Le Diable dans la cité

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Antoine GLANEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA campagne de Lucques – dont six siècles plus tard Lamartine devait écrire « qu’elle est l’Arcadie de l’Italie » – la campagne, en cette soirée du XVe siècle, étalait au soleil omnipotent ses montagnes accidentées, ses cimes couvertes de châtaigniers, ses roches travaillées comme d’admirables dentelles : des cascades y égrenaient en un rafraîchissant murmure leur eau cristalline qui fécondait les pentes qui sans elle seraient restées abruptes. Parmi le feuillage sombre des caroubiers, s’érigeaient des maisonnettes et des couvents, tels des nids de rossignols au creux d’un buisson. La route était solitaire, la chaleur accablante. Au loin, dans un poudroiement de lumière, les pierres de l’église de Saint-Fridien rosissaient au soleil... c’est là, que dormai, depuis près de deux siècles, la Patronne de Lucques, sainte Zita, celle qui, sur terre, avait été l’humble domestique d’un grand seigneur : Pagano di Fatinelli et qui, au ciel, était devenue la reine et le modèle des « ancelles » du Seigneur.

Splendeur de la lumière, harmonie des paysages, mystiques souvenirs, tout parlait à l’âme de piété, de charité et de paix... mais quel démenti cruel la réalité apportait à ces apparences ! et c’est à ces dissonances du passé et du présent que songeait le Père Gardien des Frères Mineurs de Lucques, en égrenant son rosaire dans une petite salle de son modeste couvent situé aux abords de la ville.

Le Père Gardien était un homme robuste, mais dont les austérités avaient peu à peu émacié le corps vigoureux, tandis qu’elles donnaient aux traits de son mâle visage quelque chose comme un reflet lumineux qui, tout ensemble, attirait la sympathie et imposait le respect. Tandis qu’il priait et méditait, un pli se creusait à son front, et ses lèvres murmuraient à mi-voix : « Pardonnez-leur, Seigneur, ils ne savent ce qu’ils font... pardonnez-leur, non à cause de ma prière indigne, pauvre misérable pécheur que je suis, mais à cause de la Passion de votre Fils et de l’amour séraphique de votre Serviteur FRANÇOIS d’Assise. »

Un glissement très doux de sandales sur le pavé du cloître, le minuscule cliquetis d’un rosaire n’interrompirent pas la prière du moine : perdu en DIEU, il n’entendait rien, et le Religieux, dont la silhouette se dressait sous l’arceau de la porte en ogive, attendit, silencieux et immobile, que son Supérieur s’aperçut de sa présence...

Le Père Gardien, ayant achevé son oraison, laissa retomber son rosaire, se signa, puis voyant le jeune moine :

« C’est vous, Frère Pacifique ?

– Oui, mon Père. »

Tandis que tous deux se disposaient à poursuivre leur conversation, un auditeur invisible et inattendu apparut derrière eux dans une lueur d’éclairs. Ils ne le remarquèrent pas ; sans cela, ses vêtements couleur de feu, son pourpoint strié de flammes bleues, l’étrange bonnet à antennes qui couvrait son front, ses allures souples de reptile, tout cet ensemble leur aurait fait connaître la qualité de cet hôte indésirable qui n’était autre que Messire Satan...

« Je viens vous trouver, mon Père, reprit le Frère Pacifique, parce que je désirerais avoir votre avis au sujet de mon sermon. C’est à mon tour de prêcher dimanche prochain. »

À ces mots, Satan se glissa sournoisement entre les deux moines et susurra à l’oreille de Frère Pacifique :

« Prêcher quoi ? Ton sermon sera pour les bancs et peut-être pour quelques drôles qui viendront l’entendre afin de s’en moquer ! »

Le Frère, croyant n’entendre que la voix de sa propre pensée, soupira, hésitant à la formuler, puis, timidement, et sans lever les yeux sur le Père Gardien, il se hasarda à dire :

« Mon Père, nos sermons ne sont-ils pas devenus inutiles ? »

Dans l’ombre où il s’était enfoncé, Satan se prit à sourire, mais en entendant la réponse du Père Gardien : « Je ne pense pas, mon fils », le Maudit fronça les sourcils et pinça ses lèvres minces.

« Non, reprenait le Père, ils ne sont pas inutiles, bien qu’ils peuvent, par la permission divine, demeurer sans fruits pendant un certain temps. Mais la prédication est une part de notre ministère et DIEU saura bien récompenser notre persévérance dans cet exercice : dès lors qu’il a promis un salaire éternel « au verre d’eau », donné en son nom, comment laisserait-il sans consolation ceux qui répandent sur terre « l’eau vive » qu’est la parole de son Fils ? »

... Le visage de Satan s’assombrissait à mesure que le moine parlait, la péroraison de son discours porta au paroxysme la rage du Maudit : « Il semble fort, mais je briserai son énergie, mugit-il en grinçant des dents, je mettrai obstacle à son zèle », grogna-t-il dans un affreux rictus.

... « Mon Père, reprenait Frère Pacifique, n’avez-vous pas remarqué combien peu de personnes assistaient à votre sermon, dimanche dernier ? Il y a trois ans, on n’aurait pas pu trouver une place de plus à une telle prédication !... »

... Satan se frotta les mains :

« Ah ! dit-il, les Lucquois préfèrent mes sermons, maintenant, les fous ! »

Le Père Gardien reprit gravement :

« Oui, c’est vrai, Lucques était autrefois une ville dont les habitants étaient animés de l’esprit évangélique. Alors, ils fréquentaient l’église, alors ils aimaient et craignaient le Seigneur et observaient ses commandements. La paix et le bonheur régnaient avec l’esprit de justice et de charité ; les exemples et les paroles de Zita de Bozzanello, la Tertiaire, notre petite sœur en saint FRANÇOIS, avaient rempli les âmes d’enthousiasme et d’amour pour l’idéal franciscain et quand elle mourut, en 1278, nombreux étaient dans cette cité les tertiaires du Séraphique... – Il y a trois ans à peine, le peuple vivait encore de ces saintes traditions, il n’était pas riche... mais il donnait libéralement de sa pauvreté, interrompit le Frère Pacifique ; maintenant, le nécessaire pour notre subsistance nous vient difficilement, bien que les riches soient nombreux. »

Le cœur navré, le Père Gardien pencha la tête et resta un long moment en silence, tandis que le démon s’écriait avec ravissement :

« Oui, j’ai changé les choses, moi ! La ville est à moi, maintenant toute à moi, excepté quelques maudits religieux. Ah ! mais ils seront bientôt miens aussi, je suis venu pour conquérir cette maison et pervertir les Fils de celui qui, au ciel, occupe le trône où je régnai, moi, Lucifer, l’Archange Porte-Lumière, devenu le Prince des ténèbres !... Ah ! FRANÇOIS d’Assise, trop de rancune s’est amoncelée contre toi dans mon cœur, il est temps que je tire vengeance de tout le mal que tu m’as fait ! »

Le visage du Malin s’est empreint d’une haine féroce, pendant qu’il insinuait à Frère Pacifique :

« Vos sermons n’étaient pas assez éloquents ni assez instructifs pour les Lucquois ! »

Puis Satan rampa et s’aplatit derrière le Frère qui, d’un air troublé, demanda au Père Gardien :

« Mon Père, serait-ce notre zèle qui, s’étant ralenti, aurait causé ce changement ? et l’indifférence des fidèles n’est-elle pas due au manque d’éloquence et d’érudition de nos sermons ? »

Satan sembla fort satisfait de cette remarque.

« Non, mon Frère, répondit le Moine, il y avait de l’éloquence dans les discours des Frères Mineurs et le zèle du salut des âmes enflammait leurs exhortations. DIEU a béni Lucques en lui donnant la prospérité, mais son peuple ingrat, fixant les yeux sur le don, oublie Celui qui l’a fait. Petit à petit, l’aridité a envahi les cœurs, la piété s’est refroidie, la charité s’est enfuie. »

... Satan, furieux de la clairvoyance du Gardien, livra encore un assaut à Frère Pacifique en lui murmurant :

« Vous alliez chanter l’Office au chœur, quand vous auriez dû plutôt, visiter les demeures des pauvres et des malades. À quoi bon tant d’oraisons, la charité n’est-elle pas une des formes de la prière ? Ainsi le comprenait Zita de Lucques. »

Aussitôt, Frère Pacifique de soumettre à son Gardien le tourment de son âme :

« Père, nous aurions dû faire le sacrifice de quelques exercices spirituels, et veiller ainsi à conserver au dehors notre réputation de bienfaiteurs de la cité ! La bienheureuse Zita, dont on nous offre les vertus en exemple, fut, avant tout, un modèle de charité. » (... Satan sourit de nouveau)...

