Le Râmsneh

 

SCÈNES DE LA VIE HINDOUE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Auguste GLARDON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

– Vite, Matâo, sonnez pour le culte, il est neuf heures.

Le domestique à qui cet ordre était adressé se chauffait au soleil devant la maison. En entendant la voix de son maître, il se leva avec lenteur, s’étira en bâillant, et alla chercher dans le vestibule un disque d’airain, qui dans ce pays tient lieu de cloche.

Matâo avait à la main droite un maillet de bois dur ; il en frappa le gong, qui rendit un son perçant, assez fort pour être entendu à un kilomètre de distance.

Bientôt on vit sortir d’une cabane voisine un essaim de jeunes filles au noir visage, vêtues de sarraux blancs. Elles marchaient légèrement, l’air joyeux, tenant à la main les bibles reçues au baptême. Arrivées sur la vérandah, elles s’arrêtèrent, firent une petite révérence en regardant la porte de la chambre où le padré se tenait d’ordinaire, et s’accroupirent en silence sur les dalles.

Une vingtaine de jeunes garçons en vestes de coton écru arrivèrent à leur tour assez bruyamment, et s’assirent vis-à-vis de leurs compagnes de jeux.

Puis vinrent les domestiques de la ferme, grands gaillards aux turbans sales, à la démarche pesante, l’air assez contrarié.

Quelques paysans des environs, attirés par les sons du gong, se joignirent, les uns par curiosité, d’autres par intérêt, à la petite assemblée.

Alors le missionnaire sortit de sa chambre, et prit place sur une chaise que Matâo lui avait préparée. C’était un Écossais, petit de taille, maigre et même décharné. Vingt années de labeur incessant sous un ciel embrasé avaient presque épuisé ses forces ; son dos incliné, sa tête penchée, accusaient une certaine faiblesse. Mais à peine eut-il promené son regard sur les noirs visages de ses auditeurs, qu’il parut rajeunir de vingt ans ; sa taille se redressa, ses épaules s’effacèrent, la pâleur de ses traits fit place à la coloration de la santé, ses grands yeux bleus s’allumèrent au fond de leurs orbites.

Il lut la parabole du bon Samaritain. Rien n’était mieux approprié à ses auditeurs, tous partisans de la caste, cette institution qui élève entre les diverses branches de la famille hindoue une barrière infranchissable.

Puis, dans un éloquent discours en faveur du prochain, il s’efforça d’éveiller dans leurs cœurs l’instinct de la fraternité.

On l’écoutait avec intérêt, et plus d’un zémindar (agriculteur) à barbe blanche exprimait tout haut son approbation par des : Wah ! Wah ! réitérés.

Cependant le prédicateur ne se faisait pas illusion sur la valeur de ces témoignages. Il savait, par une longue et douloureuse expérience, que les hindous, trop polis pour contredire, trop apathiques pour discuter, ne se font pas faute d’applaudir à des enseignements dont ils se gardent bien de profiter. Il aurait préféré une franche opposition à cet assentiment facile et infécond.

Il était sur le point de terminer son discours, lorsqu’un nouvel auditeur prit place sur la vérandah.

C’était le Râmsneh, personnage considérable et fort redouté à cause du pouvoir surnaturel dont on le croyait revêtu. Cet homme possédait la plus belle pagode de Nya Naggar, et la desservait lui-même, étant, comme l’indiquait son nom, prêtre du dieu Râm. C’était la première fois qu’on le voyait paraître à la maison missionnaire ; aussi son arrivée produisit-elle une profonde sensation. On s’écarta pour lui faire place, mais il était trop fier pour s’asseoir en disciple aux pieds d’un chrétien ; il s’adossa à une colonne et, de la main, fit signe au prédicateur de continuer.

Le Râmsneh était un homme de haute taille, dans la force de l’âge ; sa tête nue et rasée, remarquable par l’élévation du front et l’épaisseur des sourcils, se renversait légèrement en arrière comme accoutumée à dominer. Ses yeux, petits et enfoncés, mais étincelants, s’étaient fixés sur le missionnaire avec une expression de colère concentrée. Fièrement drapé dans le grand manteau de couleur orange, signe distinctif de sa dignité, le Râmsneh semblait se poser en juge souverain.

