Les genêts d’or
par
Henri GIRAUD
LES SARRASINS qui, maintes fois déjà, avaient envahi la Provence, incendiant les villages, dévastant les campagnes et enlevant les plus jolies filles pour en faire des esclaves, venaient de massacrer et de détruire Lérins.
Sous le verbe puissamment éloquent et enflammé du moine Éblon, que Charles Martel avait envoyé pour prêcher la guerre sainte, les seigneurs levèrent des troupes destinées à renforcer celles d’Eudes d’Aquitaine qui, on le sait, acheva victorieusement la bataille de Poitiers.
Or, en ce temps-là, à Vence, sur les flancs de Saint-Barnabé, se dressait, superbe et fier, au milieu des argeilas, c’est-à-dire des genêts d’or, un château dont les tours commandaient tout le pays, depuis les Serres imposants des baous gris à la dentelure de la mer, toute feuilletée d’or sous le soleil.
Les murs de ce château faisaient l’ombre sur la montagne. C’était celui de Bertrand Frédéric Geoffroy, comte de Cambrenier, baron des Sines, du Suve et autres lieux. Son nom était craint et respecté depuis les Gaudes jusqu’à la Siagne, et vénéré – parce que le comte avait sauvé le pays de l’invasion sarrasine – par les révérendissimes moines de l’abbaye de Lérins dont la tour, de nos jours, témoigne encore de leur farouche résistance.
Une nuit que, sans crier gare, les Maures étaient tombés sur les Provençaux, tuant et pillant, messire de Cambrenier, après une lutte héroïque entre toutes, dut céder devant le nombre et briser son épée.
C’était le jour de Noël. La veille, sa femme, dame Phanette, blonde comme un rayon de miel et belle comme une madone, avait donné le jour à une fillette, jolie comme tous les anges. En souvenir de la nuit sacrée où elle était née, elle avait été baptisée du nom de Nouvette (Noël se dit Nouvè en provençal).
Cambrenier, aux mains du Maure farouche, s’humilia. Lui, le vainqueur de jadis, bien qu’il en coûtât à son orgueil et à son amour-propre de guerrier, demanda une faveur spéciale : une voix mystérieuse l’appelait en son château où dame Phanette, sans recevoir son baiser d’adieu, ne devait pas tarder à rendre le dernier soupir...
« Soit, lui dit le Maure, retourne vers l’enfant qui t’est née, je te le permets. Les miens ne troubleront plus la paix de ce pays dont tu es le maître, mais dans vingt ans, jour pour jour, mon fils viendra te réclamer ta fille. Elle sera la rançon de cette liberté qu’aujourd’hui je t’accorde généreusement. »
Les années passèrent...
Messire de Cambrenier, après avoir pleuré la mort de Phanette, se donna tout entier à sa fille qui grandissait en beauté, sagesse et vertu.
Il n’en était pas, en effet, de plus belle, de plus douce et de plus charitable dans la contrée.
Malheureusement, le terme fixé par le Maure approche, jour d’autant plus fatal que depuis leur entrevue la paix n’a plus été troublée : jamais les voiles noires du Sarrasin n’ont endeuillé l’horizon. Messire de Cambrenier se souvient du prix de la rançon. Mais peut-être le Maure l’a-t-il oublié ou n’ose pas venir l’exiger ?
Charlemagne, revenant d’Italie, repasse par la voie Aurélienne qui traverse toute la Provence. Il s’est arrêté à Vence, qui lui fait un accueil triomphal. Cambrenier, accompagné de sa fille, caracolant fièrement à son côté, est allé au-devant de l’empereur. Et celui-ci, frappé par la beauté de la jeune fille, se penche à l’oreille du père. Pour ne pas faire rougir la pucelle, il lui murmure tout bas :
« Nous la marierons un de ces matins, et nous lui trouverons quelque chevalier brave et de grand renom... »
Cambrenier se sent couvert de honte. Il n’ose avouer la vérité à son empereur, qui vient de le nommer seigneur de Vence. Il ne se résout pas à se délivrer du secret de la rançon et à dire à quel mari sa fille est étrangement promise. Il se tait. Et l’empereur, qui ne s’est douté de rien, quitte le pays, l’assurant de son amitié.
À la date fixée, soudain, sur tous les baous, des feux s’allument et un cri mille fois répété retentit à travers toute la campagne :
« Les Maures ! Les Maures !
– Baissez les ponts, hurle le comte, fermez les portes ! »
Et pendant qu’on exécute ses ordres et que l’on s’arme par tout le château, il monte au sommet du donjon.
Les barques et galères sarrasines sont, en effet, là-bas, pressées les unes contre les autres, sur la mer qui, indifférente aux affaires des hommes, resplendit comme un miroir d’argent.
Le vainqueur a tenu sa parole. Il vient réclamer le prix de sa générosité.
Les cloches pleurent dans la nuit. Il va être minuit. Messire de Cambrenier, muet et pâle, défaillant, a fait appeler sa fille. Il l’étreint tendrement et, d’une voix entrecoupée de sanglots, il lui fait sa cruelle confession :
« J’ai été lâche... Je n’aurais pas dû... Mais tu venais de naître. Je voulais te garder, alors que j’avais le pressentiment que ta mère allait nous être bientôt ravie. Garde-toi de me maudire : j’ai honte de ma vilaine action, dont Dieu me punit cruellement aujourd’hui. Je rougis de mes titres, de la considération dont je suis entouré et que je ne mérite pas, mais je te jure que, moi vivant, le Maure ne te touchera pas ! »
Nouvette console son père. Elle essuie ses larmes, puis soudainement, s’arrachant de ses bras, fière et belle sous la clarté de cette nuit de Noël qui la vêt comme d’une tunique précieuse, elle se précipite au bord du roc qui domine la plaine ; elle se met à clamer au-dessus du précipice :
« Argeilas, qui ne fleurissez que lorsque le soleil dore ces montagnes, dressez vos épines et protégez-nous contre l’envahisseur ! »
Et comme elle arrache une branche aux épais buissons qui défendent le fossé, celle-ci, dès qu’elle l’a touchée, se couvre de fleurs d’or.
« Argeilas, protégez-nous contre le barbare et le mécréant ! » crie-t-elle de nouveau.
Et voici que, sous la lune éblouissante, tandis que sonnent les coups de minuit, tous les genêts se dressent, hérissent leurs épines transformées aussitôt en autant de piques, se couvrent de fleurs d’or dont bientôt les pétales se mettent à ruisseler en un torrent magnifique et éblouissant, illuminant et incendiant la plaine et les monts...
Devant ce prodige, les barques ennemies levèrent l’ancre, disparurent et jamais plus ne revinrent en Provence.
Henri GIRAUD,
Les Brûle-Bon-Dieu, 1929.
Recueilli dans Histoires et légendes de la Provence mystérieuse,
textes recueillis et présentés par Jean-Paul Clébert,
Tchou, 1968.