Le chapelet d’étoiles

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Frère GILLES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARGUMENT HISTORIQUE

 

Champlain avait fondé, en 1627, un poste au Cap Tourmente, pour l’élevage du bétail. Les Récollets y bâtirent une modeste chapelle qu’ils desservaient. En 1628, une barque montée par 15 ou 16 hommes, détachée de la flottille de David Kirke, s’empara par traîtrise du poste ; tout fut mis à sac, maison et chapelle furent incendiées. Le sieur Foucher, commandant du poste, parvint à s’échapper. Des autres Français, Nicolas Pivert, sa femme, leur nièce et un autre homme furent faits prisonniers. Ce coup de piraterie eut lieu le 9 juillet. Ce n’est que l’année suivante que David Kirke put mettre la main sur la colonie, qui d’ailleurs fut rendue aux Français en 1632. La légende du Chapelet d’étoiles prend son point d’appui sur le fait historique que je viens de résumer.

P. HUGOLIN.

 

 

« Valles abundabunt frumento ;

Clamabunt : et enim hymnum dicent »

Ps. 65.

 

 

À travers les broussailles couvrant la grève, un peu en deçà du Cap Tourmente, deux personnes s’avançaient, portant des gerbes de fleurs sauvages.

La première, une jeune fille dont la figure disparaissait toute dans l’ombre de son grand chapeau-bergère, s’appelait Marguerite et chantait tout le long du sentier, semant des trilles à rendre jaloux les rossignols de l’ancienne comme de la Nouvelle France. La seconde, une fillette, coiffée de ses seuls cheveux noirs, était Minohya l’innocente, la protégée de Marguerite, une petite Montagnaise dont les regards profonds et le mutisme rêveur avaient quelque chose d’angélique. Il aurait été vrai de dire, au moins ce soir-là, le vieux dicton populaire : « Cœur plein de chansons, cœur content », car en effet les deux jeunes filles semblaient très heureuses et voici pourquoi.

La veille au soir, le capitaine du Poste avait été averti que le Père LeCaron, le desservant de la petite colonie, arriverait le lendemain pour y passer quelques jours ; et cette bonne nouvelle avait réjoui tous les cœurs.

Le Père Récollet, de par son double titre de missionnaire et d’ami intime de M. de Champlain, était en grande vénération parmi eux. Simple avec les petits, humble sans cesser d’être digne avec les grands, l’éminent religieux était encore, selon les circonstances, jovial ou austère, mais paternellement bon pour tous et toujours. C’est pourquoi sa visite, toujours trop rare, prenait, avec l’importance et la solennité d’une fête religieuse, la douceur d’une réunion de famille.

Marguerite était donc allée dans les champs d’alentours leur dérober leurs humbles richesses pour en fleurir la pauvre chapelle, afin que la fête qui s’annonçait si belle pour les cœurs le fût un peu aussi pour les yeux. Sa cueillette terminée, la jeune fille revenait joyeuse de cette joie faite surtout de celle des autres, et qui imprimait sur son visage une expression de bonheur détaché telle que doivent prendre les anges lorsqu’ils sourient aux choses de la terre.

Soudain, à l’entrée d’une petite anse, parut un canot monté par un seul homme qui, sans poser les rames, regardait souvent en arrière comme s’il était poursuivi. À sa silhouette robuste, à ses mouvements énergiques se découpant sombres sur les eaux pâles, Marguerite reconnut immédiatement le sieur Foucher, commandant du Poste. Il était sans coiffure, les vêtements en désordre. tandis qu’à son bras gauche, visible dans sa manche en lambeaux, apparaissait une plaie sanglante. Les traits contractés du capitaine, ses mouvements précipités, tout disait à la jeune fille qu’il était survenu quelque chose de grave à l’habitation.

Dès que Foucher, qui avançait toujours, eut aperçu Marguerite, il lui fit, avec un geste d’épouvante, signe de rebrousser chemin. Intimidée par la dureté de son regard et surprise de la brusquerie de ce geste, si contraire aux habitudes polies du capitaine, la jeune fille obéit machinalement et retourna sur ses pas ; lorsqu’ils furent assez près l’un de l’autre pour s’entendre, Foucher dit d’une voix étranglée : « Ne vas pas plus loin, Marguerite, les maudits huguenots massacrent tout là-bas ; heureux sommes-nous si nous n’en avons pas quelques-uns à nos trousses ! Pourtant je t’assure que ma hache ne m’a pas été inutile malgré cette égratignure qu’ils me laissent en ex-voto ces s...acripants ! »

Le capitaine se tut, et fouilla du regard et de l’ouïe les buissons qui couraient le long du rivage ; ne voyant ni n’entendant rien de suspect, il fit à Marguerite un bref récit du carnage dont le Poste était le théâtre et termina en disant que madame Pivert et Thérèse avaient été faites prisonnières et emmenées par les bandits.

Marguerite, immobile, les yeux fixés sur le capitaine et ne semblant pas le voir, l’avait écouté jusqu’alors en silence ; mais en entendant ses dernières paroles, elle jeta un cri d’angoisse et, laissant tomber sa gerbe de fleurs, se couvrit la figure de ses mains et éclata en sanglots.

Foucher, un instant ému par des larmes si vraies, mais vite ramené à l’imminence du péril et aux moyens de le fuir, reprit :

– « Écoute, petite ; tes larmes ne nous sauveront pas, et demeurer ici peut nous être fatal ; il faut partir, et tout de suite, ou nous sommes perdus.

– « Mais Thérèse ? hasarda timidement Marguerite entre deux sanglots.

– « Ma pauvre enfant, nous ne pouvons rien pour ces femmes : nos ennemis sont nombreux et bien armés, les démons ! Vouloir secourir ces malheureuses, ce serait nous livrer inévitablement, tu as bien compris ? i-né-vi-ta-ble-ment au même sort. Partons d’ici où nous sommes encore très près des traîtres : allons-nous-en !

– « Je vous suis, capitaine », répondit la jeune fille docile.

Foucher se trouva alors bien perplexe entre les deux seules voies qui s’offraient à eux, car elles n’étaient exemptes de danger ni l’une ni l’autre.

– « La fuite par les bois, dit-il, n’est pas très sûre, il est vrai ; si, comme Henry et Dumoulin l’autre été, nous rencontrons nous aussi des rôdeurs malfaisants, ce bras-là, sac-à-papier, me gênera bien un peu pour vous défendre.

– « Par le fleuve alors, insinua Marguerite.

– « Par le fleuve, oui ! mais les huguenots, ces suppôts de Satan, ont leurs damnées chaloupes en bas du Cap, et si ceux qui les gardent nous aperçoivent, ma petite... hum !... nous pourrions souper ailleurs qu’ici ce soir. Et pourtant il n’y a pas à lambiner et à attendre midi à quatorze heures, il faut partir... »

Marguerite, qui voyait l’indécision peser péniblement sur les nerfs du capitaine, reprit, après quelques instants de silence :

– « Il reste encore un moyen de choisir pour le mieux et auquel on aurait dû penser tout d’abord : c’est de demander conseil au Ciel ; prions Notre Dame, voulez-vous ?

