Une révolte au harem

 

NOUVELLE TURQUE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

G. GIACOMETTI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Artin-Oglou était un grand beau garçon de dix-neuf à vingt ans. Son teint était frais et légèrement coloré, son front large, ses yeux noirs, longs et bien fendus. Il avait le nez aquilin parfaitement dessiné, et ses lèvres, un peu épaisses, mais roses, encadraient correctement en accolade une superbe rangée de dents blanches et menues. Tous ces traits formaient un ensemble réalisant chez notre jeune homme un des spécimens les mieux réussis du type arménien, qui, à cet âge-là, en présente souvent de vraiment remarquables.

Ce jeune Arménien était le fils d’Artin, comme l’indique l’épithète d’Oglou 1, qui accompagnait son nom.

Artin père était un saraf.

Les sarafs sont des espèces de banquiers, juifs, grecs ou arméniens, vivant autour des administrations ottomanes et des grandes maisons turques, – sorte de chiens couchants qui s’engraissent des abondantes miettes tombées de la table d’un maître nonchalant et prodigue. Ils prêtent à gros intérêts, et toujours sur gage ; achètent et revendent vingt fois le même bijou, le même vêtement ou le même meuble, le même cheval, le même singe ou le même perroquet, car rien n’échappe à leur compétence universelle, pas plus le prêt à faire au Trésor ou à la liste civile, que l’avance nécessaire au modeste fonctionnaire, dont les appointements sont en retard de dix-huit mois ; et, gueux au début, ils finissent ordinairement leur carrière dans une retraite très-humble, mais dorée de beaucoup de millions. – Ç’a été du moins ainsi dans les temps modernes ; mais dans les temps anciens, c’est-à-dire il y a trente ou trente-cinq ans, il n’en était pas de même : leurs richesses, alors, excitaient souvent la cupidité du sultan ou de quelque vizir, qui leur faisait très-sommairement couper le cou, et, non moins sommairement, s’emparait de leurs biens par voie de confiscation.

Hâtons-nous de dire que l’histoire très-véridique qui va suivre commence avec les premières années de ce que nous venons d’appeler les « temps modernes ». Aussi le père Artin, qui, d’ailleurs, n’était pas encore millionnaire, pouvait raisonnablement espérer n’avoir à rendre compte à personne ni de sa vie, ni des millions que l’avenir paraissait promettre à ses honnêtes spéculations.

Son fils, dont il espérait faire un bey, à la faveur des idées nouvelles, qui modifiaient déjà sensiblement la condition des raya chrétiens, recevait, en attendant, cette éducation en partie double qui fait le fond de la nature levantine ; – nature mi-partie élégante, mi-partie agioteuse, dans laquelle il y a tout à la fois du grand seigneur et du Gobseck.

Le galion autour duquel Artin nageait comme un requin guettant sa proie, était riche entre tous les galions de la flottille ottomane, et promettait un ample butin à sa rapacité : c’était le palais du sultan Abdul-Medjid, dont les huit cents femmes avaient autant de fantaisies dans l’esprit que d’éclairs dans les yeux ; éclairs et fantaisies auxquels le magnifique et débonnaire padischah, – pour son malheur et pour le malheur de l’État, – ne savait jamais résister.

Là on achetait sans marchander, on payait sans compter, et il eût fallu être bien maladroit pour ne point s’enrichir rapidement dans un tel milieu. Or, le vieux Artin n’était pas maladroit du tout, et la besogne allait très-fort, si fort qu’il avait souvent besoin de s’adjoindre son fils pour y suffire.

Artin-Oglou suppléait donc souvent son père au palais impérial de Dolma-Baghtché, et, grâce à cette circonstance, il y était connu de tous les officiers et domestiques du sultan, aussi bien que de tous les eunuques attachés au service du harem. Qui sait même si quelqu’une des habitantes de ce lieu mystérieux n’avait pas remarqué, à travers les kafesses des fenêtres de son appartement, ce beau jeune homme flânant habituellement, la cigarette aux lèvres, dans les environs du palais ? Qui sait si bien des rêves dont il était l’objet n’avaient été caressés derrière ces discrets grillages ? C’est ce que la suite de ce récit nous apprendra.

Il flânait ainsi un matin, lorsqu’il fut accosté par un jeune eunuque nommé Ali, connu pour être particulièrement attaché au service d’une jeune femme à qui Abdul-Medjid témoignait une préférence marquée. On la disait d’une beauté merveilleuse, et ce devait être vrai, à en juger par le surnom de Hamelé (parfaite), par lequel on la désignait habituellement. Or, comme son nom véritable était Djemilé (belle), il résultait du rapprochement de ces deux appellations l’idée de la perfection dans la beauté. Djemilé-Haneum 2 était donc, dans la pensée de tous : la dame à la beauté parfaite.

Artin-Agha 3, dit Ali, Djemilé-Haneum a envie d’une parure de perles d’à peu près 1,500 livres (environ 35,000 francs) ; choisissez-en une à votre goût, et apportez-la-moi ce soir avant le coucher du soleil.

Téchékur-idérim Effendim 4, répondit le jeune homme : il sera fait selon votre désir, et, je l’espère, selon le goût de la belle dame.

Cela dit, il s’éloigna en faisant son témella le plus révérencieux, geste de salut et de remercîment tout à la fois, qui consiste à baisser sa main droite jusqu’à terre, puis à la relever jusqu’à son cœur et jusqu’à ses lèvres ; comme si l’on disait : J’aime la poussière de vos pieds et je la baise.

Cette forme de salut, que nos lecteurs occidentaux trouveront sans doute trop servile, est la seule que l’on pratique en Turquie, et nous devons dire que les gens du pays s’en acquittent avec une aisance pleine de grâce et de noblesse.

Artin-Ogtou avait déjà une expérience suffisante des affaires pour savoir tout le parti qu’il pouvait tirer de celle-ci. Son plan fut bientôt dressé, et ce plan consistait à gagner beaucoup sans rien risquer. Il s’en alla sans tarder chez un joaillier de Stamboul qui était en rapport d’affaires avec son père, et se fit confier, selon l’expression consacrée, en commission, une parure du prix de 500 livres, se proposant de réaliser ainsi, sans bourse délier, un bénéfice net de 1,000 livres.

De retour bien avant le coucher du soleil, avec sa parure renfermée dans un élégant écrin, il s’empressa de la remettre à Ali, qui lui dit :

– C’est bien ; revenez demain matin toucher l’argent.

Ali rentra au harem, et Artin-Oglou s’en retourna chez lui, rêvant au joli commencement de fortune qu’annonçait cette importante négociation.

Le jeune Arménien dormit peu cette nuit-là. Son imagination en travail lui ouvrait des perspectives telles que ses yeux refusaient de se fermer, comme si en restant ouverts ils avaient pu mieux voir les brillants horizons où l’or des livres turques scintillait à lui donner des éblouissements.

Levé avec le soleil, il attendit dans une impatience fiévreuse l’instant où il pourrait se présenter décemment au palais ; enfin cette heure tant désirée sonna, et il se dirigea vers Dolma-Baghtché.

Ali l’attendait à la porte du palais ; il lui fit un signe, puis s’achemina vers un couloir où notre héros le suivit avec joie, car ce couloir menait tout droit chez le trésorier de la couronne.

Ce digne fonctionnaire, assis sur un divan, les jambes croisées à la manière de nos tailleurs, fumait gravement son narghilé. Près de lui était une table dont les pieds ne dépassaient pas la hauteur des sièges, et sur laquelle, outre les cinq ou six petits pots d’argent munis d’éponges et autres accessoires qui constituent l’encrier turc, les yeux d’Artin virent une grande quantité de pièces d’or, rangées symétriquement par piles de cinquante livres chacune.

Le trésorier, après avoir répondu par un léger mouvement de la main gauche 5 au très-respectueux témella du jeune homme, prit une de ces piles, puis deux, puis trois, dix enfin, et les glissa dans un sac de toile.

– Cinq cents livres, se dit Artin-Oglou, voilà la parure payée. Le reste à la grâce de Dieu.

L’autre, toujours sans mot dire, prit encore dix piles d’or, qu’il serra dans un second sac.

– Bénéfice à compte, cinq cents, dit mentalement Artin, dont le regard s’anima.

Puis vint le tour du troisième sac.

– Et cinq cents, mille, pensa le jeune homme avec un redoublement d’expression joyeuse, – et il allait allonger la main pour palper... mais il s’arrêta soudain, haletant de surprise : le trésorier prenait dix nouvelles piles et un quatrième sac – Artin avait des titillations dans les yeux – puis une autre rangée et un cinquième sac – Artin devenait ivre. – Enfin un sixième sac s’emplit comme les cinq autres, et le grave comptable dit solennellement :

– Trois mille livres, c’est ton compte ; signe ce papier, fils de giaour, et va-t’en.

Signer la quittance, prendre les six sacs et sortir à reculons en saluant jusqu’à terre, furent des actes que l’heureux Arménien accomplit en quelque sorte machinalement : la joie et la surprise l’avaient rendu stupide.

Mais il n’était pas au bout de ses étonnements. À peine se retrouva-t-il dans le couloir avec Ali que celui-ci lui dit :

– Reprenez ceci, et ce soir revenez avec un collier de rubis de deux milles livres.

Artin, tout embarrassé de ses sacs d’or, dont trois seulement avaient pu tenir dans ses poches, défit néanmoins le papier dans lequel était enveloppé l’objet que lui remettait Ali, et dans ceci, comme avait dit laconiquement l’eunuque, il reconnut, avec un redoublement de stupéfaction, son propre écrin, sa parure de la veille ! On la lui restituait, après la lui avoir payée le double du prix espéré.

C’était donc, bel et bien nettes, trois mille livres turques qui lui tombaient du ciel comme dans un rêve ! soixante-dix mille francs ! L’Orient seul peut rendre vraisemblables de telles invraisemblances.

Le bonheur, l’étonnement éblouirent tout à tait notre héros ; mais bientôt, chez lui, le Levantin reprit le dessus, et, tout en marchant à grands pas, il se mit à réfléchir.

– Qu’est-ce qu’il peut y avoir au fond de tout ceci ? se disait-il. Qu’est-ce que c’est que ce présent magnifique de la main impériale ? Et pourquoi me le fait-on ? M’en laissera-t-on du moins jouir longtemps ? Ne viendra-t-on pas me le reprendre... et, plus que cela, la vie peut-être avec ?... – Cette pensée le glaça comme une douche d’eau froide. – Le reprendre ? Ah ! non, par exemple ! Je le mettrai si bien à l’abri que je les défie d’y toucher.

Tout en se livrant à ce monologue, Artin marchait hâtivement sur le chemin qui, de Dolma-Baghtché, va, parallèlement au Bosphore, à Top-Hané 6, et de là aboutit à Galata, où sont réunis tous les comptoirs des négociants européens domiciliés à Péra.

Il arriva ainsi à un vieil édifice de construction génoise dans lequel étaient alors établis les bureaux d’une honorable maison anglaise : il entra, alla droit à la caisse, versa ses trois mille livres, et se fit donner en échange une traite de pareille somme sur Londres.