M. Johnson n’était pas homme à se laisser intimider par cet air de bravade. Fixant un regard assuré sur le nouveau venu, il récapitula son discours, en insistant sur le contraste présenté par l’évangile avec une religion qui sépare les hommes les uns des autres et détruit dans leurs cœurs tout sentiment généreux.

– Vous parlez beaucoup de l’amour de votre dieu, dit-il en finissant à l’irascible brahmane, mais un dieu qui défend à ses créatures de se secourir les unes les autres, qui les porte à se mépriser, à se haïr, et qui, après les avoir incitées au mal, les laisse plongées dans leur misère, n’est point un dieu, mais un démon. Le dieu dont je viens vous apporter la connaissance est bien différent ; il dit à ses enfants de s’aimer, et lui-même les a aimés jusqu’à mourir pour les sauver du mal.

À ces mots, le Râmsneh sur qui se tournaient tous les regards, fit un pas en avant :

– Gardez-le pour vous, s’écria-t-il avec rage, ce dieu qui vous aime tant ; les hindous n’en veulent rien. Leur religion leur suffit ; elle est plus ancienne que la vôtre et lui survivra.

– La religion chrétienne, répondit le missionnaire sans s’émouvoir, est plus ancienne que le monde. Avant la fondation de l’univers, l’Éternel Dieu, le seul vrai Dieu, avait déjà préparé le pardon et un moyen de salut pour les rebelles à venir... Si vous voulez bien m’écouter un instant...

– C’est déjà trop, interrompit le brahmane ; je ne suis pas venu pour discuter avec vous, mais pour vous accuser.

– M’accuser, et de quoi ?

– D’imposture.

– Après ? demanda tranquillement M. Johnson.

– Après ? après ?... vociféra le Râmsneh mis hors de lui par ce calme auquel il ne s’attendait pas ; vous osez dire aux hindous que la religion que leurs ancêtres leur ont léguée de père en fils depuis quatre mille ans est fausse... Vous les détournez de leur culte, et, sans nul doute, c’est à vous qu’ils apportent maintenant les cadeaux, jadis destinés à leurs dieux... Croyez-vous que je puisse voir d’un œil tranquille l’abandon de nos temples et la conversion à une religion étrangère de nos meilleurs disciples ?

Et le Râmsneh, cédant à une émotion assez naturelle, s’arrêta pour passer sur ses yeux un pli de son drap.

Le missionnaire saisit l’occasion pour reprendre la parole.

– Frère, dit-il au brahmane d’un ton doux et ferme, vous vous convertirez, vous aussi ; vous renoncerez à une vie de mensonges et d’illusions pour vous tourner vers Jésus, qui mourut pour vous sauver de la mort.

– Moi ! me convertir ? reprit en relevant la tête le Râmsneh honteux d’un mouvement d’émotion, jamais ! non, jamais ! C’est une lutte à mort entre nous, au contraire, et nous verrons bien pour qui seront les dieux !

Ce disant, il rejeta sur son épaule le coin de son tchaddar 1 et partit.

 

 

 

II

 

La pagode du Râmsneh occupait un des côtés de la place qui s’étend à l’est du bazar, près de la porte de Debli. C’était un édifice moderne, d’une structure plus élégante que ne le sont en général les temples hindous. Le dôme, au lieu d’être un cône tronqué, peu élevé et massif, affectait la forme pyramidale, et son sommet doré brillait au soleil à une grande hauteur. Une double rangée de portiques, soutenus par de fortes colonnes de bois de chêne peintes rouge et bleu, faisait le tour du bâtiment, composé de trois pièces, le sanctuaire où trônait l’idole et deux chambres à coucher.

Au fond du sanctuaire obscurci par le manque de fenêtres, deux lampions éclairaient vaguement le dieu Râm, blotti dans une niche grillée autour de laquelle couraient des guirlandes de jasmin fané. La fumée de l’encens montait lentement d’un trépied, auprès duquel un jeune homme était accroupi, le menton entre les genoux, les yeux fixés sur la braise, dans l’attitude de la méditation. Il n’avait pour vêtement qu’un foulard d’indienne jeté autour des reins, et son corps de couleur foncée se confondait avec les ténèbres du sanctuaire. Son visage seul était éclairé ; ce qu’on y lisait, ce n’était ni la satisfaction d’avoir une place privilégiée auprès de la divinité, ni la tristesse que donne parfois même aux païens les plus endurcis le sentiment de leur dégradation. C’était l’hébétement.