–« Prie, toi ; tout le monde disait que tu avais été créée et mise au monde exprès pour cela.

– « Tenez, sieur Foucher, si ce n’est pas le temps de pleurer, ce ne serait peut-être pas à moi à vous rappeler que c’est encore moins celui de rire. Puisque vous ne voulez pas, je prierai, moi, pour nous trois, en pansant cette vilaine plaie ; la souffrance vous tiendra lieu de prière, et malgré vous, vous ferez la meilleure ; cependant je vais tâcher de ne pas abuser de votre dévotion : pendant ce temps l’inspiration viendra, vous verrez. »

Moitié bourru moitié plaisant, Foucher répondit en tendant son bras blessé : « Allons ! fais vite ! »

Marguerite courut tremper son mouchoir dans l’eau du fleuve, lava la plaie qui heureusement était plus large que profonde. Elle y appliqua ensuite des feuilles fraîches, puis, déchirant son tablier, elle en fit une bande dont elle enserra le bras du capitaine.

– « Voilà qui est fait, dit-elle, et l’inspiration ?

– « L’inspiration ? c’est toi qui dois l’avoir eue, car moi, sac-à-papier ! je vois du pour et du contre partout ; et pourtant il faut partir...

– « Ici, par le fleuve, là, par la forêt ; la mort nous guette, n’est-ce pas ?

– « Comme tu dis, ma petite.

– « Nous sommes donc entre les mains de Dieu qui seul peut nous tirer de ce mauvais pas. Faisons un vœu pour obtenir le secours de Notre-Dame.

– « Quel vœu ? Je ne suis plus une jeunesse comme toi, pour faire des vœux ; c’est sacré cela, et il faut les accomplir. Mais dis toujours ; et si le pauvre Foucher sort ses os de cette vilaine aventure, tu peux croire qu’il sera archi-heureux de tenir sa promesse, quelle qu’elle soit.

– « Promettez à Notre-Dame de lui bâtir une petite chapelle dans l’endroit où elle nous conduira en sûreté, et partons avec confiance ; pour ma part, puisque je suis seule maintenant dans le monde, je fais vœu d’être la gardienne de ce sanctuaire jusqu’à la mort. »

Foucher réfléchit un instant ; puis, levant la main droite à la hauteur de son front, d’une voix plus émue qu’il n’aurait voulu le laisser paraître, il prononça, dans le crépuscule qui commençait descendre, les paroles solennelles : Je le promets !

 

 

*

*    *

 

Des bruits de portes qu’on enfonce, des cris de douleur suivis d’éclats de rire sinistre, des coups de fusils, des beuglements d’animaux qu’on abat, parvenaient jusqu’à nos fugitifs ; ils jugèrent que les huguenots ainsi enivrés de leurs succès, tout à la rage de mettre le Poste à feu et à sang, négligeraient de surveiller le fleuve. D’ailleurs la brunante ne venait-elle pas offrir aux fugitifs l’heure propice à l’accomplissement de leur dessein ?

– « Où allons-nous ? dit Marguerite.

– « Embarquons, répondit laconiquement Foucher.

– « Il ne faut pas songer à abandonner l’innocente, n’est-ce pas ?

– « Non, non ; puissent ses anges nous protéger, mais embarquons, sac-à-papier, la petite la première, si tu veux ; mais embarquons ! »

Ils montèrent vivement dans le canot et partirent. Foucher à l’avant ramait de manière à éviter tout bruit ; Marguerite à l’arrière, munie d’un éclat de bois trouvé sur la grève, dirigeait l’embarcation ; au milieu, Minohya était assise ; elle n’avait pas quitté sa gerbe d’iris et de verges d’or.

C’était l’heure où les ombres insinuantes enlèvent leurs couleurs aux choses qu’elles enveloppent, prennent la couleur des choses qu’elles estompent et adoucissent les lignes des silhouettes qu’elles déréalisent.

Dans cette poussière de nuit, le mont géant paraissait sombre comme la douleur, haut comme la prière avec, à ses pieds, la forêt brune descendant jusqu’au rivage, monotone et désert comme une journée d’exil.

Sur les eaux limpides et accueillantes du beau fleuve, le canot, suivant la courbe de la baie, disparaissait dans la pénombre projetée sur l’eau par les arbustes des bords. Les fugitifs sortirent ainsi de l’anse, dans le temps que la nuit, comme un voile diaphane, s’abaissait avec une molle lenteur sur les flots pour couvrir leur fuite.

Toutefois, avant de prendre le large, Foucher voulant s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis, cessa un instant de ramer ; mais il n’eut pas plutôt jeté les regards en arrière, qu’il frémit d’indignation et, brandissant sa rame dans la direction du Cap, il s’écria, mordant ses paroles comme si elles eussent été des huguenots : « La satanée canaille d’enfer ! tiens, regarde ! 

Marguerite se retourna vivement et poussa un cri de douleur. Sur l’écran tout noir de la montagne, elle voyait des serpents de fumée, avec leurs langues ardentes de flammes étreindre l’habitation et les dépendances du Poste, tandis qu’au sommet de l’immense bûcher, au-dessus de la chapelle brasillante, la petite croix du campanile vacillait et allait s’abîmer dans une apothéose d’étincelles. « Mon Dieu, dit-elle, avec un soupir navré, que votre volonté soit faite sur la terre comme au Ciel ! »

Foucher n’en était pas encore, lui, à ce degré de résignation : il contenait à peine sa colère et de grosses larmes coulaient sur ses joues brunies. « Brûlez cette chapelle, hérétiques de malheur ! dit-il, la voix tremblante d’émotion, vous n’y gagnerez rien, car je vais en bâtir une autre ! » Et il se remit, sans plus une parole, à ramer comme de rage.

La vue de l’incendie qui anéantissait tant de sacrifices et de travaux ; les incertitudes de la situation présente ; la pensée des êtres chers dont ils soupçonnaient trop justement le triste sort ; tout portait d’ailleurs les fugitifs à ce silence où la générosité prépare ses forces pour l’héroïsme.

Soudain Marguerite, se penchant vers la droite de l’embarcation, dit d’un air surpris :

– « Voyez-vous, capitaine ?

– « Hein ? qu’est-ce que tu dis ? un canot ? où ?

– « Non, non, pas cela ; regardez là – et la jeune fille désignait un point sur le fleuve.

– « C’est peut-être que ma vue baisse, mais je ne vois rien. »

Ils continuèrent d’avancer pendant quelques minutes ; mais bientôt Marguerite, prenant des mains de Minohya une longue tige d’iris, touchait les eaux avec la fleur :

– « Tenez ! là, monsieur Foucher, voyez-vous maintenant ?

