Le jardin malade

 

(Extraits d’un journal)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Michel de GHELDERODE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Juin 1917. Ce que nous avons intensément désiré finit presque toujours par advenir une fois ; mais telle est l’insatisfaction perpétuelle du cœur que nous ne le reconnaissons pas, ou que ce qui advient ne paraît plus correspondre au rêve qu’on en fit. Qui m’aurait prédit, alors qu’enfant je parcourais les rues de ce quartier déshérité de ma ville – ce quartier délaissé des familles nobles ou de haute bourgeoisie qui le bâtirent et que la populace avait envahi en le dégradant – que j’entrerais un jour dans la vaste et barlongue maison à façade sombre, l’énigmatique maison vers quoi ma fiévreuse imagination revenait sans cesse ? C’était en ce temps, et c’est toujours, un hôtel privé, de fière allure, coincé parmi d’autres d’un même style classique français, – une austère façade dormante dont les cinq fenêtres semblaient condamnées sous leurs volets cadenassés, et dont l’entrée cochère ne s’ouvrait jamais, hostile et pesante comme l’entrée d’un tombeau. Cette patricienne demeure avait déjà cet aspect d’abandon, il y a plus de trente ans, quand je descendais quotidiennement la rue pour me rendre à l’école des Frères, toute proche ; et l’on imaginait mal qu’elle eût pu autrement être, tant était absolue l’expression hermétique des pierres noircies, ainsi qu’un visage vieux et patiné que les années ne modifieront plus. Pourtant, je ne parvenais pas à croire que ce décor ne cachait que le vide, que cet écran mort ne dissimulait aucune destinée. Je savais qu’il existe des êtres qui ne se montrent pas et prétendent vivre en dehors de la société, pour des raisons personnelles. Où pouvaient-ils se retirer mieux que dans une maison comme celle-ci ? Chaque jour, je forgeais une nouvelle hypothèse suivant mon humeur. Entre le maniaque millionnaire, collectionnant des livres interdits ou séquestrant une nièce plaintive, et la sénile actrice ruminant ses souvenirs glorieux ou broutant des bouquets fanés, il y avait place pour toutes espèces de personnages bizarres et séduisants, en raison même de leur mystère ou de leur singularité : le prince exilé, le faux-monnayeur, le général en disgrâce – que sais-je ? sans compter les mille autres sortis de mes lectures romanesques. L’hiver, par les jours sombres et à l’heure où les réverbères s’allument, mon imagination se faisait plus dramatique et me suggérait que cette maison était celle du crime, d’un crime oublié mais qui, à l’époque, avait dû laisser la foule frémissante. Tant d’horreur m’emplissait d’aise et, pour fortune, je n’eusse osé franchir le seuil de cet hôtel que devaient garder de menaçants ou mélancoliques fantômes, embusqués dans les ténèbres. À présent, je vais franchir ce seuil enchanté, car me voici locataire du bas de l’immeuble. J’ai loué ces lieux sans même les visiter, comme on achète un souvenir. Un enfant n’agirait pas autrement. Mais ai-je jamais cessé de rêver, et les ans qui s’accumulent sur mes épaules m’ont-ils appris autre chose qu’à m’enfoncer plus obstinément dans mes rêves ?...

Ma rencontre avec le propriétaire mérite d’être contée. Le bonhomme n’habitait pas loin. Je le découvris dans une cuisine crasseuse. C’est un septuagénaire méfiant, dont l’obséquiosité annonçait l’ancien domestique qui avait dû hériter de l’hôtel, ou le racheter naguère. Apprenant que je désirais louer le rez-de-chaussée, il me considéra narquoisement, son œil d’oiseau brillant de curiosité. Et l’interrogatoire commença :

– Comment saviez-vous qu’il y avait quelque chose à louer ?...

J’avais pu le déchiffrer sur des lambeaux d’affichette collés à la porte. Le vieillard soupira :

– Vous êtes bien le premier, depuis... Il parut remonter le cours du Temps... depuis le décès du dernier baron de Ruescas, que j’ai servi. Et sans transition : Vous voulez y installer un dépôt de marchandises ?... Ça ne peut servir à rien d’autre, dans l’état...

Lui ayant naïvement avoué que j’y comptais loger, le bonhomme sembla prendre peur, et je crus qu’il allait me bouter dehors. Il se retint et me considéra avec pitié. Doucement, comme on parle à quelqu’un qu’il ne faut pas contrarier de front, il me fit une description des lieux, sans doute pour me décourager :

– C’est une caserne... Une seule pièce habitable sur les sept. Il y fait malsain. Impossible à chauffer. Aucune femme n’acceptera d’entretenir ces locaux... En aucun cas, je ne fais de réparations. Le plafond peut vous tomber sur la tête, le plancher s’effondrer... À vos risques... Enfin, l’immeuble est en voie d’expropriation, comme tout ce quartier... Quant au jardin...

J’interrompis les lamentations du bonhomme :

– Précisément, je sais qu’il existe d’immenses jardins, des arbres, derrière ces immeubles. C’est cela qui m’attire chez vous.

Le vieillard se décontenança :

– Évidemment, le jardin ; très grand, profond. Malsain aussi comme le reste, impraticable...

Désireux d’en finir, je répliquai :

– Tout m’est égal. C’est pour mon chien !...

Le vieillard hochait le chef, déconcerté :

– Il y a un chien ? Un grand ? Gardien ? Si c’est pour le chien...

Bien qu’inepte, mon dernier argument avait produit son effet. Sans doute le propriétaire aimait-il que sa baraque reçût une surveillance ? Il me confia que l’étage était occupé par une dame respectable que je ne verrais jamais, mais qui gagnait parfois peur dans sa solitude. M’ayant conté cela parmi d’autres radotages, il accepta les arrhes et me remit des clefs, tout un lot, dont la plupart n’ouvraient plus de portes, et que sa conscience l’obligeait de me donner. Le loyer est modique ! Le bonhomme n’est pas avare, comme c’eût été normal ; il est méfiant et craintif. Il a dû me prendre pour un original, un fou peut-être...

Je suis heureux, enrichi de clefs, maître d’un domaine, rue des Dames Anglaises. Cette rue est restée belle dans sa déchéance, bien qu’assez peuplée ; mais au soir, elle devient taciturne, et ses jardins la purifient. Ainsi j’habiterai un coin provincial et suranné, en pleine ville actuelle. Et puis, seul sans l’être, car je jouis de l’amitié d’un chien – quel chien ! Un personnage, dont je regrette de n’avoir pas demandé l’avis. L’endroit sera-t-il à son goût ? C’est mon souci, bien que je ne doute pas qu’il s’en accommode. Mylord – c’est son nom – a grand air, un air de lord précisément, avec sa perruque noire et ses moustaches tombantes. L’hôtel a le même grand air, malgré son délabrement. Mylord dédaigne les contingences. Flegmatique, abstrait, laconique aussi et certainement racé, il ne discute pas, il accepte ou refuse, laissant aux chiens ordinaires les simagrées sentimentales et les nuances. Je l’ai dit, ce caniche est un personnage. Le plus simple sera que je lui annonce la nouvelle comme elle doit l’être, sans précautions oratoires : « Mylord, apprenez que nous occuperons désormais l’hôtel de Ruescas... »

 

 

15 juin. Mon installation est faite, depuis peu. Ce nous fut assez facile, car je ne traîne dans la vie qu’un minimum d’objets : un divan pour le sommeil, un fauteuil, une petite table, le plus important de mon bagage étant constitué par le superflu – des livres et une collection d’estampes. Mon chien paraît satisfait. Je le puis être aussi, enseveli dans cet énorme cube de silence et d’ombre qu’est l’hôtel, où rien ne rappelle le monde extérieur, le siècle. On n’y trouve pas la lumière électrique, cette lumière morte, immobile et impudique : rien ne m’agrée tant que le feu des cires. Je disais que l’installation fut facile ? Oui mais, si mon corps s’y trouve chez soi, mon esprit en est toujours au seuil, plein de méfiance, guettant l’heure où il pourra se confier à cette inquiétante demeure. Mylord doit connaître un état identique, apparemment adapté aux lieux, mais vivant en perpétuelle alerte, l’oeil mi-clos, les narines flaireuses. Nous n’en laissons rien paraître, nous comprenant. La sagesse est d’attendre, de laisser agir l’impondérable : ou bien la maison nous asservira à ses lois mystérieuses, ou bien c’est nous – car nous sommes deux, je le répète – qui lui imposerons notre style. Je note encore qu’elle a paru se défendre contre les intrus que nous sommes, et qu’il faudra longtemps sans doute pour qu’elle se livre. Il y eut la tragédie des clefs, aux premiers jours, et des serrures qui refusaient de jouer. Certaines portes n’ouvriront pas ou se laisseront enfoncer. À cet âge et ayant reçu un tel nombre d’années, une maison ne se réadapte plus ; on ne peut logiquement que la démolir. Aussi, je me désintéresse des chambres et salles obscures qui composent mon appartement, pour vivre dans la seule qui soit claire, ouverte largement sur le jardin – la seule praticable comme m’annonçait le propriétaire. Les autres sont des réserves de ténèbres. Quant aux caves et souterrains, je n’y descendrai jamais : c’est le monde inférieur – que j’appréhende.