« Non, non, riposte vivement le Père Gardien, notre sainte Règle – qui est pour nous l’expression de la volonté de DIEU, – a été faite pour notre vocation spéciale d’intercesseurs auprès du Roi céleste, elle est donc adaptée à cette époque comme aux précédentes, et en la suivant, nous faisons ce qui, pour nous, est le plus méritoire et le meilleur : notre devoir d’état. »

... À ces paroles, Satan regarda les Frères Mineurs avec des yeux étincelants et cruels et s’agita convulsivement comme si des serpents l’avaient mordu !...

« Nos humbles travaux, poursuivit le Père, et la grâce de DIEU avaient instruit et dirigé le peuple de Lucques. Une négligence délibérée à correspondre à cette grâce fut la seule cause du changement que nous déplorons... Mais, ne parlons plus de ces malheureux, recommandons-nous à l’infinie miséricorde du Seigneur et, plus que jamais, prions pour leur conversion... Préparez votre sermon avec un grand soin, puis laissez le succès au bon vouloir de la Providence.

– Très bien, mon Père, mais nous devons aborder maintenant une autre question, répondit Frère Pacifique, et elle est, en ce moment, aussi sérieuse que mon sermon !... Qu’allons-nous faire pour nourrir nos Frères ? Ils sont vraiment édifiants, pas un seul ne murmure, bien que nous n’ayons rien à manger depuis près de deux jours. »

« Oh ! oh ! nous verrons combien de temps cela durera, ricana Satan. Au travail, Lucifer, au travail ! La chance est pour toi quand le corps est affaibli par un jeûne trop prolongé... »

« Eh bien ! conclut le Gardien, après avoir réfléchi pendant quelques instants, nous enverrons encore les quêteurs... »

« Je cours à la ville préparer leur réception », interjecta le démon.

« Pendant que nous nous abandonnerons nous-mêmes à la divine Providence. Appelez Frère Gilles et Frère Rufin… »

Pendant que Frère Pacifique allait chercher les deux quêteurs, le Père Gardien murmura l’âme navrée :

« Cela me fend le cœur d’être obligé de faire sortir encore ces pauvres Frères ! Rebuts, humiliations, mauvais traitements de toute espèce, voilà ce qu’ils ont récolté dernièrement. Leur patience est vraiment admirable, mais qui sait combien de temps elle pourra ainsi tout supporter !... »

L’entrée des Frères quêteurs mit fin au monologue du Supérieur :

« Vous nous avez fait appeler, mon Père, dit le Frère Gilles.

– Oui, répondit affectueusement le Père Gardien. Je désirerais que vous fassiez un autre tour de quête pour voir si vous ne pourriez nous procurer à souper... car cette sorte de jeûne que nous faisons n’est pas précisément prescrite par la Règle. »

Frère Gilles rit franchement à cette boutade, mais Frère Rufin se contenta de sourire faiblement.

Satan, ayant jugé son intervention opportune au couvent, s’était hâté d’y revenir. Il s’approcha à la dérobée de Frère Rufin en disant triomphalement : « Mon travail n’a pas pris longtemps », puis il murmura au Frère :

« Il est inutile que vous sortiez. Rappelle-toi ce que les gens vous ont dit, lors de votre dernière quête !... »

« Mon Père, s’écria aussitôt Frère Rufin, je crains que nous n’irritions le peuple à force d’insistance et qu’il se fâche contre nous ! Il semble devenir chaque jour plus endurci et plus dépourvu de cœur... les gens nous donnaient volontiers, il y a trois ans, mais vous savez que, dernièrement, leurs mesquines aumônes furent accompagnées de remarques ironiques et cruelles ; maintenant nous n’avons plus que des mauvais traitements. Ils disent qu’ils ne peuvent supporter plus longtemps notre vue. Que vont-ils faire si nous retournons encore frapper à leurs portes ?... »

Satan, qui avait écouté avec une vive joie les plaintes de Frère Rufin, bondit vers Frère Gilles auquel il souffla :

« Ton Frère est un poltron ! »

Frère Gilles, se rengorgeant, toisa Frère Rufin et lui dit de très haut :

« Hélas ! mon Frère, vous parlez lâchement... Sortons et montrons à cette ville combien nous savons nous contenir et pâtir. »

Satan hocha la tête et s’en retourna auprès de Frère Rufin auquel il murmura :

« Les gens vous lapideront. »

« Oh ! ne m’envoyez pas dehors, mon Père, gémit le petit Frère tout troublé, je sais que nous exaspérerons les gens... ils nous chasseront avec des pierres, oh ! je sens que je perdrai patience, que je leur parlerai avec colère. »

À ces mots, Satan sourit et siffla à Frère Gilles : « Il n’y a pas de danger que tu agisses ainsi, toi ! »

« Quelle honte, Frère Rufin, gronda Frère Gilles, quoi qu’il arrive, moi je garderai mon calme ; j’en ai déjà tant supporté que je suis prêt à endurer pire encore ! »

Satan, ravi, hocha la tête derechef, tandis que le Père Gardien étudiait en silence l’attitude de Frère Gilles. Quand celui-ci eut fini de parler, le Père éleva la voix et frappant sur l’épaule de Frère Rufin, lui dit doucement :

« Allons, allons, mon petit Frère, vous devez être conforme à notre Séraphique Père : lui et sa besace n’étaient pas toujours les bienvenus. Nombreuses furent les pierres lancées contre eux... Et avez-vous donc oublié ses leçons sur la Joie Parfaite ! Alors que les Frères Mineurs donneraient un grand exemple de sainteté et de bonne édification, ce ne serait pas la Joie Parfaite... Et s’ils étaient doués du don des miracles, de la connaissance de toutes les langues, des sciences, des saintes Écritures, ou même d’un pouvoir extraordinaire de prédication, tel que tous les infidèles seraient convertis à la foi du Christ !.. En toutes ces choses ne résiderait pas la Joie Parfaite... Et si l’on ne nous ouvre pas la porte, – ajoutait le séraphique Père – mais qu’on nous laisse au dehors, exposés au froid et en proie à la faim... qu’on prenne un gros bâton noueux et qu’on nous en assène de rudes coups, nous traitant de menteurs et d’êtres inutiles, si nous supportons beaucoup d’insultes et de cruautés, ainsi qu’un tel renvoi... sans murmurer contre ceux qui nous feront subir de semblables avanies, oh ! Frère Léon, disait-il, à sa petite brebis du bon DIEU, alors nous aurons trouvé la Joie Parfaite. »

... À mesure que le Père Gardien parlait, Satan le regardait avec colère ; quand il se tut, le Malin lui montra le poing et, entre ses lèvres serrées, passèrent ces mots prononcés d’une voix saccadée :

« Gredin, toujours tu t’emploies à renverser mes plans ! Mais attends un peu ; je déjouerai tes projets ! »

Ayant dit ceci, il se retira dans le recoin le plus sombre de la salle et s’y tapit d’un air désappointé ! Le Gardien s’était avancé vers Frère Gilles, le regarda longuement, puis, l’index levé, il dit d’une voix sévère :

« Et vous, mon Fils, écoutez cet avertissement : Le tigre a un cri terrible, mais face à face avec le danger, il trouve souvent qu’il est le plus lâche des animaux ! »

Frère Gilles releva vivement la tête et, l’air piqué :

« Mon Père, s’écria-t-il avec indignation, voulez-vous dire que vous vous défiez de moi ?

– Non, mon enfant, je veux seulement vous garder de la présomption et de l’orgueil qui sont plus périlleux que la crainte du danger. Allez maintenant avec la bénédiction de DIEU et la mienne. Prêchez la charité, partout où vous irez, et que votre attitude modeste et patiente soit une vivante leçon d’humilité. »

Les deux quêteurs s’agenouillèrent aux pieds du Père Gardien qui traça le signe de la croix au-dessus de leurs fronts inclinés, puis ils sortirent.

La cloche du couvent sonna Vêpres et peu à peu les moines entrèrent dans la salle capitulaire pour se rendre à l’Office. Frère Pacifique et Frère Antoine avaient la mine résolue et énergique ; le petit Frère Ange, une nuance de lassitude et de mélancolie répandue sur ses traits.

Après s’être réunis, un à un, les religieux prirent la direction du chœur et pendant qu’ils traversaient en silence le petit cloître fleuri de lauriers et de roses, Frère Ange, qui marchait le premier, remarqua, non sans étonnement, que sur son passage, de place en place, les fleurs étaient fanées et les branches des arbustes brûlées comme par un incendie... Il resta songeur, ne comprenant rien à ce fait étrange...