– « Je vois, dit le capitaine un peu impatienté, je vois, oui, qu’il fait noir comme dans la conscience d’un huguenot ; je distingue aussi, à peu près, comme un papillon qui bat des ailes au bout de ta baguette de fée ; mais c’est tout, foi de capitaine, oui, c’est tout ce que je vois. »

Marguerite, comme prise de dépit, frappait les petites houles clapoteuses avec sa tige d’iris en murmurant quelques paroles à voix basse.

« Qu’est-ce que tu dis encore ? » demanda Foucher. La jeune fille ne parut pas avoir entendu la question, et après quelques minutes de silence, regardant toujours le fleuve de plus en plus sombre, elle reprit : « Voyez encore ici, capitaine ; vrai, vous ne voyez rien ? regardez bien ! »

Pour le coup Foucher envoya les rames au fond du canot, se frotta les yeux vigoureusement et, se penchant sur les eaux jusqu’à faire passer la crête d’une petite lame par-dessus le bord, il dit d’un ton irrité : « Sac-à-papier, non, je ne vois rien. Ou bien tu as la berlue, ou bien tu rêves : dans les deux cas tu pourrais bien, sans remords de conscience, me dire ce que tu vois. » Puis il ajouta à mi-voix, en regardant Marguerite à la dérobée : « Serait-il Dieu possible qu’elle soit devenue folle... de peur... ou de peine... Seigneur ! »

Au lieu de répondre à la vive apostrophe du capitaine, la jeune fille fit lever Minohya et, sans une parole, lui désigna le fleuve. L’innocente regarda l’eau noire un moment, puis les étoiles qui commençaient à briller et enfin Marguerite, un ravissement au fond des yeux. La jeune fille entendit le langage muet de sa protégée, mais Foucher, qui ne comprenait rien, lui, agacé par tout ce mystère, reprit d’un ton de plus en plus bourru :

– « Ce serait quatorze fois plus simple de me dire tout bellement ce que vous voyez toutes deux : vous n’auriez pas l’air plus sorcières, va !

– « Si vous voulez, capitaine, nous allons faire un marché, dit Marguerite.

– « Un marché ?... Ah bien ! par exemple, tu n’y vas pas de main morte, toi ; après un vœu et dans la même journée, s’il vous plaît ; excusez du peu, journée qui, à part cela, pourra prendre rang dans le cortège de...

– « Quand je dirai l’Ave Maria, interrompit la jeune fille, vous répondrez Sancta Maria, et vous serez bien honnête.

– « Sancta Maria, Sancta Maria, tout ça c’est beau et bon, mais c’est peut-être un raccourci un peu allongé pour ne pas me dire ce que tu vois ou ce que tu crois voir.

– « Nous verrons cela après.

– « Nous verrons, nous verrons, mais sac-à-papier ! en attendant je ne vois toujours rien.

– « C’est compris, n’est-ce pas ?

– « Pour ça que j’ai déjà une promesse sur la conscience et je puis bien dire sur les bras... Enfin, un Sancta Maria n’a jamais fait mourir personne que je sache ! Et puis, tiens, j’y pense, comme ça se trouve, hein ! j’allais oublier de faire ma prière du soir.

– « Je vous salue, Marie, pleine de grâces, le Seigneur...

– « Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous... »

Et à intervalles égaux, durant un quart d’heure, pendant que la frêle embarcation coupait le courant des eaux, la prière angélique, rythmée par la cadence des rames, s’éleva comme un poème d’espoir vers l’Étoile du matin à laquelle semblaient sourire toutes les étoiles du soir.

Il faisait nuit depuis longtemps lorsque nos fugitifs virent se dresser devant eux la masse boisée de la rive sud. Peu après l’avant du canot s’enfonçait dans le sable et, sautant de l’embarcation, ils tombaient à genoux pour remercier Notre-Dame de les avoir protégés, tandis que la lune montante leur souriait derrière les arbres comme à travers ses doigts, et fleurissait les buissons pour leur souhaiter la bienvenue.

 

 

*

*    *

 

La plage, s’avançant en pente douce sur une profondeur de deux ou trois perches, rencontrait la forêt hautaine et jalouse derrière un rempart d’arbres déracinés ou rompus sur lequel des bouleaux veillaient comme des sentinelles.

Laissant Marguerite et sa protégée près du canot, Foucher courut vers la forêt et, après quelques minutes de marche, il trouva à un arpent du fleuve – comme le lui avait fait présumer la hauteur d’un bouquet de sapins – un écran de roc assez élevé, à la base duquel il résolut d’installer ses compagnes. Armé de sa hache, il coupa des branches de sapin et en joncha le sol ; puis revenant au rivage, il prit la petite Montagnaise dans ses bras, et précéda Marguerite vers ce qu’il appelait en souriant « l’hôtellerie du Frais-Air ».

« Voilà, dit-il à la jeune fille en arrivant, tout ce que je puis vous offrir pour ce soir. La brise vient de l’ouest et le rocher vous abrite ; la nuit est douce d’ailleurs. Imite ta protégée et tâche de dormir un brin ; c’est la grâce que je te souhaite. Sois sans inquiétude, je serai à deux pas d’ici, ne dormant que d’un œil. »

Après avoir remercié le capitaine qui s’éloignait, la jeune fille s’agenouilla pour se mettre sous la protection de Marie, puis elle s’étendit sur le sapin odorant, à côté de Minohya, et brisée par les fatigues et les émotions de la journée, elle s’endormit.

Foucher alla s’asseoir au pied d’un arbre à quelques verges plus loin. Il commença par sonder consciencieusement toutes ses poches dans l’espoir d’y découvrir sa pipe ; il avait compté sur son éloquence embrasée pour rompre la monotonie de ses heures de veille. Mais, par malchance, soit en se défendant, soit dans sa fuite, il l’avait perdue. Il inventa mille ruses pour se tenir éveillé ; mais malgré ses résistances héroïques, secondées par le concours empressé des maringoins et des brûlots, il succomba à l’engourdissement et dormit, lui aussi... des deux yeux.

L’aurore pâlissait la nappe moirée du fleuve lorsqu’il s’éveilla. D’avoir échappé à la honte d’une captivité pire que la mort et sans doute à la mort elle-même ; de se retrouver libre dans la paisible fraîcheur de ce matin joyeux, lui remplit l’âme d’une joie intense, douce comme la liberté elle-même, fervente comme la vie. Le Pater qui jaillit de son cœur comme l’expression de sa gratitude lui révéla des choses qu’il n’avait jamais soupçonnées en lui prouvant que, surtout envers Dieu, la reconnaissance attire de nouveaux bienfaits.

Dans le but de chercher des herbes ou des fruits sauvages pour ses compagnes, Foucher parcourut les environs et, lorsqu’il revint vers elles, il les trouva à genoux ; le sonore « Madame est servie » qu’il leur lança de loin changea leur prière du matin en Benedicite.

