La caravelle de la sultane blanche

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gabriel GHEZA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE PETIT JOUR se levait péniblement sous des nuages livides et bas, qu’un vent aigre chassait en les brassant. La mer grondait dans sa vasque infinie ; des crêtes blanches se dressaient sur les monts liquides et le vent dans un sifflement rageur les déchiquetait aussitôt.

La caraque du pirate Babour el Mansour roulait et tanguait. Quittant le creux, puis mordant la vague, le beau navire refoulait chaque fois un collier d’écume devant sa proue, en sorte qu’on aurait cru voir sur les eaux le souffle puissant de la licorne sculptée, dont la nuque musclée soutenait l’arbre de beaupré.

Debout au château arrière, Babour regardait narquois l’immensité furieuse, sur le dos de laquelle dansait son navire.

Il en était fier, Babour. Son âme vibrait avec cette nef solide, qui donnait par avance le défi à l’ouragan. Car l’ouragan allait venir. Le gros temps qui l’environnait depuis quelques heures n’en était que l’annonce. Babour aurait pu l’éviter en mettant cap sur l’ouest, mais confiant toujours, il cinglait vers Tunis.

Depuis qu’à la tête d’une poignée de faces damnées il s’était emparé de la caraque portugaise dans le port de Murcie, et qu’en dépit des dyaours il avait gagné le large, depuis ce temps déjà lointain, Babour était devenu fameux, il était riche et puissant ; mais il restait l’homme hasardeux qui se plaît à défier le destin.

Ne venait-il pas de réussir un coup aussi téméraire que fructueux sur les riches côtes catalanes ?

Il avait su échapper aux galères arborant les lys de France ; les cales étaient bourrées de butin. Le pirate coulait le cinquième galion capturé avec sa cargaison, car il n’avait plus de place dans son navire. Il n’avait gardé que les hommes les mieux faits pour les vendre au marché d’esclaves ; les cadavres des autres s’abîmèrent avec le galion.

Cette dernière pensée ramena son regard au pied du grand mât, où se serraient frileux, les captifs, attachés, couchés pêle-mêle. C’étaient surtout les victimes de la dernière prise...

Tenant en main son inséparable cravache, qu’il n’échangeait que pour le cimeterre d’abordage, il descendit vers eux.

 

*

*    *

 

Le pirate évaluait mentalement le prix de chacun de ses prisonniers. Il s’arrêta devant un robuste jeune homme au nez aquilin, au teint bronzé, bien découplé, et qui portait encore les traces de la lutte récente  : habits en lambeaux, estafilades au visage.

C’était ce coquin-là qui avait fait passer de vie à trépas une bonne poignée de pirates, et s’il fut pris vivant, ce fut uniquement à cause de l’ordre formel de Babour, qui voulait avoir une pièce de choix à vendre.

Le pied du maître heurta rudement l’esclave.

– Lève-toi dyaour !

Le malheureux se leva. C’était un gaillard de plus de six pieds de taille. Babour fut satisfait ; il dit d’un ton bienveillant et dans cette langue sabire que toutes les populations côtières de la Méditerranée entendaient plus ou moins :

– Ce n’est pas souvent qu’Allah fait des hommes tels que toi ! Si tu acceptes la loi du Prophète, tu es libre en touchant la terre de Tunis.

Le captif parut avoir compris, car une flamme soudaine s’alluma dans ses yeux ; et l’on put voir qu’une tempête se déchaînait sur son âme, bien plus violente que celle dont le navire sentait les approches.

Le malheureux hésitait, haletait.

Babour souriait, voyant le succès de sa suggestion. Mais aussitôt devenu furieux, il levait déjà sa cravache redoutable.

Le captif, tombé à genoux, venait de s’écrier :

– Ô Notre-Dame ! Toi que nous prions là-bas dans nos montagnes, viens à mon secours !

Le fouet avait sifflé et sur les épaules du prisonnier, des lambeaux de chair se mêlèrent aux lambeaux des habits.

Comme si le coup lui avait donné une nouvelle force, il reprit encore son invocation. Alors Babour se mit à frapper à coups redoublés. Soudain le prisonnier fut à nouveau debout, et se redressait de toute sa taille ; le pirate s’arrêtant surpris, recula d’un pas.