... Satan, qui était rentré tout joyeux de son expédition dans la ville, attendait, dissimulé derrière un des arceaux du cloître, le passage des moines ; il les suivit à l’église. C’était une humble chapelle franciscaine toute blanche, aux murs nus, à l’autel frustre, orné de chandeliers de bois, mais sur lequel souriait une Madone naïve et charmante, à l’attitude un peu gauche, dont le visage était divinement attirant. Les Frères aimaient beaucoup cette pieuse image qui avait été sculptée (il y avait plus d’un siècle), dans un chêne de la montagne par un des premiers Frères du couvent.

Les moines prirent place dans leurs stalles, derrière l’autel. Satan s’y glissa, voilant son visage avec ses bras en passant devant le tabernacle, puis parvenu à se loger derrière le chœur, il sembla beaucoup plus à l’aise et reprit sa liberté d’allures pour se glisser de stalle en stalle afin d’y mordre à l’âme de chacun des Frères :

« Allons, disait-il, de plus en plus la chance est pour moi ! »

Il rampa jusqu’à Frère Pacifique :

« Tais-toi donc, souffla-t-il, la faim est une raison plausible pour ne pas chanter l’Office aujourd’hui ! »

Frère Pacifique chassa la pensée qu’il prenait pour une simple distraction et reprit la psalmodie d’une voix plus affermie.

Dépité, le Malin s’en fut tenter le Frère Ange :

« Tu ne peux pas prier, tu le vois, tu as trop faim, ta pauvre voix n’est plus qu’un souffle ! DIEU est un bon Père, il ne demande pas l’impossible ! »

Le petit Frère cessa de chanter, et, se souvenant à point nommé du proverbe : « Qui dort dîne », il ferma les yeux et essaya de dormir pour calmer les crampes qui lui tenaillaient l’estomac.

« Ah ! petit Frère Ange, prenez garde, murmura l’Ange Gardien, l’esprit est prompt mais la chair est faible et l’ennemi rôde autour de vous, comme un lion furieux qui cherche une proie à dévorer ! »

Frère Ange se secoua comme pour chasser le conseil importun et de nouveau il chercha une position favorable au sommeil.

Le diable, content de son œuvre, retourna vers Frère Pacifique :

« Les quêteurs vont revenir avec leurs sacs remplis seulement d’insultes, alors que feras-tu, Frère économe ? »

Le pauvre Frère s’agita dans sa stalle, puis il reprit son livre et se remit à chanter très dévotement... Le premier verset du Magnificat retentit ; Frère Antoine, discrètement, secoua le petit Frère Ange qui se réveilla l’air boudeur et son visage de chérubin à boucles blondes revêtit une expression si pitoyable que Satan fut secoué d’un gros rire... Mais il cessa de ricaner en voyant Frère Antoine regarder ses doigts... Fin, comme le diable qu’il est..., le Malin devina les pensées du Frère, et vite il bondit vers lui :

« Tu n’étais autrefois qu’un honnête laboureur, mais tu n’étais pas affamé comme aujourd’hui où tu chantes du latin dans un gros livre ! »

Frère Antoine hocha pensivement la tête, soupira, puis, dans un sursaut d’énergie, ramena son esprit à la prière.

Satan, attendant une occasion meilleure pour le vaincre, s’élança alors vers le Père Gardien :

« Tes fils ne continueront pas bien longtemps à persévérer, murmura-t-il, vois comment déjà leurs traits sont hâves et leurs yeux hagards ! »

Le Père éleva son âme vers DIEU, raffermit sa confiance en la Providence et garda sa sérénité.

Le Magnificat terminé, Frère Ange soupira en se rasseyant, Satan sauta d’un bond auprès de lui :

« Ah ! pourquoi es-tu venu ici, chuchota le Mauvais ; chez toi, ton père et tes frères sont riches et considérés, ils vivent heureux, tandis que toi, dans l’obscurité de ce couvent, tu meurs de faim... Pourtant tu es jeune, tu as droit à ta part de la fortune paternelle !... Pourquoi présumer de tes forces, pourquoi vouloir embrasser les Conseils, alors qu’avec ta nature, tu te sauveras plus sûrement en n’observant que les Commandements... Il est temps encore de te dégager sans forfaiture : tu n’es qu’un novice... le Père Gardien est fort comme un chêne et droit comme un cèdre... peux-tu vivre comme lui, toi, pauvre arbrisseau frêle ? »

... Le visage penché sur sa poitrine, ses ailes blanches pliées, l’Ange Gardien de Frère Ange pleurait... Frère Ange soupira si fort que le Père Gardien le regarda avec anxiété.

Encouragé par ce succès, Satan souffla au Père Gardien :

« Les Lucquois ont dit : Qu’ils ne voulaient plus vous voir, n’est-ce pas tenter DIEU, n’est-ce pas commettre une faute contre la charité envers tes Frères que de rester ici où vous mourez de faim ? »

Pour chasser la subtile tentation, le Père chanta l’Office avec plus de ferveur encore. Le Maudit, lui montrant le poing, siffla entre ses dents :

« Tu as la tête dure, mais ce sera plus grande victoire si je te gagne enfin ! »

Le Salve Regina retentit sous les voûtes, d’instinct, et par la force d’une habitude plus puissante que le cri de leurs souffrances, les moines implorèrent de toute leur âme l’Immaculée, celle qui est la Mère et la Reine de leur Ordre... En deux bonds, Satan gagna la porte et s’enfuit à travers les fleurs du cloître en poussant des hurlements affreux.

... Quand les Vêpres furent terminées, les Religieux regagnèrent la salle du Chapitre où ils s’agenouillèrent tandis que le Père Gardien récitait les prières avant la récréation. Puis ils se levèrent, excepté Frère Ange qui s’était agenouillé à la gauche du Père Gardien et qui s’assit à ses pieds. Le Père fit signe aux Frères de prendre leurs places et il parla :

« Nous ne devons pas, mes Frères, perdre notre Courage. »

... Mais à ce moment, on entendit un bruit de voix et de pas dans le corridor et les quêteurs entrèrent dans la salle, accompagnés de Frère Humble, le cuisinier à l’extatique visage, et de Frère Candide, le portier, dont la haute silhouette, mince et austère, semblait détachée du vitrail de quelque gothique abbaye.

Tous les yeux se tournèrent vers Frère Gilles et Frère Rufin. Frère Pacifique, ayant du regard inventorié leurs sacs, s’écria désolé :

« Eh quoi ! vos besaces sont encore vides ! »

Satan, rentré en tapinois, paraissait enchanté, lorsqu’une interrogation du Père Gardien fixa son attention :

« Eh bien, mes fils, n’avez-vous pas pu rapporter quelque chose cette fois-ci ?... »

Frère Rufin répondit avec une moue de mécontentement :

« Je vous l’avais bien dit, mon Père, il était inutile de sortir, nous avons sonné à toutes les portes, et là où nous ne recevions pas d’insultes, nous ne recevions rien du tout... Quelques-uns se moquaient de nous, d’autres plus fâchés nous traitaient de mendiants paresseux, lançaient leurs chiens sur nous et nous chassaient à coups de pierres !... »

« Le Père Gardien pense que c’est facile, souffla Satan à Frère Gilles, qu’il y aille donc et qu’il voie par lui-même. »

Le Frère Quêteur, vivement impressionné, ajouta :

« Mon Père, vous ne paraissez avoir aucune idée de la dureté du peuple. »

Frère Antoine, le laboureur, en réaliste qu’il était, demanda :

« Alors, qu’allons-nous faire ?

– Il est clair que pour moi, intervint Frère Humble, le cuisinier, ma charge est facile.

– Oui, répliqua Frère Pacifique, avec un sourire, je gage qu’aucun cuisinier n’a autant de loisirs que vous. »

Cette bonne humeur commença à impressionner Satan qui se rembrunit et prit un visage grave, tandis que Frère Humble, toujours gai, concluait :

« Cependant peu de cuisiniers changeraient de place avec moi. »

Tous les Frères se mirent à rire. Le Père Gardien souriait indulgent.

« Allons, allons, fit-il, continuons à nous confier en DIEU. Nous sommes de ces disciples de l’Évangile auxquels le Divin Maître a dit : Ne soyez pas préoccupés pour votre nourriture ou votre vêtement... Considérez les oiseaux du ciel, ils ne sèment ni ne moissonnent, cependant votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas beaucoup plus qu’eux ? »

« Maintenant, dit Frère Pacifique, comme éveillé d’un mauvais songe, c’est le moment ou jamais de se souvenir des promesses de Notre-Seigneur à ceux qui ont tout quitté pour le suivre. »

Satan siffla et rugit, pendant que Frère Humble disaient gaiement :

« Notre Père saint FRANÇOIS entonnerait son Cantique du Soleil.