Khila, disciple et héritier du Râmsneh ne faisait guère honneur à son maître. Né de parents d’une illustre origine, mais très pauvres, il avait passé ses premières années dans le plus affreux dénuement. Adopté par le riche prêtre de Râm, cette position élevée lui avait tourné la tête. Comblé de cadeaux par les pauvres idolâtres qui venaient rendre leur culte à la divinité, reçu dans toutes les maisons comme l’envoyé et le représentant de Râm, il avait profité de ces avantages pour se lancer à corps perdu dans la dissipation. La sensualité, l’intempérance, l’usage de l’opium, l’avaient énervé et affaibli ; son intelligence s’était obscurcie. Le Râmsneh voyait avec indignation le disciple sur lequel il avait fondé de grandes espérances, se transformer rapidement en une sorte de brute à face humaine, incapable de faire autre chose que manger et dormir. Il l’avait pris en dégoût et n’osait pourtant pas le renvoyer, de crainte que Khila, pour se venger, ne révélât au peuple les mystères de la pagode.

Cet état de choses ne contribuait pas peu à aigrir le caractère naturellement irritable du Râmsneh. La présence d’un missionnaire chrétien dans le pays, ses succès croissants, avaient mis le comble à son exaspération. Après bien des hésitations, il s’était décidé à aller trouver M. Johnson dans l’espoir de l’intimider et de le faire partir. Nous avons vu comment il réussit.

Sa colère était grande ; elle l’était d’autant plus que les paroles pleines d’autorité du prédicateur chrétien, sa douceur, sa sérénité, avaient porté le trouble dans son âme. Cet homme, qui se croyait supérieur aux autres et devant qui tout le monde s’était jusqu’alors prosterné dans l’adoration, avait eu le sentiment de sa petitesse en se trouvant face à face avec l’humble serviteur de Jésus-Christ. Il était humilié et surpris de l’être. Il fut sur le point de se demander si cet étranger n’était pas dans le vrai, mais il eut peur de s’interroger, et voulant étouffer la voix de sa conscience, il se mit à faire des plans pour la ruine de la mission.

Cependant Khila demeurait accroupi devant le trépied du sanctuaire, le regard fixé sur les braises, dans l’état d’hébétement que produit l’opium. Deux ou trois adorateurs s’étaient présentés sur le seuil du temple, avec des corbeilles de légumes et de fruits ; mais en vain avaient-ils agité les clochettes suspendues au plafond des portiques. Khila n’avait pas bougé. Après avoir contemplé quelques instants avec une sorte d’effroi la physionomie abrutie du jeune prêtre, ils avaient secoué la tête et s’étaient retirés, laissant devant la porte leurs modestes offrandes.

Khila fut enfin tiré de sa stupeur par une voix dont le timbre le faisait toujours tressaillir.

– Eh bien ? disait le Râmsneh, que font là ces corbeilles ?... Khila, vil fainéant, pourquoi ne les as-tu pas rentrées ?

– Quoi ?.... des.... corbeilles Je.... ne sais pas, maître, répondit Khila en se levant avec difficulté.

– Tu ne sais pas, malheureux !.... Et c’est ainsi que tu reçois les visiteurs pendant mon absence ? Où étais-tu quand on a sonné ?.... chez le pâtissier je suppose, ou dans la maison des nâtchwâli (danseuses) ?

– J’étais ici, maître, j’étais ici ; personne n’est venu. C’est quelque diable qui aura mis là ces corbeilles pour me jouer un tour.

– Des diables ! me prends-tu pour un baniyah (marchand) que tu m’oses parler de la sorte ?.... Vois-tu, continua-t-il en empoignant son disciple par le cou et en le secouant avec force, je ne sais ce qui me retient de t’étrangler, maudite brute !.... N’est-ce pas assez d’être joué par ces démons de chrétiens, sans que mon propre tchêla (disciple) me fasse perdre le peu de clientèle qui me reste ?

– Mon père, s’écria Khila à moitié dégrisé en se jetant aux pieds du Râmsneh, ce n’est pas.... ma faute, je.... vous assure ! Je n’ai.... ni bu ni.... mangé depuis vingt-quatre heures, je....

– Si tu n’as ni bu ni mangé, tu as fumé du moins.... et de l’opium encore ! Laisse-moi tranquille, animal !

Et un vigoureux coup de pied envoya le tchêla s’étendre au pied de la muraille, où il s’endormit aussitôt.