Marguerite et Minohya, qui avaient dormi comme on dort à leur âge, mangèrent, pour la même raison, de bon appétit, les mûres et les framboises que Foucher leur présentait sur les plateaux dentelés des feuilles d’érable. La jeune fille se fit alors raconter en détail toutes les péripéties du drame horrible de la veille, depuis l’atterrissage de leur chaloupe que les huguenots avaient obtenu par la ruse et l’hypocrisie, jusqu’au moment où, voyant ses compagnons morts ou prisonniers, le capitaine, blessé lui-même, avait pris la fuite au péril de sa vie. Foucher dut répondre d’une manière ou d’une autre, ne pouvant d’ailleurs fournir aucun renseignement exact, à cent questions de Marguerite, qui émettait toutes les suppositions imaginables sur le sort des captives.

À son tour le capitaine voulut avoir le mot du mystère de leur sauvetage.

– « Avec tout cela, dit-il, tu ne m’as toujours pas dit, Marguerite, ce que tu voyais sur l’eau hier soir.

– « C’est vrai, capitaine, et pourtant j’ai le devoir de vous le dire comme vous avez le droit de le savoir. Lorsque je vous demandai au départ d’emmener Minohya, vous m’avez répondu : « Les anges de cette innocente nous protégeront. » Je suis assuré que votre foi nous a sauvés d’abord, puis ensuite, notre promesse.

– « Je trouve ton prélude un peu embrouillé, et je n’y vois guère plus clair qu’hier soir, tu sais.

– « Voici maintenant qui vous intéressera davantage. À une aune du canot, comme je vous l’ai désigné à plusieurs reprises, j’apercevais des..., je distinguais un..., je voyais du... Mon Dieu ! je ne trouve pas de termes pour dire ce que je voyais.

– « Dis tout de même, comme ça vient ; on fera de la littérature ensuite.

– « C’étaient comme des étoiles qui se seraient dissoutes dans l’eau, laissant sur le fleuve des grandes taches d’or pâle et liquide. Ces choses indescriptibles que nous avons salué par des Ave, apparaissaient à la tête du canot pour disparaître à l’arrière lorsqu’une autre à l’avant commençait à être visible ; cela faisait un tracé lumineux que j’ai fait suivre à l’embarcation. Si vous avez compté les Ave, il y en avait soixante-douze.

– « Compter les Ave, moi ? jamais de la vie ! D’ailleurs, pourquoi pas soixante-quinze ou tout simplement cinquante, comme dans notre beau chapelet de France ?

– « Ces soixante-douze Ave forment encore un chapelet que les Récollets ont coutume de faire réciter avant leurs prédications.

– « Drôle de coutume.

– « Quand c’est une coutume, ce n’est jamais drôle. Les Pères désignent ce chapelet sous le nom des « Allégresses de Notre-Dame », et nous devons remercier cette bonne Mère de nous avoir signalé cette pratique de dévotion comme lui étant agréable et pour nous engager à accomplir nos promesses le plus tôt possible. Si vous voulez, ajouta Marguerite en se levant, nous irons à la recherche de l’endroit où doit s’élever votre cathédrale. »

Foucher approuva d’un signe de tête et suivit la jeune fille en silence. Interdit d’avoir pour ainsi dire touché au surnaturel, gêné d’avoir été le témoin aveugle de cette merveille, il se disait en lui-même : « M’est avis, mon vieux Foucher, que si tu avais voulu, tu y aurais vu clair toi aussi ; un petit bout de prière, pas plus long que ça, rien de pareil pour éclaircir la vue, tout le monde sait ça... Sac-à-papier ! moi qui la pensais folle hier soir – tu baisses, mon pauvre Foucher – et c’était une espèce de vision, quelque chose comme un miracle, tout le bagage des saintes quoi ! Tout de même, il n’y a pas à dire, c’est bigrement gênant toute cette histoire-là, et je serais d’avis qu’il devrait y avoir des bornes à la sainteté. »

Marguerite, qui marchait la première, avait gravi la pente la plus accessible du rocher, et d’un commun accord ils décidèrent de bâtir la chapelle sur le roc même. Le lendemain Foucher se mettait à l’œuvre en abattant les arbres qui devaient en faire la charpente. Marguerite et Minohya enlevaient les branches coupées et ne quittaient le chantier que pour cueillir les fruits et les racines qui constituaient le menu de leurs repas.

Dès le 20 juillet, fête de sainte Marguerite, Foucher posait la première pierre qui était tout simplement une longue pièce de bois posée sur de gros cailloux. Tous les jours, depuis le matin jusque tard dans la relevée, le capitaine travaillait ferme, ne trouvant de repos à son dur travail que dans un autre moins rude. Il fit tant et si bien qu’à la fin du mois suivant il couronnait son ouvrage par un minuscule campanile surmonté d’une croix. Avant de descendre du toit de l’oratoire, il se tourna vers le Cap Tourmente et, d’un ton moqueur, comme si les huguenots, partis depuis longtemps, eussent pu l’entendre : « Je vous invite, MM. les huguenots, lieutenants de l’armée infernale, à venir abattre ce pauvre petit clocher tout neuf. Mais je vous avertis charitablement – car je suis catholique-romain, ne vous déplaise – et je vous avertis loyalement – car je suis Français, – de numéroter vos os de chiens avant de faire voile vers nos parages. Si je n’ai pas vu les étoiles, moi, l’autre nuit, vous autres, qui êtes plus bêtes que nature, vous vous contenterez bien de voir des chandelles, même en plein jour, sac-à-papier ! sans que je vous en promette pourtant soixante-douze. »

Marguerite, qui avait écouté cette philippique, en riant, dit, pour couper court à la verve sarcastique de Foucher :

– « Savez-vous quelle pensée m’est venue, capitaine ?

– « Est-ce qu’on peut jamais savoir avec toi ?

– « J’ai pensé que nous ne saurions trouver pour notre joli sanctuaire un vocable qui rappelle mieux à la fois et notre détresse et notre salut que celui de Notre-Dame-des-VII-Allégresses.

– « Sac-à-papier ! si tu désirais un nom ad hoc, comme disait le Père Le Caron, ne cherche pas ailleurs, c’est tout trouvé. C’est encore mieux que mon clocher, et Dieu sait s’il a été – tout en étant de bois – une pierre d’achoppement pour ma modestie, celui-là. Trois hourras pour toi et Vive Notre-Dame-des-VII-Allégresses ! »

La petite construction de forme oblongue élevée pièces sur pièces était couverte d’un épais treillis de branches entrelacées soutenues par des écorces. Elle se composait de deux chambres : la principale, destinée au sanctuaire, et l’autre devant servir de logis à ses gardiennes. Par une délicate pensée de religion, Foucher avait voulu écorcer les pièces de bois, du côté de l’intérieur de la chapelle, qui apparaissait ainsi toute blanche. En face de l’unique porte se dressait un petit autel surmonté d’une niche ; le capitaine s’était dit en la construisant : « Si jamais il ne vient ici de statue ou de tableau, Notre-Dame y descendra elle-même quelque jour, c’est sûr. »

La tâche de Foucher était donc terminée, son vœu accompli. Marguerite, pour laquelle tout commençait, pensa qu’il devait reprendre sa liberté non enchaînée, comme la sienne, par une promesse. Un soir qu’ils se rappelaient ensemble les personnes absentes et les choses disparues, la jeune fille demanda :

– « Serait-il imprudent d’aller aux nouvelles, capitaine ?