– Ou il en composerait un nouveau, opina Frère Pacifique.

– Parfait, approuva le Père Gardien, heureux d’élever plus haut les âmes de ses Frères. Si nous ne pouvons composer un cantique digne de rivaliser avec celui de notre Père, dédommageons-nous en chantant avec ferveur son hymne favorite, magnifique Cantique du Soleil. »

Le Père Gardien et tous les Frères, s’étant levés, se rapprochèrent prêts à entonner l’hymne.

Satan, en proie à une folle colère, regarda durement le Père Gardien :

« Maudit, clama-t-il, toujours en travers de mon chemin, je les aurais tous maintenant à ma discrétion s’il n’était là ! »

Et les moines se mirent à chanter avec de belles voix nuancées et souples, le Cantique du Séraphique FRANÇOIS.

Lorsque les voix se turent, que les derniers échos du Cantique s’éteignirent sous les voûtes, tandis que pensifs les moines reprenaient leur place :

« Nous nous sommes confiés en DIEU qui peut faire un miracle pour nous sauver, dit en souriant le Père Gardien, mais ce serait présomption de l’escompter, nous n’en sommes pas dignes, et nous devons user de tous les moyens humains en notre pouvoir pour sortir de notre misérable situation. Mes enfants, j’ai encore un espoir, Messer Guglielmo, notre insigne bienfaiteur rentre de Florence, j’irai le voir moi-même et suis sûr qu’il nous viendra en aide.

– Pourvu que vous ne rencontriez pas son frère Messer Beppo, interrompit Frère Pacifique, il ne nous aime guère. Vous savez qu’ils habitent ensemble.

– Mon fils, nous prierons pour que Guglielmo soit seul à sa maison. »

« Et moi, gronda rageusement Satan, je veillerai à ce que ce soit le contraire, et je disposerai Beppo de telle sorte qu’il vous houspillera tous de belle façon. Allons, Père Gardien, en route, nous irons ensemble. »

Le Père abaissa son capuce, prit avec lui Frère Humble, se signa et sortit suivi de Satan.

La maison de Messer Guglielmo, située au cœur même de Lucques, érigeait sur la grande place sa façade à encorbellement et ses fenêtres à meneaux.

C’était l’heure joyeuse et mouvementée du repas du soir. Dans la grande salle aux vastes baies gothiques, la lumière arrivait tamisée par des vitraux de couleurs qui mettaient sur la table de chêne, sur les dressoirs ouvragés, sur les cathédras et les escabeaux, sur les plats et les aiguières d’argent, des rayons de pourpre, d’azur et d’or, et nimbaient les quatre convives d’une sorte d’arc-en-ciel riant et joyeux. Cependant, par un excès de luxe, les cierges de cire parfumée brûlaient au-dessus de la table dans une magnifique torchère de fer forgé et accrochaient des reflets clairs à la chevelure brune de Messer Guglielmo et de Messer Beppo et semblaient faire étinceler comme au soleil levant les têtes blondes et frisées des deux enfants : Luigi et Bernardino... La conversation était animée.

« Oui, disait Messer Guglielmo à son frère, je crois que votre acquisition sera une bonne affaire.

– On calcule que la construction des bâtiments durera deux ans ; il faudra ensuite trois autres années pour mettre au point la marche de nos ateliers... J’espère alors être prêt pour mon voyage à Paris.

– À Paris ? répondit Messer Guglielmo profondément surpris.

– Oui, Guglielmo, je désire que mes deux fils, Luigi et Bernardino, achèvent leurs études à la célèbre Université de Paris. J’ai l’intention de les y conduire aussitôt qu’ils auront l’âge d’être admis...

– Père, dit Luigi de sa voix claire, je ne voudrais pas être docteur.

– Et pourquoi ? Luigi, interrogea affectueusement Messer Guglielmo, vous pourriez bien vous fixer ensuite à Lucques, vivre à l’ombre de votre vieille maison de famille. La ville est prospère et vous y auriez une belle fortune.

– Quel étrange garçon vous faites, Luigi ! quelle idée cachez-vous derrière votre front blanc et vos boucles blondes ?

– Mon oncle, quand j’en aurai l’âge, je serai Frère Mineur.

– Qu’est-ce que j’entends ? s’écria Messer Beppo en sursautant, je préférerais te voir mort plutôt que de te voir devenir un de ces moines.

– Père, pardonnez-moi, mais vous vous trompez sur leur compte, ils sont bons, et ils n’ont jamais fait de mal à personne et cherchent au contraire à aider tout le monde.

– Et ils essayent aussi de tirer de l’argent de la bourse du travailleur, riposta Messer Beppo avec colère, que ne travaillent-ils aussi ! Ces moines paresseux sont une peste pour la région !

– Beppo ! interrompit Messer Guglielmo d’un ton de blâme, comment pouvez-vous dire cela devant les enfants ? les Frères Mineurs sont des hommes de DIEU, leur vie est pauvre, pure et mortifiée, toute remplie par la prière, la pénitence et le labeur de l’esprit.

– Pourquoi ne vivent-ils pas tout simplement comme les honnêtes gens, riposta Messer Beppo, maussade, je réprouve chez eux cet excès de zèle qui les rend à charge à autrui.

– Voyons, Beppo, ils ne pillent ni ne volent personne.

– Ils ne travaillent pas non plus ; nous, nous travaillons du matin au soir péniblement, et quand nous touchons notre argent durement gagné, Messieurs les mendiants viennent avec leur robe de bure et leurs pieds nus, et nous arrachent, à force de paroles subtiles, une part de notre gain.

– Non, Beppo, en général les Frères ne demandent pas d’argent.

– Ils mendient ce qui coûte de l’argent, c’est la même chose.

– Oh ! ils demandent si peu, leur table est si frugale et leur vie si mortifiée qu’il ne leur faut pas beaucoup pour leur entretien... Songez-y, Beppo, ils ont renoncé à leur fortune et à leurs espérances terrestres pour notre bien spirituel, il est donc juste qu’en retour nous les aidions... Ils prêchent...

– Peuh ! la prédication est une perte de temps.

– Ô Père, implora Luigi, Notre-Seigneur lui-même a prêché, et quand je serai un homme, j’espère bien le faire aussi. Ce doit être si bon parler de DIEU aux âmes et de parler d’elles à DIEU, puis de penser à toutes les belles choses que le Seigneur a créées sur la terre et au ciel et de les chanter le long du chemin comme saint FRANÇOIS d’Assise. DIEU fera princes et rois au paradis ceux qui auront été ses pauvres sur la terre. Là-haut, je le sais, les derniers seront les premiers.

– En vérité, la tirade est fort belle, rétorqua Messer Beppo d’une voix qu’il maintenait calme à force de volonté, mais plus un mot là-dessus, vous m’entendez. »

Il se leva. Au même instant, un domestique entra et lui présenta une lettre.

« Ah ! c’est pour vous, dit Messire Beppo en tendant la missive à son frère.

– Un étranger est arrivé au magasin et il désire me voir. Il est très pressé et ne peut attendre longtemps, le pauvre homme.

– Guglielmo, dit Messer Beppo, vous feriez bien d’aller le voir bien vite, car ce peut être une bonne pratique.

– J’y vais tout de suite. »

Quand Messer Guglielmo fut sorti, Beppo passa dans son bureau et se mit aussitôt au travail. Il resta quelques instants silencieux, son masque dur tendu par une visible préoccupation.

Un coup de sonnette l’arracha à son labeur.

« Qui cela peut-il être ? interrogea-t-il.

– Le Père Gardien des Frères Mineurs, répondit un domestique qui entrait.

– Qu’est-ce que cela signifie ? Je crois trop bien comprendre, s’écria Messer Beppo, c’est cet homme qui tourne la tête à Luigi avec ses folles histoires. »

Et s’adressant au serviteur :

« Laisse entrer le moine, je m’en charge. »

La porte s’ouvrit et Satan se glissa aussitôt derrière le Père Gardien.