Tout cela, il l’avait fait avec la régularité automatique d’on homme dominé par une idée fixe. Quand ses doigts palpèrent la traite, quand il sentit son argent dénationalisé, alors il respira :

– Maintenant, dit-il en poussant un soupir de soulagement, qu’ils viennent chercher les trois mille livres !

Et ce fut avec une inexprimable sensation de contentement qu’il serra la bienheureuse lettre de change dans un petit portefeuille soigneusement enfoui dans sa poche, et qui n’avait jamais jusqu’alors renfermé que de pauvres caïmés 7 de vingt piastres, tombés à moins de vingt pour cent de leur valeur nominale.

Ce bien-être moral lui rendit son calme. Il put enfin songer à ce qui lui restait à faire pour la nouvelle commande qu’Ali lui avait transmise. Ce n’était d’ailleurs pas plus difficile que la veille.

Artin traversa le pont de bateaux jeté sur la Corne-d’Or pour mettre en communication Galata, la ville franque, avec Stamboul, la ville torque. Il gravit la rue étroite, boueuse et sinueuse qui mène de Yeni-Djami 8 au Bezesten 9 et s’en alla droit chez son marchand.

– Voilà votre parure, lui dit-il ; elle n’a pas convenu ; mais on m’a commandé un collier garni de rubis. Espérons que nous serons plus heureux cette fois. Vous devez avoir cela ; cherchez quelque chose dans le prix de deux mille livres. – L’expérience, on le voit, lui avait appris que présenter au palais un objet d’une valeur moindre de la valeur demandée offrirait plus d’inconvénients que d’avantages.

L’honnête marchand ne pouvait se douter de la vérité ; il ne fit donc aucune difficulté pour reprendre la première parure et donner en échange un collier répondant aux conditions requises.

Le lendemain matin, à la même heure, le collier de deux mille livres fut restitué par Ali à Artin, avec la même exactitude que la parure du jour précédent, après que le trésorier, avec la même ponctualité, l’eut payé le double du prix proposé : quatre mille livres.

– Trois et quatre font sept ! dit encore Artin en se frottant les mains ; et, peu après, une seconde lettre de change sur Londres était serrée par lui dans un bon portefeuille neuf qu’il avait acheté la veille au bazar, et sur lequel, à chaque instant, il portait instinctivement la main, comme pour s’assurer que si tout cela n’était qu’un songe éblouissant, du moins c’était bien éveillé qu’il rêvait.

Ce jour-là, ce fut le tour d’une broche en brillants de trois mille livres, que le joaillier du Bezesten prêta avec autant de facilité que les deux bijoux de la veille et de l’avant-veille, et qu’Artin rapporta à la boutique le lendemain, après qu’elle eut servi de prétexte à un prix d’achat de six mille livres. Ces six mille livres s’en allèrent rejoindre les autres dans le précieux portefeuille aux traites sur Londres, en attendant les huit mille que devait vraisemblablement produire le jour suivant une ceinture d’émeraudes de quatre mille livres, commandée pour le soir même.

Artin-Oglou recevait désormais tous ces bienfaits avec le sang-froid d’un homme qui a épuisé toute la série des surprises. Le clavier de l’étonnement n’avait plus de touches pour lui ; il en avait parcouru toute la gamme en quarante-huit heures. On lui aurait dit qu’il allait devenir propriétaire du fameux trésor des sultans, dans lequel il y a des émeraudes grandes comme des briques, que cela ne lui eût point paru invraisemblable. Trop Levantin pour se départir des convenances orientales, le jeune homme n’avait eu garde d’adresser à Ali la moindre question sur la source de tant de biens ; mais son cœur de vingt ans battait à lui rompre la poitrine chaque fois que la pensée de Djemilé-Haneum se présentait à son esprit. Ce nom, que ses lèvres n’osaient dire même tout bas, avait pour lui des sonorités d’une douceur inexprimable. Et la jeune femme !... cette beauté inconnue qu’il entourait d’une auréole céleste dans ses rêves mystérieux, que n’eût-il pas donné pour la voir, lui parler... s’il y avait eu moins de danger à courir pour parvenir jusqu’à elle.

Pour bien comprendre les réticences intimes d’Artin à l’idée d’un rapprochement entre lui et la jeune personne qui occupait tant son esprit, il faut se reporter à l’époque où se passaient les faits que nous avons entrepris de raconter.

Les Turcs, alors, conservaient dans toute leur rigueur les mœurs asiatiques.

Il faudrait donner à ce rapide récit les proportions d’un livre, si nous voulions faire ici un tableau de la société musulmane ; toutefois, la question d’Orient a pris de nos jours un intérêt si puissant dans les préoccupations du public européen, qu’on nous saura gré peut-être de nous voir entrer dans quelques détails sur ce sujet.

Une particularité que les hommes politiques et les publicistes qui entretiennent incessamment l’Europe de leurs plans de solution nous paraissent avoir trop souvent négligé d’observer, c’est que la Turquie, au moment où l’alliance anglo-française a fait de cet empire un État européen, était encore en plein moyen âge. C’est du hatti-houmayoum 10 de 1856 seulement que date son évolution vers les temps modernes.

Il y a à Stamboul un musée des antiquités renfermant la collection complète des anciens costumes des Turcs. Il paraîtra sans doute étonnant que ces antiquités ne remontent pas au delà de la destruction des janissaires, c’est-à-dire aux environs de 1830. Le secret de la question d’Orient, au dix-neuvième siècle, est là tout entier.

Quand on songe que la génération qui a vécu au moyen âge est encore vivante, quand on réfléchit que la plupart des vieux fonctionnaires, des vieux pachas qui siègent dans les conseils de la Porte étaient déjà dans la carrière administrative et politique à l’époque où les idées et les institutions du moyen âge dominaient le pays, alors on ne s’étonne plus de la résistance invincible que la Turquie a offerte au travail de la réforme.

Il s’agissait pour cet empire de faire en vingt-cinq ans une évolution politique, religieuse, économique, morale, scientifique, que les autres États de l’Europe ont mis quatre siècles à accomplir.

Prenons pour terme de comparaison celle des nations européennes dont le tempérament semble se prêter le plus à une transformation comme celle dont il s’agit, la France, par exemple. Supposons la France de Charles VII et de Louis XI ; ce peuple dont l’esprit, encore imprégné des traces du système féodal, était à peine ouvert aux idées unitaires qui en ont fait le corps politique le plus homogène de notre Europe, supposons-le entouré de nations ayant déjà parcouru tout le chemin que les États européens actuels doivent au progrès des sciences physiques et morales accomplis depuis la Renaissance.

L’hypothèse admise, demandons-nous ce que serait devenue, après vingt-cinq ou trente ans, cette France ainsi envahie subitement par un mouvement scientifique qu’elle n’était en état ni de comprendre ni de s’assimiler. Évidemment, c’eût été là pour elle un dissolvant auquel elle n’eût pu résister, et, malgré l’unité de race, l’unité de religion, l’unité d’histoire, de traditions, toutes choses qui font défaut à l’empire turc, cette noble terre française, à laquelle l’humanité a vu depuis enfanter tant de prodiges, serait peut-être devenue la proie de voisins tout disposés à s’en partager la conquête.

C’est le cas de la Turquie.

Pour en revenir donc à la pensée qui nous a inspiré cette digression, les mœurs musulmanes importées sur les rives du Bosphore par les trois ou quatre cents familles asiatiques qui en firent la conquête au quatorzième et au quinzième siècle, existaient, en 1856, dans toute leur intégrité.

La femme musulmane, en ce temps, était enveloppée d’une atmosphère de mystère où un homme n’aurait, pu tenter de pénétrer sans courir un danger de mort certain, car, suivant les mœurs du pays, tout musulman a le devoir de s’ériger en juge et en vengeur de ces sortes d’offenses dans lesquelles nos lois ne voient qu’à grand’peine une excuse à la vengeance spontanée du seul époux trahi.

À l’époque précisément où vivaient Artin-Oglou et Djemilé-Haneum, les habitants de Péra ont vu poignarder en plein jour, par un simple passant, un jeune Anglais qui s’était permis de regarder avec un peu trop d’insistance une dame turque traversant le faubourg dans sa voiture. Peu de temps auparavant, une ambassadrice d’Angleterre avait été souffletée publiquement par un musulman de très-bonne foi, lequel s’était cru en devoir de punir ainsi la prétendue impudeur qui la portait à se promener à visage découvert par la ville. Enfin, tout le monde se rappelle la lamentable histoire du fils du célèbre duc de W., à qui ses tentatives galantes dans le monde musulman firent subir le supplice infligé à l’amant infortuné d’Héloïse.

Le préjugé qui condamne encore de nos jours la femme musulmane à vivre isolée de tout contact avec l’élément masculin était tellement puissant alors, que les femmes chrétiennes elles-mêmes en subissaient le contre-coup, pour ne point heurter l’idée principale de la caste dominante. Tous ceux qui ont visité Constantinople, au moment de la guerre de Crimée, peuvent en effet se rappeler que les femmes arméniennes se voilaient avec un soin aussi scrupuleux que les femmes turques, et que la couleur noire de leur chaussure les distinguait seule de celles-ci, dont les bottines étaient jaunes.

Or, cette idée du danger que son aventure pouvait lui faire courir troublait incessamment les joies intimes de notre héros. Quand il songeait que toutes les libéralités dont il était l’objet pouvaient donner naissance à un soupçon... et que tant de gens avant lui avaient péri pour bien moins ; quand ces tristes pensées traversaient son esprit, son sang se glaçait dans ses veines, une sueur froide perlait sur son front et il portait instinctivement ses mains à sa gorge, comme pour la dégager de l’étreinte des longs doigts noirs d’un eunuque cherchant à l’étrangler.

Mais Artin avait vingt ans, et la mobilité des impressions est l’un des privilèges de cet âge. Ces sombres idées faisaient bientôt place chez lui à des pensées consolantes ; le souvenir de ses gains prodigieux de la semaine lui revenait à l’esprit ; alors il touchait, il palpait son bienheureux portefeuille, et ce contact plein de volupté avait le don de le rappeler à un sentiment de joie, sinon de quiétude. Le fait est qu’il y avait là de quoi le réjouir et le réconforter, car ce commerce d’amour et de bijouterie dont nous avons esquissé quelques trails au commencement de notre récit avait été étonnamment fructueux. En effet, au bout d’une semaine à peine, par une suite d’opérations que nous avons négligé de détailler pour ne point abuser de l’attention du lecteur, le susdit portefeuille se refermait sur une sixième ou septième lettre de change, élevant le total de son contenu à quarante-quatre mille livres – un peu plus d’un million de francs, – sans compter mille livres en or, qu’Artin-Oglou avait jugé prudent de porter sans cesse autour de sa taille, dans une ceinture de cuir, pour être prêt à tout évènement ; sans compter encore douze mille livres qu’il avait en perspective, prix d’une aigrette en diamants de six mille livres, commandée par Ali.