– « Sac-à-papier ! répondit Foucher, je commence à croire que je me réconcilie avec le bon sens, car cette idée me trotte dans la tête depuis quelques jours.

– « Alors, partez.

– « Oh ! ça, c’est une autre paire de manches ! partir ? et te laisser seule ? tu n’y penses pas !

– « Au contraire, j’y pense et j’y pense fort. D’abord je ne serai pas seule, puisque Minohya reste avec moi. Et puis, même alors, qu’aurais-je à craindre ? Ce coin de forêt peu giboyeux est, pour cela même, dédaigné des Iroquois et des autres tribus ennemies. Les battues que vous avez faites dans les environs, en vous convainquant que leur dédain est motivé, vous donnent l’assurance que je n’ai rien à craindre des bêtes fauves. J’ai la chapelle pour logement, les fruits de la saison pour nourriture ; vous voyez vraiment que Notre-Dame a soin de ses gardiennes. D’ailleurs, vous reviendrez bientôt ?

– « Sait-on jamais ? Lorsque tu es partie pour cueillir des fleurs au Cap, tu pensais bien y retourner quelques minutes après, et puis te voilà loin...

– « Allons, prophète de malheur ! faut-il faire de l’exception la règle ?

– « Non, mais...

– « Il n’y a pas de mais... qui tienne : “ce que femme veut, Dieu le veut !” Vous allez partir.

– « Hum !... hum... ce que femme veut, Dieu le veut, hum !... rien de moins sûr, ma chère ; je ne me suis jamais aperçu qu’il en était ainsi ; et je me demande si seulement ça serait bon.

– « Nous discuterons cela à votre retour, dans deux ou trois jours, quatre au plus, car Notre-Dame vous ramènera.

– « Oh ! si Notre-Dame s’en mêle, je n’ai plus qu’à filer doux, pour dire comme la petite Thérèse. Je partirai donc demain, c’est entendu. »

En effet, le capitaine partit le lendemain.

Restée seule avec Minohya, Marguerite résolut, un peu pour chasser l’ennui, mais plus encore pour honorer la Vierge, de rendre moins indigne ce sanctuaire qui portait son nom ; son génie inventif et son goût inné allaient trouver, dans cette tâche filiale, un vaste champ à leur activité.

Les deux jeunes filles commencèrent par tresser des guirlandes de verdure dont elles festonnèrent les lambris de la chapelle, les solives et la niche. Habile comme toutes les sauvagesses à faire des nattes, Minohya couvrit le minuscule autel d’un travail de ce genre où les foins verts croisaient les pailles d’or et où les rubans nacrés des écorces de bouleaux s’enroulaient à celles des aunes bruns. Ces tresses enchevêtrées formaient une mosaïque bizarre, dont la parfaite régularité de l’exécution, jointe à la richesse des couleurs, faisaient oublier l’absence totale d’un dessin arrêté, laissant la grâce se manifester au sein de cette bizarrerie même.

Lorsque les deux décoratrices eurent déposé sur le petit autel les plus longues fougères des environs, transplantées dans de rustiques potiches faites d’écorces d’arbres, la chapelle prit un air de fête qui réjouit le cœur de Marguerite.

Quand Foucher revint le soir du troisième jour, il fut émerveillé de la transformation et, regardant Marguerite de la tête aux pieds, puis des pieds à la tête, il lui dit en forme de félicitations : « Je te pensais bien une sainte, mais je ne te croyais pas une fée ! »

Marguerite arrêta ses démonstrations en lui disant que ceci était un de ses plus faibles arguments en faveur de sa thèse : « Ce que femme veut, Dieu le veut » ; et qu’elle était moins avide de son admiration moqueuse que des nouvelles qu’il devait rapporter de son voyage.

Ces nouvelles confirmaient, hélas ! tous leurs pressentiments. De la florissante installation du Cap, il ne restait plus qu’un monceau de ruines. Afin de procurer une sépulture convenable aux corps des victimes, Foucher s’était fait un devoir de fouiller les décombres ; le feu avait-il consumé les cadavres ? les bêtes sauvages les avaient-elles dévorés ? les huguenots les avaient-ils jeté au fleuve ? Le capitaine n’en avait découvert aucun vestige. Il rapportait seulement un paquet de hardes qu’il avait trouvé dans un coin du jardinet et qu’il remettait à Marguerite sans l’avoir ouvert.

Puis Foucher ajouta qu’il avait donné rendez-vous pour le soir même, au bout de l’île, à Powa8ghuau, un des Montagnais employés jadis au Cap ; tranquillisé sur le sort de ses compagnes, il repartait immédiatement dans l’intention de se rendre à Québec cette fois.

Lorsque Marguerite ouvrit le paquet laissé par le capitaine, elle reconnut tout de suite les vêtements de son amie Thérèse, quelques menus objets de travaux féminins et, enveloppé dans son châle de cachemire, son livre d’heures. Après les tristes nouvelles qu’elle venait de recevoir, la vue de ces reliques rendait plus vifs ses regrets et plus douloureux le souvenir de celle dont la vie intime avait été liée à la sienne. Ce soir-là, devant la grande niche où Marguerite avait déposé une miniature de la Vierge prise dans le livre de Thérèse, la prière se prolongea bien tard dans la nuit, lui donnant la consolation de suivre avec son âme celle que ses yeux ne voyaient plus. Et comme une grâce ne vient jamais seule, il lui sembla voir dans le bout de vélin devant lequel elle priait, une réponse de la Vierge au désir qu’elle lui avait exprimé de posséder son image dans ce sanctuaire qui portait son nom. Le dernier mot de Marie devait lui donner l’inspiration de réaliser elle-même d’une manière plus complète son pieux désir.

Quelques jours après, la jeune fille lava le grand châle de cachemire, qui devint d’une blancheur de neige. Puis, après l’avoir tendu sur le mur, s’inspirant d’un médaillon suspendu à son cou et qui représentait sa mère à l’âge de seize ans, elle y dessina, avec de la moelle de jonc pour pinceaux et du jus de fruits pour couleurs, une Vierge dont la figure d’une fraîcheur immaculée s’ennoblissait d’une grâce idéale. Les mains étendues avec douceur, Notre-Dame se tenait debout enveloppée d’une ample robe aux plis sévères que couvrait un long manteau fleurdelisé comme le drapeau de France. C’était simple comme la nature et comme elle plein de pensées. Ainsi créée dans la simplicité ingénieuse de la maladresse, avec l’amoureuse énergie que donne la ferveur, cette esquisse révélait un amour de la perfection beau comme elle, une conception de l’idéal belle comme lui, et la jeune fille avait la joie de réunir sous les mêmes traits les trois amours de son cœur virginal : sa Mère du Ciel, sa mère de la terre, et sa mère-patrie.