« Parfait, ricana-t-il, Messer Beppo est seul au logis, mon plan se réalise de point en point. »

« Que venez-vous faire ici ? Quelle raison vous amène ? je serais curieux de le savoir, dit Beppo durement au Père Gardien... Je préfère vous parler franchement, il n’y a pas de place ici pour vous ni pour vos semblables. Nous autres, travailleurs, nous nous devons à notre travail et n’avons ni temps ni argent à perdre avec des paresseux. »

« Ah ! ah ! ah ! s’écria le diable, en se tordant de rire, voilà qui est bien parlé. »

Un moment déconcerté par le mauvais accueil de Beppo, le Père Gardien resta muet, puis se ressaisissant.

« Excusez-moi, Messer Beppo, dit-il doucement, j’espérais voir Messer Guglielmo votre frère... Le bon DIEU a jugé profitable de nous éprouver ces temps-ci. Aucun de nous n’a rompu le jeûne depuis avant-hier soir ; ayez pitié de nous, je vous prie, pour l’amour du bon DIEU et le bien de votre âme.

– Sors d’ici, moine, cria Messer Beppo, je suis chez moi ; quant à mon frère, il a mieux à faire qu’à encourager et à nourrir des fainéants de ton espèce. »

Satan s’était confortablement assis sur un siège gothique orné de coussins de velours.

« Ah ! enfin ici, je puis prendre un peu de repos, Messer Beppo est des miens, auprès de lui, inutile de déployer mon zèle. »

« Moine, dehors tout de suite, réitéra Beppo, je ne gagne pas mon argent, je te le répète, pour nourrir une horde de mendiants. »

Par la porte de la salle à manger restée ouverte, deux domestiques et une servante entrèrent. Satan à leur vue avait quitté son siège et bondi vers eux en sifflant :

« Votre maître a raison, et vous devez prendre son parti contre ce moine, vous surtout, ajouta-t-il, s’adressant à la servante, qui avez été sottement réprimandée par le Père Gardien sur le seuil de son église, sur la soi-disant inconvenance de votre costume, prenez votre revanche. »

Deux autres serviteurs, à l’appel de leurs compagnons, marchèrent sur le Père Gardien avec des gestes de menace et l’injurièrent :

« Pour une fois dans sa vie, il a ce qu’il mérite, disait l’un.

– Oui, ajoutait le second, le mendiant, le paresseux qui veut s’enrichir de la sueur des autres !

– Et qui, par surcroît, se mêle de morigéner les honnêtes gens sur des sujets qui ne le regardent pas », renchérissait la servante d’une voix aigre.

En entendant ce concert, Frère Humble s’était fait tout petit au pied de l’escalier, Bernardino et Luigi pleuraient dans un coin de la salle. Exaspéré par leurs larmes et voulant mettre fin à la scène, Messer Beppo se tourna vers le groupe des serviteurs :

« Jetez ce mendiant hors de la maison, leur dit-il, et lâchez les chiens sur lui. »

Les valets coururent au Gardien et le poussèrent dehors. Au bout de quelques instants, on entendit les aboiements des chiens, un brouhaha insolite dans la rue... Pelotonnés dans le coin le plus obscur de la pièce, Bernardino et Luigi pleuraient et s’étaient agenouillés ; les mains jointes, leurs têtes blondes rapprochées, ils priaient avec ferveur.

Quand le Père Gardien rentra dans son couvent, le soleil achevait sa course et son globe écarlate disparaissait lentement derrière les montagnes qu’il éclaboussait ici et là, sur les cimes, de larges taches de pourpre. Les Frères s’étaient réunis comme de coutume au réfectoire au son de la cloche conventuelle. Les tables étaient dressées, le modeste couvert mis, mais les plats étaient vides... pas une miette de pain dans les corbeilles... En attendant le retour de leur Supérieur, les Religieux récitèrent le Benedicite et le Frère Antoine, qui remplissait cette semaine-là la charge de lecteur, debout à son pupitre, ouvrit au hasard l’Évangéliaire. Il lut, au chapitre Ier de l’Évangile de saint  Luc, le récit de la Multiplication des pains : ce miracle par lequel Jésus nourrit plusieurs milliers d’affamés avec trois pains d’orge et deux poissons. La coïncidence était vraiment merveilleuse. Pensifs et recueillis, les Frères méditaient, lorsque, sans bruit, entra le Père Gardien. Il attendit que Frère Antoine ait achevé sa lecture, puis d’une voix lente et solennelle, il dit :

« Mes Frères, notre temps d’épreuve continue, courbons la tête et baisons la main qui nous frappe.

– Ah ! Père, s’écria spontanément Frère Gilles, vous ne nous apportez rien ? n’avez-vous pas rencontré Messer Guglielmo ?

– Non, malheureusement, non, c’est Messer Beppo que j’ai trouvé à sa place pour... il est inutile de vous conter par le menu notre entrevue, mais je reviens les mains vides.

– Père, déclara Frère Ange, l’épreuve dépasse mes forces, je ne resterai pas plus longtemps ici : dès ce soir je reprends le chemin de la maison paternelle.

– Et moi je songe à m’en aller aussi, ajouta Frère Gilles ; mon frère sera heureux de mon retour à Montesallia, car il ne suffit pas à la besogne. »

La physionomie du Père Gardien s’était assombrie.

« Mes enfants, dit-il avec tristesse, ne mettez pas de précipitation dans une aussi grave démarche, soyez patients, vous venez précisément d’entendre le récit de la puissance et de la bonté du Seigneur. Il est le même aujourd’hui qu’il y a quatorze cents ans, confiance donc, il permet cette dure épreuve pour mesurer notre foi en sa divine Providence. Il viendra à notre aide, soyez-en sûrs. »

Le Père Gardien fut interrompu par un coup retentissant frappé à la porte ; les Frères se regardèrent, partagés entre la crainte et l’espérance. Frère Candide alla ouvrir et revint suivi du Syndic de Lucques et de sa suite, composée de neuf à dix hommes. Le premier magistrat de la cité avait l’air grave et sévère :

« Ne me prenez pas pour un intrus, Messieurs, dit-il aux Frères, mais j’ai été informé que le désordre dans les rues accompagne votre apparition dans la ville. Votre présence ici est une source de troubles. Les habitants ont horreur de la mendicité et ont pris votre froc en aversion. Comme gardien de la cité et responsable du bon ordre, je vous prie donc, Monsieur le Prieur et toute votre compagnie, de quitter la ville dans le plus bref délai.

– Monsieur le Syndic, répondit le Prieur avec le plus grand calme, nous ne pouvons quitter notre poste sans une autorisation spéciale du R. Père Provincial.

– Vous raillez-vous de mon autorité ? répliqua le Syndic en s’emportant.

– Non, certes, Messire, mais nous tenons notre mission de DIEU par l’intermédiaire de nos Supérieurs. Eux seuls peuvent nous relever de notre garde de prières dans cette ville. L’autorité ecclésiastique nous a envoyés à Lucques fin d’y pourvoir aux besoins spirituels de la population, et seule elle a le droit de nous relever de nos pouvoirs. »

Pendant ce dialogue, Satan n’était pas resté inactif et avait gagné à sa cause les gens de la suite du Syndic. Ceux-ci, bientôt aveuglés par la passion antireligieuse, firent cercle autour du Père Gardien qui gardait le silence malgré leurs insultes et leurs cris menaçants. S’adressant au Syndic avec une infinie douceur, il lui dit :

« Monsieur le Syndic, ni moi ni mes Frères n’avons eu l’intention d’exciter le peuple. Appelés par notre vocation même à vivre d’aumônes, nous regrettons profondément que les habitants de Lucques voient en cela matière à querelles et contrariétés. La ville est riche et prospère ; pas un des Lucquois ne souffrirait de la perte de quelques croûtons de pain nécessaires à notre subsistance. Mais ils s’écartent tant du devoir de la charité envers nous qu’ils nous laissent dans un besoin extrême ; en effet, nous n’avons rien à manger depuis avant-hier soir.

– Et vous n’êtes pas prêts d’avoir quelque chose, interrompit le Syndic ; les gens sont irrités contre vous, ils vous regardent comme des désœuvrés qui vivent à leurs dépens.

– Ont-ils donc oublié, Monsieur le Syndic, que comme prédicateurs de l’Évangile, la recherche d’une position lucrative nous est interdite ?

– Ils ne peuvent admettre que vous ne travailliez pas », répondit le maire d’une voix qui n’admettait pas de réplique.

Satan, ayant achevé son œuvre auprès du Syndic, alla la continuer auprès des Religieux, commençant par les plus faibles. Cédant aux suggestions du diable dont ils ne soupçonnaient pas l’origine, les Frères Antoine, Rufin, Candide et jusqu’à Frère Humble se groupèrent et commencèrent à murmurer entre eux, tandis que le Père Gardien continuait à combattre vaillamment pour son devoir et sa vocation.

