Le père Viaud

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jules GIRARDIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE père Viaud a quatre-vingt-cinq ans ; et, quoiqu’il soit encore droit et fort pour son âge, son pas n’est plus aussi ferme ni aussi régulier qu’autrefois, ses mains sont agitées d’un tremblement chronique, et il dit lui-même, en parlant de ses mâchoires édentées qui s’agitent comme pour mâcher à vide : « Voilà que je babinote comme un vieux lapin ! »

Pas plus tard que le matin même, ayant eu affaire à la ferme, je l’avais entendu, dans la grande salle, se plaindre, moitié en riant, moitié sérieusement, de ses vieux yeux qui ne lui permettaient plus de distinguer un moineau d’un pinson, de ses vieilles jambes qui le laissaient toujours en route, de ses vieilles mains qui ne savaient plus seulement tenir une cuiller sans faire chavirer la moitié de la cuillerée ! Et puis, trois heures plus tard, je retrouve mon invalide à une lieue de la ferme, sur un coteau dont la pente m’avait paru fort raide, à moi qui n’ai pas quatre-vingt-cinq ans. Il se tenait debout, aussi droit qu’un grenadier à la parade, en face d’un sauvageon qu’il était en train de greffer. Un de ses petits-fils, garçonnet d’une douzaine d’années, le regardait de tous ses yeux. On aurait dit un véritable amateur de bonne peinture, en contemplation devant un tableau de Raphaël. Le grand-père et le petit-fils étaient si bien à leur affaire, qu’ils ne m’entendirent même pas venir.

Les mains du père Viaud, ces pauvres vieilles mains qui ne pouvaient plus tenir une cuiller, me parurent transformées. Non seulement elles ne tremblaient pas, mais encore elles avaient une dextérité de mouvements et une délicatesse de toucher dont je demeurai stupéfait. Il taillait, il ajustait, enveloppait, sans jamais faire un faux mouvement. Ses vieux yeux, qui ne distinguaient pas un moineau d’un pinson, suivaient, à bonne distance, les moindres mouvements de ses mains et de ses doigts ; enfin, ses mâchoires avaient cessé de babinoter comme celles d’un vieux lapin.

L’opération terminée à son entière satisfaction, il ferma son couteau et le remit dans la poche de son gilet. Ensuite il ôta son chapeau, se passa la main sur le front, poussa un soupir de satisfaction et dit :

« Fidéric (l’enfant s’appelle Frédéric), en voilà encore un, mon garçon, et ce ne sera peut-être pas le dernier, eh ! eh ! eh ! À présent, je crois que je vas fumer une petite pipe.

– Grand-père, dit le petit garçon, quand donc me permettras-tu de greffer un arbre, un vrai arbre ?

– Quand je te le permettrai ? mâchonna le grand-père, qui fouillait d’une main tremblante dans sa vieille poche à tabac.

– Oh oui ! grand-père, quand ?

– Il n’y a plus d’enfants, reprit le grand-père en tapotant la tête du petit garçon avec le fourneau de sa pipe de bois, plus d’enfants ! Ça croit qu’on greffe un arbre comme on taille un sifflet dans une branche de saule. M’as-tu seulement regardé, pendant que je travaillais, tout à l’heure ?

– J’en avais mal aux yeux à force de regarder, répondit l’enfant.

– Oui, oui, c’est vrai, j’ai bien vu que tu faisais des yeux de chat. C’est justement ce que me disait feu mon grand-père, quand j’avais ton âge et que je le regardais comme tu me regardes. Eh bien, mon mignon, je vas te répondre ce qu’il m’a répondu, il y a de cela septante et trois ans : je crois que tu as l’œil du greffeur ; par ainsi, demain matin, je te laisserai faire, et je te regarderai faire ; tu entends, je te regarderai faire ; tu n’as pas peur ?

– Oh si ! un peu, répondit le petit rusé ; mais pas trop, parce que, grand-père, tu es si bon !

– Oh ! le patelin ! marmotta le grand-père, comme il saura entortiller son monde. C’est bien. J’ai un sujet en vue, mais, si tu me le gâtes, gare à tes oreilles ! »

On voyait qu’il était fier de son petit-fils, et il se mit à ricaner de satisfaction, et en ricanant il laissa choir sa pipe dans l’herbe. Le petit garçon fit une culbute de joie avant de la ramasser.

En se relevant, il m’aperçut et dit à son grand-père :

« Grand-père, voilà le monsieur de ce matin !