Le tableau-tapisserie fut suspendu dans la niche et le sanctuaire prit aussitôt une physionomie qu’on ne lui connaissait pas encore : il paraissait plus habité et partant plus habitable.

Pourtant Marguerite n’était pas satisfaite, car il lui semblait maintenant que l’image réclamait cet hommage vivant qu’est une lumière. Un soir qu’avec Minohya elle se promenait aux alentours de l’oratoire, elle aperçut, voltigeant d’une branche à l’autre, une multitude de mouches à feu. Un sourire de joie éclaira son visage et elle aurait certainement dit Eureka, si elle avait su le grec ; cette flamme éphémère et toujours renaissante, n’était-ce pas, en effet, celle de la veilleuse rêvée ? La petite Montagnaise eut vite fait d’attraper quelques-unes des mouches, qu’elle vint disposer en couronne sur les cheveux bruns de Marguerite en lui désignant l’image de la chapelle. Cet enfantillage eut pour effet de rapprocher dans l’esprit de la jeune fille, comme sur sa tête, les bestioles de ses cheveux, et de lui faire conclure que ceux-ci devaient emprisonner celles-là.

Marguerite coupa une mèche de sa longue chevelure, en mailla les fils soyeux comme une fine dentelle qu’elle tendit sur des ramilles en forme de cage. Minohya, en vraie enfant des bois, se fit une fête de faire la chasse aux mouches et de les introduire dans leur cage, que Marguerite suspendit devant l’image de la Madone, et, lorsque le soir vint et que les jeunes filles se réunirent pour réciter ensemble, selon leur habitude, le chapelet miraculeux des missionnaires, le lustre aux fils d’or, tout scintillant de lumière, semblait donner un peu de sa vie au sourire maternel de la Vierge.

Foucher revint deux semaines plus tard. En entrant dans la chapelle, il chercha d’un geste instinctif le bénitier. Les yeux rivés sur l’image de la niche, il murmurait tout bas : « Je l’avais bien dit que Notre-Dame viendrait un de ces jours ! » Mais son admiration ne trouva plus de termes pour s’exprimer lorsque, fermant la porte, il vit le candélabre s’illuminer de lui-même et inonder le sanctuaire des feux vivants de ses étincelles. C’étaient des « sac-à-papier » à n’en plus finir, mais il les disait à mi-voix d’un ton qui était plus que du respect, presque de la prière.

Le capitaine raconta ensuite à Marguerite comment, grâce aux bonnes dispositions de Powa8ghuau, il s’était, selon son désir, rendu à Québec, qui était aux mains des Anglais. Par d’adroites informations il y avait appris que partout on était dans la certitude que les habitants du Cap avaient tous péris dans le désastre. Dans l’ignorance des intentions des nouveaux maîtres du pays, Foucher avait jugé plus prudent de laisser l’opinion publique dans une erreur qui leur assurait une paix et une solitude pleine de sécurité où ils attendraient les événements.

Une convention passée entre Powa8ghuau et le capitaine permettait à celui-ci de joindre à ceux de son allié les produits de ses chasses et de ses pêches, produits qu’ils iraient ensuite troquer ensemble à Québec. Au moyen de ces échanges, Foucher put procurer à ses compagnes des vêtements plus chauds pour l’hiver qui était à la porte, et diverses autres choses nécessaires à leur bien-être.

Ainsi organisée, leur vie dura environ quatre ans pendant lesquels, avec ses courtes mais fréquentes visites, Foucher ne ménagea aux jeunes filles ni sa sollicitude ni son paternel dévouement.

Cette vie de réclusion aurait été dure et insupportable pour Marguerite, si elle ne s’était fait une fête de chaque jour d’entourer sa Mère du Ciel de son culte filial, en lui offrant une vie qu’elle avait sauvée. D’ailleurs, cette vie n’était-elle pas celle à laquelle elle avait toujours aspirée : la solitude du cloître avec les douceurs de la prière et les travaux bénis du dévouement ?

La solitude du cloître, elle l’avait ; les douceurs de la prière, Dieu seul en savait la mesure et tout le secret ; et c’était bien encore du dévouement qu’exigeait, depuis près de deux années, l’état de l’innocente. En effet, la fillette, minée par une maladie de langueur, comme ces fleurs aux longues tiges transplantées qui penchent tristement leur corolle, s’inclinait vers la terre, comme pour s’en rapprocher toujours plus et s’y coucher bientôt.

Marguerite avait compris que nul remède humain ne guérirait l’enfant ; c’était la lampe qui manque d’huile, sur laquelle la mort souffle pour en éteindre la dernière flamme. Et résignée, elle se préparait à l’heure douloureuse de la séparation.

Une après-midi du mois d’août, la malade ayant voulu revoir l’image de la Vierge, Marguerite la transporta dans la chapelle. Par la porte ouverte le soleil entrait comme pour réchauffer sa via mourante, et les regards de Minohya, se reposant dans la lumière adoucie des sous-bois, s’enfonçaient dans la forêt, patrie de ses ancêtres. De ces sombres profondeurs inviolées, une paix semblable à la sienne la réclamait, et le bruissement des feuilles, transmis d’arbre en arbre, venait l’y inviter par son langage muet d’une douceur infinie. Poussée par ses désirs intimes, la Montagnaise répondait sans le savoir aux appels de cette patrie aimée, patrie qu’elle avait traversée par un chemin solitaire, cette route aérienne que suivent les âmes blanches.

Puis, comme le jour baissait, estompant le fond des bois d’ombres vertes et froides, Minohya tourna ses yeux vers quelque chose de plus doux encore pour mourir parfaitement consolée : elle fixa l’image de Notre-Dame, se reposant dans cette vision bénie que ses grands yeux profonds emporteraient comme la plus belle fleur de la vie pour embaumer les ténèbres de la mort. Si la forêt avait appelé cette nature sauvage comme elle, Marie réclamait l’âme de cette enfant, vierge comme elle : et qui dira jamais le bonheur suprême de cette rencontre avec cette Mère incomparablement douce, et bonne, et belle, puisque l’une des joies du Paradis sera de le goûter enfin !

Marguerite soutenait la mourante, lui parlant du Ciel avec cette fraîcheur de tendresse qui est le privilège des âmes aimantes. Minohya appuyait sa tête brune sur l’épaule de sa protectrice et c’est ainsi, les yeux fixés sur l’image de la Madone qui lui tendait les bras, que, paisiblement, doucement, la petite innocente mourut... comme on s’endort...