« Le meilleur parti à prendre pour vous est de quitter le pays, insistait le Syndic.

– Que le ciel nous préserve de laisser notre tâche inachevée, dit avec conviction le Père Gardien, nous avons placé notre espoir en Celui dont nous avons promis de faire la volonté lorsque nous sommes venus ici. Il nous retirera de notre misère.

– Si vous méprisez mes conseils, dit sèchement le Syndic, vous en supporterez les conséquences et vous serez responsables des malheurs qui pourront arriver, mais j’insiste du moins pour que vous ne vous montriez plus dans la ville. Si de semblables désordres devaient se reproduire, je serais obligé de procéder par la force à votre expulsion. »

Sur ces mots, le Syndic sortit avec sa suite et les Religieux restèrent seuls avec le diable qui, sans perdre de temps, murmura à l’oreille de Frère Pacifique :

« Vous êtes perdus, tout moyen d’obtenir du secours est détruit, il vous reste une route libre pour vous sauver... et vous la prendrez certainement, car c’est tenter DIEU que de rester là pour mourir de faim. C’est la seule manière de vous tirer d’affaire. »

Frère Pacifique, perplexe, fronça le sourcil, regarda machinalement le plafond, poussa un profond soupir, puis, finalement, traduisit à haute voix sa secrète pensée :

« Vraiment, mon Père, la situation est devenue grave ! nous avons tout le monde contre nous...

– Eh ! qu’importe, mon fils, si DIEU est pour nous ?...

– Mais, mon Père, ne pensez-vous pas que c’est tenter DIEU que de rester ici, puisque nous n’avons plus le moyen de vivre ?

– Ne nous attardons pas trop aux nécessités corporelles, mon enfant ; notre mission est le but vers lequel doivent toujours tendre nos regards. Celui qui nous a créés pour que ses désirs soient accomplis par nous, nous en donnera les moyens. »

« Il n’est pas difficile pour toi de sortir de peine », souffla Satan à Frère Ange.

« Père Gardien, dit aussitôt celui-ci en se levant, quand je suis entré dans ce monastère, j’avais accepté d’embrasser une vie de renoncement et de pénitence, mais je ne savais pas que la mort par la faim dût en marquer si tôt le terme.

– Et moi, ajouta Frère Gilles, à l’oreille duquel le démon avait longtemps chuchoté, j’ignorais lors de mon entrée ici, quand je renonçais à mes espérances et me vouais au service de DIEU, que l’inanition serait la récompense de ma grande générosité...

– Oh ! Frère Gilles, dit le Père Gardien, l’interrompant, cessez de parler ainsi, DIEU serait-il infidèle à ses promesses ?...

– Je pense, moi, déclara tout net Frère Rufin, qu’il est clair de voir qu’Il nous a abandonnés... bien que je ne me sente coupable d’aucun crime.

– Alors, raison de plus, mon fils, pour avoir confiance. »

Frère Gilles, Frère Rufin et Frère Ange murmurèrent à part, tandis que Satan fixait durement le Père Gardien et disait :

« Oh ! pas tant de jactance, ta propre confiance pourrait bien être ébranlée. »

« Eh bien, pour ma part, conclut Frère Humble, je désire qu’il arrive n’importe quoi... pourvu qu’on puisse manger, car je suis affamé ; ma bonne humeur sombre...

– Réellement, mon Frère, dit Frère Pacifique avec autorité, ne pensez-vous pas qu’il est plus sage de quitter Lucques ? Avons-nous le droit de compter que DIEU fera un miracle en notre faveur ? Alors qu’il ne nous reste plus aucun secours humain à attendre, ne pourrions-nous aller à Florence ?

– Oh ! si, répondit vivement Frère Candide oubliant que ce n’était pas lui qu’on interrogeait ; je connais le Père Gardien de Florence, il est profondément bon et sera touché de notre infortune, je suis sûr qu’il nous recevra avec compassion. »

Satan, très attentif à ce discours, ne contint plus sa joie. Frère Pacifique se fit plus convaincant encore.

« Je propose, dit-il, que nous quittions cette maison dès ce soir, lorsque la nuit sera tout à fait venue. Nos charitables Frères nous donneront l’hospitalité jusqu’à ce que nous puissions informer le Père Provincial de ces tristes évènements.

– Je ne suis pas très sûr que le Père Provincial approuverait notre conduite si nous abandonnions Lucques, observa le Père Gardien. Ce départ, n’est-ce pas une infidélité de l’accomplir ? Non, non, restons, mes enfants, ces suggestions de désertion nous viennent du diable, j’en suis convaincu.

– Elles viennent de la prudence, répondit Frère Gilles, dont l’esprit était surexcité au dernier point, la prudence aussi est une vertu. »

Frère Candide fit aussi chorus. Frère Gilles était décidé à partir tout seul s’il le fallait.

Frère Ange déclara qu’il rentrait dans sa famille ce soir même.

« Eh bien, Humble et Candide, quel est votre avis ? questionna Frère Gilles.

– Cela me semble la seule voie à suivre pour sortir de notre infortune », répondit Frère Candide.

Et Frère Humble, tout à fait désemparé, gémissait avec larmes :

« Je ne pense pas pouvoir me traîner jusqu’à la maison où vous avez l’intention d’aller mendier du pain. »

Frère Antoine se taisait ; interpellé par Frère Pacifique, il réfléchit encore un instant, et puis dit avec tristesse :

« Je pense, mes Frères, que nous sommes dans un mauvais pas.

– Oh ! Frère Antoine, implora le Père Gardien, vous au moins restez fidèle. »

Puis se levant et les mains tendues vers le ciel, il supplia :

« Mon DIEU, mon DIEU, sauvez-nous de ce double péril. »

Et se tournant vers la statue de la Vierge placée au fond du réfectoire, il entonna le Salve Regina.

Avec son profil d’aigle, son fier visage ascétique, ceint d’une mince couronne de cheveux noirs, ses yeux sombres et le pli énergique de sa bouche, il était beau, d’une beauté sévère, semblable à celle des moines que Zurbaran peignit d’un pinceau mystique, austère et sobre. C’est en vain que les Frères, à l’exception de Frère Antoine, boudaient comme des enfants capricieux, Satan qui, tout à l’heure, se réjouissait, se rendait compte que sa conquête avait peu de prix, comparée à ce moine d’une foi héroïque et d’une vaillance digne de FRANÇOIS d’Assise. Cette prière brûlante, confiante et humble l’épouvantait, car il la devinait capable d’ébranler les portes du ciel.

Le Salve achevé, le Père invoqua les bienheureux Protecteurs de la ville : la bienheureuse Zita, sainte Madeleine, saint Jean et saint Michel. Lorsqu’il se releva, Satan, penché à son oreille, jouait sa suprême carte en lui soufflant dans l’âme le doute et le découragement. Torturé par l’affreuse tentation, le Père se tordit les mains et s’écria :

« Ayez pitié de moi, Seigneur, j’ai essayé de préserver des pièges du Maudit ceux que vous m’aviez donnés... mais que puis-je faire de plus ? »

De grosses larmes coulaient sur les joues pâles du moine.

« Ah ! ah ! ah ! s’écria Satan triomphant, j’ai vaincu, même le Père Gardien est à moi... mais il faut veiller jusqu’à ce qu’ils aient tous franchi le seuil de ce maudit couvent... si le Père Gardien reprenait force et courage ? s’il allait de nouveau endoctriner ses Frères ?... Mais il ne réussirait pas : je les tiens solidement dans mes griffes, c’est plaisir de voir comme ils boudent et le petit Ange a déployé ses ailes. »

Frère Ange entrait en effet, son sac de voyage à la main, l’air satisfait de sa décision. Satan, plus heureux encore, se mit à chantonner :

« Je suis maintenant le roi de Lucques, j’ai vaincu ! »

À ce moment, un jet de lumière fulgurante toucha au front le mauvais Ange. Devant lui, l’épée à la main, saint Michel parut dans toute sa gloire d’Archange. Ses yeux lançaient des éclairs, ses ailes déployées brillaient comme des soleils. À sa vue, Satan tomba sur le sol, ébloui et furieux, mais bientôt, d’un brusque effort, il reprit pied, fixa l’Archange et lui dit hardiment :

« Michel, lumière du ciel, pourquoi es-tu venu ici ?

– Pour te chasser de cette demeure et courber une fois de plus ton orgueil dans la poussière, répondit Michel d’une voix vibrante.

– Fais ce que tu voudras, j’ai accompli dans ce monastère ce que j’avais résolu d’y faire. Tous les moines ont douté de la parole de DIEU, pas un seul n’est resté fidèle. Je suis satisfait et puis quitter la place.

