur des traîtres. Va vite, très loin d’ici, chercher une solitude assez écartée pour y cacher ton ignominie ! »
*
* *
Judas se laissa entraîner par la foule qui se ruait autour de la garde romaine. Mais plusieurs de ces hommes qui, tout à l’heure, demandaient Barrabas, avaient deviné les paroles du centurion. Il surprit des murmures d’une inquiétante ironie et, prudemment, ralentit le pas, puis il se jeta dans une ruelle déserte.
« Suis-je donc pour tous un pestiféré ? » dit-il.
Il voulut alors rentrer à sa maison, afin d’y méditer en paix sur le présent et l’avenir. Mais il tomba dans un groupe de femmes et d’adolescents, dont les yeux lui firent peur. Il reconnut les jeunes garçons qui, trois jours auparavant, jonchaient de fleurs et de rameaux verts le sentier triomphal de Béthanie et chantaient :
« Hosannah ! Fils de David, aie pitié de nous ! Hosannah ! »
Il changea de route et se dirigea vers les remparts de la ville. Mais les enfants le suivaient en maudissant son nom. Il précipita sa retraite et les entendit courir derrière lui avec des huées et des mots sinistres. Il traversa la place d’un marché occupé par les paysans et les bergers venus ce matin-là des campagnes de Galilée.
« Judas ! Judas ! criaient les jeunes garçons.
– Judas ! répondirent les Galiléens. À mort ! À mort ! »
Il se mit à fuir sous une grêle de pierres, tête basse, ramassant les plis de son manteau, harcelé par les chiens, sentant qu’il perdait du terrain et qu’il allait périr d’une mort affreuse et que, d’abord, on lui arracherait les trente pièces d’argent. Brusquement, une porte de Jérusalem apparut grande ouverte. Il bondit sous la voûte, d’un élan désespéré. Les sentinelles romaines, croyant qu’une émeute courait vers le Golgotha pour reprendre à ses bourreaux le roi des Juifs, abaissèrent leurs lances vers le peuple et l’arrêtèrent.
Judas fuyait dans la lumière éblouissante de la campagne. Il fuyait par la plaine rocailleuse, par le lit des torrents, sur la crête nue des collines. Il fuyait au hasard, tantôt vers la montagne et tantôt vers la mer, vers Tibériade ou Samarie, vers Bethléem ou Sodome. Une seule pensée, une angoisse unique le possédait : il était perdu; lui, le fidèle de César et de Moïse, on le pourchassait comme une bête enragée; quel serait, pour ce jour, l’asile où s’abriterait sa terreur ? quelle serait, demain, la destinée de toute sa vie ?
Vers l’heure de midi, il s’assit à l’ombre d’une muraille de rochers; il fut surpris d’apercevoir, tout près de lui, après une si longue course, la figure menaçante de Jérusalem. Puis, au sommet d’une colline très proche de la ville, apparut la cavalerie romaine; plus loin, un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants en deuil ; enfin, une grande foule. C’était une scène étrange et confuse, qu’il regardait vaguement. Mais, par-dessus les piques et les casques des Romains, trois croix se dressèrent en même temps sur le bleu du ciel, et chacune d’elles portait un homme cloué aux mains et aux pieds. Judas reconnut alors le Calvaire; à la plus haute croix, la tête inclinée sous sa couronne d’épines, Jésus agonisait. Et, quand les cavaliers descendirent vers Jérusalem, le traître vit, aux pieds du Roi des Juifs, une femme seule, agenouillée, et, tout autour de la croix, les disciples et les enfants prosternés, le front dans la poussière.
Déjà il reprenait courage, car ce spectacle le consolait de bien des amertumes. Pilate le vengeait. Après tout, les Prophètes avaient enduré plus que lui les injures du peuple, la superbe des prêtres, la cruauté des princes. Quelques-uns avaient payé de leur sang le zèle de la cause de Dieu. Il allait sortir de Judée abreuvé d’outrages, mais vivant et la bourse bien garnie. Ce n’est pas lui qu’on scierait entre deux planches, comme on avait fait d’Isaïe. Et, tournant le dos à l’ingrate Synagogue, il cheminait déjà dans la direction de Joppé. Mais soudain un coup de vent terrible balaya le ciel, les collines et la vallée, le soleil pâlit et parut s’éteindre, une nuée noire s’abaissa sur Jérusalem; la foudre fendit le rocher à quelques pas d’Iscariote, tandis que 1à-bas, illuminées et glorifiées par la pourpre des éclairs, les trois croix semblaient grandir et se mouvoir formidablement, et les trois crucifiés, les bras étendus, les mains sanglantes et les yeux fixes, s’avançaient contre l’apostat.