L’entrée est impressionnante, d’un grand effet. On s’attend à voir surgir quelque serviteur chenu, évidemment sourd et affublé d’une défroque de cérémonie. C’est un large vestibule de marbre avec, au bout, une porte forgée donnant sur les jardins qu’on devine à travers les vitrages ; à gauche, s’ouvre un hall où s’amorce un massif escalier de chêne, vers l’étage ; suspendus aux murs, d’innombrables panneaux obituaires relatent les fastes mortuaires de la famille de Ruescas, et ces héraldiques remembrances égayent les murs blafards de ce vestibule – paradoxalement – comme des images coloriées, avec leurs animaux fabuleux, leurs emblèmes chimériques. J’ai remarqué dès l’abord que ce vestibule et l’escalier étaient l’objet de certain entretien, alors que je croyais devoir enjamber des gravats et me dépêtrer dans des toiles d’araignées. Qui nettoie les lieux ? Je n’ai pas à m’en soucier. Il y a encore les portes nombreuses, et leur gémissement particulier. Quand on les heurte, elles rendent une creuse résonance de cercueil.

Ma chambre a dû servir de salon, située au sud et recevant le jour par trois hautes fenêtres. La porte double ouvre sur le perron d’où l’on descend au jardin par des marches descellées. Le plafond est sculpté d’angelets et de guirlandes, dans un stuc grisâtre. Les cloisons conservent leurs tapisseries du temps, adorablement éteintes, et la cheminée de style Louis XVI donne un ton à l’ensemble, bien que branlante et couverte d’une crasse épaisse. Le parquet paraît d’ébène. Tout cela est d’un délabrement complet, mais tient encore, et si cet intérieur impose l’idée de la déchéance, celle de la ruine reste absente. Les portes ont conservé leurs miroirs emprisonnés dans un quadrillage de bois dédoré. Ces miroirs brumeux captent la lumière et font régner dans la chambre un éclairage second et de nature spectrale, qui m’enchante le regard. J’oubliais le lustre, abandonné par les anciens locataires, ou plutôt un squelette de lustre, comme des racines de bronze, auquel s’effilochent quelques larmes de cristal.

Surtout il y a le jardin, qui fait mon ravissement et mon inquiétude. J’en oublie la maison. Ce jardin, comme un fragment de forêt vierge enclot d’épaisses murailles, il m’hypnotise ; je passe des heures à le regarder, sans penser à y mettre le pied, sans le comprendre. Il ne se laisse pas deviner, se montre impénétrable. C’est une brousse – le printemps donnant tous ses feux déjà – que couronnent des arbres, châtaigniers et tilleuls, et qui paraît baigner dans une pénombre éternelle. Tel est l’abandon de ce terrain déclive qui se relève vers le fond, à plus de soixante mètres du perron, qu’on se trouve devant un mur végétal, où se devinent des pistes, à la place des chemins disparus. Ce paysage m’a paru féroce et répudiant l’homme.

Le spectacle de cette végétation devenue monstrueuse avec l’âge n’est pas sans induire au malaise, même à la crainte, non pour ce qu’elle doit contenir de vie animale, mais pour ce qu’elle exprime de force inéluctable. Les lierres, les glycines, les vignes vierges se livrent un combat de poulpes, étouffant les arbustes et bousculant les murailles. Ce malaise – voire cette peur – ne vient pas d’imaginer que la végétation pourrait, saisie d’un prurit, déborder du jardin et envahir comme une lame de fond la maison et les chambres – son anormale luxuriance restant arrêtée à quelque distance de mes fenêtres par un pavement bordé d’une rampe basse mais suffisante pour démarquer la limite d’une cour ; mon malaise naît plutôt de la pensée que cette masse verdâtre peut et doit nécessairement celer le mystère. C’est une zone interdite – je le sens – et de même que certains visages restent fermés, ce jardin se veut hostile, se garde seul. Il ne se défend pas qu’avec les mailles des branchages et les faisceaux d’épines ; c’est pire, il se défend par son expression, oui, c’est le terme ; il semble malade, et malgré l’air circulant largement dans ce quartier et le soleil généreusement distribué, ce qui le compose reste sans éclat, blafard, si tant est que des végétations épanouies jusqu’au paroxysme puissent paraître dépérissantes. Non, le jardin n’est pas anarchiquement rendu à lui-même, par l’oubli des hommes ; il a une mauvaise fièvre, ou mieux, il délire – cela même...

Les murailles sont malades aussi, chavirantes ; elles sinuent dans le quartier comme des fortifications, flanquées de contreforts, avec les plaies rouges de la brique à nu. Je sais que les couvents s’étaient rassemblés dans cette région, autrefois ; les jardins qu’on découvre partout, les enceintes qui courent folles et se perdent sont des vestiges de propriétés conventuelles. Il fait tranquille dans ce vaste espace d’ores effacé et loti sur les plans des urbanistes – comme on les nomme – ces destructeurs de villes vieilles. Les immeubles qui épaulent ma maison semblent inhabités, et leurs jardins ont la dimension et l’insubordination du mien. Assez loin, j’entends parfois la clameur des gosses d’une école, et loin, le tintement d’une forge. Il y a aussi quelque part un coq au chant superbe, qui claironne dès l’aube.

Je croyais que mon chien allait se lancer dans les herbes fauves ; n’était-ce pas son domaine, bien propre à occuper toute une existence de chien ? Nullement ! Mylord a considéré le tout du perron, puis est descendu, la truffe bougeuse et très circonspect. Il a daigné se rendre à petits pas jusqu’à la balustrade, est revenu, est retourné, est revenu pour de bon – déçu ou dégoûté, je ne saurai jamais. Depuis et jusqu’à ce jour où j’écris, il n’a pas été plus loin que la cour, se contentant d’examiner le jardin de haut et de loin. Évidemment, ça grouille et c’est tentant ; mais Mylord sait attendre et dissimuler ses sentiments ordinaires. Ou s’il ne joue pas la comédie, n’éprouve-t-il pas comme moi et mieux que moi qui ne suis qu’un homme, l’étrangeté de cet enclos ? Que flaire-t-il sans répit ; que sent-il que je ne sens pas ? À longueur de journée, il reste couché sur le perron et comme aux aguets, un œil qui dort, l’autre veillant...

Ce qui peut inquiéter un chien ou un humain perceptifs ne doit pas nécessairement être d’ordre extranaturel. Une certaine perfection ou dépravation des sens permet d’identifier ce que le commun ne surprend pas : les bruits secrets, les odeurs cachottières. Je sais ce qui préoccupe mon compagnon. La nuit, la maison craque – et l’on s’y habitue. Les odeurs restent moins définissables. La maison a les siennes propres, toutes les nuances du moisi ; elle est malade aussi – la maison – et bien qu’encore robuste, se décompose un peu, de même que des vieillards anticipant sur un trépas qui tarde. Mais il m’a semblé qu’à certains jours, elle sentait plus fort, comme si son état s’aggravait par suite d’une variation climatique. Relents d’infirmerie ? Je ne suis pas loin de croire que cet affligeant remugle provient du jardin ; c’est lui qui émet cette puanteur, et je ne veux l’avouer. Est-ce le jardin qui se décompose lentement, avec les saisons ? Il doit exister quelque lazaret dans les environs, j’en ai la conviction. Le jardin, c’est de l’humus, ne pouvant exprimer que le végétal pourrissant. Seulement, au crépuscule, je remarque de furtives phosphorescences dans les taillis, à ras des herbes, qu’on ne voit qu’au moment où elles s’abolissent...

 

 

Fin juin... Tenir un journal manuscrit, comme je fais, est une vanité parmi tant d’autres, l’action d’un maniaque que j’accepte qu’on me croie. Je me suis librement imposé cette servitude, par un souci d’ordre et sachant que les menus faits que j’inscris ne m’intéresseront plus quand je les relirai plus tard. Qu’importe ! les habitudes, les manies aident à vivre... S’il se passait dans mes jours et mes nuits des évènements marquants, je n’en écrirais rien jamais, je ne les confesserais pas. Voici une quinzaine de jours que j’habite l’hôtel de Ruescas. Je ne suis ni particulièrement satisfait ni insatisfait non plus ; je me sens tranquille, et c’est beaucoup : tant de murailles, tant de vide me séparent de la ville, des contemporains ! Lorsqu’il me faut sortir, je reviens presque empoisonné par l’essence des moteurs. Et bien que je n’inhale chez moi aucun parfum floral, ni même aucune senteur naturelle, je respire librement, habitué aux exhalaisons pharmaceutiques de la maison et du jardin. Je m’acclimate, le chien non. Il reste sur le qui-vive. Son esprit travaille. Il a de quoi rendre perplexe, ce jardin léthargique où se produisent des mouvements inopinés. Mais la curiosité de Mylord n’a d’égale que sa prudence ; il n’a toujours pas dépassé la cour pavée. Souvent, j’y trouve des musaraignes tuées. Ce n’est pas l’œuvre de mon chien, qui dédaigne si petite engeance. Mylord laisse vivre en paix toute bête qui ne le provoque pas, je l’ai constaté : s’il est parfois aventureux, il n’aime pas la chasse et semble dire : « Je suis décoratif, que voulez-vous de plus ?... » Pourtant, je le sais dangereux à ses heures, mais, dans ses colères, il m’a paru toujours rester en dedans de ses moyens. Il me défendrait dans le danger, certes, et ses canines s’annoncent redoutables. Et que fait-il au long de ses journées, sinon monter la garde ? Je note encore l’absence d’oiseaux. Il en existe pourtant, que j’entends dans les environs ; seulement leurs cris ont une résonance d’alarme. Se méfient-ils du chien, la meilleure bête du monde ? J’ai trouvé des oiseaux tués, à mon seuil, dans les herbages. Est-ce bien le jardin qui les fait périr ?