Elle s’était endormie ! Marguerite le crut un instant, mais bientôt elle s’aperçut qu’elle s’était endormie... pour toujours ! En pleurant elle baisa ses grands yeux sombres, fermés maintenant, mais illuminés à jamais des feux de l’éternité ; puis, après les pieux devoirs de l’ensevelissement, elle laissa la frêle dépouille devant l’autel de Marie comme un grand lis qu’elle avait l’honneur d’offrir à la Reine des Vierges.

Absent au moment de la mort, Foucher revint pour aider Marguerite à donner la sépulture à l’enfant. Sous l’autel même il creusa la fosse qu’il tapissa de branches de buis et de sapin ; puis Marguerite prit la petite morte dans ses bras et, dans un geste maternel d’adieu, posa ses lèvres sur son front puis, aidée de Foucher, la coucha dans la fosse. Ramenant ensuite ses longs cheveux noirs sur son visage en guise de suaire, elle jeta sur la dépouille toutes les fleurs blanches qu’elle avait pu trouver.

Après les dernières prières, Foucher combla la fosse, remit l’autel à sa place comme un monument érigé par Minohya elle-même, et au pied duquel elle avait passé tant d’heures l’esprit perdu dans les régions où fleurit l’innocence.

Avec son doux mutisme l’innocente avait été moins une compagnie qu’une compagne pour Marguerite ; cependant, quel vide l’absence de l’enfant ne faisait-elle pas dans cette vie livrée désormais à un silence presque continuel ! Minohya, il est vrai, parlait peu ou pas, mais nos mots humains défigurent tant les paroles de nos âmes que Marguerite dut être heureuse d’avoir rencontré quelqu’un qui l’eut comprise et l’eut aimée doucement, simplement, comme on vit, sans que leurs deux âmes se crussent obligées de savoir pourquoi et comment, ni surtout sans éprouver le besoin réciproque de s’en convaincre.

Foucher voulut passer quelques jours avec la jeune fille afin d’adoucir par sa présence la tristesse de ces premières heures de séparation. Mais sur les instances de Marguerite il se décida à reprendre ses courses, quitte à revenir plus souvent. Toutefois, comme l’isolement complet de la jeune fille demandait plus de prudence et exigeait certaines précautions, il fut entendu qu’elle n’ouvrirait sa porte après le coucher du soleil qu’à un signal convenu. Le capitaine partit quelques jours plus tard, à contrecœur cette fois, et résolu à faire quelque chose – il ne savait encore quoi – pour améliorer le sort de Marguerite, car, se disait-il en s’en allant, si on doit être enterré, il vaut mieux faire comme Minohya, commencer par mourir.

Foucher se dirigea vers Québec, où les Français étaient rentrés depuis peu. En arrivant sur la Place-d’Armes, il ne fut pas peu étonné de voir plusieurs personnes sur le seuil de leur porte, parlant avec animation, tandis que devant l’Habitation des groupes non moins animés se formaient. La joie éclatait sur toutes les figures et, à certains éclats de voix plus bruyants, il comprit qu’on ne parlait de rien moins que d’un feu d’artifice.

Évidemment une heureuse nouvelle circulait dans la colonie ; il apprit bientôt que les missionnaires revenaient au Canada : le navire étant déjà signalé, on faisait les préparatifs d’une réception digne des nobles exilés.

Sa résolution fut prise : il attendrait les religieux.

Le surlendemain, le vaisseau commença à montrer la pointe de ses mâts au fond du fleuve, et quelques heures plus tard il jetait l’ancre dans le port au bruit des salves d’artillerie.

Il est plus facile de s’imaginer que de décrire l’allégresse des colons en cette circonstance. Les missionnaires de retour ! mais c’était la religion d’abord, c’était la prospérité ensuite, c’était le bonheur encore, c’était la vie enfin !...

Comme on peut le supposer, le capitaine ne tarda pas à se présenter chez les religieux, non sans avoir auparavant fait couper ses cheveux, raser sa barbe, et revêtu des habits « à la française ».

Il raconta le drame du Poste, la mort de plusieurs de ses hommes, et enfin sa fuite avec Marguerite, accompagnée elle-même d’une petite sauvagesse. Il n’oublia pas de signaler les vœux émis et les incidents de cette traversée qui en avaient été la céleste acceptation.

Le missionnaire écouta avec intérêt la merveilleuse histoire, et s’offrit spontanément à suivre le capitaine à leur refuge. Dans l’après-midi ils voguaient vers la chapelle, où Marguerite ne s’attendait à rien moins qu’à pareille visite.

Après avoir prié le religieux de lui permettre d’aller préparer la jeune fille à sa venue, Foucher se dirigea vers le sanctuaire en sifflant de la manière convenue. Marguerite parut aussitôt sur le seuil de l’oratoire.

Ils entrèrent dans la chapelle. Avec des détours infinis, multipliant les circonlocutions et les détails, le capitaine fit revenir les missionnaires dans la pensée de Marguerite presqu’aussi lentement qu’ils avaient remonté le fleuve. Suspendue aux lèvres de Foucher, elle jetait ici et là, pour hâter le dénouement, un mot qui était absorbé par le brasier de l’éloquence fouchérienne, vrai buisson ardent qui brûlait sans se consumer. Mais enfin, impatiente :

– « Voyons, dites-moi, sont-ils arrivés, oui ou non ? viendront-ils ? quand ?

– « Les navires étaient signalés depuis huit jours...

– « Huit jours ! mais ils ont eu le temps d’arriver au moins huit fois ! alors ils sont venus ?

– « Oui... non... c’est-à-dire... sac-à-papier...

– « Pour une fois, capitaine, vous exercez ma patience. Pour votre punition je ne vous demanderai plus rien et vous resterez ici tout seul à la noirceur, car il faut que j’aille cueillir des fruits si nous ne voulons pas souper que demain matin. »

Foucher, devant la porte, lui barra le passage en disant : « Ne sors pas maintenant, car...

– « Car... oui... non... c’est-à-dire... je ne vois en tout cela rien de grave qui puisse retarder notre repas. J’ignore si, comme Samson, vous avez perdu vos forces en perdant vos cheveux ; mais vous êtes drôle, tout de même.

– « J’ai parlé aux missionnaires.

– « Fallait le dire ! je vous l’ai demandé vingt fois...

– « Je leur ai raconté ton histoire...

– « Et vous direz ensuite que les femmes sont bavardes.

– « Le bon Père s’est offert à venir te voir...

– « Quand viendra-t-il ? interrompit vivement la jeune fille. Bientôt ? demain peut-être ? dites vite...

– « Ce soir, mon enfant, dit une voix grave et douce ; je vous apporte la bénédiction du Très saint Seigneur Jésus-Christ. »

Marguerite, muette de surprise, se retourna et, dans la porte de la chapelle qui s’était ouverte sans bruit, elle aperçut le missionnaire, les mains levées pour la bénir. La jeune fille tomba à genoux comme devant une apparition céleste, incapable de prononcer une parole, pleurant d’émotion.

