La chère maison

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Aimé GIRON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans la perspective des vacances se dessine – quelque part, là-bas – une chère maison vers laquelle tout le monde tourne ses regards, pour laquelle tous les cœurs se mettent à battre, à laquelle nous allons tous : la maison paternelle. Elle est le refuge des travaux et des préoccupations de l’année. L’ombre de son toit, en septembre et en octobre, rafraîchit notre existence brûlée, dix mois, sur le grand chemin. Bonne et douce maison ! Nous avons tous, au départ et au retour, quelques larmes pour elle ; car nous la quittons tous un peu, et tous un peu y revenons.

Où donc est-elle, et comment est-elle ? Mon Dieu ! elle se cache souvent dans une vieille ville, ou se blottit en une vieille rue. Elle est, sans doute, belle ; elle est, peut-être, laide. Elle sourit dans un jardin rempli de fleurs, ou elle boude noire dans une cour humide. Elle est cependant aimée n’importe où et telle quelle. On n’y retrouve plus toujours ensemble le père et la mère. Hélas ! l’un ou l’autre, sur quatre roues ou quatre épaules, s’en est allé vêtu de bois par la même porte qu’il franchit en toilette de fiançailles. Heureux encore, quand tous deux ne sont pas, bière dessus, bière dessous, en quelque coin du cimetière. Il arrive aussi que la maison paternelle est vide des frères et des sœurs. Les coups de la vie les ont dispersés. Les uns appartiennent aux affaires, les autres à des maris. On se réunit néanmoins encore quelquefois au nid commun, avec les anciennes affections et les riants souvenirs et des nichées germaines de petites filles et de petits garçons. Comme autrefois, on s’y reprend à rire et à causer, à dîner en famille, à jouer, à s’aimer – les mêmes bonheurs d’enfance, un peu plus âgés aujourd’hui.

 

 

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La maison paternelle ! Elle garde souvent notre conscience de tout mal et accident, et fait notre honnêteté.

Un député de *** – il y a un mois – entrevit, encadrée dans la porte du palais Bourbon ouverte sur les vacances, la maison paternelle. Il part. Sa pensée en avant-courrière le devance dans une embrasure de fenêtre d’où sa mère regarde la rue par où il arrivera, et tricote des bas pour les pauvres. Sa mère était vieille ; elle était veuve.

Le député, lui, était un homme loyal, mais faible. Il votait, par entraînement et sans discernement, les lois les plus ennemies de ses traditions de famille et des inspirations de sa conscience. Mais, à chaque vote – singulière et pieuse obsession – il revoyait, par un jeu subit de sa mémoire, le crucifix sous lequel son père était mort. C’était un Christ d’ivoire, sur fond de velours, dans un cadre doré. Plusieurs générations passées, l’or avait rougi ; le velours, blanchi ; l’ivoire, jauni.

Le député volait donc avec ravissement à la maison paternelle et aux lèvres de sa vieille mère. La chère maison, noire et cassée, est comme une aïeule. On en aime même les décrépitudes et les sévérités. Le député influent se sentit, en face d’elle, redevenir l’humble fils. Il se hâte vers le fauteuil dans l’embrasure de la fenêtre. Le fauteuil est inoccupé depuis huit jours.

– Malade, chère mère ? Et vous ne m’en avez rien fait écrire !

– Je t’attendais, mon enfant. Je t’attendais surtout pour mourir. Il y a des ombres sur le cœur et des pressentiments sous le front qui ne nous trompent point.

– Mais non, ma mère ; non. Me voici, et vous allez être si heureuse que vous allez vite guérir !

Machinalement le fils leva les yeux sur la muraille de cette alcôve où son père avait trépassé. La muraille était nue. Seul, un clou y restait, retenant un nœud de ruban fané et un brin de buis desséché. Le député ne dit rien. Il avait remarqué que tous les crucifix de la maison avaient disparu. Sans eux, la maison lui semblait déserte.

– Ma mère, que sont devenues les croix pendues dans toutes les chambres ?

– Je les ai envoyées aux écoles auxquelles le maire a enlevé les leurs. Et à quoi bon les conserver ? N’as-tu pas décroché le Christ de toutes les lois que tu as votées ? Mon cœur s’est brisé, et j’en meurs peut-être.