C’était précisément ce bijou qu’il allait livrer un samedi soir en se rendant au palais vers l’heure où le soleil, prêt à disparaître derrière les hauteurs de Péra et du Taxim, projette ses derniers rayons sur la rive asiatique du Bosphore.

Comme il franchissait, cette fois, la porte du palais, il y remarqua un mouvement insolite ; c’était un va-et-vient incessant d’hommes affairés et effarés. Il y avait là des fonctionnaires de tout rang et de tout ordre ; mais ce qui frappait davantage, c’était une multitude bigarrée d’ouvriers de toutes nations qui arrivaient successivement, et que les gens du palais entassaient en quelque sorte dans une partie de la cour.

Ali était là aussi, comme à son habitude. Il vint droit à Artin, et, tout en recevant l’écrin que celui-ci lui tendait :

– Vous connaissez Utchindji ? lui demanda-t-il.

– Certainement, c’est mon cousin.

– Fort bien. Il va travailler cette nuit dans le palais avec tous ces giaours qui sont là ; voyez-le sans délai, et proposez-lui de rester pour lui tenir compagnie et lui aider au besoin ; n’y manquez pas ; il le faut !

Artin-Oglou se mit à la recherche de son parent, qui était le factotum du palais. Il le découvrit sans peine au milieu d’un groupe nombreux de personnes auxquelles il donnait des ordres en s’agitant beaucoup.

Utchindji était un fort gaillard de vingt-cinq ou vingt-six ans, au nez busqué, aux yeux vifs et astucieux, le type de l’Arménien homme d’affaires, comme son jeune cousin était le type de l’Arménien gandin.

Ce dernier lui offrit ses services, qui furent acceptés avec empressement, et il attendit, non sans impatience, les révélations promises par cette nouvelle scène qu’il allait jouer dans la pièce à surprises dont la destinée lui avait depuis peu octroyé le principal rôle.

Or, voici ce qui s’était passé ce jour-là au palais impérial de Dolma-Baghtché.

Dans un salon du pavillon central, assis près d’une fenêtre qui découvre tout un merveilleux panorama, s’étendant sur l’Europe et l’Asie, et présentant, sous un même coup d’œil, les mille pointes des minarets de Stamboul, les scintillements de la nappe bleue des eaux de la Propontide, le rideau de collines que forment les îles des Princes, et le tapis vert foncé que figurent de loin les cimes touffues des cyprès du grand champ des morts de Scutari, – ainsi assis le sultan Abdul-Medjid se livrait à la douce langueur du kief.

Il est difficile d’expliquer ce que c’est que le kief ; c’est quelque chose qui se comprend et qui ne peut se définir ; c’est un état particulier de l’âme et du corps qui n’est ni la veille, ni le sommeil, ni la méditation, ni la rêverie, ni la contemplation, ni l’extase ; c’est le kief, c’est-à-dire le repos moral et physique, l’abstraction, le vague et l’indéfini dans l’être tout entier ; que nos lecteurs occidentaux s’expliquent s’ils le peuvent cette particularité de la vie orientale, dont tous ceux qui ont vécu en Orient connaissent l’attrayante douceur.

Le sultan Abdul-Medjid faisait donc son kief habituel.

Peu de mots suffiront pour donner une idée du portrait de ce successeur des conquérants du monde.

Physiquement et moralement aussi, c’était bien ce type idéal du grand seigneur – sans jeu de mots – que Théophile Gautier a peint avec des tons si vrais dans son charmant pastel littéraire intitulé Constantinople.

Politiquement, ses hatti-houmayoum décrétant l’égalité des droits de tous ses sujets, et la guerre de Crimée soutenue de concert avec les États de l’Occident, prouvent que, s’il n’eut pas la puissance de volonté qui fait les héros réformateurs, il comprit du moins la nécessité d’ouvrir à l’Orient la voie des progrès auxquels les peuples occidentaux doivent leur gloire et leur prospérité.

Tel était le souverain dans la personne d’Abdul-Medjid.

Quant à l’homme privé, vieillard à trente-cinq ans, il alliait à la bonté naturelle de son cœur, qui lui donnait l’aperception du bien, une faiblesse maladive, qui, dans sa maison comme dans ses États, autorisait tous les désordres et le rendait incapable de s’opposer à la réalisation du mal.

Hâtons-nous de dire, à l’honneur de cet excellent prince, que la postérité devra lui tenir compte de ses qualités, parce qu’elles étaient bien siennes, tandis qu’elle ne saurait sans injustice charger sa mémoire de la réprobation méritée par ses défauts, qui étaient le produit d’un ordre de choses politique et social fondé depuis des siècles.

Le kief du padischah durait depuis trois heures au moins, et menaçait de n’être pas près de finir, car il restait encore deux heures de jour.

Nous étions en septembre, la belle saison de Constantinople. C’était une de ces splendides après-midi que Sa Hautesse aimait tant ; le soleil dardait ses rayons sur les eaux bleues du Bosphore, qui les renvoyaient en myriades d’étincelles où l’œil étonné voyait se marier tour à tour les feux du rubis, de l’émeraude, du brillant, de la topaze, du saphir. L’air tiède se répandait dans l’espace en couches ondulées et transparentes parfaitement perceptibles aux sens. Le Poïras 11 soufflait de la mer Noire et venait, comme un zéphir bienfaisant, rafraîchir l’atmosphère ; tout, à cette heure et à cette place, tout procurait à l’âme rêveuse d’Abdul-Medjid une molle sensation de volupté tranquille, et son regard, dont la fixité avait quelque chose d’atone, suivait distraitement, et sans les voir, les nombreux navires chargés de troupes destinées à la guerre de Crimée, descendant et remontant sans cesse le double courant qui met en communication les eaux de la mer Noire avec celles de Marmara.

Cette ivresse silencieuse du souverain avait plusieurs témoins : un chambellan, deux aides de camp, deux écuyers, un secrétaire et six serviteurs.

Ils se tenaient debout, respectueusement rangés au fond de la pièce, le dos au mur opposé aux fenêtres, suivant un alignement un peu inégal, afin de marquer la différence des rangs. Ces malheureux martyrs de l’étiquette musulmane, muets, immobiles, les mains croisées sur le ventre, contemplaient avec un sentiment de résignation stupide les rayons du soleil qui les éblouissaient en se réfléchissant sur les milliers de vitres dont sont ornées les maisons de la côte d’Asie, percées à jour comme des cages. Ils attendaient stoïquement, mais non sans une expression visible de mélancolie et de fatigue, que la disparition du dernier de ces rayons lumineux donnât le signal de quelque incident qui vînt leur rendre la liberté de leurs mouvements.

Le sultan, cependant, laissa tout à coup tomber son chibouk sur la fraîche natte de jonc finement tressée aux Indes qui, l’été, remplaçait dans ses appartements l’épais tapis du Khorassan ou de Perse ; puis, joignant nonchalamment les mains, il frappa deux petits coups presque imperceptibles.

À ce grand petit bruit, les douze personnages dont nous venons de décrire la fatigante posture, mus comme par la pression d’un ressort, firent avec un ensemble parfait un quart de mouvement, et attendirent dans une attitude de profonde vénération.

– Utchindji ! articula doucement le prince.

Aussitôt l’un des six serviteurs sortit à reculons, et reparut presque immédiatement, accompagné du cousin d’Artin. Celui-ci marcha quelques pas très-précipitamment ainsi que l’exigeait l’expression de l’empressement qu’il devait mettre à se rendre à l’ordre qui l’appelait, puis, arrivé à une distance respectueuse, il s’inclina jusqu’à terre.

– Utchindji, dit alors le padischah, je donne demain une fête au corps diplomatique et aux états-majors des années alliées, et je veux que les princesses reçoivent dans la grande salle du harem les dames des diplomates et des généraux. La salle devra être prête demain malin. Va !

– Il faudra donc que les ouvriers travaillent la nuit, Majesté !

– La nuit.

– Dans le haremlick ?

– Dans le haremlick.

– Et le kizlar-agha ?

– Qu’on l’appelle.

Un serviteur s’éclipsa pour revenir peu d’instants après avec un personnage qu’il suivait à distance respectueuse.

Le nouveau venu était un de ces nègres à la peau huileuse, épaisse et inégalement teintée de tons café au lait foncé. La conformation de son corps portait, de même que les lignes de son visage, les traits distinctifs de la fonction qu’il remplissait dans le harem impérial. Il avait la figure osseuse, les pommettes saillantes ; son torse était court et carré, ses jambes longues et minces ; ses bras descendaient jusqu’aux genoux ; la paume de sa main était très-large, et ses doigts, d’une longueur démesurée, rappelaient à l’esprit l’image des griffes d’un oiseau de proie. À ce signalement, ceux de nos lecteurs qui ont visité l’Orient auront reconnu sans hésiter l’un de ces êtres monstrueux, gardiens farouches, dont l’institution paraît avoir été empruntée aux anciens rois de Perse par les empereurs grecs de Constantinople, qui, à leur tour, en léguèrent l’usage aux empereurs ottomans leurs successeurs. Celui que nous mettons ici sous leurs yeux était le chef de la hideuse corporation ; son titre de kizlar-agha pouvait se traduire en français par maître des eunuques. Quant à son rang, on sera bien surpris d’apprendre jusqu’à quel point il était élevé : le chef des eunuques marche immédiatement après le grand vizir ; c’était donc le second dignitaire de l’État.

Lorsqu’il se fut approché en saluant avec non moins de respect que l’avait fait l’Arménien, le sultan lui répéta l’ordre qu’il venait de donner à celui-ci.

Le digne eunuque, si maître qu’il fût devenu de ses mouvements dans cette cour où le dernier des marmitons est, pour la dissimulation, un diplomate accompli, ne put cependant s’empêcher de faire une mine indiquant fort clairement combien ce renversement de tous les principes lui inspirait de sainte horreur ; mais l’ordre était formel ; il s’inclina avec soumission, et sortit suivi d’Utchindji.

Quand ils furent hors des yeux du maître, la fureur de l’eunuque, contenue jusque-là à grand’peine, éclata sans ménagement :

– Chien d’Arménien, dit-il avec rage, fais venir les giaours d’ouvriers ; mais, par l’âme de ta mère que je jette dans la boue 12, veille bien sur eux tandis qu’ils travailleront dans la salle ; je ferai bonne garde de mon côté ; s’il arrive quelque malheur, rien ne te sauvera de mes mains, et avant de te couper la tête, j’aurai soin qu’il ne te reste pas une dent dans la bouche.

On comprendra sans peine le frisson qui courut dans toutes les veines du pauvre Arménien à cette épouvantable menace. Il resta un moment abasourdi ; mais il ne tarda pas à se remettre, car c’était à tout prendre un garçon assez résolu, et sa nature arménienne, où l’amour du gain tient plus de place que la peur, l’aida à reprendre ses esprits ; il se mit bien vite à calculer le pour et le contre de l’aventure ; peu de réflexions lui suffirent pour lui prouver que depuis qu’il était le pourvoyeur du palais, jamais pareille occasion de gagner cent mille francs en quelques heures ne s’était offerte à lui. Cent mille francs ! Quelle magie il y avait dans ces mots ! Utchindji, réconforté par cette attrayante pensée, se jura sans hésitation que l’occasion, coûte que coûte, ne lui échapperait pas. Ce serment fait, il se sentit plus à l’aise, ses idées s’éclaircirent, son plan d’opération fut vite conçu, et, sans plus tarder, il sortit, décidé à se mettre à la besogne.