Le captif le toisant, lui cria :

– Tu peux frapper ! Mais sache que la Vierge Sainte est toute puissante, et, si telle est sa volonté, tu ne pourras rien contre moi !

Furibond, Babour cingla le visage du prisonnier, faisant gicler le sang. Il allait donner quelque ordre féroce aux bandits dont plusieurs s’étaient déjà rassemblés autour de la scène sauvage, quand la vigie cria de la corbeille là-haut :

– Navire en vue ! Il tient cap sur nous !

L’équipage, esclave d’une discipline inhumaine, courut immédiatement à ses postes de combat.

Babour, la poitrine soulevée de fureur, se contenta de cracher, disant :

– Attends, chien ! Je réglerai ton sort tout à l’heure !

 

*

*    *

 

Le navire signalé était une caravelle. Babour, remonté au château de poupe, la fixa plusieurs fois, tout en laissant échapper des jurons et des blasphèmes de plus en plus violents. Il ne se souvenait pas d’avoir jamais vu caravelle de cette taille. Les gueules des caronades sortaient des sabords. Le pirate ne les compta même pas. À simple vue, la lutte paraissait impossible. Et puis, quel démon guidait donc ce bâtiment, qui toutes voiles dehors, lui courait dessus par ce temps affreux ? Voulait-on briser les bordages de la caraque en l’éperonnant ?

La caravelle arrivait à grande allure et se trouvait maintenant à peu de distance. Pour la première fois de sa vie, Babour, si prompt dans ses décisions, restait comme paralysé, inquiet, les yeux rivés sur le navire fantomatique.

L’équipage tournait des regards interrogateurs vers la poupe, la dunette de commandement, et les reportait ensuite sur la caravelle qui approchait toujours ! Et le chef ne donnait aucun ordre, muet et immobile, il regardait encore !

D’ailleurs, quel ordre pouvait-il donner ? Toute manœuvre était inutile en face d’un survenant invraisemblablement rapide. Les canons ?... la danse des bâtiments n’aurait pas permis de loger juste un boulet sur mille !

Soudain, le pirate vit son adversaire s’engager à virer au haut d’une lame, avec une maîtrise prodigieuse. La voilure fut réduite par une bande de démons insensibles au vertige, et l’un des creux suivants amena le nouveau venu bord à bord avec la caraque. Les coques se heurtèrent avec des craquements violents et l’instant après une multitude de grappins maintenaient le corsaire contre son poursuivant.

Alors, l’équipage du barbaresque se rendit compte qu’il était perdu. Ce mystérieux navire était rempli de guerriers, orientaux eux aussi, mais armés jusqu’aux dents et leur aspect féroce épouvanta ces écumeurs des mers.

L’épée haute, un officier sautait sur le navire pirate, en intimant l’ordre d’une voix tonnante :

– Bas les armes !

La plupart des forbans les avaient déjà jetées, prêts à faire : « Aman ! »

– La Sultane sainte du ciel réclame son serviteur que vous tenez prisonnier ! Déliez-le immédiatement.

Quelques-uns obéirent et coupèrent les liens du jeune homme ensanglanté, que l’officier venait de leur désigner et qui gisait encore inanimé, près des autres captifs terrorisés que son sang avait éclaboussés. Ce faisant, ils jetaient à la dérobée des regards craintifs au guerrier qui leur commandait ainsi sans réplique.

L’officier fit un signe : quatre de ses hommes vinrent, soulevèrent le corps du malheureux et l’emportèrent à leur bord.

Au même moment, la bourrasque parut s’arrêter subitement. On n’entendit plus que le crissement des coques qui se heurtaient et le bruit de l’eau giflant les carènes.

Sur le navire mystérieux, la porte du château arrière s’était ouverte et une princesse s’avançait jusqu’à l’escalier donnant sur le pont.