Bien des questions restent sans réponse à ceux qui ne savent pas attendre. Déjà, je sais qui entretient le trottoir, le vestibule et l’escalier : le propriétaire ! Veut-il plaire à quelqu’un ? Pas à moi, bien sûr !... Je l’ai surpris, un samedi matin, affublé de sabots et d’un tablier. Il manie brosses et seaux, sans bruit et comme honteux. L’ancien domestique nourrit-il la nostalgie du temps où il servait dans cette maison, devenue sienne ? Je ne l’ai pas trouvé ridicule. Chacun fait ici-bas ce qu’il aime faire. Le bonhomme est toujours aussi humble et craintif. Je l’ai salué sans paraître m’intéresser à son manège. J’aurais pu lui poser des questions ; je n’en pose jamais – c’est la bonne manière d’apprendre une fois ce que l’on veut savoir...

Saurai-je un jour qui est la dame respectable occupant l’étage ? Je ne l’ai pas encore rencontrée. Cependant, il y a des rideaux de dentelle aux fenêtres, et parfois, j’ai surpris les indices d’une présence, mais d’une présence fantomatique. Ce doit être une personne d’âge dont les os sont devenus légers, et très matineuse, qui ne sort du logis qu’à l’aurore. J’ai pu m’imaginer parfois qu’on parlait au-dessus de moi, et même qu’une voix, dont on ne pouvait reconnaître si elle était d’un vieillard ou d’un enfant, émettait une sorte de plainte perpétuelle, une litanie. Peut-être est-ce la vieille maison qui divague, au long de ses nuits séniles ?... Jamais la cloche du vestibule n’a retenti. Fonctionne-t-elle ? Il ne vient pas de visiteurs, il n’en viendra pas. C’est un des éléments de ma tranquillité, sinon de mon bonheur.

 

 

2 juillet. Cette nuit a été marquée par un effroi sous l’empire duquel je me trouve encore. La soirée avait été chaude et belle, toutes les étoiles allumées très haut ; mais l’heure avançant, un brouillard était monté du sol, une fumée laiteuse qui couvrait le jardin et ne dépassait pas la hauteur des murs, laissant visibles et les astres et les arbres. Cette brume portait en soi les relents déjà sentis ; la jugeant malsaine, je fermai les fenêtres et la porte. Couché sur mon divan, j’entrepris une lecture plutôt destinée à m’endormir qu’à me distraire, à la lueur de la bougie, tandis que Mylord restait assis dans le fauteuil, contre la fenêtre, regardant dehors, obstinément, bien qu’il n’y eût rien d’autre à voir que les feux follets sur l’écran du brouillard. Je dus m’endormir. Des abois furieux m’arrachèrent au sommeil, au moment que la bougie, achevant de brûler, faisait éclater la bobèche. Mylord sautait sur moi, puis bondissait vers les fenêtres, et la chambre répercutait ses abois, le vacarme de dix chiens dans les ténèbres. C’est alors que l’effroi me glaça. On me regardait du dehors, contre la vitre ; quelqu’un regardait, indifférent à la colère du chien, et dont je ne voyais que les yeux terribles, hypnotiques : deux prunelles fascinatrices qui me parurent d’un démon, qui ne pouvaient appartenir qu’au Démon. J’ai crié des mots conjuratoires, car comment se défendre contre cela ?... Alors les yeux se sont éteints, d’un coup. Le chien s’est tu, mais il est resté en position d’attaque, jusqu’à l’aube, grondant intérieurement. L’effroi est peu à peu sorti de mon corps, en une sudation froide. Que serait-il arrivé si j’avais laissé ouverte la porte ? Elles sont vieilles comme le monde, ces histoires de vampires qui se couchent sur vous et sucent votre sang ! On n’y croit plus, évidemment. Moi non plus, néanmoins, je fermerai désormais soigneusement les fenêtres et les portes, je collerai du papier sur les vitres. Ne serait-ce pas prudent aussi d’avoir quelque secours à portée de main, de l’eau bénite par exemple, pas moins nécessaire qu’une arme à feu – car nous serions bien naïfs de croire que nos pires ennemis n’appartiennent qu’à l’espèce humaine, ne sont que contemporains, et que leurs agissements doivent être nécessairement visibles ou prévisibles !...

 

 

7 juillet. La dame respectable, je l’ai enfin rencontrée. Elle m’évitait, intentionnellement, et je ne savais d’elle que le froissement d’une fuite, le coup de vent d’un saut en arrière. Elle a raison d’agir ainsi ; tout visage nouveau porte en soi son énigme ; toute connaissance nouvelle implique son risque. Ce matin, comme je sortais très tôt, la porte d’entrée tourna : c’était la dame qui revenait de la messe, son livre tenu contre elle. La rencontre s’imposait. Reculée vers le mur, la dame m’a fait face, comme offusquée par la circonstance. Je l’ai saluée cérémonieusement, en me nommant. Elle a répondu par un signe de tête. Je n’ai rien saisi des quelques paroles que ses lèvres ont laissé tomber, à distance. Puis la dame a glissé vers l’escalier, rigide et souple, comme désincarnée dans ses vêtements gris. Elle portait sur la tête une espèce de faille qui lui donnait l’apparence d’une religieuse en vêtements laïcs ou d’une infirmière. Quelle image me laisse-t-elle ? Grande et maigre ; et quel âge ? trente ou soixante ans ? Je retiens surtout ce visage où rien ne se déchiffre ; les lèvres minces et volontairement scellées ; ces yeux verts et bougeurs, ce regard oblique, caché sous un embu, qui vous détaille de façon inquisitoriale. Respectable, cette dame ; j’écris « dame » et non « femme », l’idée ne pouvant venir que je me sois trouvé devant une femme. Je pressens que nos relations ne seront jamais que salutations dans un vestibule. La dame est à sa place dans cet hôtel, hors du siècle, comme je trouve bon d’être aussi. Peut-être m’a-t-elle favorablement jugé, me trouvant inactuel à souhait ?... Il me revient enfin que la créature transportait sur elle l’odeur de la maison, qu’elle était atteinte de moisissure ou est-ce son haleine ? Comme la maison dont elle a la couleur grise, recèle-t-elle ce parfum récurrent, cette bouffée de néant ? Pour tout dire, elle m’a fait une impression macabre. Pourtant, rien ne m’indique que cette créature soit néfaste ou que rayonnent de sa personne les vibrions du Malheur.

 

 

 

13 juillet. Une autre découverte que je dois à mon chien. Depuis la mauvaise nuit du 3, Mylord a redoublé de vigilance. Ce midi, branle-bas de combat. Mon chien a retrouvé sa voix, tout à coup, sa voix bronzée la plus éclatante ; il aboie magnifiquement, le souffle inépuisable ; il saute à merveille et ses bonds répétés ne le laissent pas haletant. Tant mieux, il s’empâtait. C’est mon chien rajeuni, son flair et ses instincts renouvelés, à cause du jardin. J’écrivais : ce midi, branle-bas... Qu’avait-il enfin surpris ? Rien, personne ; mais il ne cessait de sauter vers le mur de gauche, rebondissant comme un mâle danseur avant quelque bataille. Alors, j’ai vu difficilement, ce que le chien avait aperçu déjà : l’ennemi ! Un chat juché sur les tuiles faîtières, impassible, qui ne quittait pas du regard son assaillant, et parfois reculait imperceptiblement. La guerre était déclarée, le chien connaissant enfin l’ennemi, le tueur d’oiseaux, l’auteur des craquements mystérieux du jardin. Le chat pouvait s’assurer que l’accès de la maison et de la cour – tout au moins – lui restait désormais interdit. Il évaluait la distance qui le séparait utilement de l’agresseur et ne reculait que par nécessité, se tenant pour maître de la situation. Il me regardait et regardait le chien, établissant les rapports qui liaient l’homme et sa bête. Je n’encourageais ni ne rabrouais Mylord ; je le laissais agir, et je me serais secrètement réjoui de lui voir croquer la nuque du félin, non que les chats me soient antipathiques, mais celui-ci me faisait horreur. Il était d’une taille extraordinaire, le poil rare, et comme atteint d’une lèpre qui donnait à sa peau les tous morbides, roux, bruns, crémeux des murailles avec lesquelles – mimétiquement – il se confondait. Évidemment, pareil jardin ne pouvait donner asile qu’à semblables animaux, retournés à l’état sauvage. Toutefois, l’horreur que j’éprouvais à sa vue ne venait pas de sa condition physique, les croûtes et purulences m’inclinaient plutôt à la pitié ; ce sentiment venait de l’expression diabolique de la tête, une tête plate, presque d’un serpent, trouée de prunelles sanguinolentes, par instants dilatées, puis s’éteignant dans une sanie blanche. Je savais maintenant qui était le visiteur de la nuit du 3, le présumé vampire : ce chat, incarnation de la cruauté – que dis-je ? – incarnation du Mal ! Je ne me trompais pas, ni mon chien : mais le monstre – je ne le puis autrement appeler – comprenait que ses desseins étaient désormais traversés. Je lui laissais le jardin, monstrueux aussi et malade comme lui, dont il ne franchirait pas la limite. Excédé par les abois, le chat s’en allait, roulant ses hanches à la façon du voyou et se retournant parfois, provocant et plein de menaces inexprimées. Mylord triomphait, la prunelle glorieuse, la gueule humide. Subitement inspiré, j’ai baptisé cet apparu avec lequel je pressentais qu’il me faudrait compter ; je l’ai nommé Tétanos...