– Non, tu ne partiras pas, répondit saint Michel, car la Reine du ciel, à la prière de sa servante Zita et des protecteurs de cette ville, a pris en main la cause de ces pauvres Frères. La Toute Miséricordieuse, touchée de la confiante supplique du Père Gardien, a fléchi la colère de son Fils et voici ce que le Seigneur t’ordonne par ma voix :

« Lucifer, comme c’est à l’aide de tes insinuations diaboliques que ces Frères ont péché, c’est avec le secours de ta puissante intelligence qu’ils recouvreront la grâce et le pardon de Dieu.

« DIEU te commande d’obéir ; tu iras dans la ville rétablir la charité dans les cœurs afin que les Frères puissent recevoir de nouveau ce dont ils ont besoin pour vivre. À Beppo, tu enseigneras des sentiments chrétiens. Par toi le peuple de Lucques reviendra à son DIEU. Par tes conseils il fera construire dans la ville un autre couvent où DIEU sera servi et la Règle de saint FRANÇOIS observée dans toute son intégrité. Ainsi tu répareras ton œuvre néfaste : telle est la volonté du Seigneur tout-puissant. »

Pendant ce discours, Satan s’était agité en proie à des expressions de colère. Il se soumit enfin avec une expression de souffrance intense et sortit en poussant des gémissements lamentables.

Les Frères allaient et venaient de leurs cellules au réfectoire, préparant leurs petits paquets pour le départ. Le Père Gardien, assis dans sa stalle, regardait tristement les allées et venues de ses fils.

Tout à coup, on frappa à la porte impérativement.

Les Frères échangèrent un regard interrogateur.

Quelques instants après, on entendit une voix impérieuse qui disait :

« Je veux voir le Père Gardien. »

Et Frère Candide introduisit dans la salle un Frère inconnu :

« Deo gratias, mes Frères, dit celui-ci avec un sourire de dédain.

– Qui êtes vous ? d’où venez-vous ? demanda en tremblant le Père Gardien.

– Je viens d’une terre lointaine, la main de DIEU me conduit vers vous.

– Mon Père, demanda le Gardien, s’enhardissant, quel est votre nom ? appartenez-vous à notre Ordre ?

– Mon nom est Obéissance, et mon habit et ma corde répondent pour moi. Mes capacités sont celles d’un frère lai.

– Nous vous souhaitons la bienvenue, mon Frère, mais hélas ! nous n’avons pas même un morceau de pain à vous offrir. Les gens ici ne sont pas charitables ; depuis deux jours, nous n’avons pris aucune nourriture, et nous devons en cette extrémité nous résoudre à quitter ce pays, bien que notre œuvre à Lucques soit inachevée et compromise.

– Oh ! s’écria d’une voix forte et sévère Frère Obéissance, serviteurs infidèles, êtes-vous les disciples du Christ et de saint FRANÇOIS, ou êtes-vous des lâches ? Quand tout le nécessaire vous venait doucement et facilement, vous placiez votre confiance en DIEU... et voici que deux jours de jeûne ont suffi pour anéantir votre foi en la Providence... DIEU fait mine de vous retirer son assistance pendant quelques heures et déjà vous songez à l’abandonner ! »

Frère Ange chuchota à l’oreille du Père Gardien :

« Je crois que c’est un saint, car toutes nos pensées lui sont connues.

– Oui, Frère Ange, je connais vos secrètes pensées, à vous qui, après avoir généreusement abandonné votre fortune, pour marcher sur les traces du Christ, tournez le dos à votre divin Modèle, dès que vous sentez les étreintes de Dame Pauvreté. Je connais vos secrètes pensées, Frère Gilles, petit homme si fier, qui vantiez votre courage intrépide. – Et vous, Frère Pacifique, l’Assistant et le Conseiller du Père Gardien, vous êtes grandement à blâmer à cause de la décision que vous lui avez inspirée. »

Un long silence suivit ce discours, le Père Gardien le rompit enfin : « Nous avons certainement péché en doutant de la Providence... puisse la Miséricorde infinie de DIEU nous le pardonner.

– Et nous aussi nous avons péché, s’écrièrent tous les Frères en se frappant la poitrine, mais nous supplions le Seigneur de ne pas tirer vengeance de nos fautes, dont nous allons faire une rigoureuse pénitence.

– Maintenant, mes Frères, dit Frère Obéissance, je vais chercher à vous procurer la nourriture indispensable.

– Mon Frère, intervint le Gardien, c’est chose inutile... toutes les portes se ferment devant nous.

– Ne craignez rien, Père Gardien, désormais elles vous seront largement ouvertes. »

Peu après le départ de Frère Obéissance, on sonna discrètement à la porte. Frère Candide alla ouvrir et revint chargé d’un panier de pains et d’une corbeille de fruits.

« Évidemment, dit Frère Pacifique, cet étranger est un homme influent...

Le Père Gardien s’agenouilla ainsi que toute la Communauté et s’écria :

« Mes Frères, une grande grâce été accordée aujourd’hui dans cette maison. Remercions-en DIEU ! Laudate Dominum omnes gentes. »

Quelque temps après ces évènements, le Père Gardien et Frère Pacifique se rencontrèrent inopinément sur la Grand’Place de Lucques, au matin d’une belle journée de mai.

« Eh quoi ! vous êtes sorti aussi ? Frère Pacifique, demanda le Père Gardien étonné.

– Oui, mon Père, aussitôt après votre départ, j’ai reçu un message du vieux Cafferato qui, touché d’un sermon du Frère Obéissance et sentant sa fin prochaine, veut se réconcilier avec DIEU.

– Que d’âmes transformées à Lucques ! observa le Père Gardien, les prédications de Frère Obéissance ont fait merveille... C’est étrange pourtant.

– Oh ! mon Père, hasarda Frère Pacifique, c’est la première fois que l’occasion m’est offerte de vous parler de ce personnage extraordinaire, je crois cependant qu’il est de mon devoir de vous en entretenir. Quel être bizarre ! Ses mortifications et ses pénitences sont effrayantes, mais ne semblent jamais le toucher. Un point de sa conduite est un scandale pour la Communauté : on ne l’a jamais vu s’approcher des Sacrements d’Eucharistie et de Pénitence. Il est fier et dépourvu d’humilité, il est parfois difficile de supporter ses réflexions sarcastiques. On a remarqué qu’il ne demande jamais votre bénédiction. Nos jeunes Frères sont fâcheusement tentés sur son compte. Cependant l’opinion de la Communauté est que vous connaissez l’identité de Frère Obéissance. Pour ma part, je suis fort curieux de savoir qui il est.

– Cher Pacifique, ne perdons pas notre temps en recherches oiseuses dans les affaires de Frère Obéissance. Si DIEU veut que son histoire nous soit connue, il saura la révéler à son heure. Il y a une chose certaine, c’est que les fruits de sa prédication sont merveilleux, c’est donc l’instrument choisi par la Providence pour nous sauver d’un grand malheur. Et maintenant, conclut le Père Gardien, je vais aller rejoindre Frère Obéissance à sa sortie de l’église, afin de savoir si les constructions de notre nouveau monastère avancent à son gré. »

Presque au même instant, Frère Obéissance sortait de l’église. Le Père Gardien, qui marchait à sa rencontre, l’aborda aimablement.

« Ah ! mon Frère, j’avais hâte de savoir de vous où en sont nos constructions.

– Elles sont achevées.

– Achevées ! comment ! en moins de cinq mois !... une pareille maison !

– Ces cinq mois ont été pour moi des années, répondit amèrement Frère Obéissance, si je n’en avais été empêché, j’aurais bien fait tout en cinq jours !

– Oh ! mon Frère, DIEU ne fait jamais de miracles inutiles.

– DIEU ! c’est toujours DIEU que vous avez à la bouche ! Ce n’est toujours pas Lui cette fois qui a élevé le couvent, je l’ai élevé moi-même : mon pouvoir n’est-il pas assez grand pour faire cela et plus encore ?

– Maintenant, dit le Père Gardien, avec solennité, je vous connais assez bien et je sais pourquoi DIEU a permis votre présence parmi nous... Votre pouvoir est grand, en effet, mais celui de Notre Père saint FRANÇOIS est plus grand cependant... et dans le ciel c’est votre trône qu’il occupe !

– Bah ! il peut être puissant, mais ce n’est pas par son propre pouvoir, le mien vient de moi-même.

– Orgueil ! s’écria le Père Gardien indigné, si vous voulez me faire croire à votre puissance, convertissez le marchand Beppo que vous avez traîné sur le chemin de l’enfer !