Avec un mouvement de colère, le Râmsneh prit les corbeilles et les porta dans un caveau qui s’étendait sous la partie antérieure de la pagode. Il les jeta sur une planche, et, croisant les bras, se mit à considérer le contenu de son cellier à la lueur d’une lampe accrochée au mur.

Il y avait dans un coin des ignames douces et des concombres, de quoi nourrir deux personnes pendant un mois ; dans un autre, un tas d’oranges à côté d’une caisse remplie de melons d’eau. Un énorme bahut, couvert de bas-reliefs représentant une procession idolâtre, était rempli jusqu’au bord de maïs en grain que le couvercle à demi soulevé laissait apercevoir. Les murailles étaient garnies d’étagères supportant des ballots d’étoffes et de couvertures, des boîtes de bijoux, des amphores de terre pleines d’or et d’argent, etc.

Bien des personnes qui se croient riches ne possèdent pas la moitié de ce qu’il y avait là sous les yeux du Râmsneh, mais celui-ci n’était pas satisfait. Après quelques instants de contemplation silencieuse, il leva vers la voûte son poing fermé :

– Voilà donc à quoi se réduit la fortune du grand Râmsneh ! s’écria-t-il d’une voix sourde. Après tant d’années de travaux et de fatigues, c’est tout au plus si j’aurais de quoi végéter désormais dans la retraite.... Ah ! maudit padré qui m’as enlevé l’affection de mon peuple, je te le rendrai.... Que les vampires me boivent le sang jusqu’à la dernière goutte, si je manque à me venger comme il convient à un brahmane !

Après cette exclamation, le prêtre reprit l’attitude d’un homme absorbé dans ses réflexions. Il se demandait comment il pourrait nuire au missionnaire, sans s’exposer à tomber sous le coup des lois britanniques.

Sa rêverie fut interrompue par un bruyant carillon.

– C’est égal, se dit-il en remontant à la hâte les escaliers ; je finirai bien par trouver un moyen de le faire partir.

Au moment où il fermait la trappe, le carillon recommença.

– Patience ! cria-t-il d’une voix impérieuse, le dieu n’est pas sourd.... Ah c’est toi, Môta, continua-t-il sur un ton plus doux en apercevant devant la porte un homme de petite taille enveloppé de la tête aux pieds d’un drap sale et troué. Tes visites ne sont pas fréquentes ; que veux-tu ?

– La faveur de Râm et de son prêtre, répondit le visiteur en s’inclinant jusqu’à terre.

– Que m’apportes-tu ?

– La dîme, répondit laconiquement Môta en jetant sur la place un regard scrutateur.

– De quoi ? demanda le Râmsneh.

Pour toute réponse, Môta secoua significativement un pan de son tchaddar, au bout duquel était un gros nœud.

– Alors que la paix de Râm soit avec toi, reprit le prêtre d’un ton paterne. Suis-moi dans ma chambre.

Et il ajouta entre ses dents :

– J’ai mon affaire

La chambre du Râmsneh était meublée avec simplicité et avec goût. Une natte d’osier de Perse s’étendait sur les dalles ; dans un coin était un tcharpaï (lit) d’érable, chargé de couvertures de poils de chameau et de coussins de soie écrue. Sur un tapis de laine brodée, trônait un magnifique houka dont la coupe était d’argent ciselé. Les murs, enduits d’un stuc poli, blanc comme le marbre, étaient couverts de fresques brillantes, illustrant la vie du dieu Râm. Il n’y avait point de fenêtres, mais cette lacune était compensée par la lumière pâle et douce d’une lampe à trois becs, où brûlait constamment l’huile parfumée du cocotier.

Derrière la pagode s’étendait un jardin planté de bananiers et d’orangers, au fond duquel deux huttes de terre servaient de demeure aux serviteurs du Râmsneh. Celui-ci ayant frappé trois coups sur un petit gong d’argent suspendu à la voûte de sa chambre, un domestique parut sur le seuil. C’était un brahmane d’un rang inférieur, haut de taille, mince et souple comme le tronc d’un palmier. Il croisa les bras sur sa poitrine, plia les reins et attendit dans cette attitude de soumission les ordres du maître.

– Emporte Khila dans sa chambre, lui dit celui-ci d’un ton bref, et fais à sa place le service du temple, je suis occupé.

Le subalterne s’inclina jusqu’à terre, et sortit.