 

 

17 juillet. Que l’homme s’habitue à tout – au pire – je n’en doute pas ; on a vu des gens vivre près d’un cadavre en décomposition. Le jardin est à sa manière un cadavre, auquel je me suis habitué. Je m’habitue au chat, un cadavre encore, malgré que son apparition ne manque jamais de me saisir. Il fait partie du paysage, dont il est digne et dont il semble un élément. À sa vue, Mylord lance bien sa fanfare de gueule, mais c’est tout – le chien et le chat restant sur leurs positions. Apparemment, je n’intéresse pas Tétanos ; son dédain pour moi et mon chien doit être incommensurable. Il ne me voit et ne me veut voir. Souvent, il contemple l’étage, longuement. Par contre, je ne cesse d’étudier cette affreuse bête pellagreuse, qu’on dirait cousue dans une peau gluante, avec, sur l’échine seulement, une crête de poils hérissés. Elle inspire l’horreur, autant par son expression cruelle que par son aspect de ruine animale ; l’horreur qu’on doit éprouver en avançant dans une jungle où errent des bêtes survivant à la préhistoire. Ce chat me paraît venimeux. Il possède une tête de mort, plastiquement ; sans oreilles, son crâne comme écorché, la denture découverte. Il semble une chose qui vient d’être déterrée, et n’a-t-il pas gardé la couleur de la terre ? L’idée m’est bien venue de le tuer, encore que je me sente incapable de tirer sur une bête, même dangereuse ; mais il est certain que ce chat ne saurait périr de façon ordinaire, et que mieux vaut vivre en une méfiante paix avec ce monstre dont je ne puis connaître que l’apparence. En vérité, ce qui habite cette peau, je préfère n’y pas songer !...

 

 

24 juillet. Je remarque que Tétanos ne vient pas tous les jours, comme il m’avait paru ; il ne vient qu’à certains jours, pour des motifs que j’ignore. Posté sur le mur, il observe l’intérieur du jardin, la masse impénétrable, où seul il peut plonger. Sa manière d’apparaître et de disparaître demeure une énigme. Il peut à volonté et par sortilège devenir de vieille brique ou prendre la couleur des feuilles roussies. Ou suis-je victime d’illusions d’optique ? Que ce chat soit ensorcelé, voire sorcier, je n’en doute guère. Mais j’en arrive à me demander si le jardin n’est pas un terrain maudit ? Cela existe, des lieux sur quoi pèse une ancestrale malédiction. Pourtant, le quartier n’était que religieux domaines, et si j’en crois un de mes amis – un archiviste à qui j’en écrivis – l’immeuble que j’habite a dû être bâti sur l’ancien cimetière des Carmes déchaux, entre le mur d’enceinte et la rue : une terre bénite par conséquent. Mais ne sait-on qu’avant les décrets de Joseph II – et même après – les pères acceptaient d’inhumer clandestinement, contre argent, des corps de réprouvés, hérétiques ou excommuniés

 

 

27 juillet. Matinalement, j’ai revu la dame respectable, que j’appelle la dame en gris. Du cérémonial. La dame s’est collée au mur du couloir, regardant mon chien dans la crainte d’être mordue. Mylord, qui était de bonne humeur, inspectait la nature avec intérêt.

– Ne le redoutez pas, madame, c’est un chien éduqué ; je ne lui connais qu’un ennemi, le chat...

Sur quoi la dame a paru frissonner ; sa voix m’est parvenue :

– Oh ! le chat ?... Oui !...

L’horreur que je ressentis, je l’ai relue sur le visage pourtant impassible de la créature, mais ce ne fut qu’un éclair. Et la dame en gris a daigné sourire à l’adresse du caniche, esquissant même le geste de caresser, de loin...

 

 

30 juillet. L’été avance, implacable. La végétation déferle. L’Éden après la faute a dû devenir, comme ce jardin, un domaine corrompu et livré au seul Démon ; un lieu extravagant, comme le Démon les aime, ou très aride ou d’une furieuse luxuriance. Quelles herbes, connues des nécromants, fait naître cet humus, et pourquoi cette végétation reste-t-elle moite et suante, comme si la sève ne circulait pas en ses réseaux, mais bien la charnelle putréfaction qu’elle pompe dans ce terroir funéraire ? J’imagine que les racines traversent des cages thoraciques ; je songe, non sans perversité mentale, à tout ce que le sol peut contenir qu’on ne déblaya jamais. Vais-je rester hanté par ce cimetière ? Tout m’y ramène : cette odeur d’iodoforme induisant l’esprit à funèbres pensers et exprimée de tout : des pierres, des plantes, de moi-même ; les phosphorescences nocturnes ; ces plaintes, ces complaintes, comme si l’on officiait quelque part, au plus profond de la nuit. Il s’en faudra de peu ou je m’hallucinerai. Hier au soir déjà, j’ai vécu une brève alarme. Le crépuscule venait ; il faisait bleu sombre. Je me tenais sur le perron, mon chien près de moi. Un remous s’est produit dans la végétation. Mylord a grogné, puis s’est élancé vers quoi ? Je ne pourrais dire. Une courte forme a surgi de la végétation, et, claudicante, s’est enfuie vers le bâtiment, avalée par le couloir. Nous nous sommes précipités, le chien et moi, car nous étions deux à subir l’hallucination. Rien ! Mais cette forme ? J’avais discerné un capuchon, une mante, oui, une sorte de moine de petite taille. Cela venait du jardin, du cimetière donc... Et s’en fut où ? La grande porte du couloir était verrouillée. Dans la muraille, il existe bien une issue de service, qui paraît donner sur les souterrains, ou ailleurs, je l’ignore ; mais si rapide fut notre bond que cette porte n’aurait pu être ouverte et refermée dans cet instant. Alors ? À dire vrai, cet incident m’amuse autant qu’il m’inquiète. Je ne redoute pas les morts, pas tous les morts et, comme me l’enseignait ma mère, je crois qu’il faut redouter avant tout les vivants...

 

 

1er août. Je rêve beaucoup. N’ai-je pas cultivé l’art de dormir éveillé, debout et les yeux ouverts, de sorte que je ne suis presque jamais de plain-pied dans la réalité ? Ce n’est plus Tétanos qui m’occupe ; je le laisse à ses murs qu’il ne quittera pas. La pensée que ce chat fantasmagorique pouvait être le descendant dégénéré de quelque dragon enchaîné par l’effroi gothique dans un portail ou un vitrail détruits m’agrée beaucoup, et je n’eusse pas été peu fier de vivre dans un cimetière désaffecté gardé par une guivre. Ceux qui m’ont connu savent que j’apprécie tout ce qui s’éclaire par le sourire de la Folie. Non, Tétanos n’est qu’un figurant que j’abandonne à la vigilance du caniche. Je songe au petit moine crépusculaire, en rupture de sépulcre, et que je n’ai pu rejoindre, pour cause... Ce qui m’occupe, c’est l’étroite porte que j’hésite à ouvrir et qui, je présume, mène aux caves, aux souterrains plutôt, des sous-sols très anciens, antérieurs à la bâtisse actuelle. Partout où furent des couvents, les souterrains se ramifièrent, c’est connu. L’aventure me tenterait de partir en exploration, n’était ma crainte, une crainte insurmontable gardée de mon enfance ; on m’a trop menacé naguère, mes parents et les prêtres, et ma vie s’est édifiée sur la peur. D’ailleurs, ces couloirs méphitiques, où me conduiront-ils ? À d’autres cimetières, à quelque in-pace, à un puits rempli d’ossements, à un mur ? Il ne l’ignore pas, lui, le petit moine en fuite, le singulier petit moine fugitif ! Mais l’imagination court plus vite encore que les fantômes, et n’ai-je pas supposé une baroque et sinistre histoire à ce propos, l’avatar d’un de ces défunts antiques qui s’en va en ville, affublé de mes vêtements ?... De tels récits doivent exister dans la littérature, qui a son enfer elle aussi...

 

 

3 août. Le normal a des limites, l’anormal n’en a pas. J’écris ce lieu commun en fin d’une journée léthargique et qui ne fut pas sans agitation pour moi. Une découverte de plus et non la moins singulière, dans cette maison où le phantasme circule comme microbe dans l’air. Il ne s’agit pourtant que d’une réalité s’enchaînant à d’autres réalités ; mais l’on n’ose concevoir quels aspects la réalité peut prendre. Qui la décrit ou la peint telle risque d’être réputé visionnaire, sinon fou. Mais de même qu’un livre de bord, illisible à qui n’aime pas et ne connaît pas l’océan, ce journal ne recueille que des faits absolument véridiques. Or j’inscris ici que j’ai vu le petit moine, en plein midi, dans un éclairage caniculaire. Rentrant vers les dix heures du marché aux herbes où j’avais été acquérir les fruits de mon repas, j’ai trouvé Mylord dressé sur le perron, en arrêt tendu vers le jardin et comme prêt à l’attaque. Il faisait torride.