« Relevez-vous, ma fille, reprit joyeusement le missionnaire, et surtout ne pleurez plus, car c’est l’heure de la réjouissance. » Et comme Marguerite, ne semblant pas l’avoir compris, ne se relevait pas, le religieux ajouta : « Les événements, ma fille, sont des maîtres que Dieu nous donne pour nous conduire vers Lui. Sa Sagesse nous entretient parfois dans l’inquiétude, mais c’est pour nous conduire à la paix ; si elle nous entraîne aussi d’une angoisse à l’autre, c’est toujours pour nous introduire de cette clarté dans une autre plus douce encore, jusqu’à l’heure des suprêmes révélations, après le sacrifice suprême, dans la suprême lumière de l’éternité. Nous allons ainsi, n’est-il pas vrai, croyant toujours toucher au port, tandis que sa main divine, brisant les amarres, nous force à de nouvelles traversées, nous pousse vers la terre, pour nous insoupçonnée trop souvent de la sainteté. Oui, en vérité, réjouissez-vous, vous surtout que la main de sa miséricorde a protégée. »

Marguerite se leva, rougissante comme une pensionnaire, et offrit un siège au vénérable visiteur. Une longue conversation s’engagea entre nos trois personnages. Le missionnaire parla d’abord de la France, « ce plus beau royaume après celui du Ciel ». On parla ensuite de la Colonie, de ses épreuves passées, de ses espoirs actuels. Puis s’adressant enfin à la jeune fille, le religieux lui offrit de commuer son vœu, afin de la soustraire à une vie qui ne serait pas sans danger lorsque sa retraite serait plus connue. Et comme Marguerite restait muette d’étonnement – le missionnaire lui proposant une chose à laquelle elle n’avait jamais pensé – celui-ci ajouta : « J’ai la ferme assurance que, dans l’état où se trouve la Nouvelle France à l’heure présente, à ce nouveau début où tout est à refaire, vous servirez d’une manière plus pratique et peut-être plus généreuse encore, Notre Seigneur et sa Sainte Mère. en déployant votre activité au service des colons et de leurs enfants trop négligés.

– « Les enfants, répéta Marguerite comme en écho, et elle demeura pensive pendant quelques minutes ; puis bientôt, un léger tremblement clans la voix : “Que pourrais-je donc, Père, pour vous être utile ?”

– « Je savais qu’on ne parle pas en vain de dévouement à une enfant de saint François : bon sang ne peut mentir, car vous faites partie du 3° Ordre, m’a dit, je crois, le sieur Foucher ?

–  « Oh ! Père, je n’ai encore que le voile blanc... après un noviciat de cinq ans.

– « Vous serez admise à la sainte profession, ma fille, mais pour achever de vous revêtir de l’esprit du Séraphique Père, lui qui prêchait aux oiseaux de chanter sons relâche la bonté du Seigneur, vous quitterez votre chère solitude pour venir prêcher aux enfants des colons, ces petits oiseaux du Canada. Vous leur enseignerez à prier d’abord, puis ensuite les premières notions du catéchisme. Cette tâche vous sourit-elle ?

– « C’est la seconde partie de mon désir, Père.

– « Et la première, s’il n’y a pas d’indiscrétion ?

– « Être religieuse.

– « Eh bien ! commencez d’abord par la seconde partie de votre désir, puisqu’elle s’offre à une plus prompte réalisation ; et qui sait, Dieu, qui ne se laisse jamais vaincre en générosité, se chargera-t-il de terminer, lui, par la première ! »

Marguerite n’avait plus rien à objecter. Le missionnaire partit en lui disant que le capitaine reviendrait la chercher aussitôt que les arrangements nécessaires à sa nouvelle installation seraient terminés.

Une semaine plus tard, la jeune fille quittait son agreste solitude pour venir habiter, au cœur même de la colonie, une maisonnette où les enfants accoururent lui demander le pain de la science qui fait les vrais chrétiens.

Et lorsque, six ans plus tard, en 1639, les Dames Ursulines arrivèrent à Québec pour y inaugurer cet enseignement éducateur poursuivi depuis lors avec tant de zèle, et dont le pays reconnaissant les proclamera toujours les instauratrices distinguées, Marguerite conduisit ses petits élèves aux classes des nouvelles institutrices, et se mit elle-même sous leur direction, afin de se perfectionner dans l’art des vertus claustrales ; elle reçut le nom de Mère Stella de saint Gabriel.

 

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Foucher, dont les missionnaires avaient pu admirer le dévouement paternel pour Marguerite et dont ils connaissaient l’isolement – isolement doublement lourd à son âge –, le prièrent de vouloir bien demeurer avec eux comme homme de confiance. Le capitaine accepta en pleurant de joie.

Dans la suite il allait souvent, les soirs d’hiver, tantôt chez Martin ou chez Desportes, tantôt chez Couillard ou chez Hébert, passer la veillée au coin du feu en fumant une touche. Comme il parlait bien et qu’il avait toujours le mot pour rire, on lui demandait quelquefois de raconter des « peurs » : il ne se faisait guère prier d’ailleurs, et cela le ramenait invariablement à narrer l’épisode tragique du Cap et le sauvetage miraculeux.

Et comme les auditeurs optimistes renchérissaient sur les avantages, mêmes temporels, que procure la piété vraie, et que d’autre part certains pessimistes semblaient douter qu’il y eût dans le monde beaucoup de personnes comme Marguerite, Foucher les faisait taire d’un air d’autorité comique : « Sac-à-papier ! je me tue à vous le dire, je vous le répète et je vous le tripète au besoin : il y a du bon dans l’espèce humaine, plus de bon qu’on ne le pense, vous et moi ; seulement, il faut travailler à lui donner l’occasion de le montrer, voilà ! »

La petite chapelle toujours close et solitaire, privée de réparations, se délabra peu à peu ; les pièces de bois pourrirent, et avec les années elle s’écroula et finalement tout disparut. Le rocher se couvrit entièrement de petites fleurs blanches – de ces fleurs que personne n’a semées –, qui en faisaient comme un mausolée fleuri : c’était celui de Minohya l’innocente.

Aujourd’hui, sur le lieu même où s’élevait jadis l’oratoire de Marguerite, à Saint-Michel, en face de l’île d’Orléans, s’élève une mignonne chapelle gothique, toute blanche à l’intérieur, comme l’ancienne. Au fond de l’abside se dresse – radieuse réminiscence – une statue de la Vierge couronnée d’étoiles et portant un chapelet suspendu à son bras : c’est bien la Madone de Lourdes et la Vierge de France, mais c’est encore Notre-Dame des VII Allégresses.

 

 

 

Frère GILLES, Trois légendes franciscaines de l’an 1629,

Montréal, Librairie Notre-Dame, 1916.

 

 

 

 

 

 

 

 

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