Rati Râm s’assit sur la natte, les jambes croisées et regarda en souriant son disciple, qui se tenait debout près de la porte, l’air embarrassé, tortillant un pli de son tchaddar.

– Voyons, lui dit-il, assieds-toi, ta visite me fait plaisir.

– C’est un bien grand honneur que vous me faites, monseigneur, répondit Môta en baissant la tête ; un honneur dont je ne suis pas digne.

– C’est vrai, mon fils, c’est vrai ; il n’y a pas beaucoup de personnes qui puissent se flatter d’avoir foulé le tapis du Râmsneh ; mais j’ai pour toi une estime toute particulière ; allons, assieds-toi.

Le villageois ôta lentement son drap, mettant ainsi à découvert un corps admirablement proportionné, des membres musculeux et souples, faits pour le combat et couverts de cicatrices. Il ne conserva que son dholi (pagne) et une ceinture de laine rouge dans laquelle étaient passés un couteau de chasse et un poignard. Avant de s’asseoir, il alla baiser les pieds du prêtre en murmurant tout bas : Râm ! Râm ! puis il s’accroupit devant le houka et attendit que son supérieur lui adressât de nouveau la parole.

Celui-ci paraissait préoccupé ; il bourra lentement la grande pipe, prit une braise de gobar 2 sur un trépied de bronze et se mit à fumer en silence.

Môta le considérait avec vénération ; il se rappelait les grandes cérémonies religieuses auxquelles le Râmsneh avait présidé en sa qualité de chef de caste, les processions solennelles, les hommages de la foule, et en se voyant si près du représentant visible de la divinité, il éprouvait une sorte de terreur.

C’était pourtant un homme courageux et même terrible que ce Môta. Chef, lui aussi, d’une caste hindoue, sur laquelle il exerçait une autorité presque absolue, une parole, un geste lui suffisaient pour faire agir selon son caprice une centaine de gaillards robustes, armés jusqu’aux dents, et que la mort n’effrayait pas. Les toris étaient voleurs et meurtriers de profession, on pourrait presque dire de religion, car ils auraient cru offenser la divinité en changeant de manière de vivre. Ostensiblement, c’étaient des bergers et des agriculteurs ; leurs troupeaux de buffles, de chèvres, de moutons, erraient sur les collines du Mairwarra ; des plantations d’ignames et de sorgho entouraient leurs villages ; mais ces villages, perchés sur le sommet des montagnes, à proximité des halliers impénétrables du jungle, étaient en réalité des repaires de brigands. Malheur aux caravanes qui s’aventuraient sans escorte dans les défilés étroits et sinueux de cette contrée maudite ; elles arrivaient rarement à destination. Mais le théâtre habituel des exploits des montagnards, c’étaient les grandes plaines du royaume indigène de Jodhpur ; là, on n’avait pas à craindre les soldats anglais, la police avait assez affaire de garder les villes sans s’inquiéter des routes qui y aboutissaient, et les toris avaient beau jeu.

C’était au retour d’une de ces expéditions que Môta venait rendre visite au Râmsneh, son directeur spirituel. Il lui devait la dîme du butin, et n’était pas homme à s’attirer le courroux des dieux par un coupable oubli de ses devoirs. Voyant que Rati Râm continuait à fumer en rêvant, comme inconscient de sa présence, il étendit le bras et attira doucement à lui le coin noué de son tchaddar. Ce mouvement fixa l’attention du prêtre.

– Ah ! dit-il comme s’éveillant d’un rêve, tu m’apportes un tribut. Qu’est-ce que c’est ?

– La dîme de notre dernière affaire, monseigneur, répondit Môta en étalant sur le tapis des pièces d’argent frappées à l’effigie de la reine d’Angleterre.

Des roupies ? s’écria le prêtre. Combien ?

Vingt-trois.

Rati Râm les prit dans sa main droite, releva un coin de la natte, les compta sur la dalle en les faisant sonner l’une après l’autre, comme un baniyah l’aurait pu faire.

– Le compte y est, dit-il. Mais pourquoi des roupies du sarkar (gouvernement) ? Vous n’auriez pas commis l’imprudence de dévaliser le courrier de la reine ?

– Non, monseigneur, ce n’était qu’un Parsi, allant à Ahmedabad.

– Sans escorte ?

Hân, Sahib (oui, monseigneur). Ces gens-là prennent rarement une escorte. Cela leur reviendrait trop cher.