Une heure après, il se retrouvait dans la cour du palais, entouré d’une véritable armée de tapissiers français, italiens, arméniens, grecs. C’est à ce moment que son cousin Artin était venu lui présenter sa requête, ainsi que nous l’avons raconté plus haut.

Utchindji pénétra avec tout son monde dans les appartements intermédiaires qui relient le salemlick 13 au haremlick 14, et bientôt cette foule d’artisans envahit la grande salle du harem, qu’elle avait mission de transformer durant cette nuit mémorable.

Artin-Oglou avait suivi le mouvement.

Les travaux commencèrent aussitôt, sous la surveillance inquiète d’un nombre respectable d’eunuques, tandis que d’autres eunuques, non moins nombreux et non moins inquiets, devaient garder les femmes, refoulées pour la circonstance dans leurs appartements respectifs.

Nous l’avons déjà dit, le harem d’Abdul-Medjid se composait d’environ huit cents femmes. Il y avait là une réunion de types féminins unique certainement dans le monde. Les cheveux présentaient tous les tons, depuis le jais jusqu’au blond ardent, les yeux toutes les nuances, à partir du noir d’escarboucle jusqu’au gris bleu d’opale. Tous les visages étaient frais et jeunes ; tous charmaient, pour ainsi dire, à un égal degré, malgré la diversité des lignes qui offraient, ici, la courbure gracieuse du nez aquilin de la fille du Caucase, là, la rectitude sévère d’un nez de statue grecque, plus loin, l’accolade finement dessinée d’une bouche de Géorgienne, ailleurs, le vif vermillon des lèvres sensuelles d’une Arménienne.

Quant aux costumes, ils différaient plutôt par le genre et la richesse des ornements que par la forme.

De nos jours, les dames turques ont pris l’habitude de ne porter le costume oriental que lorsqu’elles vont en ville. Rentrées chez elles, elles se débarrassent du férédjé, qui cache leur costume européen, et du yachmak, qui couvre bien moins leur visage que le petit chapeau à la française, dont elles restent coiffées même à la maison.

En ce temps-là, elles avaient encore, jusque dans l’intérieur du harem, l’usage de s’habiller exclusivement à la turque : les jambes enveloppées de larges pantalons de gaze soyeuse brochée d’or, d’argent ou de soie multicolore, le corps couvert d’une chemise richement brodée dont la transparence laissait deviner les tons des chairs ; le buste, vêtu d’une jaquette de velours aux fines broderies d’or et d’argent émaillées de perles et de pierres précieuses étincelantes, les pieds chaussés de coquettes babouches enrichies de pierreries, la tête coiffée de toques élégantes ou de splendides diadèmes. Condamnées à vivre presque constamment dans un état de réclusion dont, d’ailleurs, elles ne ressentaient nullement l’ennui, l’une de leurs occupations favorites consistait naturellement à faire assaut d’élégance. Ces quelques mots feront comprendre combien de richesses pouvaient se trouver étalées dans cette nombreuse réunion de femmes dont la coquetterie était, comme les moyens de la satisfaire, sans limites.

À coup sûr, rien ne saurait rendre la magie du spectacle que présentaient toutes ces jolies femmes et tous ces brillants costumes rassemblés.

Elles s’étaient répandues dans quatre ou cinq grands salons disposés en enfilade, donnant sur la grande salle, où les ouvriers, tout en se livrant à leurs travaux, parlaient, sans s’en douter, assez haut pour que le bruit de leurs voix pût parvenir jusqu’à elles.

On devinera facilement l’ardente curiosité qui s’empara des pauvres recluses lorsque le son de toutes ces voix d’hommes frappa leurs oreilles.

Elles s’étaient assemblées par groupes où l’on chuchotait tout bas, pour éviter que les eunuques entendissent les conversations dont l’unique sujet roulait sur ce qui se passait dans la grande salle. Le désir de voir les hommes entrait dans le cœur de toutes ces femmes affolées, avec l’intensité d’une véritable passion. Mais comment faire ?

Parmi ces jeunes femmes, groupées comme nous l’avons dit plus haut, une se faisait remarquer par la mobilité extrême de ses mouvements. Elle n’était d’aucun groupe ; elle était de tous. Elle allait incessamment de l’un à l’autre ; elle échangeait rapidement quelques mots à voix basse avec l’une de ses compagnes, puis passait au groupe suivant. Elle faisait ainsi le tour des divers salons en quelques minutes, glissant toujours à l’oreille des écouteuses son mot mystérieux, qui était accueilli parfois avec un sourire de malicieuse satisfaction, et parfois aussi avec une expression visible d’inquiétude.

Celle-là était Djemilé-Haneum.

Rien n’était séduisant comme cette ravissante jeune femme de dix-sept à dix-huit ans, dont la mise se distinguait de celle de ses compagnes par une simplicité de bon goût inconnue au harem. Point d’or, point de broderies, point de bijoux, point d’étoffes lourdes et chamarrées. Un long peignoir blanc, garni de dentelles et serré autour d’une taille fine, contrairement à l’usage oriental, lui formait, au milieu de tous ces costumes bigarrés et éclatants, une sorte d’enveloppe aérienne. Ses longs cheveux, d’un blond doré presque fauve, retombant à profusion sur ses épaules, donnaient à sa charmante tête quelque chose comme l’éclat d’une auréole. Ses traits fins et spirituels, son teint animé plutôt que coloré, son nez légèrement relevé vers les narines, son sourire, d’une douceur qui n’excluait pas la finesse, s’harmonisaient délicieusement avec ses yeux noirs et brillants, dont le feu était pour ainsi dire tempéré par les longs cils qui les ombrageaient. Quant à sa taille, elle dépassait à peine la moyenne. Tous ses mouvements avaient une souplesse voluptueuse sans langueur, une légèreté vive sans brusquerie, qui la faisait glisser plutôt que marcher sur les nattes de jonc, à la surface polie comme nos parquets cirés.

Telle était Djemilé-Haneum ; telle était la dame à la beauté parfaite.

C’était elle qui avait mis en travail toutes ces jeunes imaginations féminines, c’était elle qui s’agitait ainsi au sein de toute cette agitation ; c’était elle, enfin, qui était l’âme et la tête de la conspiration, – car les petits conciliabules qu’elle avait provoqués dans chaque groupe finissaient par prendre le caractère d’une conspiration véritable.

À chacun des rapides colloques que nous l’avons vue engager successivement avec ses compagnes, son animation augmentait et prenait de plus en plus l’expression d’une satisfaction mutine, preuve évidente que l’ardent prosélytisme auquel elle se livrait avait pour résultat un succès de plus en plus marqué.

Lorsqu’elle jugea que ses ingénieuses combinaisons étaient venues à point, elle dit tout bas quelques mots au jeune eunuque Ali, qui s’empressa d’aller se blottir derrière la tapisserie décorant l’une des portes fermées de la grande salle.

Cela fait, elle jeta un petit cri en frappant trois fois dans ses mains.

À ce signal, toutes les femmes, avec un merveilleux ensemble, se ruèrent en riant sur les eunuques ; ceux-ci, habitués à ces sortes de jeux, qui viennent souvent rompre la monotonie de la vie du harem, se prêtèrent sans aucun soupçon à ce qu’ils croyaient n’être qu’une plaisanterie ; cependant, la manœuvre féminine, savamment calculée, établissait une sorte de cordon qui rejetait les gardiens vers les portes opposées à celles de la grande salle ; lorsque, tout en jouant, les eunuques eurent été ramenés jusqu’auprès des portes, une poussée rapide les jeta brusquement dans les pièces du fond, et, les portes instantanément fermées avec une remarquable précision de mouvements, les eunuques mystifiés, de geôliers qu’ils étaient un moment auparavant, devenaient prisonniers à leur tour.

Cet acte de mutinerie, accompli en bien moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter, fut instantanément complété par l’ouverture d’une douzaine de portes, et toutes ces femmes, folles d’une joie enfantine, firent irruption dans la galerie, à la grande stupeur des ouvriers, à la grande fureur, surtout, des eunuques qui surveillaient ces derniers.

Ali, lui aussi, était entré dans la galerie à la faveur du tumulte ; il alla droit à Artin, qui se tenait là en manière de surveillant, le prit par le bras, puis par les épaules, et le poussa vivement, malgré une sorte de résistance instinctive qu’il lui opposait. Ils atteignirent ainsi une porte, qu’Ali ouvrit précipitamment et qu’il referma de même sur Artin en lui disant :

– Attendez ici jusqu’à ce que je revienne.

L’Arménien, en proie à une émotion dans laquelle la peur avait sa bonne part, jeta autour de lui un regard effaré. La pièce où Ali venait de le déposer était meublée à la turque, c’est-à-dire qu’il y régnait tout le long des murs un large divan, et que l’on n’y voyait d’autres meubles que de petites tables en forme de tabourets, incrustées de nacre et d’écaille, selon le goût arabe ; mais la soie bleue du divan était d’une fraîcheur peu commune en Orient, même dans les plus grandes maisons, et les étoffes des portières et des tentures décelaient, par leur coquet arrangement, la main d’une femme de goût. Autre indice : sur le moelleux tapis de Smyrne couvrant le parquet, un lit était disposé. Quand nous disons : un lit, nous entendons parler d’un lit à la turque, lequel se compose invariablement d’un simple matelas posé sur le tapis avec une paire de draps et une couverture : car les Tures ne connaissent pas la pièce que nous nommons une chambre à coucher ; leur coucher, aussi bien que celui de leurs mussafirs 15, est sommairement improvisé chaque soir dans une des pièces de réception ; c’est d’ailleurs ce qui explique comment l’hospitalité est si facilement pratiquée chez eux ; mais dans la chambre de Djemilé, ce simple matelas était recouvert d’une riche courtepointe, sur laquelle venait se rabattre un drap d’une blancheur éclatante, d’une finesse exquise, et bordé de légères broderies de soie et d’or.

À vrai dire, Artin-Oglou regardait tous ces détails sans les voir, tant son esprit était dominé par le sentiment de l’étrangeté de sa situation. Il était en quelque sorte pétrifié, n’osant bouger du point précis où Ali avait cessé de le pousser avec sa main, et attendant dans une immobilité presque stupide la suite de l’aventure.

Il n’attendit pas longtemps. Le bruit de la serrure se fit bientôt entendre, et la porte s’ouvrit.

À ce bruit, Artin, arraché brusquement à ses préoccupations, reprit soudain l’usage de ses mouvements, et, effaré, éperdu, il se jeta derrière une portière, absolument préparé à mourir, – car il y avait danger de mort à être ainsi surpris dans la chambre à coucher de l’une des dames du harem.