Le fils, atterré, baissa la tête et garda le silence.

– Cependant, continua la pauvre malade, je désirerais beaucoup mourir comme tous les nôtres sont morts. Veux-tu me donner une dernière consolation ? J’ai besoin d’être consolée, vois-tu ? de notre séparation et de tes abandons.

– Ma mère, au nom du Ciel ! parlez ?

– Au nom du Ciel ! Hélas ! répondit-elle en souriant avec tristesse. Eh ! bien, va me chercher un crucifix devant lequel je puisse joindre les mains et sur lequel je puisse arrêter mon dernier regard. Ton père a fait ainsi : je voudrais prier Celui qui pardonne miséricordieusement les mères et les fils.

Le fils, bouleversé, sortit. Il était pâle et tremblant ; les larmes aveuglaient ses yeux et des sanglots suffoquaient sa gorge. Il courut instinctivement au presbytère et, comme un mendiant honteux, il demanda l’aumône d’un Christ. Il l’apporta, lui-même, à sa mère. La mère les embrassa tous deux.

– Mon enfant, puisque tu le ramènes à la maison paternelle d’où tu l’avais chassé, ne le renvoie plus en souvenir de moi. Tant de gens à qui tu l’as arraché, mourront désespérés !

Elle mourut bientôt et, en effet, les yeux fixés sur le Christ de cuivre accroché à la même place que le Christ d’ivoire. Quelques jours après, le fils réinstallait un crucifix dans chaque chambre. Les vieux clous attendaient. Sa conscience et la maison paternelle lui semblaient réhabilitées.

 

 

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Nous allons tous – et pour dix mois encore – abandonner cette bonne et douce maison paternelle.

Pourquoi cacher ses larmes et dissimuler ses regrets ?

Elle nous est si connue, si familière, si joyeuse avec ses vieilles habitudes, ses vieux meubles, ses vieux souvenirs !

Ces tableaux-là, ils étaient contre la même tapisserie, quand nous gaminions à travers les chambres pour jouer aux cachettes fermées avec une ravissante volée de cousines et de voisines ! Ce fauteuil, défraîchi et affaissé, nous nous y sommes tapis des bras et des jambes au retour de quelque longue école buissonnière ! Cette cuisine, avec ses cuivres au ventre rebondi, il y avait des plaques de soleil qui leur faisaient des nombrils d’or ! On coupait alors dans la miche avec un eustache de deux sous, et l’on égorgeait des mottes de beurre ! Ce beurre et ce pain, on n’en a plus retrouvé d’aussi savoureux nulle part.

La maison paternelle ! Elle nous tient par le cœur et par les appétits de jadis. On y aimait de toutes ses jeunes forces, et l’on y mangeait de toutes ses dents neuves. Les vacances la repeuplent ; mais les rentrées, hélas !... Au moment de la quitter, elle se fait plus riante et plus affectueuse. Elle a des coquetteries naïves et des tendresses intimes. Les toitures abaissent sur les fenêtres des ombres mélancoliques charmantes, et les fenêtres jouent de leurs deux volets comme de mains qui, à tour de rôle, vous enverraient des baisers à pleine bouche. Si elle décoche un rayon de soleil du pennon de sa girouette, c’est un sourire amical d’adieu ; si quelques pigeons roucoulent sur ses tuiles, elle semble se lamenter du départ. Le reste de l’année, elle vous poursuit partout de sa silhouette agréable, de ses odeurs accoutumées, des visages aimés qu’on y a laissés.

Le député de X... va bientôt aussi s’en séparer. Comment votera-t-il désormais en cette nouvelle session législative qui s’annonce si grosse de lois désastreuses ? Je m’étonnerais que la demeure natale avec toutes ses morts chrétiennes et ses saintes images ne changeât point en honnêteté héroïque cette loyale faiblesse. Ses amis politiques diront certainement qu’il trahit ou s’est vendu ? Mais il songera tout bas à la maison paternelle, la vieille amie des grands cœurs et la bonne inspiratrice des consciences.

 

 

 

Aimé GIRON.

 

Recueilli dans Corbeille de légendes et d’histoires,

par l’abbé Allègre, 1888.

 

 

 

 

 

 

 

 

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