– Trop cher, répéta en riant le prêtre ; c’est selon. Une escorte lui aurait peut-être sauvé son argent.... Vous l’avez relâché, ce Parsi ?

– Je n’aurais pas demandé mieux, monseigneur ; malheureusement, il a voulu se défendre, et...

Môta fit le geste de couper une tête.

– Ah ! alors ce n’est pas la dîme, mais le cinquième que vous me devez, puisqu’il y a eu mort d’homme. As-tu donc oublié nos conventions ?

– Moi ! s’écria Môta en joignant les mains, oublier les conventions passées avec le dieu de mes pères ? jamais, monseigneur, jamais ! La mort n’était pas préméditée..... un accident, voilà tout !

– Môta ! reprit le prêtre d’un ton sévère, ce n’est pas vingt-trois roupies, mais quarante-six que vous me devez. Je n’entends pas plaisanterie sur ce chapitre.....

– Vous les aurez, monseigneur, se hâta de répondre le bandit qui se levait tout effrayé.

Le prêtre parut se raviser.

– C’est bon, dit-il ; pour cette fois je vous les remets.... Entends-tu ? je vous les remets. Rassieds-toi, Môta, j’ai un service à te demander.

Le montagnard se rassit le Râmsneh se remit à fumer ; il y eut de nouveau un long silence. On entendait à travers la muraille ronfler le mangeur d’opium. Le gong de la ville sonna lentement midi ; la chaleur et la lumière devaient être intenses au-dehors, mais sous les voûtes épaisses de la pagode, il faisait frais, et la lampe ne luttait qu’avec peine contre l’obscurité. C’était bien le milieu qui convenait à des conspirateurs.

Au bout d’un instant, Rati Râm écarta de ses lèvres le tuyau du houka, et prenant ses pieds dans ses mains, dirigea son regard sur le chef des toris. Celui-ci, comprenant que le moment était venu de rassembler toute son attention, porta la main à la guenille qui lui servait de turban, et murmura :

Houkam, Sahib. (À vos ordres, monseigneur.)

Alors le Râmsneh commença d’une voix basse et lente le récit de ses griefs contre le padré ; il retraça l’arrivée du missionnaire dans le pays, ses travaux parmi l’enfance et au sein du peuple, ses succès croissants ; il fit le compte des défections produites dans les rangs des fidèles par la prédication évangélique, exposa les raisons qui lui faisaient prévoir comme une éventualité redoutable la victoire définitive de la religion nouvelle, et quittant tout à coup le ton paisible du narrateur, s’écria d’une voix gutturale et brève :

– Eh bien, Môta, brave chef d’un peuple courageux, que faut-il faire ? voyons, que faut-il faire ?

Le montagnard tressaillit et baissa les yeux.

– Môta, reprit le Râmsneh d’un air étonné en se penchant vers son disciple, regarde-moi.

Môta releva la tête, mais rencontrant le regard perçant du prêtre, il la baissa de nouveau et s’agita comme mal à l’aise.

– C’est bon, dit Rati Râm d’un ton dédaigneux, tu peux aller ; je te croyais le cœur d’un lion, mais tu n’es qu’un chacal.

À ces mots, le montagnard bondit sur ses pieds avec un cri rauque, et porta vivement la main à son poignard.

Le Râmsneh resta assis ; un sourire moqueur errait sur ses lèvres, son regard était fixé avec une effrayante intensité sur la sombre physionomie du bandit. Celui-ci sembla plier sous la puissance magnétique de ce regard, sa fureur tomba tout à coup ; il se rassit lentement, la tête basse, et comme honteux de son mouvement.

Le prêtre lui mit la main sur l’épaule et le flatta doucement, comme eût fait un dompteur de bêtes sauvages.

– Môta, lui dit-il avec douceur, je connais ta bravoure, je sais qu’un bataillon entier de cipayes ne te ferait pas reculer d’une semelle, mais tu m’as fait de la peine. Pourquoi aurais-tu peur de t’attaquer au padré ? Il est fait comme tous les hommes... D’ailleurs, ce n’est pas sa mort que je veux, je ne demande qu’à lui voir les talons. Qu’il vive aux siècles des siècles, cela m’est bien égal, pourvu que ce soit ailleurs. Il faut que cet homme quitte le pays.