Fou d’épouvante, Judas se coucha, la face à terre, enseveli sous son manteau.
*
* *
Il ne se releva qu’au soir. Une paix de sépulcre pesait alors sur toute la nature. Il n’osa plus regarder du côté du Calvaire. Le grand silence des choses l’inquiétait. Il voulut rencontrer quelqu’un, entendre le son d’une voix humaine, chercher sur un visage un rayon de pitié. Il redoutait la nuit, la nuit lugubre qui s’approchait. Il revint vers Jérusalem et s’assit au bord d’un sentier, accablé de lassitude.
Bientôt les étoiles étincelèrent au fond de l’azur et la lune versa sur la brume violette de la plaine un flot de lumière triste. Du côté de la ville résonna le bruit d’un bâton qui heurtait les pierres du chemin, puis une ombre apparut. L’homme marchait très vite, le dos courbé, comme s’il avait hâte de fuir devant une malédiction. Le bras qui tenait le bâton dessinait, dans la pâleur du désert, un grand geste de volonté douloureuse. Le voyageur passa en face de Judas et ne s’arrêta point.
« Ahasvérus ! cria l’apôtre, Ahasvérus ! »
L’homme ne répondit pas et marcha plus vite. Judas courut et le suivit en suppliant.
« Ahasvérus, laisse-moi t’accompagner ! Où tu iras, j’irai; où tu te reposeras, je me reposerai. Je serai ton serviteur, ton esclave, ton chien fidèle. Ne m’abandonne pas, tout seul, dans la nuit !
– Je vais trop loin, en Syrie, en Égypte, au fond de l’Asie, aux extrémités du monde; je vais à Rome. Je ne me reposerai jamais, je ne dormirai jamais plus. J’ai manqué de compassion à l’égard de Jésus et j’expierai, par un pèlerinage sans terme et sans espérance, ma dureté de cœur. Mais le sang de ce juste n’est point sur mon front. Et je t’avertis, Judas, que j’écraserai du pied toutes les vipères qui traverseront ma route ! »
Le marcheur s’enfonça dans les ténèbres. Judas vit s’évanouir l’ombre de l’éternel exilé; il prêta longtemps l’oreille au bruit décroissant du bâton ferré. Puis, timidement, il se rapprocha encore de Jérusalem. En dehors de l’enceinte, au fond d’un ravin, il connaissait quelques masures hantées par les misérables et les criminels. peut-être, dans une de ces ruines, trouverait-il un refuge et un ami jusqu’au lever du soleil.
*
* *
À travers les fentes d’une porte passait un filet de lumière. Il regarda et reconnut, accoudé près d’une lampe, le scélérat qui faisait trembler la Judée, le voleur que Pilate avait rendu à la populace, Barrabas. Il frappa. La porte s’ouvrit.
« Barrabas ! je suis brisé. J’ai froid, j’ai faim, j’ai peur. Laisse-moi dormir cette nuit sur la pierre de ton foyer ! »
Le bandit se tenait au seuil de sa maison. Il haussa les épaules, avec un rire sinistre.
« Tu veux donc déshonorer Barrabas ? Si je t’accepte comme hôte, demain, dans Jérusalem, mon peuple me lapidera. Non ! Écoute, Judas : moi, j’ai tué cinq ou six Juifs et deux chevaliers romains, j’ai volé des poignées d’or au temple dans les coffres sacrés du Grand-Prêtre; j’ai arraché une lame d’or à l’Arche d’alliance, qu’on ne peut toucher sans mourir; mais je n’ai jamais vendu de créature humaine et n’ai jamais fourni de victimes aux bourreaux. J’aimerais mieux t’étrangler que de te permettre de franchir ma porte. Si tu as sommeil, le Golgotha n’est pas loin d’ici : tu peux y dormir très paisiblement, la tête appuyée à la croix de ton Seigneur, et personne, cette nuit, pas même le Démon, n’osera t’y déranger ! »
Et Judas se traîna tantôt dans l’ombre des remparts, tantôt parmi les vignes et les oliviers. L’insolence de Barrabas était vraiment pour lui un coup trop rude. Jusqu’alors, le Dieu de Jésus l’avait frappé noblement : le Temple, Rome, les disciples, le peuple, et le Juif maudit qui cheminait dans la nuit, à la bonne heure; mais cet assassin qui le repoussait de sa maison ! l’outrage était trop cruel et l’arme trop vile.