– Je ne le ferai pas, s’écria Frère Obéissance, car Beppo m’appartient ; cependant ma puissance est assez grande pour briser sa volonté.

– Je ne le crois pas, répliqua le Père Gardien, mais, par l’ordre de DIEU qui vous parle par ma bouche, restez ici, attendez Messire Beppo, et quand il sortira de sa maison, appelez-le à l’écart et mettez-vous à l’œuvre. Puisse votre orgueil être confondu et votre pouvoir déjoué une fois de plus ! »

Sur ces paroles ils se séparèrent.

À ce moment, Beppo sortit de sa demeure, Frère Obéissance s’empressa à sa rencontre.

« Ah ! Messer Beppo, justement je vous attendais !

– Vraiment ! et que puis-je faire pour vous ?

– La faveur que je désire est plus à votre avantage qu’au mien. Venez vous asseoir près de moi, à l’écart, sur ce banc, car j’ai à vous entretenir pendant quelques instants, si vous le voulez bien. »

Messer Beppo acquiesça avec un geste de lassitude et, suivant Frère Obéissance, il s’installa à ses côtés sur un bloc de pierre placé dans un coin de la place.

« Messer Beppo, dit alors Frère Obéissance, depuis six mois je travaille à transformer les âmes des Lucquois, vous seul êtes resté indifférent à mes exhortations. Cependant vous aussi avez une âme, une âme dont il faudra peut-être bientôt rendre compte au tribunal du Souverain Juge et vous n’y songez pas... quelle perte est celle du ciel ! » s’écria Frère Obéissance d’une voix sombre et cachant sa tête dans ses mains.

Beppo sembla mal à l’aise en entendant ces paroles et s’agita avec angoisse.

« Il ne vous est demandé, continua Frère Obéissance qu’une simple pensée de repentir, un seul désir, de vous laisser amender par la grâce.

– Mais la confession, j’en aurais une bien embarrassante à faire ? interrogea Beppo.

– Le Père Gardien sera à votre disposition et en moins d’un quart d’heure, tout serait terminé. Quelques minutes pour sauver votre âme ! votre âme damnée ! oh ! ne méprisez pas mes conseils ! »

Le visage du marchand s’était durci, il se leva pour prendre congé de Frère Obéissance et, avec un geste dédaigneux et un sourire moqueur, il dit :

« Voyez-vous Beppo agenouillé aux pieds d’un homme, allez, allez prêcher ces choses à un autre et bonne chance. Et pirouettant sur ses talons, Beppo regagna son magasin à grands pas. Quand il fut loin déjà et que Frère Obéissance vit la silhouette s’estomper à l’horizon, il le considéra avec un étrange sourire et murmura :

« Eh bien ! je le déclare, Beppo est comme moi, incapable de braver une humiliation ! »

Et le Frère continua à se promener de long en large, le front barré d’une ride ! Peu après des cris se firent entendre :

« Un accident ! au secours ! »

On rapporte Messer Beppo sur une civière...

Messer Guglielmo et les enfants accouraient en toute hâte, appelés par un domestique de la maison.

« Qu’est-il arrivé ? demanda Guglielmo affolé.

– Mon cheval l’a renversé au coin de la rue et la voiture qui était très lourde lui a passé sur le corps ; c’est miracle qu’il ne soit pas mort sur le coup. »

Penché sur son frère, Messer Guglielmo examinait les blessures. Beppo poussait de temps en temps des gémissements de douleur.

« Il respire, dit Messer Guglielmo, oh ! si Frère Obéissance était ici !

– Me voici... qu’y a-t-il ?

– Mon frère, Beppo, va mourir d’un terrible accident, préparez-le à paraître devant DIEU, parlez-lui comme vous savez le faire.

– Beppo, dit au blessé, Frère Obéissance, avec grande douceur, écoutez bien si vous pouvez m’entendre. Vous allez paraître devant DIEU, vous ne l’avez certes pas bien servi, mais Il est si miséricordieux qu’Il se contentera d’un acte de repentir.

– Trop tard, répondit Beppo d’une voix à peine intelligible.

– Non, il n’est pas trop tard... tant qu’un souffle de vie vous est laissé, vous pouvez encore vous repentir, et DIEU vous ouvrira le ciel.

– Trop tard », répétait Beppo, une écume sanglante aux lèvres.

Luigi, agenouillé près de son père, priait à travers ses sanglots :

« Oh ! mon DIEU, sauvez son âme dans votre miséricorde, MARIE, ô bonne Mère, inspirez-lui la contrition de ses fautes, je veux qu’il aille au ciel avec JÉSUS et vous !

– Écoutez-nous, Vierge MARIE », ajoutait Bernardino joignant ses larmes à celles de son frère.

Beppo essaya de se soulever, de reprendre son souffle, puis il retomba lourdement, tandis qu’un flot de sang jaillissait de sa bouche.

« Il est mort ! cria Messer Guglielmo désespéré.

– Non ! ce n’est pas possible ! sanglotait Luigi, le bon DIEU ne peut pas permettre qu’il meure avant de regretter ses fautes... »

Frère Obéissance s’était écarté de la foule :

« Il est à moi, rugit-il d’un air de triomphe. C’est moi le vainqueur ! Beppo est damné ! En cela au moins Michel est vaincu ! »

Le faux moine avait à peine prononcé ces mots, qu’une lueur visible pour lui seul illumina l’angle obscur où il s’était dérobé. En face de lui, Michel parut, terrible et rayonnant.

« Non, il n’est pas à toi, maudit, mais à DIEU ! La prière de ces pauvres enfants, offerte par MARIE, a touché le cœur de son Fils JÉSUS. Cet homme n’est pas mort, et son âme est changée : regarde et écoute ! »

Dans le silence de la foule, on entendit comme un murmure imperceptible, la voix agonisante de Beppo :

« MARIE, secourez-moi ! Seigneur Jésus, pardonnez à un pécheur ! »

Le Père Gardien, appelé en toute hâte, s’avança auprès du mourant qui répétait dans un dernier souffle :

« Pitié, mon DIEU, pour un pécheur. »

À ces mots, Frère Obéissance, les yeux étincelants, montra le poing à l’Archange :

« Ô Michel, clama-t-il dans un transport de rage, une fois de plus tu as vaincu ! »

La place s’éclaira d’une lueur rose et la Reine des Anges apparut sur une nuée, son Enfant divin dans les bras... et la main étendue au-dessus de Lucques, Zita priait pour le mourant... Devant sa Souveraine, saint Michel abaissa son glaive et mit un genou en terre. Les trois célestes personnages attendirent pour remonter aux cieux de pouvoir emporter avec eux l’âme de Beppo. À cette vue, Frère Obéissance poussa un cri déchirant :

« Encore Elle ! Est-ce pendant toute l’éternité que ton pied virginal doit écraser ma tête ? »

Alors, jetant au vent son froc de moine, il apparut dans son vêtement écarlate et son halo de feu, aux yeux terrifiés de la foule.

« Je puis partir, dit-il d’une voix brève et saccadée, demandez au Père Gardien qui je suis. »

Et poussant un cri sauvage, il disparut dans la lueur éblouissante des éclairs et le fracas assourdissant de la foudre.

Absorbés dans leur peine, Luigi, Bernardino et Messer Guglielmo n’avaient rien vu.

Le Père Gardien, penché sur Beppo, avait récité la formule de l’absolution et disait maintenant au mourant des paroles d’éternelle consolation. À la lueur des éclairs, il se retourna, et tandis que Satan retombait dans les abîmes éternels, le Père s’aperçut de l’épouvante de la foule et eut la révélation de ce qui s’était passé.

« Ne vous scandalisez pas, mes Frères, dit-il, Frère Obéissance n’a jamais été un Religieux. C’était le diable déguisé, envoyé ici à la prière des Protecteurs de cette ville et par la miséricorde divine, pour réparer ses méfaits sataniques et anéantir son œuvre infernale dans vos âmes. »

Beppo poussa un léger soupir, et pendant qu’on emportait sa dépouille mortelle dans sa demeure, et que la foule profondément émue se dispersait, Notre-Dame, saint Michel et sainte Zita emmenèrent l’âme du nouveau prodigue dans les Tabernacles éternels.

La légende ajoute que ce jour-là, un céleste sourire flotta sur les lèvres virginales de sainte Zita endormie dans son humble châsse de l’église de Lucques.

 

 

 

Antoine GLANEUR,

Légendes franciscaines,

Éditions Stella Maris, Québec.

 

 

 

 

 

 

 

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