Mais revenons à la grande salle où nous avons vu les compagnes de Djemilé se précipiter tumultueusement.

Le désordre qui s’ensuivit fut indescriptible. Malgré l’altitude passive des ouvriers, qui se rendaient parfaitement compte de la gravité de la situation, toutes ces jeunes folles se jetaient familièrement sur eux et se livraient à des privautés exclusives de toute réserve féminine.

Dire l’exaspération des eunuques serait impossible. Ils étaient d’autant plus furieux que leur petit nombre les mettait dans l’impossibilité d’avoir raison de la mutinerie des femmes. Celles-ci tiraient les hommes par la barbe, les secouaient, les enlaçaient dans leurs bras, leur tenaient toutes sortes de fous propos, et sautaient, riaient comme des enfants échappés de l’école. Tandis que l’eunuque parvenait à en entraîner une, dix revenaient à la charge.

Il faut savoir, pour se faire une idée de ce que pouvait être cette scène sans exemple, que, chez la femme turque, ce sentiment que nous nommons pudeur n’existe pas à proprement parler. La langue turque est très-crue ; chaque chose y est désignée par son nom propre – ou malpropre ; les réserves de langage et de tenue qui sont une loi pour nous n’ont aucun sens en Orient ; la femme et l’enfant de bonne maison disent et font des choses que, chez nous, les hommes très-licencieux se permettent seuls de faire et de dire.

Un personnage turc très-haut placé, comparant sous ce rapport la vie européenne à la vie orientale, nous disait dans un moment d’expansion : « Je reconnais parfaitement qu’avec la famille telle qu’elle est constituée chez nous, il n’y a pas de progrès social possible ; mais vous oubliez, mon cher, que nos femmes, élevées comme elles le sont, ne sauraient devenir brusquement libres ans être exposées à tomber dans le désordre. » Et il avait raison.

Ces réflexions s’appliquent, on le comprendra, au commun des femmes musulmanes. Les quelques dames turques qui ont eu le bonheur de recevoir une autre éducation que celle de leurs compatriotes se font remarquer, au contraire, par une distinction et des vertus rares en tous pays. L’une de ces dames, entre autres, qu’un sentiment de respect nous empêche de désigner plus clairement ici, eut un très-grand succès à l’époque de la conférence de Constantinople en 1876. Les dames du corps diplomatique, et notamment la marquise de Salisbury, ne tarissaient point d’éloges sur les aimables qualités de cette véritable « grande dame » dans la plus ample acception du mot.

On nous pardonnera cette digression, qui a peut-être ôté du mouvement à la suite de ce récit, mais qui était nécessaire pour en faire comprendre l’exactitude historique absolue.

Laissons d’ailleurs pour un moment l’émeute féminine suivre son cours, et allons retrouver notre héros sous la portière où il s’était caché lorsqu’il entendit la porte de la chambre de Djemilé s’ouvrir.

Il était là, retenant les battements de son cœur, retenant sa respiration, de crainte que le moindre bruit ne révélât sa présence.

Cependant, une voix dont la douceur contrastait singulièrement avec les terreurs du jeune homme appela à voix basse :

– Artin, Artin-Oglou !

C’était Djemilé-Haneum qui appelait ainsi. Elle était entrée à petit bruit, refermant soigneusement la porte, marchant sur la pointe des pieds, haletante d’émotion et de frayeur.

– Artin, poursuivit-elle avec cet accent si mélodieux que la langue turque a dans la bouche des femmes, Artin ! C’est moi, Djemilé, moi qui t’aime et qui ai fait tout cela pour te voir et te parler. Je suis seule ; où es-tu ? n’aie pas peur ; où es-tu ?

À ces mots, Artin risqua un mouvement. Djemilé le devina plutôt qu’elle ne le vit. Elle se jeta sur lui avec une sorte d’emportement, et l’étreignit dans ses bras en couvrant son visage de baisers frénétiques.

Nos lectrices, après les explications données plus haut, ne s’offusqueront pas, nous l’espérons, de cette trop verte entrée en matière dans un premier rendez-vous ; elles doivent savoir maintenant que l’amour, tel qu’elles le connaissent ou le comprennent, n’est pas l’amour tel qu’il peut être compris par les femmes asiatiques. De la réclusion du harem doit nécessairement résulter un autre tempérament féminin que de la vie libre des salons européens.

Djemilé-Haneum, d’ailleurs, ne s’abandonna pas longtemps à ces étreintes passionnées ; les instants étaient comptés ; il fallait les mettre à profit. Aussi, à voix basse, d’un ton saccadé, avec précipitation, elle dit à Artin :

– Vois-tu, je t’aime depuis longtemps... la vie que je mène ici sans toi m’est insupportable... j’ai voulu m’y soustraire... C’est un vieux projet... je l’ai longtemps nourri... J’ai voulu faire ta fortune, afin que tu sois heureux... et que tu m’emmènes... nous irons vivre où tu voudras... je te suivrai partout, comme ta femme... et comme ton esclave... Quand j’ai été bien sûre que le padischah ne résistait à aucun de mes caprices, j’ai commencé.... je voulais te faire plus riche que le mallieh 16... Mais nous n’en aurons pas le temps. Ali s’est aperçu qu’on nous soupçonne... Il faut fuir... Il faut nous hâter... pourvu qu’il ne soit pas trop tard !... Demain soir, viens dans un caïque 17 sous les fenêtres du palais... ici, liens... c’est la sixième fenêtre à droite... apporte avec toi un costume de femme franque... Cette chambre est au rez-de-chaussée... je sauterai… et tu m’emporteras dans ton caïque... et nous irons nous cacher quelque part... Tu viendras une heure après le coucher du soleil... tu attendras une heure... si je ne parais pas... si je ne parais pas, sauve-toi !... Maintenant, mon amour, va-t’en vite !

Les lèvres de Djemilé étaient collées sur l’oreille d’Artin, et chacune de ses paroles avait le charme d’un baiser. Quant à lui, partagé entre la terreur de la situation où il se trouvait et l’émotion dont il ne pouvait se défendre au contact de la charmante jeune femme, il n’eut pas la liberté d’esprit de dire un seul mot, de faire un seul geste. Il était positivement ivre. Aussi suivit-il docilement Ali, qu’un signal de Djemilé avait rappelé, et se trouva-t-il réintégré dans la galerie, pour ainsi dire à son insu.

À ce moment, la lutte entre les femmes et leurs gardiens touchait à sa fin, mais elle était encore assez animée pour que personne ne prît garde à Artin.

Les eunuques, qui avaient été enfermés par les femmes, étant parvenus à forcer les portes de leurs prisons improvisées, s’étaient empressés de venir prêter main-forte à leurs collègues de la galerie ; ceux-ci faisaient des efforts désespérés pour faire rentrer dans l’ordre les charmantes insurgées, auxquelles ils ne ménageaient ni les coups ni les imprécations les plus abominables. À eux tous, ils parvinrent enfin à dompter la révolte ; force resta à la loi, et les jolies rebelles durent regagner leurs appartements respectifs au bruit des vociférations et des invectives de leurs gardiens exaspérés.

Quand le calme fut rétabli autour de lui, Artin sentit s’opérer une sorte de détente dans son esprit, et il put réfléchir à l’étrange aventure dont il était le héros. Qu’allait-il faire ? Pouvait-il repousser l’amour de cette femme, si jeune, si belle, qui se jetait dans ses bras avec tant d’abandon, qui s’était tant compromise pour lui, qui, par un effort de sa volonté et de sa tendresse, l’avait en quelques jours fait riche et indépendant ? Pouvait-il l’abandonner lâchement, alors que des dangers mortels la menaçaient ? – car, elle le lui avait dit, les faveurs dont elle l’avait rendu l’objet donnaient prise à des soupçons que l’aventure de cette nuit allait peut-être augmenter encore... Qui sait, même, s’il n’allait pas se produire quelque funeste résultat dès la journée du lendemain !... D’ailleurs, ces soupçons pesaient nécessairement sur lui aussi. Si la jeune femme était en danger, il n’était lui-même pas moins menacé. Il fallait donc fuir. Mais puisque le salut rendait la fuite inévitable, mieux valait fuir avec elle. La reconnaissance et l’amour, le cœur et le devoir, tout l’exigeait.

Dès lors, il n’hésita plus ; il attendit impatiemment l’heure où il pourrait sortir du palais pour aller mettre ses projets à exécution.

Il faisait grand jour déjà lorsque la galerie, rendue méconnaissable par les ouvriers d’Utchindji, qui en avaient fait un splendide salon de réception, se vida instantanément.

Artin, sorti avec la foule des ouvriers, serra la main à son cousin, puis il alla s’asseoir devant un café établi au bord de l’eau.

Le maître de ce café cumulait, comme tous ses confrères, les fonctions de barbier avec celles de cafetier ; il était occupé à raser un client lorsque Artin, s’installant sur une sorte d’escabeau recouvert de paille, demanda du café et un narghilé.

Un garçon qui marchait nu-pieds, et dont la chemise ouverte laissait voir une poitrine cuivrée par les ardeurs du soleil, apporta la pipe demandée, mit dans le fourneau un charbon allumé, et tendit au jeune Arménien le long tuyau aux vertèbres recouvertes de peau, après avoir essuyé avec la paume de sa main le bout d’ambre qui en ornait l’extrémité.

Pendant ce temps, le sakaldji 18, ayant terminé sa barbe, reprenait sa fonction de cawedji 19.

Chekerli 20 ? demanda-t-il à Artin. Un signe affirmatif répondit à sa question.

Aussitôt il prit une petite cafetière de cuivre au long manche de fer, y versa de l’eau déjà chaude et y mit deux cuillerées de café très-fin, ainsi qu’une cuillerée de sucre en poudre. Puis, s’approchant d’un fourneau de forme on ne peut plus primitive, dans lequel brûlait un peu de braise, il souffla sur cette braise avec sa bouche, et tint sa cafetière sur le feu, en ayant soin de l’éloigner dès que l’ébullition amenait à la surface de l’eau une légère mousse jaune formée par le café. Au troisième bouillon, il frappa avec une cuiller quelques coups autour de la cafetière pour détacher des parois le marc qui avait pu s’y coller, et fit tomber de haut sur le café bouillant cinq ou six gouttes d’eau froide pour précipiter ce marc au fond. Cela fait, il versa le café dans la findjane, petite tasse de forme conique que l’on met dans une sorte de petit calice ou plutôt de coquetier en métal appelé zarfe. Le café ainsi servi fut posé avec un verre d’eau fraîche sur un plateau que le cawedji plaça près d’Artin sur un escabeau pareil à celui qui lui servait de siège, et le brave homme, redevenant encore sakaldji, s’en retourna faire une autre barbe.