– Entre et mets-toi à l’ombre, chien noir ; tu vas prendre feu !...

Le chien ne m’écoutait plus, l’attention subjuguée ; sur les murs, l’affreux Tétanos se livrait à des simagrées singulières qui me requirent, comme elles en avaient imposé à Mylord. Le chat ne quittait pas du regard l’intérieur du jardin qu’il surplombait, intéressé par quelque chose que seul il pouvait voir ; puis, interrompant son guet, il avançait de peu, pour s’immobiliser plus loin, et reprendre sa marche féline à mesure que cette chose se déplaçait. Mais se doutait-il, le guetteur, qu’il était surveillé, et que ses moindres mouvements provoquaient chez le chien d’imperceptibles chocs nerveux – tressaillements de ressorts sur le point de se déclencher ? Cette scène me mettait mal à l’aise, et je n’osais bouger ou intervenir dans ce conflit entre bêtes. À certain moment, le chat se dressa brusquement, comme s’il allait sauter dans le jardin, sur quelque proie ; mais il se ravisa, à l’instant que les taillis bougèrent. Ce froissement végétal s’apaisa, et Tétanos jugeant sans doute que l’affaire s’arrangerait mal, s’en alla vers le fond, comme si rien ne comptait plus à son regard dédaigneux. Toutefois son départ n’enlevait rien à l’intensité de cette minute, pour le chien et pour moi, qui sentions la présence d’un être vivant, invisible et dissimulé à quelques pas de nous. Nous étions épiés, de toute évidence. Je ne voulais ni rentrer au salon ni descendre dans la cour, par souci de ne pas rompre cette pénible suspension du souffle et de l’esprit, cette angoisse unique... Je m’en remettais à mon chien, dont je ne pus qu’admirer la sagacité. Jamais je n’oublierai ce qui s’accomplit alors : le chat disparu, Mylord entre en jeu, descend lentement le perron. À son tour, il a vu ce que voyait le chat et que je ne vois pas encore. Il ne grogne pas et je m’en étonne ; il se contente de se poster devant un des couloirs qui s’enfoncent dans la brousse ; il attend... Et soudain, sa voix module ; il glousse, happe une tache sombre, et arc-bouté, travaille à tirer la chose qu’il a saisie de la gueule. Je dévale du perron et je recule sous le coup de la surprise. Mon chien tient le petit moine ! Je reste comme ébloui ; j’y vois mal, la lumière du moment étant si forte que je puis me croire en plein mirage. Le petit moine ? Oui, le chien a fixé ses crocs dans la robe et tire éperdument. Le personnage se débat dans les arbustes. Je n’en devine que la forme abstraite, telle que je l’ai entrevue au crépuscule. Il est saisissable, corporel. Il est vivant, puisqu’il se débat et geint – combien piteusement – d’un timbre grêle, qui me ferait rire comme font rire les pleurs des clowns, si je n’étais à ce point saisi de stupeur ; le petit moine capturé ! Un fantôme ? Non. Je ne pouvais qualifier d’humain l’être qui vacillait devant moi, bras ballants ainsi qu’un noyé. Il était de taille anormalement petite. Un caban roussâtre le couvrait jusqu’aux pieds. La tête restait emprisonnée dans le capuchon du caban, ou dans une sorte de cagoule, laissant à découvert une face en suif qui avait été celle d’un homme mais qui avait cessé de l’être, sous les doigts modeleurs de l’agonie. Les mains, je ne les aperçus qu’à peine : deux pattes de poule eût-on dit, spasmodiques. Ce mort en mouvement, cette semblance d’un être que la Mort avait patiemment compressé pour le ramener ironiquement à la mesure de l’avorton, je le contemplai dans l’espace de quelques secondes qui parurent interminables, de telles rencontres vous projetant hors du Temps ; mais je retins que le moine eut une série de gestes convulsifs, de défense plutôt que d’agression, et brandit ce qu’il tenait dans la main, un tibia dans sa gangue jaune, comme on brandit une arme. Ce qui se passa ? Le chien lâcha le caban. Et le petit mort, penchant à droite comme s’il allait choir, vira sur lui-même. À cet instant, un cri sec déchira le silence, et le moine se pétrifia, laissant tomber son os. La dame en gris – sautait-elle de l’étage ou sortait-elle du mur ? – se précipitait à travers la cour vers l’apparition, sans m’accorder la moindre attention, et l’emmenait précipitamment vers le couloir, la traînait même, car sous sa poigne maîtresse, l’être s’était tassé en boule à l’instar des insectes qui sentent venir l’écrasement. Tant fut rapide cette intervention qu’il me restait de la dame en gris la vision d’un ange furibond fondant sur une âme en fuite. Ainsi, voyais-je là cette dame si digne, de cléricale réserve et que j’avais crue incorporelle ? Ce n’était pas le moindre élément de ma surprise. Mais pourquoi avait-elle emporté ce mort récalcitrant dans l’immeuble, au lieu de le rejeter dans le charnier du jardin, et qu’allait-elle en faire ? Le torturer pour sa punition ? J’en eus l’intuition, puis la certitude, lorsque, sans quitter la cour, j’entendis des cris lamentables, lamentables... Quant à l’étonnement que j’ai lu dans les prunelles de mon chien, après cette scène burlesque autant que tragique, je n’essaye pas de le dépeindre...

 

 

Même jour. Au soir. J’ai passé mon après-midi à reconstituer l’incident du matin. Je ne comprends rien, ni Mylord, qui me regarde parfois, avec l’air de dire : « Et ça donc !... » Il n’y a rien à comprendre, aussi pourquoi ce souci de toujours vouloir comprendre, du moins immédiatement ?... J’ai reconstitué l’incident sans aboutir à rien. Qu’est-ce ? Un vieillard assurément, un petit vieux bonhomme, ou une petite vieille, encore que je penche pour le moine, à cause du vêtement. Ah ! ces yeux séniles, liquides ; et la bouche tordue en une grimace triste, la mâchoire inférieure relâchée – cette bouche béante où pourrissent quelques chicots. Puis les mains... Non, c’est une pièce anatomique, un objet pour musée d’horreurs, car cela dégage l’horreur, non celle qui fait hurler, mais celle qui vous laisse aphone. Enfin, ce tibia, tenu à la manière d’un hochet ou d’un spectre, que j’ai lancé d’un coup de pied jusqu’à son trou d’origine. Je te félicite, mon chien ; mais que voilà d’étranges parties de chasse, et pour une fois que tu attrapes un morceau !... Dire que ce gnome ou cette gnomide demeure dans la maison, au-dessus de nous ! De quoi rêver, infiniment, et ne plus dormir sans que le cauchemar nous guette ! Hélas ! dès ce soir l’équivoque s’est dissipée, et que je le déplore ! La dame en gris est venue. Elle frappait à ma porte, et la Fatalité en personne n’eût pas autrement cogné à l’huis, de cette manière qui n’admet pas qu’on diffère d’ouvrir. Elle est restée dans le couloir, dédaignant mon invitation d’entrer. Elle a parlé, de sa voix de confessionnal, et son visage m’est apparu comme sculpté dans le buis, à jamais illisible, avec des lèvres à peine affectées par l’énoncé des paroles. Ses paroles ? Autant de silences accompagnés de mots chuchotés. Et j’ai cru entendre :

– Excusez l’enfant... Je lui avais défendu l’accès du jardin. Elle est malade et n’a pas compris l’inconvenance... Je l’ai punie... Vous ne la verrez plus...

Je tombais de haut, et tout ce que j’avais imaginé au sujet de mon revenant s’effondrait d’un coup ; le moine était un enfant, le vieillard était une fillette, le mort était vivant – relativement, et malade combien !... Quelle désolation !... La pitié m’envahissait soudain, la pitié que je ne lisais pas sur le masque religieux de la femme Cette créature avait donc la force de punir une infirme, un monstre, car c’était un monstre cette enfant, produit de quelle fornication sacrilège, chargé de quelle séculaire malédiction ? Il me sembla que le monstre était plutôt la dame en gris, dont les yeux brûlaient d’un feu malsain ce soir, sans doute un vestige de la volupté éprouvée à maltraiter l’infirme ? Mes pensées se précipitaient au point que je redoutai qu’une brève confusion de ma raison me poussât à un geste incongru ; en effet, l’envie me venait de frapper cette femme, ou de lui demander méchamment si elle était la mère de cette enfant coupable d’être laide, inconsciente et malade. Elle devina ce mouvement secret, car elle esquissa un recul dans le couloir. Ayant recouvré mon sang-froid, assez vite, je répliquai à ce que m’avait révélé la locataire, aussi civilement que possible :

– Madame, je déplore cet accident et surtout que vous ayez dû punir une petite innocente... J’avais insisté sur ce dernier mot. « Puisqu’elle est malade, je trouve bon que cette enfant vienne dans le jardin. Mon chien s’habituera vite à sa présence et la protégera même. Quant à moi, je ne demande qu’à vous obliger... »

La dame en gris disparut, absorbée par la pénombre de l’escalier, après m’avoir adressé un signe de tête qui pouvait être un acquiescement ou un remerciement, je ne sais. Maintenant, je reste à méditer dans les ténèbres. La contemplation des enfants les plus beaux m’a toujours attristé, j’ignore pourquoi ; mais lorsque les enfants sont égrotants ou disgraciés, ou portent sur eux le signe du trépas, alors je souffre jusqu’à la crispation. Ce soir, je souffre ainsi. Pour la première fois depuis que j’habite l’hôtel de Ruescas, j’ai envie d’être ailleurs. Viens, Mylord, nous sortons...

