Le silence et l’oubli
Un vent faible soufflait après l’âpre tempête.
J’aperçus, en doublant le dangereux rocher,
Deux anges qui tournaient au-dessus de ma tête ;
Peu à peu, je les vis du canot s’approcher.
L’un tenait son index en croix avec sa lèvre.
Bien qu’il trahît l’ardeur d’une mystique fièvre,
Son regard tourmenté pour l’âme était muet ;
En vain j’y voulus lire un suprême langage,
Comme en ceux des mortels dont la lèvre se tait.
Un fugitif sourire effleura son visage,
Quand de ses yeux ardents j’affrontai le reflet,
Au bleu rayonnement de l’antique veilleuse.
Son aile lunulée et double rappelait
Du tremblant papillon l’aile silencieuse,
Par son brillant velours et son vol indécis
Plein de grâce légère et de souple élégance.
À son geste, à ses yeux, à son vol j’ai compris
Que ce frère de l’ombre était le doux Silence.
L’autre levait son front serein vers l’Infini.
Le calme auréolait sa figure impassible,
Et pourtant la pitié divine était visible
Sur la sombre grandeur de ce masque bruni
Par le hâle éternel de l’empire nocturne,
Ou par quelque soleil depuis longtemps éteint.
Il portait à son pied le signe de Saturne,
Ce vieux dispensateur du temps et du destin,
Comme s’il eût voulu mépriser ce qui dure.
Du puissant albatros il avait l’envergure ;
Lent et mystérieux et grave, il descendait
Au fixe déploiement de ses ailes royales ;
Son large vol plané décrivait des spirales.
Impénétrable et froid, son regard se perdait
Plus loin que la pensée et plus loin que les astres.
Alors je me suis dit que l’effroi des désastres
Allait dans le passé rester enseveli,
Car j’avais reconnu le bienfaisant Oubli.
Mon cœur a murmuré tout bas dans ma poitrine :
– Bons esprits qui venez des grands cieux inconnus,
Dans ma nuit sans repos soyez les bienvenus ;
Au malheureux errant versez la paix divine !
Le Silence ploya son aile de velours,
Et, précédant l’Oubli, comme il le fait toujours,
Il vint dans mon canot s’installer à la proue.
Mais l’Oubli près de moi sur la poupe s’assit ;
De ma tempe glacée il approcha sa joue.
Sur mon front douloureux que ridait le souci,
L’ange daigna poser ses lèvres éternelles,
Puis il m’enveloppa dans l’ombre de ses ailes.
Son âme m’envahit, et je sentis enfin,
Aux célestes frissons de ce baiser divin,
La paix de l’Infini dans mon être descendre.
L’Oubli se redressa debout derrière moi ;
Je vis son envergure immense au vent se tendre,
Et dans le noir néant plonger son regard froid.
Le doux Silence ouvrit ses ailes veloutées...
Et le canot glissa sur le gouffre, sans bruit,
Cependant que le souffle apaisé de la nuit
Caressait doucement ses voiles enchantées.
Ainsi je remontais le fleuve de la Mort,
À l’étrange pilote abandonnant mon sort.
Le Silence imposa son règne aux bruits du monde
Dont mon âme évoquait encore les échos
Clameurs, bourdonnement de la haine qui gronde,
Vils affronts de l’envie et cruauté des mots,
Tout s’est évanoui dans une paix profonde.
Et l’aile de l’Oubli sur la poupe dressé,
Empêchant mon regard d’observer en arrière
Le sillage d’argent par l’écorce tracé,
Cachait en même temps les lointains du passé.
L’Oubli tendit son aile au seuil du noir mystère ;
Du chemin déjà fait je perdis le parcours,
Et je ne vis plus rien dans le recul des jours
Le remords s’endormit au fond de ma mémoire.
L’Oubli sur mon passé tendit son aile noire,
Tendit son aile noire entre l’ombre et mes yeux !
Ô bienfaisant retour des heureuses années !
J’ai scruté sans faiblir la loi des destinées,
Et j’ai levé le front sans crainte vers les cieux.
Devant le souvenir l’ange étendit son aile !
Tout s’est évanoui, remords, chagrin, rancœur :
J’ai senti le pardon céleste dans mon cœur,
Et le souffle de Dieu dans mon âme immortelle.
Ainsi je remontais le fleuve de la Mort,
Au sublime pilote abandonnant mon sort.
Charles GILL, 1919.