Artin était venu là pour attendre l’heure à laquelle, habituellement, il se présentait au palais lorsqu’il avait à encaisser le prix d’une parure soi-disant vendue. Or, on se rappelle qu’il en avait livré la veille une de six mille livres turques, et dont il espérait toucher un prix double de cette somme. Avec le caractère que nous lui connaissons, il n’était pas homme à négliger un recouvrement de près de trois cent mille francs, surtout au moment de partir et de renoncer à jamais à un genre d’affaires qui, s’il finissait par devenir dangereux, n’avait pas moins la puissance de se faire regretter. Les gains faciles et considérables ont un attrait auquel notre héros, on le sait, devait, plus que tout autre, se montrer sensible.

Cependant sa pensée ne s’immobilisa pas longtemps sur ce sujet, si intéressant qu’il fût. Tandis que son regard se perdait vaguement dans le ciel bleu clair du matin, où montaient en se volatilisant les spirales de fumée exhalées de ses lèvres après chacune des aspirations qui mettaient bruyamment en ébullition l’eau contenue dans le récipient du narghilé, son esprit travaillait. Tout en se détournant de temps en temps pour tremper ses lèvres dans le café, il méditait son plan d’évasion.

Ce n’était pas une mince affaire que d’enlever une femme du harem impérial. Il n’y avait pas à espérer de se cacher où que ce fût en terre musulmane. Nul n’aurait osé se faire le receleur des fugitifs. On ne pouvait donc pas, à aucun prix, songer à trouver des complices. La peur eût aussitôt transformé les confidents en dénonciateurs. Il allait que Artin gardât à lui seul le fardeau de son secret, de même que seul il devait accomplir tous les actes nécessaires à l’exécution de ses projets. Mais là n’était pas la difficulté ; l’Oriental est peu communicatif ; le besoin d’expansion qui nous domine dans les grandes occasions n’a point de prise sur lui ; ce n’était donc pas de l’idée de son isolement qu’il se préoccupait. Ce qui le tourmentait, c’était la nécessité inéluctable de se soustraire instantanément avec Djemilé à la puissance des autorités turques. En d’autres termes, à la même minute où Djemilé quitterait le harem, il aurait fallu pouvoir sortir du territoire ottoman. Il n’y avait point de salut à toute autre condition.

Lorsque Artin se fut bien pénétré de cette nécessité, sa pensée cessa de s’égarer sur les nombreux moyens de retraite qui s’étaient présentés en foule à son esprit pendant la longue méditation à laquelle nous l’avons vu se livrer. Dans les circonstances importantes de la vie, il n’est rien de tel que le sentiment de l’impossibilité de suivre deux voies, pour amener les fermes résolutions qui en font choisir une sans hésitation, et pour donner à notre esprit cette lucidité particulière qui fait embrasser d’un seul coup d’œil toutes les chances comme tous les risques du plan auquel nous nous arrêtons. Ce fut le cas d’Artin. À partir de cette minute, il avait un plan, et toutes les puissances de son intelligence devaient désormais être mises en œuvre pour en assurer le succès.

En attendant que les faits qui vont se dérouler nous aient mis dans la confidence de ce plan, suivons notre héros jusqu’au palais impérial où se dirigèrent vivement ses pas, après qu’il eut jeté sur le plateau du cawedji les dix paras destinés à payer le prix de sa double consommation.

C’était l’heure matinale où, d’habitude, Ali venait à sa rencontre sur le pas de la grande porte ornée de jolies sculptures, qui fait un si charmant effet sur la place de Dolma-Baghtché, bien que toute cette gracieuse ornementation aux tons de marbre blanc ne consiste qu’en plâtre moulé et en carton-pâte.

À la surprise d’Artin, le jeune eunuque n’était pas à son poste ordinaire. Son absence, en un pareil jour, avait une signification fâcheuse, et l’Arménien ne put s’empêcher de tressaillir en la constatant.

Mais, une remarque bien autrement inquiétante éveilla son attention après qu’il eut marché quelques pas dans la cour. Devant lui était un eunuque noir, long, maigre, osseux, roulant dans leurs orbites deux grands yeux d’un blanc sale dont le regard ne le quittait pas. Artin, à sa vue, éprouva cette sensation de froid que provoque en nous la présence d’un serpent. Il voulut reculer instinctivement, mais ce regard fixe, brillant, haineux, le clouait à sa place comme si une glu d’une ténacité invincible eût collé ses talons au sol. Il y avait certainement de cet être hideux à lui, en ce moment, quelque chose de l’attraction magnétique qui, dit-on, se dégage du reptile fascinant l’oiseau. Les grosses lèvres du monstre, s’entrouvrant avec une expression de ricanement féroce, laissaient voir une double rangée de dents blanches, qui semblaient grincer en se rapprochant. Artin, glacé de terreur, incapable de supporter une minute de plus cette scène, dans laquelle il sentait intuitivement l’annonce d’un grand malheur, fit un violent effort sur lui-même et parvint ainsi à effectuer un mouvement de conversion qui le remit dans la direction de la porte par où il était venu, et par laquelle il voulut se hâter de sortir. Il avait à peine fait un pas qu’il s’arrêta net, car une voix le rappelait. C’était la voix de l’eunuque ; le son en était creux et faux ; elle déchirait l’oreille comme un coassement d’oiseau de proie ; pourtant, elle avait simplement dit un nom : Artin-Oglou ! mais ce nom avait été prononcé avec un accent de raillerie et de menace auquel il n’était pas possible de se méprendre.

Le jeune homme se retourna vivement, comme si un ressort d’acier se fût tendu sur ses muscles.

– Artin-Oglou ! répéta l’eunuque quand ils se retrouvèrent face à face, reprends ton écrin. Ali ne te fera plus vendre de bijoux.

Ces derniers mots retentirent dans l’oreille d’Artin comme le son fêlé d’un glas funèbre. Ses jambes fléchirent, son sang se porta à sa tête avec la pesanteur d’un afflux congestif ; ses yeux se voilèrent et, ainsi que dans un phénomène de vision intérieure, transmirent à son cerveau, non l’impression des images qui étaient à leur portée, mais celle du visage si doux et si expressif du pauvre Ali, que son imagination lui fit voir contracté convulsivement sous la pression des doigts du féroce eunuque l’étreignant à la gorge.

Cette hallucination ne dura pas au delà de quelques secondes ; la voix de l’eunuque la fit cesser, de même qu’elle l’avait produite, en frappant les nerfs du jeune homme à la manière d’une secousse électrique.

– Prends l’écrin, répéta-t-il.

Artin, inconscient de ses mouvements, étendit machinalement le bras ; sa main rencontra la main de l’eunuque, dont le toucher lui produisit la sensation d’un corps visqueux, et il prit l’objet que celui-ci lui tendait.

Puis, toujours sous l’influence fascinatrice de ces prunelles de fauve, qui dardaient sur lui des effluves chargées d’impressions terrifiantes, il s’achemina à pas chancelants vers la porte, franchit ce seuil redoutable et ne s’arrêta que sur la place de Dolma-Baghtché.

Dans sa main était convulsivement serré l’écrin qu’il avait remis la veille à Ali, et dont il venait chercher le prix peu d’instants auparavant.

La chaleur intense du soleil le réveilla pour ainsi dire. Sa nouvelle situation se révéla à son esprit avec son effrayante réalité, en même temps qu’avec ses nécessités irrémissibles. À partir de cet instant, il n’eut plus qu’une pensée : l’exécution de son plan.

De Dolma-Baghtché à l’échelle de Top-Hané, il n’y a pas loin. Artin y fut promptement porté par un cheval de louage dont le surudji 21 avait peine à suivre le galop.

À l’échelle 22 de Top-Hané sont établis les constructeurs de caïques, sortes de barques légères et effilées que montent un ou plusieurs rameurs, et qui remplacent la voiture pour la locomotion sur le Bosphore, comme les chevaux y suppléent pour les courses dans l’intérieur de la ville.

Artin choisit un petit caïque à une seule paire de rames, et demanda à l’acheter. Le charpentier-calfat, avec cette lenteur de parole et de mouvement qui caractérise le marchand de Constantinople, en demanda dix livres turques. Le jeune homme, sans marchander en aucune façon, accepta ce prix, et donna une livre, à titre d’arrhes, en annonçant qu’il reviendrait vers le soir prendre livraison du caïque et payer le reste de la somme convenue.

Ce point réglé, Artin remonta à cheval, et, d’un galop non moins pressé, se transporta à Galata ; où l’appelaient des soins plus importants. Il s’agissait de savoir s’il n’y aurait pas dans le port quelque bâtiment à vapeur étranger, anglais autant que possible, qui fût sur le point de quitter Constantinople.

Le hasard le servait à merveille. Le steamer anglais Cordelia, capitaine Johnson, devait lever l’ancre le lendemain malin.

Sans tarder une minute, Artin paya le surudji et se jeta dans une barque, en ordonnant au batelier de se mettre à la recherche de la Cordelia.

Il est difficile en tout temps de trouver le navire qu’on cherche dans ce port de Constantinople, où tant de bâtiments viennent relâcher de toutes les parties du monde ; mais cette difficulté était bien plus grande à l’époque où se passaient les évènements dont nous avons entrepris le récit. Le service des armées nécessitait l’emploi d’une quantité innombrable de transports. La Corne-d’Or, le Bosphore, la rade qui s’étend vers la mer de Marmara, présentaient l’image d’une immense forêt dans laquelle l’œil ne voyait, à perte de vue, que des mâts de navire. Artin, que cette circonstance spéciale condamnait à une recherche longue et pénible, était cependant loin de s’en plaindre, car il lui devait l’heureuse chance de trouver à point nommé un bâtiment prêt à partir, chance qu’en temps normal un hasard tout à fait providentiel eût seul pu lui offrir. Il ne chercha d’ailleurs pas trop longtemps ; son regard, qui ne scrutait l’espace que pour y découvrir des pavillons aux couleurs britanniques, se porta bientôt sur un steamer de dimensions moyennes, à la poupe duquel il eut la joie de voir sculpté en lettres d’or ce nom désiré : Cordelia.

Il accosta l’échelle qu’encombraient des hommes occupés à embarquer des colis, signe d’un départ prochain. En quelques secondes il était sur le pont, et se trouvait en présence d’un gros homme aux longs favoris d’un rouge ardent, au teint vermillonné par le hâle comme une coquille de homard cuite au feu, mais chez lequel cette dureté de tons s’adoucissait en quelque sorte, tempérée sous la bonne expression de franchise dont son regard et son sourire étaient empreints.

– Monsieur le capitaine, dit Artin en langue française, on m’a dit que vous partez demain pour l’Angleterre.

– Oh ! yes, poor le Angleterre ; oh ! yes, répondit le marin en scandant lentement les syllabes, comme un homme à qui la prononciation française n’était rien moins que familière.

– Pourriez-vous, reprit Artin, recevoir à votre bord deux passagers jusqu’à destination ?

– Aô ! un marin de le libre Angleterre il peut tojors prendre deux honnêtes gentlemen.

– C’est que... interrompit le jeune homme en hésitant, il ne s’agit pas de deux hommes ; il y a une dame.

Le Vieux loup de mer était fin, malgré son apparente bonhomie. À l’hésitation de son interlocuteur, il flaira un mystère.

– Aô ! reprit-il en le regardant en race, le mère de vo peut embarquer sans inconvenience.