 

 

15 août. Une chaleur tropicale ne cesse de régner. La végétation fume à l’aube et au soir ; à midi, elle semble couler, comme une lave verdâtre, l’odeur d’amphithéâtre que dégage la terre gagnant encore en puissance. C’est comme une narcose, à la fin. Mon odorat s’est-il perverti au point que je ne sente plus rien ? Ce triomphe estival me tient dans un état de permanente nostalgie, me double de plomb ; la lumière excessive m’enveloppe, ainsi qu’un suaire, et les réserves d’ombre que contiennent les chambres où je n’entre que par ennui ne me sont d’aucun secours. Jamais je ne me suis senti si près du vide, de ce néant que reste à mon regard le jardin malade. Il est mon maître ; je suis lié à lui, et ses linéaments se tortillent à mes nerfs. Pareille à une vague dressée et suspendue sur moi, la végétation me menace ; je serai roulé en elle, avec des silex et des ossements, un jour... Ma volonté mollit sous l’action de la chaleur. On ne saurait assez prendre garde aux lieux où l’on s’établit...

Si je n’ai plus rien noté dans ce journal, les derniers jours, c’est par lassitude, et aussi parce que mon esprit, pour autant qu’il fonctionne, ne cesse de se préoccuper de la fillette. J’ai pu m’habituer à la maison, au jardin, aux odeurs posthumes, au hideux Tétanos, à la souvenance des morts enfouis ci-devant ; mais je ne puis m’habituer à la présence du petit monstre. Je n’éprouve aucun dégoût à le voir, mais je reste affligé, et chaque irruption de l’enfant dans la cour aggrave ce sentiment. Elle est venue souventes fois, effarouchée et fuyant aussitôt dans les fourrés, où elle passe des heures, voire des journées. Bien des choses demeurent inexplicables, qui me tourmentent. Pourquoi, par cette température, est-elle couverte de cet épais caban, et surtout du capuchon qui emprisonne la tête si macabrement ? Cette tête doit être déformée, sans doute. Sous le caban, on devine une jupe de soie effilochée qui tombe sur les pieds. Pourquoi, sinon pour cacher une difformité des jambes ? D’autres questions me viennent. La fillette a-t-elle un nom, un âge ? Et encore, sait-elle parler ? Non. De sa bouche tordue ne sortent que des sons inarticulés – j’en ai fait l’essai – et je crois que les mots les plus simples ne sont pas compris par cette cervelle élémentaire. Mes rapports avec l’enfant ne pourraient être plus primitifs ; par contre, mon chien en est plus loin que moi. L’enfant et le chien se sont assez vite rapprochés, comme je l’avais prévu. Maintenant, Mylord accompagne la fillette dans la brousse, dont il ne revient qu’avec elle, maculé comme elle. J’ai surpris certains détails : la fillette parle au chien, par des mouvements de menton ou de mains ; de même, elle s’appuie fréquemment à son dos, et Mylord avance avec elle, toujours à sa droite. Ici, je n’ai pu qu’admirer l’intelligence de la bête. Je n’avais pas observé que la petite infirme manquait fréquemment de tomber, toujours à dextre ; cela, le chien l’a remarqué avant moi. Toujours dans cet ordre d’observations, elle avance en oblique, se cognant immanquablement à un mur ; le chien l’oblige d’avancer avec rectitude. Mylord protège l’enfant. Je m’en réjouis. Mais la dame en gris, qui sans doute espionne de la fenêtre de l’étage, en éprouve-t-elle quelque bonheur ? D’ailleurs, le chien doit avoir son idée. S’il accompagne son amie, c’est qu’il la sait en danger, et cela aussi m’avait échappé. Le danger, il veille sur le mur ; j’avais fini par ne plus le voir, ce Tétanos aux prunelles diaboliques. Mylord ne l’oublie pas. Il me faut noter enfin que l’horrible chat n’apparaît qu’aux moments où survient l’enfant. Le chien a son idée, dis-je. Moi, j’ai un tas d’idées à ce sujet, dont je m’alarmerais, n’était-ce que ma pensée se vitrifie sous la cuisson solaire, et que je finis par ne plus penser à rien – sinon au supplice de la fillette, masse de saindoux et squelette mou sous un lourd caban et qui paraît miraculeusement insensible.

 

 

18 août. L’enfant a un prénom. Ode ou Oda, un prénom d’autrefois, peu usité. Je le sais pour avoir entendu la dame en gris l’appeler de ce vocable, par la fenêtre de l’étage. Comme la petite traversait la cour, j’ai énoncé son nom, ce matin ; elle m’a regardé, attentive ; sa face s’est convulsée, et j’ai compris qu’elle essayait de sourire. Puis, j’ai demandé ce qu’elle dissimulait sous son caban. Elle a ouvert la main. C’était un oiseau mort.

– Que vas-tu en faire ?...

Elle a désigné le fond du jardin, le cimetière. Tout à l’heure ses mains seront terreuses, l’oiseau enterré. Ah ! les pénibles jeux...

 

 

Dimanche. Août. Je me suis rendu à une foire, tout près des boulevards extérieurs. La foule avançait résignée, dans un nuage de poussière, sous le soleil cruel. La foire puait le mazout. De mon temps, les foires sentaient le crottin. Je n’ai rien vu digne d’attention, sauf une baraque où s’exhibaient des phénomènes, et dont les toiles peintes annonçaient les plus surprenants monstres humains, engagés à prix d’or. Un tuberculeux aboyeur crachait le boniment, et de l’intérieur s’échappait cette odeur trop connue, qui est l’âme des hôpitaux – l’iodoforme, le formol, l’éther, que sais-je ! Personne ne faisait mine d’entrer. À la caisse se trouvait une femme revêche qui regardait la foule avec une expression de colère et de mépris. Avais-je rêvé ? Cette femme ressemblait comme une sœur à la dame en gris, et cette constatation ne laissait pas de m’indisposer. Le tuberculeux annonçant qu’à titre publicitaire, il allait faire défiler certains sujets au plein jour, je m’en fus, redoutant quelque affreuse révélation. Pour oublier ce spectacle déprimant, je saisis des fléchettes qu’un forain me tendait. Je lançai sans viser vers une cible. Le forain poussa un rugissement et cria que j’avais gagné le gros lot. Je pouvais choisir ; une perruche ou une poupée. Je pris la poupée, dans sa boîte. Elle n’était pas vulgaire, avec sa tête de fine porcelaine et ses cheveux véritables.

 

 

Lundi. Rentrant de la foire, hier au soir, j’ai vécu quelques heures avec la poupée. Ce n’est qu’une effigie, mais ce rappel de la forme humaine atteint ma sensibilité. Le sourire figé de la tête de porcelaine me navre. Lorsque je penchais l’objet, une plainte en sortait, un petit cri aigre : « Mâ !... » Mylord s’en est diverti ; moi non. Que faire, pensais-je, pour guérir, consoler les êtres ? À peine au monde, ils gémissent !... Ce midi, j’ai donné la poupée à Ode. Sa stupeur, son effroi plutôt devant l’objet, et le regard qu’elle a jeté vers la fenêtre de l’étage !... Pour qu’elle acceptât, il a fallu que le chien fit mine de vouloir s’emparer du cadeau. La fillette disparut alors dans le jardin, comme une voleuse.

 

 