– Va à tes vaches, lui répondit le père Viaud. – Monsieur, votre serviteur. Si ça ne vous fait rien, nous allons nous asseoir sur cette souche, parce que les jambes d’un pauvre vieux comme moi.... Oh ! après vous, monsieur.

– Un pauvre vieux qui greffe sans lunettes, répliquai-je avec une ironie qui n’était pas pour le blesser, je l’espère ; un pauvre vieux qui manie le couteau sans que la main lui tremble ; un pauvre vieux qui vous introduit la branchette dans la fente sans s’y reprendre à deux fois, et qui vous enroule le fil, et qui vous l’attache comme une jeune couturière ! Qu’on m’en trouve beaucoup de ces pauvres vieux-là !

– Bellement, bellement, dit-il avec un geste de sa main, qui s’était remise à trembler. Quand on a fait une chose toute sa vie ; qu’on préfère cette chose-là à toutes les autres ; qu’on sait que la chose est honnête, bonne, utile, et qu’on se flatte de l’avoir toujours faite de son mieux, on la fait encore bien quand l’âge vous force de renoncer à tout le reste. On dit qu’il y a une grâce d’état, monsieur, et moi je le crois, puisque je puis greffer sans trembler, et que je ne puis pas manger une cuillerée de soupe sans en renverser la moitié.

– Alors, lui dis-je, vous aimez cela, greffer ?

– Si j’aime ça ! Mon père l’aimait et mon grand-père aussi ; mon fils l’aimait, mais il est mort des fièvres ; Fidéric l’aime. C’est un don de famille, et il y a des petits secrets de métier que nous nous passons les uns aux autres. Ah ! ah ! ah ! si j’aime ça ! Mais, monsieur, qu’est-ce qu’il y a de plus superbe que de faire d’un arbre sauvage et païen un arbre du bon Dieu, qui nourrit les chrétiens du bon Dieu ? C’est beau de semer et de moissonner, et j’ai bien semé et bien moissonné dans ma longue vie ; mais le blé paraît et disparaît, et l’arbre reste, et porte témoignage. Il y a, dans le canton, des arbres qui rappellent au monde le nom de mon grand-père et celui de mon père. Il y en a qui rappelleront le mien. Nous sommes des glorieux, dans notre famille, voyez-vous. Aussi loin que vous pouvez voir, tous les arbres à fruit ont été comme baptisés et rendus chrétiens par nous autres ; je ne fais que vous redire les paroles de M. le curé. Oui, il a dit, parlant à Monseigneur, la dernière fois que Monseigneur est venu confirmer les enfants par ici : « Monseigneur, les Viaud sont des missionnaires à leur façon ; seulement, au lieu de convertir des nègres, ils convertissent des arbres. » Et Monseigneur a dit : « Père Viaud, c’est très bien, cela ! Qui plante un arbre fait une bonne action ; qui greffe un arbre fait une action meilleure encore. » Et il a débité aux enfants un petit sermon là-dessus ; je n’ai pas tout compris, parce que j’ai l’oreille un peu dure, mais je sais que c’était très beau.

– Je vois, lui dis-je, que Frédéric a le don, comme vous.

– Il l’a », me répondit le bonhomme avec un sourire d’orgueil.

Mais, quand ce sourire d’orgueil eut disparu, sa figure redevint toute vieille, ses mains furent reprises de leur tremblement, et la pipe de bois, qu’il avait allumée à grand-peine, avait d’étranges soubresauts entre ses gencives.

« Et comme cela, repris-je, c’est demain que vous ferez faire à Frédéric ses premières armes comme greffeur.

– Oui, c’est demain ; et moi qui n’ai plus l’habitude de désirer grand-chose, je voudrais déjà être à ce moment-là ; ça m’avancera pourtant d’un jour sur le chemin du cimetière : n’importe, je voudrais y être. »

Pendant qu’une rougeur fugitive lui montait au visage, je le regardais avec respect, et je pensais à part moi :

« Si j’étais destiné à rester sur terre aussi longtemps que ce vieux paysan, quelle est celle de mes occupations présentes qui pourrait me tenir fidèle compagnie jusqu’au bout, donner une force passagère à mon corps défaillant, réchauffer mon cœur, satisfaire ma conscience et m’empêcher d’être comme un mort parmi les vivants ? Oui, laquelle ? »

Ce que je me suis répondu à moi-même importe peu ; quelles résolutions j’ai prises, c’est mon affaire. Tout ce que je puis dire, c’est que je m’estime heureux d’avoir vu travailler le père Viaud et de l’avoir entendu parler.

 

 

 

Jules GIRARDIN, Contes à Jeannot, 1896.

 

 

 

 

 

 

 

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