– Ce n’est pas ma mère...

Et le rouge montait aux joues d’Artin en faisant cette timide rectification.

– Parfaitement très-bien ! Le mère, le sœur, c’est le même.

– Ce n’est pas ma sœur non plus...

– Aô, je ne comprends pas parfaitement.

– C’est... dit Artin, qui rougissant de plus en plus, c’est ma femme...

Il n’y avait pas à se méprendre à l’air hésitant du jeune homme. Le capitaine comprit fort bien qu’il s’agissait d’un départ clandestin et sans doute d’un enlèvement. Il eut un sourire qui dégénéra bientôt en un rire sonore :

– La Cordelia, dit-il, n’a pas de chapelain pour donner à vô le conjugal passeport...

Et il s’arrêta un moment pour jouir de l’embarras que ses paroles causaient à Artin ; puis sa large face s’éclaira d’une expression bienveillante, mais non exempte de malice, et il ajouta :

– Mais j’ai beaucoup grandes connexions à Plymouth pour appeler le ministre dans le paroisse. Vôlez vô payer cent guinées les deux cabines de médème et de vô ?

– Avec empressement, capitaine.

– Parfaitement bien. Vô povez venir ce soir, le cabine de médème et le vôtre seront préparés, et le sôper aussi.

Artin n’en demanda pas davantage. Il paya vingt guinées d’arrhes, convint de revenir à cinq heures dîner avec le capitaine, d’aller chercher ensuite la jeune médème, afin de l’installer pour la nuit, de manière que la Cordelia eût tout réglé à son bord pour pouvoir lever l’ancre dès le lever du soleil.

M. Johnson était visiblement enchanté d’avoir fait une bonne action en même temps qu’une bonne affaire.

Une cordiale poignée de mains scella le pacte, et Artin, certain désormais de pouvoir placer Djemilé sous la protection du pavillon britannique dès sa sortie du palais, retourna à terre avec un grand poids de moins sur le cœur.

Il ne lui restait plus qu’un dernier soin à prendre, c’était de se munir d’un costume européen pour la jeune fugitive.

L’affluence d’étrangers, occasionnée par l’expédition de Crimée, avait amené déjà d’heureuses innovations à Constantinople. Entre antres industries nouvelles, il s’était installé à Péra des modistes et des marchands de confections. Artin eut bientôt choisi un chapeau, une robe, un châle et une paire de bottines, le tout répondant approximativement à la mesure de Djemilé. C’était strictement ce qu’il fallait pour que la jeune femme ne pût trahir sa qualité de musulmane en abordant sur la Cordelia. Quant au reste, il serait facile de se le procurer à la première relâche du navire dans un port européen.

Tout était donc prêt ; il ne s’agissait plus que d’attendre, à l’abri des dangers qui menaçaient Artin en pays turc, l’heure où il pourrait se rendre à bord pour dîner et ne plus s’éloigner de la Cordelia que le temps juste d’aller chercher Djemilé au rendez-vous convenu.

Ces dangers, d’ailleurs, n’existaient pas dans le faubourg de Péra, où le jeune homme avait affaire désormais, et où il se sentait protégé tout à la fois par la présence des ambassades européennes et de la gendarmerie française qui faisait en ce temps-là la police de cette partie de la ville.

Il lui restait un devoir de cœur à remplir. Il devait aller embrasser ses parents et leur dire mentalement un adieu, peut-être éternel.

La maison de la famille Artin était une construction en bois qui existe encore ; elle est située dans la grande rue de Péra, non loin du palais de l’ambassade de France. Il n’y avait donc aucun péril à s’aventurer de ce côté.

Il était environ deux heures de l’après-midi lorsque le jeune homme parut sur le seuil de la maison paternelle. Son père sortait précisément à ce moment-là.

– Mon père, lui dit-il avec ce respect traditionnel des familles orientales, voulez-vous me permettre de vous embrasser ?

– Embrassez-moi, Artin, répliqua le père, sans se douter de ce que ce baiser filial renfermait de pensées suprêmes, et tout en baisant lui-même son fils sur les lèvres, il ajouta :

– Que Dieu vous bénisse, mon enfant !

Deux grosses larmes coulèrent lentement sur les joues d’Artin, tandis que, arrêté sur le pas de la porte, il suivait des yeux son père s’éloignant de la maison. Le vieillard s’en allait ainsi inconscient de la douleur qui l’attendait au retour, en ne retrouvant pas son fils bien-aimé, objet de toutes ses espérances.

Artin-Oglou resta pensif quelques instants ; puis il entra dans la maison, où il trouva sa mère occupée à quelque soin de ménage.

La digne femme n’avait rien des dehors par lesquels se font remarquer de nos jours les dames arméniennes de bonne maison. Elle ne parlait que le turc et l’arménien, et ne portait pas d’autre costume que celui des femmes turques. Mais elle aimait ce fils unique, Dieu sait combien ! Aussi, dès qu’elle l’aperçut, se jeta-t-elle à son cou en lui reprochant doucement toute l’inquiétude qu’elle avait éprouvée de ce qu’il n’avait pas paru à la maison depuis vingt-quatre heures.

Le cœur d’Artin se serra à cette tendre remontrance, dont le rapprochement avec la douleur bien autrement profonde qu’il préparait à sa mère était trop frappant pour qu’il ne se présentât pas aussitôt à sa pensée.

Il se jeta dans les bras de l’excellente femme et couvrit son visage de baisers trempés de larmes.

Ils causèrent longtemps tous deux, l’un près de l’autre, la mère faisant des rêves d’avenir, le fils voyant se dérouler devant ses yeux tout un passé de bonheur, dont les moindres incidents se représentaient à sa mémoire avec une cruelle fidélité.

Le temps s’écoulait ainsi dans des émotions, douces d’un côté, poignantes de l’autre, et il était quatre heures, lorsque Artin, donnant à sa mère un baiser passionné, le dernier, s’arracha enfin de ces lieux où il ne devait plus reparaître, et dans lesquels son cœur venait d’endurer en quelques instants la plus vive souffrance qu’il eût jamais ressentie pendant les vingt années de sa vie.

Une valise achetée en chemin lui servit à serrer les objets de toilette choisis précédemment, et qu’il trouva prêts chez la modiste et la marchande de nouveautés.

Plus rien ne le retenait désormais à Péra. Il se dirigea à la hâte vers Top-Hané où, après avoir payé le restant du prix du caïque, et en avoir pris livraison, il loua un caïkdji 23 pour ramer jusqu’au mouillage de la Cordelia.

Arrivé au terme de sa course, le caïkdji fut payé et renvoyé, et le caïque contenant la valise, amarré au bas de l’échelle.

M. Johnson était sur le pont. Il vint joyeusement au-devant de son hôte en lui tendant une main large et calleuse qui serra la sienne avec une affectueuse vigueur, dont les doigts blancs et effilés d’Artin se ressentirent douloureusement.

– Aoh ! très-vraiment exact. C’est très-parfaitement bien. Je attendais vôs impatientement. Le cuisinier a fait le moke-turtle certainement très-bon. À table !

Artin suivait le joyeux marin sans désir de s’associer au plaisir auquel il le conviait. Mais dès qu’ils furent assis l’un en face de l’autre, le fumet de la soupe à la tortue, en chatouillant les fibres de son appareil olfactif, rappela soudain à la sensibilité un autre organe qu’il avait pour ainsi dire oublié depuis vingt-quatre heures. Son estomac, en effet, avait été comme paralysé par un jeûne prolongé, dont les absorbantes préoccupations auxquelles son esprit était livré depuis la veille ne lui avaient point permis de s’apercevoir.

Un verre de sherry, versé tout d’abord par le capitaine, provoqua en lui une agréable sensation de chaleur que quelques cuillerées du bouillon fortement épicé de la tortue achevèrent d’élever à un degré inaccoutumé ; le jeune homme était fait depuis sa naissance à la vie sobre des Orientaux.

Le capitaine, lui, buvait sec. Il remplissait son verre ainsi que celui de son convive, et, l’élevant à la hauteur de ses lèvres, il remuait la tête en signe de salut et murmurait un : – À la santé de vô ! dont la dernière syllabe se perdait dans le liquide qu’il lampait d’un trait. Puis il fixait son convive, qui hésitait à l’imiter, et disait d’un ton scandalisé : – Aoh ! vos ne biouvez pas !

Et celui-ci, honteux du reproche, avalait à son tour.

Ils vidèrent ainsi en un clin d’œil la première bouteille de sherry, qui fut aussitôt suivie d’une seconde.

Artin, d’abord très-hésitant, devenait plus hardi à mesure que les verres de sherry s’additionnaient dans son estomac. Sa soif, d’ailleurs, augmentait en proportion, soit par l’effet naturel d’une boisson excitante, soit aussi à cause des mets très-relevés qui composaient le menu du capitaine. Un karry à l’indienne, entre autres choses, rendu complétement rouge par le poivre de Cayenne, lui avait littéralement brûlé le palais, la langue et l’œsophage. Il buvait pour éteindre cette sensation de brûlure, jetant ainsi de l’huile sur le feu.

Pendant ce temps, ses idées, si sombres jusqu’alors, s’éclairaient d’un rayon de gaîté très-expansive. Il voyait tout en rose, et les traits de son visage exprimaient fort exactement ce nouvel état de son âme.

Mister Johnston, qui, selon sa propre expression, eût été capable de boire le Bosphore, si l’eau pouvait en être changée en vin, n’était pas plus ému qu’avant de toucher à son premier verre. Il suivait d’un œil satisfait la métamorphose que subissait le jeune homme, et s’applaudissait de la cure qui s’opérait à son instigation.

– Aoh ! exclama-t-il, très-parfaitement bien pour toujours ! Maintenant, biouvons le champègne.

Le champagne ne fut pas plus rétif à couler que le sherry, et sa pétillante saveur acheva de charmer le jeune homme, dont la tête continuait à s’exalter de plus en plus. Lorsque vint le tour du café et du brandy, la transformation fut complète : Artin, le timide jeune homme qui le matin avait tremblé sous le regard d’un eunuque, se sentait d’humeur à défier tous les eunuques du palais, et avec eux, toute la garde du sultan.

Le capitaine était ravi de le voir ainsi.

– Aoh ! lui dit-il, vos avez nécessaire beaucoup fort courage pour aller chercher le médème, Vôlez-vo le canot avec deux marins ?

– Non, fit le jeune homme. Il faut que je sois seul, et seul j’irai. Quant au courage, je m’en charge. Que quelqu’un vienne m’ennuyer, et il sera bien reçu ! Vous verrez.

– Aoh yès ! je verrai avec très-beaucoup plaisir.

– Mais, ajouta Artin. Le soleil se couche, le moment approche et l’on m’attend. À bientôt, capitaine.

Et d’un pas dégagé il descendit l’échelle.

Il se jeta dans le caïque, en dénoua l’amarre, prit les rames en main ; puis, d’un vigoureux élan de ses deux avant-bras, poussa la légère embarcation au large.