Fin août. Je suis malade. Le chien aussi. Nous ne mangeons plus, ou à peine. Il fait torride. Je n’ai pas souvenir d’un été aussi long, invariable. Le soleil se cache derrière des écrans nuageux – couleur d’étain – mais il n’en fait que plus étouffant. Toute chose semble se corrompre ou dépérir, à commencer par le jardin dont le terreau doit être en sourde combustion. La végétation est livide. Les pierres sont exsudantes. J’ai eu une brève crise de larmes, sans motif ; c’est l’indice de la dépression qui m’accable, et le prix de ma solitude. Il ne peut être question de réagir : il faut attendre que le ciel se tempère. Si je fuyais cette maison en ce moment, j’aurais l’impression de commettre une lâcheté, de fuir devant un péril, imaginaire sans doute, mais que je pressens nettement – encore que je ne me sache menacé de rien, sinon de dessèchement, oui, de consomption... Ainsi, trop de lumière, trop de chaleur m’ont induit en désespérance. L’enfer ne serait-il pas un lieu excessivement clair, sans un recoin d’ombre, où l’on se sent devenir dément tout en gardant sa raison, inexorablement ?... Je constate un enchaînement de faits insolites, en quoi ma morose délectation se complaît à lire des présages. Le chant de l’enclume s’est éteint depuis peu, dans les environs. Le coq d’aurore, je ne l’entends plus. Mon chien rêve et renâcle, la nuit. Pourtant, il n’a pas de mal, bien qu’il maigrisse comme je maigris. Si je lui conte mes rêves, lui ne peut me narrer les siens que par les yeux. Je devine qu’il a peur dans ses rêves, et aussi, qu’il lui faut se battre. Il y a encore le chat, plus abject, plus fréquent que jamais. Il paraît sortir de la graisse bouillante, sans poils, brûlé ; il est purulent... Et puis ? Je ne sais plus. Un des panneaux obituaires s’est détaché du mur ; ses planches gisent dans le couloir. Enfin, il y a Ode, qui s’obstine à vivre dans le jardin, aux heures culminantes, couverte à la manière des esquimaux. Je n’ai plus revu la poupée. Pour Ode seule, Mylord quitte sa couche, car il somnole volontiers. Jamais l’animal n’a été plus diligent, bien qu’il lui en coûte, visiblement. Visiblement aussi, la petite a besoin d’aide. Sa face jaunit, la peau se ride. On dirait une centenaire. Elle reste hébétée, la salive coulant de la mâchoire inférieure, et ses efforts pour garder l’équilibre font peine à voir. Le caniche est tout à sa tâche, vrai chien de samaritain. Hélas ! les signes de mort sont dans l’air... La fillette avance péniblement, en oblique, se cognant aux murs, comme aveugle. Tient-elle quelque objet, elle le laissera tomber. La maladie qui l’a saisie au berceau et qui l’a tordue – cette maladie se réveille. Ce doit être dans sa pauvre tête d’hydrocéphale. Oui ! les signes de la mort... Je les ai vus. Tantôt, l’enfant émergeait du jardin. Une araignée noire courait sur le caban. J’ai fait un geste. La petite ne sentait pas l’araignée qui montait vers le cou, gagnait la joue, allait entrer dans la bouche béante. J’ai pu écraser à temps l’araignée, sur la chair flasque. L’enfant n’a pas bronché, n’a rien senti, rien compris. Elle a dû croire que je la punissais. Sur le mur, Tétanos nous contemplait de toutes ses prunelles sanglantes. Voilà où nous en sommes. Il n’y a qu’à attendre. Je note que j’ai eu une espèce d’éblouissement ; je voyais de la neige, des étendues blanches, des hérissements de glace. Maintenant, je reste obsédé par cette vision. Si j’avais de la neige ou des morceaux de glace, je mettrais cette neige ou cette glace sur la tête de la fillette. La dame en gris m’en empêcherait, sans doute. Depuis plusieurs soirs, j’entends une voix monotone qui vient d’en haut. On récite des litanies...

 

 

5 octobre. Il me faut faire violence pour reprendre la plume, car plus que jamais je sens l’inutilité d’écrire dans ce cahier ; bientôt je le fermerai, et si j’inscris encore à ces dernières pages quelques incidents, c’est plutôt pour me débarrasser de leur souvenir que pour les perpétuer. Ce cahier, je le perdrai et, avec lui, la mémoire des choses vécues... Un long mois s’est écoulé. Les aubes sont fraîches ; la nuit tombe vite, déjà. L’automne a commencé de s’accomplir, et le jardin laisse, dans l’effeuillaison, apparaître son armature, après les flamboyances, les pyrotechnies de l’été. Sa masse craque, se creuse. Sous l’action des pluies, il fond lentement, retourne au sol spongieux. Le jardin malade se meurt, cette fois. Le quartier meurt aussi, que le sort a marqué d’un premier coup de pioche. Mon jardin, mon cimetière vit ses derniers jours ; il ne connaîtra plus le printemps. Mélancoliquement, je vis cela avec lui, seul dans l’hôtel et comme retranché du siècle. Dans la journée, j’entends les cris joyeux des gamins qui brisent les vitres dans les environs, à coups de pierre. Seul, dis-je, car la dame en gris a quitté les lieux, il n’y a guère de jours. Son déménagement fut celui d’une souris – un départ en gris dans un matin poussiéreux, effectué avec l’aide du propriétaire, plus larbin que jamais et tout désolé. La créature a heurté ma porte et m’a remercié de ce que j’avais fait pour elle. Je me suis incliné, et elle est partie sans sourire, comme si elle se fût avancée vers l’éternité. La petite Ode est effectivement partie pour l’éternité, elle ; je le sais, bien qu’on ne m’en ait rien dit. Elle est morte, et ce m’a été un motif de joie de l’apprendre d’elle-même. Qu’on me croie : elle est venue dans mon sommeil, plusieurs fois, ou du moins son âme – l’âme du monstre qu’elle était. Pas plus grande qu’une statuette. Elle disait une fois :

– Merci, monsieur. J’aurais dû être sur cette terre une jolie femme, qu’on eût aimée, qui eût aimé davantage, et qui aurait élevé des enfants, dans un grand jardin, parmi des chiens et des oiseaux. Dieu n’a pas voulu. Je grandirai et deviendrai belle dans un Ciel où je demeure. J’ai des cheveux maintenant, je suis blonde et je ne me cogne plus à rien...

Oui, qu’on me croie : elle est venue, une autre fois, et s’est adressée à Mylord. Mon caniche l’a vue comme je l’ai vue. Quant à l’autre, le chat, je n’ose écrire qu’il est mort, le Démon ne pouvant mourir. Il a été rejeté aux enfers ; mais tel quel, dans sa forme abominable, il ne reviendra plus. Le Ciel veuille m’entendre !...

Comment narrer le drame, ce drame que je sentais venir et qui se produisit au seul instant où j’avais cessé d’y penser ? C’était en fin d’août. Je dormais – l’après-midi m’étant pesante – et tout avait une couleur de cendre. Ce drame, il a dû être foudroyant, comme un meurtre. Il pouvait être trois heures. Quatre cris m’ont arraché de ma couche, successifs et si impérieux, si tragiquement formels, que j’ai crié aussi, du fond de mes entrailles. Une sueur me prend comme j’écris ces lignes. Que s’était-il passé que j’avais si longtemps prévu et que j’ai laissé s’accomplir ? Mon chien venait de s’élancer en un bond prodigieux, hurlant comme un possédé. À ce hurlement répondait un miaulement atroce. La fenêtre de l’étage s’ouvrait avec fracas, d’où fusait un appel suraigu, tandis que du jardin parvenait une sorte de hululement enfantin, partant de la plainte et montant vers le râle le plus déchirant. C’est alors que j’ai crié. Des broussailles émergeait la petite infirme, l’épouvantable chat accroché à elle – à sa tête – et tenant sa proie, aussi grande que lui, comme un lutteur, sa gueule immonde contre la face de l’enfant. Oh ! cet accouplement... Tétanos ne devait pas sortir vainqueur de ce combat maléfique, car, outre que la petite se défendait en labourant l’agresseur de ses doigts, le caniche intervenait – génialement, oserai-je dire – et en connaissance de la puissance de son ennemi. Son bond initial renversa et l’enfant et l’agresseur. Une seconde détaché, le chat opérait un redressement rapide pour faire pièce au chien ; mais plus vif, Mylord avait saisi Tétanos par les reins. J’entendis craquer les os. Le meurtrier, touché à mort, mais lévité par une force inouïe, sauta sur la muraille. Il grimpait dans le lierre, entraînant le chien dans son ascension désespérée – le chien qui restait soudé par les crocs à sa victime. Mylord ne lâcha prise qu’au moment où Tétanos atteignit le faîte du mur, pour retomber lourdement, couvert de bave. Et je vis le chat se traîner sur le mur, titubant et disloqué, en silence, mais la gueule barbouillée d’une écume rose, jusqu’au bout du jardin, où il tenta tout à coup de reconstituer sa carcasse rompue, eût-on dit. Mais il chavira et roula spasmodiquement dans les broussailles. Entre-temps, Ode gisait dans la cour, ses poings et ses pieds battant épileptiquement le carreau. Elle ressemblait à un hanneton. Avant que je l’eusse pu relever, la dame en gris surgissait et, sans un mot, s’emparait de l’enfant, avec décision. La créature avait tout son sang-froid. Comme elle soulevait la petite, le capuchon glissa. Et je sus que la fillette était chauve – absolument chauve – et ce gros œuf bossué et brillant reste la dernière image terrestre que je garde de ma protégée. Après, j’ai laissé Mylord dans la cour, qu’il refusait de quitter. Il me reconnaissait à peine, sous l’empire de son exploit. Je m’assurai seulement qu’il n’avait aucune blessure. Il me fallut sortir, la dame en gris m’ayant demandé du haut de la fenêtre d’avertir de cet accident le propriétaire. Le vieil homme, à mon récit, parut consterné. Sans une parole, il me suivit, pour me quitter au seuil de l’hôtel. Il revint peu après, accompagné d’un personnage famélique qui me sembla être médecin – le médecin des pauvres, comme on dit. Deux religieuses le suivaient. Ce groupe s’engouffra dans l’hôtel et grimpa l’escalier. Rentré chez moi, j’entendais gémir l’enfant, au-dessus, et c’était indiscontinûment, le gémissement de la poupée, mâ !... mâ !... Pendant une longue heure, j’écoutai gémir. Puis il me parut qu’on priait en commun. Des pas enfin réveillèrent la maison. J’ouvris ma porte pour offrir de nouveau mon aide. Tout était fait. Les religieuses emportaient Ode endormie et enroulée dans une toile de matelas. Le médecin suivait, la trogne allumée. Dehors, le propriétaire attendait, près d’un fiacre. Je retrouvai Mylord au jardin. Il n’avait toujours pas recouvré ses sens normaux. Il refusa de boire. Peut-être s’attendait-il à un retour du chat.