Et sa haine du Nazaréen grandissait d’une façon monstrueuse. C’est à ce mort qu’il devait tant de hontes. Il se réjouissait de l’avoir trahi; il souriait affreusement au souvenir des supplices dont il avait été le témoin effaré. Il comptait les plaies de la flagellation, les soufflets des valets de Pilate, les épines de la couronne, les clous de la croix.
Puis, la pensée amère lui vint qu’un crucifié si précieux au monde avait été jeté pour un bien pauvre prix aux griffes de la Synagogue.
« Il valait au moins cent deniers, murmura-t-il : les Prêtres m’ont trompé bien méchamment. »
Il montra le poing au ciel ruisselant d’étoiles et, comme il se sentait brûlé par la fièvre et par la soif, il marcha vers un bouquet d’arbres qui, peut-être, ombrageaient quelque fontaine. Le vent pleurait doucement à travers la feuillée. Déjà Judas se sentait plus dispos. Tout à coup, il poussa un cri rauque, le cri du naufragé qui se noie, et s’abattit sur ses deux genoux, terrassé par un bras invisible. Il reconnaissait l’olivier sous lequel, l’autre nuit, suivi des sbires armés, il avait baisé au front le Fils de l’Homme.
Il s’échappa en rampant du jardin de Gethsémani; puis, trébuchant à chaque pas, il vagua dans la solitude. Il ne pensait plus à rien, n’espérait plus rien, souhaitait seulement de rencontrer Satan, l’archange déchu, afin de l’émouvoir par son immense détresse...
Au loin, deux palmiers étendaient leurs branches fines sur les rebords d’une citerne perdue dans la campagne. C’était le puits de Jacob, dont l’eau sainte avait été consacrée par une parole de Jésus. Mais Judas n’avait même plus la force de se dérober à ce grand souvenir. Il s’affaissa pesamment contre la margelle; et, comme à la chaîne du puits aucun sceau n’était attaché, il pencha sur le bord sa face brûlante, afin de respirer la fraîcheur de l’eau.
*
* *
Entre les deux palmiers glisse, fantôme léger, une toute jeune fille vêtue de blanc, voilée de blanc, toute frêle, qui, de son bras nu, soutient une amphore de terre posée sur l’épaule droite. Judas soulève son front livide et dit, d’une voix très faible :
« J’ai soif ! »
La jeune fille fait un mouvement d’effroi, comme à la vue d’une bête dangereuse.
« J’ai soif ! dit-il encore.
– Lui aussi, répond-elle, le Prophète que tu as livré, du haut de sa croix, a crié " J’ai soif ! " et les Romains lui ont tendu, au fer d’une lance, une éponge pleine de fiel. »
Elle descendit l’amphore au fond de la citerne et la retira toute débordante d’eau pure, dont les gouttes, en retombant, scintillaient comme des pierreries.
Judas se taisait. Il tremblait en présence de cette enfant. Il tendait vers l’eau fraîche ses lèvres arides.
Avec une grâce mélancolique, elle s’inclina vers lui :
« Tiens, dit-elle, pour l’amour de Jésus, prends et bois ! »
Et, quand il eut bu, elle replaça l’amphore sur son épaule et, toute blanche, s’en alla, d’un pas tranquille, sous la caresse des étoiles.
Alors, dans l’âme ténébreuse de Judas, entra comme une ondée de lumière. D’un coup d’œil rapide, il mesura toute son infamie et la profondeur de sa chute; et ce fut, pour sa conscience, un vertige mortel. La douceur de la jeune fille lui révélait le mystère auquel il n’avait jamais cru, et l’angoisse du sacrilège envahit son cœur.
« Quel est donc, dit-il, ce crucifié qui, par la main d’une enfant, a versé sur ma tête le baume de la miséricorde ? »
Il demeura très longtemps assis contre la margelle du puits de Jacob. Et la même pensée lui revenait sans cesse, et, loin d’y trouver une consolation, il en recevait une souffrance infinie. En face de lui, sur un monticule, se dressait un figuier desséché, et la parabole du Seigneur s’éveilla confusément en sa mémoire. Brusquement il courut à l’arbre, étendit à terre son manteau rouge, y jeta les trente pièces d’argent, puis, dénouant les bandelettes de son turban, il se pendit à la plus grosse branche du figuier stérile.
Sous les pieds de l’apôtre mort, le manteau semblait une large tache de sang. Un chacal vint y dormir jusqu’à l’aurore. Dès les premières blancheurs du matin, un grand vautour aux ailes fauves tournoyait, très haut dans le ciel, au-dessus de l’arbre funèbre.
Émile GEBHART, Au son des cloches, 1898.