La fraîcheur de la brise soufflant de la mer Noire vint arrêter le flux de sang qui se portait à sa tête, sous l’influence des libations auxquelles il venait de se livrer. Ses idées, un moment troublées, purent alors se fixer avec une lucidité suffisante sur l’état de ses affaires. Mais le capitaine était décidément un brave homme : en l’excitant à boire, comme il l’avait fait, il lui avait donné le moyen de se procurer une énergie qui lui était d’autant plus nécessaire qu’elle était moins habituelle à son tempérament moral.

Cette force d’âme, purement accidentelle chez lui, donnait à son esprit un tour de résolution dont il ne songeait même pas à s’étonner.

Il percevait très-nettement toutes les difficultés comme tous les dangers de l’entreprise, mais un je ne sais quoi qu’il ne cherchait même pas à s’expliquer lui faisait trouver en lui la confiance de braver ces dangers et de vaincre ces difficultés.

C’est dans cet état d’esprit qu’il ramait lentement dans la direction du palais, protégé contre tout œil indiscret par les ombres de la nuit qui commençaient à s’épaissir ; car, à Constantinople, il y a peu ou point de crépuscule ; dès que le soleil a disparu derrière Stamboul, où il produit des effets de lumière qui font le désespoir de tous les peintres que nous avons vus s’attarder longtemps à les admirer, la nuit enveloppe aussitôt le bassin des eaux et gagne peu à peu les collines d’Asie ; là, les rayons du soleil couchant, se projetant sur les innombrables fenêtres des maisons, y font d’abord jaillir une lueur intense comme celle d’un vaste incendie ; puis, insensiblement et à mesure que l’ombre se répand tout autour, le phénomène lumineux change : les vitres, reflétant toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, offrent, ainsi que dans une fête vénitienne, l’image d’une féerique illumination.

Quand le dernier de ces feux aux tons de rubis ou d’émeraude s’éteint, la nuit est complète.

C’est alors le tour de la lune d’éclairer ces admirables sites et de transformer l’embrasement de tout à l’heure en une clarté calme et douce qui plonge l’âme dans de tranquilles rêveries dont la sereine volupté la charme souvent pendant des heures entières.

Mais ce soir-là il n’y avait point de lune ; la seule lumière des étoiles, filtrant à travers la pure atmosphère de l’Orient, montrait discrètement le chemin à Artin, qui avançait toujours sans bruit.

Il fut bientôt à quelques brasses du palais, et plongea alors ses deux rames dans l’eau, luttant contre le courant pour se maintenir en place.

À ce moment-là, dans l’air, l’obscurité était presque absolue ; sur l’eau, quelques rares falots éclairaient les navires ; à terre, se détachant de la masse sombre et faisant contraste avec elle, les fenêtres du palais de Dolma-Baghtché s’ouvraient resplendissantes de lumière tout le long de la façade.

C’est là qu’à ce même moment les représentants officiels de toute l’Europe, moins la Russie, étaient assis à un banquet dans le salemlick impérial, tandis que, dans le haremlick, leurs femmes avaient pris place à une table que présidait la validé sultane 24, entourée de toutes les princesses.

Ce moment était, on se le rappelle, celui que Djemilé-Haneum avait fixé pour s’esquiver, inaperçue à travers le tumulte de la fête, en enjambant la croisée de son appartement.

Artin se rapprocha doucement et ne s’arrêta que lorsqu’il fut arrivé presque au-dessous de la fenêtre non éclairée de Djemilé.

Du point où il se trouvait alors, ses yeux pouvaient voir l’intérieur de la salle à manger du sultan, et la distance était assez faible pour qu’il pût parfaitement distinguer les moindres détails.

Sa Majesté était assise au milieu du grand côté de la table faisant face aux croisées. À sa droite, était le doyen du corps diplomatique, vicomte Strafford de Redcliffe, ambassadeur d’Angleterre ; à sa gauche, le baron de Koller, internonce d’Autriche ; en face, le grand-vizir, Rechid-Pacha ; puis, à droite et à gauche, se suivaient tous les autres membres du corps diplomatique, parmi lesquels le représentant de la France, qui était alors un simple chargé d’affaires, M. Benedetti, et un certain nombre de généraux français, anglais et piémontais.

Le sultan portait un uniforme dont les broderies formaient un véritable plastron d’or sur lequel ressortait le cordon rouge de la Légion d’honneur. Sa belle tête pâle et mélancolique, mais si fine et d’une si haute distinction, était couverte d’un fez rouge qu’ornait une splendide aigrette en diamants. Tous les convives, également en grand uniforme et constellés de décorations brillantes, formaient autour de lui une sorte de cortège, comme des satellites entourant un astre.

Ce spectacle, auquel l’éclairage à giorno de la salle prêtait le magique prestige d’une intense lumière, intéressait vivement le jeune homme. Il en détachait difficilement ses regards, bien que, d’autre part, son attention fût sans cesse sollicitée par la fenêtre de Djemilé, qui continuait à rester obscure.

Enfin, celle fenêtre s’éclaira.

Artin se dressa sur ses pieds, s’efforçant de scruter l’intérieur de la chambre où son regard pouvait, bien qu’à grand’peine, pénétrer entre les traverses des kafesses.

Il crut distinguer une forme ; puis encore une autre forme ; puis, enfin, un certain mouvement dans lequel ces deux formes se rapprochèrent et, en quelque sorte, se confondirent.

Cela dura peut-être deux minutes, après quoi la chambre cessa d’être éclairée.

L’anxiété d’Artin était à son comble, car l’instant décisif approchait. Pourtant une curiosité invincible reporta ses yeux vers la salle à manger impériale.

À ce moment, l’ambassadeur d’Angleterre, son verre à la main, était debout, légèrement incliné et tourné vers le sultan, dans l’attitude d’un homme qui parle.

Dans la chambre de Djemilé, plus rien, depuis que la lumière avait disparu.

Tout à coup, le grillage est soulevé en glissant dans sa rainure, et Artin voit se détacher vaguement du fond obscur une forme humaine.

Donnant deux vigoureux coups de rame, il se rapproche jusqu’à toucher presque la base de l’édifice.

Il se lève, les bras étendus, pour recevoir Djemilé. Ses mains perçoivent la sensation d’un corps humain enveloppé dans un sac de toile. Elles se contractent pour le retenir. Vain effort. Le corps, entraîné par son poids, tombe lourdement à l’eau, où il s’engouffre en produisant un clapotement lugubre.

Tandis que le remous soulève le caïque et le fait presque chavirer, une voix, rompant la silencieuse horreur de cette scène, crie :

– Artin ! repêche-la, si tu le peux !

La hideuse image de l’eunuque noir était penchée sur sa tête comme le génie d’une sauvage vengeance.

Cependant, un hourrah formidable avait couvert la voix de l’assassin. Les convives, dans la salle à manger, acclamaient le souverain à la suite du toast de l’ambassadeur britannique.

L’Europe officielle glorifiait ainsi les mesures novatrices qui marquaient l’entrée de la Turquie dans le concert de la politique moderne, – tandis que l’Asie, dans un coin du palais, accomplissait son œuvre de justice implacable.

 

 

CONCLUSION

 

Artin-Oglou, témoin de ce sombre drame, dont il avait été la cause originelle, Artin-Oglou, plus mort que vif, s’éloigna lentement de ce lieu funèbre en se laissant emporter par le courant, qui heureusement l’entraînait vers le mouillage de la Cordélia ; il accosta en heurtant l’échelle ; il était immobile et muet ; on le hissa à bord ; il avait le délire de la fièvre.

La fête au palais dura fort avant dans la nuit.

Le lendemain fut le jour aux récompenses.

Utchindji, outre le montant de son mémoire, reçut une gratification de mille livres turques en témoignage de la satisfaction impériale.

Le kizlar-agha était furieux de la révolte des femmes, dont les travaux d’Utchindji avaient été l’occasion. Il fut apaisé par le don d’un magnifique pur-sang arabe que lui fit le sultan, et calmé d’ailleurs par la consolation que, dès la veille, il s’était octroyée de lui-même en immolant la douce victime de son farouche zèle.

Les invités reçurent une averse de décorations.

Les ambassadeurs rivalisèrent de zèle pour préparer des réceptions magnifiques à leur impérial amphitryon, qui voulut bien se prêter à ce qu’on lui rendît de toutes parts la splendide fête qu’on lui avait offerte.

Tout alla donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.

 

 

ÉPILOGUE

 

Artin-Oglou, qui, après sa guérison, s’était fixé en Angleterre et y avait fait des affaires fructueuses, se hasarda à rapatrier à l’avènement du sultan Abdul-Aziz, frère et successeur d’Abdul-Medjid. Il est actuellement l’un des gros banquiers de Galata ; la voix publique lui attribue une quarantaine de millions.

Quant à la pauvre Djemilé, qui paya de sa vie le premier de ces millions, peu de gens, aujourd’hui, se rappellent qu’elle a vécu, et quelques-uns seulement savent pourquoi elle est morte.

 

 

G. GIACOMETTI.

 

Paru dans la Revue de France en 1878.

 

 

 

 

 



1Fils.

2Haneumest un titre équivalent à dame ou madame.

3Maître Artin.

4Littéralement : Je vous fais remercîment, monsieur, ou plutôt monseigneur.

5C’est une particularité de l’orgueil musulman qui fait qu’on Turc ne répond jamais de la main droite au témella d’un chrétien.

6La direction de l’artillerie. Littéralement : la maison du canon.

7Papier-monnaie. Vingt piastres argent valent 4 fr. 60.

8La nouvelle mosquée.

9La partie du bazar où sont établies les boutiques de bijoux et autres objets précieux.

10Le hatti-houmayoum est un firman ou décret impérial ayant la valeur d’une charte.

11Vent du nord.

12Nous traduisons par à peu près le juron de l’eunuque. Une traduction littérale heurterait trop la chasteté de la langue française.

13Salemlick, appartement des hommes ; littéralement : le lieu où l’on reçoit le salut (salem), c’est-à-dire le lieu de réception.

14Haremlick, appartements affectés au harem.

15Le mussafir, c’est le visiteur, l’hôte, le convive.

16Le mallieh, c’est le ministère des finances.

17Légère barque usitée sur le Bosphore.

18Barbier.

19Cafetier.

20Sucré ? Beaucoup de gens prenant du café sans sucre, cette question est indispensable.

21L’état des rues de Constantinople permettant rarement l’emploi de la voiture, la plupart des courses se font à cheval. Il y a pour cela des stations de chevaux comme chez nous des stations de voitures. Le surudji est le gardien du cheval. Il suit à pied le client, et, quelle que soit la vitesse de la course, il n’est jamais distancé.

22Il y a tout le long du Bosphore des débarcadères que l’on nomme des « échelles ». Le même vocable est d’ailleurs employé pour désigner en général les ports orientaux : les échelles du Levant.

23Batelier qui mène le caïque.

24La validé sultane est la sultane-mère. Elle porte son titre pendant tout le règne de son fils et le perd à l’avènement du successeur de celui-ci.

 

 

 

 

 

 

 

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