– Crevé le chat, dis-je, tu es un maître-chien !

Rien n’y fit : il s’obstina à monter la garde, haletant – tandis qu’avançait le crépuscule, sinistrement et sans étoile, quelques éclairs de chaleur palpitant de temps à autre dans l’espace blêmissant.

 

 

La nuit qui suivit... Je ne la puis raconter comme je la vécus ; ce serait le récit d’un dément. Objectivement, j’essaye... L’obscurité venue, le chien a bien voulu rentrer. J’ai fermé les fenêtres et la porte qui donnent sur le jardin, l’odeur, sous le ciel étouffant, après le drame de l’après-midi, agissant en moi comme un poison. Une espèce d’urticaire me fait souffrir ; et je me gratte sans arrêt. Ma chambre est mal éclairée ; je n’ai que trois bougies, j’en voudrais une centaine qui brûlât ; mais serait-ce suffisant pour dissiper cette atmosphère de crypte ?... Mylord s’est laissé tomber à mes pieds, recru de fatigue. Pourtant, il ne dort pas, comme je le voudrais ; il reste égaré, les prunelles exorbitées. Moi, je cherche dans la confusion de mes esprits à rassembler les mots des ultimes oraisons, les mots latins, beaux comme des formules magiques ; je m’essaye à prier pour l’enfant, dont je ne sais plus rien, sinon qu’elle meurt quelque part. Les mots ne se soudent pas, l’urticaire m’empêche d’oraisonner. Puis la veille commença, l’horripilante veille... D’abord, ce fut lointain, au bout du monde, une plainte, mâ !... Était-ce l’enfant que j’entendais à travers l’espace ? Longtemps, la plainte a renâclé dans le silence nocturne – mâ ! mâ ! – avec des interruptions. Était-ce la poupée qui se plaignait, abandonnée dans le jardin ?... Vers minuit, j’ai compris. Mylord avait entendu aussi. Il s’est dressé, transpercé d’un frisson à chaque plainte. Et les plaintes se sont amplifiées, approchantes, sans que j’eusse pu trouver d’où elles arrivaient. Venaient-elles des murs, des caves, du plafond, du dehors ? Mylord tremblait, la tête basse, ses prunelles exprimant une terreur sans nom. Ces plaintes venaient de plus bas que le sol, de plus loin que notre monde ; elles venaient de l’enfer. Tétanos agonisait. Il revenait, le maudit, agoniser pour notre tourment ; et je me tenais le front, et je me bouchais les oreilles, et je parlais très haut et je chantais pour que Mylord n’entendît plus ces plaintes ; et je marchais, et je vérifiais les fermetures des portes, et je caressais le chien, et je regardais l’heure... Il était une heure du matin, puis deux... Ah ! mon chien, pareil à un coupable qui entend l’assassiné dans la longue nuit du remords ! Sa victime – du moins sa voix – rampait vers nous, perforait le sol, plus proche toujours. Hors de moi, je risquai de sortir de l’immeuble et d’emporter ma bête à la rue, pour échapper à l’obsession, à tout prix ; mais Mylord voulut me mordre au geste que je fis pour l’enlever. Il ne me connaissait plus. Je le couvris d’une couverture et, ainsi il resta gésir, la gueule claquante, transpercé de frissons plus violents : mon chien mourait. Le Démon se vengeait. Vers trois heures, le Démon râlait toujours ; vers quatre heures, il hurlait tout près, si près que je le crus dans la chambre, que je cherchai de quoi me défendre, et que dans la fièvre, je me mis à hurler comme lui, pour ne plus l’entendre. Et je criais à tue-tête : mâ !... mâ !... Mylord à la fin sortit de sa couverture et fit quelques pas vers le jardin. Il eut une sorte de sanglot, presque humain. Et le Démon poussa un râle interminable – le dernier – qui s’acheva comme un sinistre éclat de rire. C’était fini. Mon chien tombait sur le flanc. L’aube se levait. Ayant jeté au large la porte, l’air frais envahit la crypte, ma chambre. Il pleuvait, dehors. Mon chien frappé d’une attaque, crachait sa vie en hoquetant, aplati dans une flaque d’urine qui allait en grandissant. Il eut un spasme ultime et vomit du fiel. Rejoignait-il le Démon dans le châtiment ? J’avais fermé les yeux. Lorsque je les rouvris, Mylord me regardait. Il était sauf, il me reconnaissait. Je le portai sur le perron, où il resta couché sous la pluie bienfaisante, reprenant peu à peu conscience. Tout près une cloche que je n’avais jamais entendue se mit à tinter étrangement, à petits coups.

 

 

2 novembre. J’aurai attendu le jour des trépassés pour m’aventurer dans l’ancien cimetière, dépouillé par les bises d’automne. Non sans peine, glissant sur les monceaux de feuilles mortes, luttant contre les réseaux de branches blessantes. Au fond, dans une sorte de vaste fosse, j’ai découvert des fragments empilés de pierres tombales, toutes vieilles, et qui doivent provenir du couvent des Cannes. Ces décombres ont leur éloquence. Je ne m’attardai pas à déchiffrer ces inscriptions rompues : Hoc monumentum... qui obiit anno domini... et je murmurai : Requiescant in pace..., car c’est tout ce qu’il y a de raisonnable à dire, en ce lieu et en ce jour. Pendant que je dénombrais les tables funéraires – il y en avait une vingtaine, dont la plupart armoriées – Mylord s’était engouffré dans une entrée maçonnée qui donne l’accès à quelque caveau, ou souterrain. On apercevait des degrés rompus qui s’enfoncent sous terre. J’ai dû appeler longtemps, dans la crainte que mon chien ne reparût point. Les pluies avaient noyé ce couloir dont Mylord ressortit trempé. Où court ce souterrain ? Que peut-il contenir ? J’évoque Tétanos et son agonie. Le chat, blessé à mort – dont je n’ai pas trouvé la dépouille dans le jardin où il est pourtant tombé – n’a pu que se réfugier sous le sol. Le tunnel doit aller vers la maison, les caves ; c’est ainsi que le chat sera venu crever sous ma chambre. Maintenant, le chien s’amuse : il travaille des pattes, il fait des trous dans l’humus. Qu’a-t-il donc découvert ? J’éclate de rire. Mylord me regarde, affublé d’une barbe postiche. C’est une touffe de cheveux qui lui colle à la gueule. Dégoûtante bête ! Il poursuit son travail, vertigineusement ; le terreau vole jusque moi. Cette fois, la découverte paraît sérieuse, mon cœur bat. C’est une exhumation, cette poupée déterrée, la poupée d’Ode, décomposée. Elle est morte, elle aussi puisque tout meurt. Mais elle est morte scalpée, la fillette ayant voulu sans doute qu’elle fût à sa pitoyable ressemblance...

 

 

15 novembre. Le propriétaire est venu m’annoncer que les jugements en matière d’expropriation étaient rendus ; c’est l’État qui prend possession de l’hôtel. Les démolisseurs se rapprochent chaque jour. Déjà, des pans entiers du paysage sont tombés, à l’autre bout du quartier, et le ciel se fait plus vaste. Le vieil homme m’a semblé ivre, peut-être de tristesse. Ses lèvres tremblaient. Il radotait tout seul, et que pouvait-il conter, sans que j’en comprisse un mot, sinon l’histoire, les fastes de la grande et noble maison qui allait succomber, à la mort de laquelle il ne survivrait pas. C’était l’instant d’interroger le vieillard, mais je craignis d’ajouter à son émotion. Il parcourut lentement le couloir, les chambres, le jardin, comme pour un adieu, puis s’en alla taciturne et si chenu que je crus voir partir un fantôme, chassé de son décor, emportant ses secrets...

 

 

24 décembre. J’ai trouvé un billet m’invitant à vider l’endroit, pour telle date. C’est la fin. Les pelles mécaniques manœuvrent, menaçantes, au bas de la rue. Je suis le dernier occupant du quartier. L’hôtel de Ruescas a tenu bon jusqu’à ce jour ; malade, décrépit, rongé, il avait résisté, de tous ses matériaux, trop fier pour accepter la déchéance. Maintenant, il sait, comme je le sais, qu’il lui faut se rendre. Il s’abandonne. Brusquement, il se désagrège. Je le quitterai demain, mais les démolisseurs n’auront pas à lutter contre la maison ; elle ne sera plus qu’un cadavre, qui tombera en poussière...

 

 

25 décembre. Ma dernière nuit, je l’ai passée à veiller, sous la flamme bienveillante des cires. Il faisait doux. J’ai bu du vin et j’ai chanté des cantiques Christus natus est !... Vers minuit, toutes les cloches de la ville se répondaient fervemment. Ce matin, c’est comme un miracle. La neige est tombée épaisse. Ô pacification !... Mon caniche noir gambade follement dans la cour blanche. Le jardin malade est mort – il est enlinceulé. Les souvenirs, qu’ils se dissolvent avec les cristaux du Ciel ! Je dis adieu – je jette les dernières gouttes de vin sur la neige immémoriale...

 

 

 

Michel de GHELDERODE, Le jardin malade.

 

Recueilli dans La Belgique fantastique,

28 contes bizarres et surnaturels

choisis et présentés par

Jean-Baptiste Baronian.

 

 

 

 

 

 

 

 

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