Les forbans la regardèrent dans une stupéfaction qui annihilait tout réflexe. Jamais aucun de leurs conteurs n’avait parlé d’une telle beauté, sereine et douce et surhumaine à la fois ! Vêtue de blanc immaculé, sa personne rayonnait d’une grâce qui subjuguait. Son turban était orné de la croix cinq fois barrée, insigne des lieux saints, couleur de feu.

Comme des fauves domptés, ils restaient béants devant la merveilleuse apparition. Elle descendit l’escalier et vint sur le pont, où le malheureux martyrisé lui fut présenté. Les mains fines se posèrent sur la tête de l’infortuné, qui ouvrit les yeux, et se sentant guéri, se prosternait d’émotion.

Alors, un grand cri s’éleva du bateau barbaresque. Maintenant les autres captifs clamaient :

– Souveraine très belle ! et nous aussi, délivrez-nous ! Ayez pitié de nous !

Se tournant vers eux, Elle les regarda quelques instants et avec un visage attristé leur dit :

– Vous ne m’avez pas priée, vous autres ! Mais je suis bonne et miséricordieuse. Je vous exauce ! Venez ! Je le veux !

Quand ils virent les liens tomber de leurs mains et de leurs pieds, les prisonniers se levèrent avec de grands cris. Ils furent bientôt devant leur libératrice, et à genoux avec leur compagnon.

Celui-ci, levant les mains jointes, criait de joie :

– Oh, Notre-Dame ! Car vous êtes la Reine divine du ciel ! Merci ! Merci ! Mais avec ce mot, mon cœur ne se satisfait point. Dites ce qu’il faut pour vous plaire et vous témoigner ma reconnaissance !

Elle répondit avec bonté :

– Souviens-toi d’honorer mon Nom quand les cloches te rappelleront la salutation de l’ange ! Que tes enfants l’apprennent de toi, et je vous bénirai !

Ensuite, pleine de douceur, Elle donna l’ordre :

– Réconfortez-les, et faites-les reposer !

Elle se dirigeait de nouveau vers la poupe et montait l’escalier lentement, pendant que les captifs délivrés suivaient l’un des officiers, tout en se retournant pour crier leur bonheur.

Jusque-là, Babour el Mansour était resté pétrifié, comme dans un songe hypnotique. Mais voyant le navire mystérieux se détacher du sien et ses prisonniers enlevés, il eut un sursaut, en même temps que le vent reprenait sa modulation stridente sur les vergues et dans les cordages. En deux bonds il fut sur le pont, hurlant ses ordres aux canonniers et faisant siffler sa cravache sur leur dos. Pas un ne broncha, pas un n’obéit. Mais on entendit une voix. Elle venait des vergues, elle venait de la mer, elle venait des profondeurs du navire :

– Tu as pu voir la Sultane du ciel de Dieu, sans être saisi de respect ! Sois aveugle à jamais !

Babour, comme dans un éclair, aperçut encore une fois la forme blanche à la poupe du navire, où maintenant les voiles se larguaient de nouveau, toutes. Il vit ces voiles se tendre dans le vent âpre et les eaux sombres écumer devant la proue.

Ensuite, il fut plongé dans une nuit profonde, immense. La cravache lui tomba des mains. Les forbans le virent agiter les bras autour de lui, cherchant appui. Ces hommes redevenus eux-mêmes ne dirent mot. Seuls leurs regards se croisèrent avec des lueurs de complicité féroce.

 

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Les heureux protégés de la divine Sultane s’endormirent au balancement régulier de leurs hamacs. Ils se réveillèrent un peu avant la fin du jour, sur une plage, non loin de la montagne d’Agde.

 

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Pendant longtemps les pêcheurs et les marins se redirent sur les côtes de Tunis l’histoire de la caravelle mystérieuse, et comment la caraque de Babour rentrant au port, il y avait un nouveau maître au château de poupe. Mais maintenant la mémoire en est perdue, cependant qu’au pays pyrénéen, il est des hommes qui gardent encore le souvenir et la recommandation du lointain aïeul. Toutes les fois que l’Angelus tinte au clocher de la vallée, ils s’arrêtent et prient la Vierge très bonne et très belle.

 

 

Gabriel GHEZA, Chroniques de Madame la Vierge,

Paris, Bonne Presse, 1950.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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