– Et la persuasion ? hasarda Môta, n’avez-vous pas essayé de la persuasion ? Si seulement votre seigneurie voulait essayer du pouvoir de sa langue et de son regard... par Kâli ! je ne sais pas qui y résisterait !

Et le bandit secoua les épaules, comme s’il eût cherché à se débarrasser d’un fardeau gênant.

– J’ai tenté l’aventure, répondit le prêtre d’un ton rêveur, et... je n’oserais le dire à personne... qu’à toi, j’ai misérablement échoué.

– Ça, monseigneur, c’est impossible.

– C’est pourtant vrai, Môta. Ces démons blancs ont sans doute des charmes à nous inconnus. Nos mantra (charmes) n’ont pas de prise sur eux... Il faut autre chose.

Tout en parlant, le Râmsneh avait rallumé son houka ; il tourna le long tuyau du côté de son interlocuteur et dit :

– Goûte-moi ce tabac, mon fils, tu n’en as pas souvent fumé de pareil. Pendant ce temps, je te dirai ce qu’il faut faire pour la gloire de Râm.

Mais le montagnard était comme effrayé d’un si grand honneur ; il ne voulait pas profaner la pipe de son maître en y appliquant ses lèvres charnues. Enfin, sur les instances du prêtre, il y consentit, et prenant à deux mains le tuyau de tamarin, se mit à aspirer solennellement d’énormes bouffées de tabac.

Alors le Râmsneh reprit en ces termes :

– Non, Môta, la persuasion n’est pas possible, l’éloquence divine dont je suis doué et qui m’a tant de fois servi à mâter les cœurs les plus rebelles est sans prise sur le padré ; cet homme possède la science universelle ;... mais je ne le crois pas insensible aux forces matérielles, j’ai vu la douleur lui arracher des larmes un jour qu’au bazar, pendant une de ses harangues, un scorpion l’avait piqué... Je crois qu’il serait facile de le dégoûter de sa tâche. Il s’est bâti une jolie et confortable demeure ; il a fait venir d’Europe des meubles superbes, des vêtements d’un admirable tissu ; il a tout ce qu’il faut pour être heureux..... Eh bien ! il s’agirait de détruire son bonheur ; je voudrais que tout ce qu’il possède lui fût enlevé d’un coup, et que le feu consumât sa jolie demeure. Crois-tu, Môta, crois-tu qu’il y résistera ?... Quand il se verra sans abri, sans vêtements, nu et dépouillé, crois-tu qu’il aura encore envie d’aller prêcher la révolte aux sectateurs de Râma ? Hé ! hé ! hé ! je dis, moi, qu’il partira sans demander son reste, comme un chacal qui voit la fumée du chanvre sortir de sa tanière.

Et le prêtre, les mains sur ses longues jambes croisées, le dos plié, regardait Môta jusqu’au fond de l’âme. Celui-ci avait cessé de fumer ; il semblait mal à l’aise et jouait d’un air pensif avec une médaille de plomb qui pendait sur sa poitrine velue. Tout à coup il regarda le prêtre et dit :

– C’est moi que vous avez choisi, monseigneur, pour cette expédition ?

– Sans doute, mon fils ; qui mieux que toi pourrait réussir ?

– Eh bien, mon père, je vous le dirai sans détour : le padré me fait peur !

– Comment ! s’écria Rati Râm en feignant la surprise ; cet homme te ferait peur, à toi le brave des braves ?

Et parlant avec volubilité, il ajouta :

– Mais le padré, ne sais-tu pas que c’est l’homme le plus inoffensif qu’il y ait sur la terre ? Il ne s’attaquerait pas à une fourmi. Il se fait vieux, d’ailleurs, il est faible, il est seul... Tu n’as rien à craindre, Môta, rien, absolument rien ! C’est moi qui te le dis.

– J’aimerais mieux, répondit Môta d’une voix grave, que le padré fût un homme robuste et vaillant, bien armé, capable de se défendre à coups de lance ou même le pistolet au poing... Oui, continua-t-il en s’animant, mais les yeux baissés de peur de rencontrer le regard perçant du prêtre, le padré ne me ferait pas peur si je le voyais à la tête d’une bande de vieux loups blancs, prêt à me tomber dessus. Mais.....

– Mais quoi ?

– Je crains les sortilèges, monseigneur, tout le monde sait qu’avec son air bonhomme, le padré a le mauvais œil. Gare à celui qu’il regarde de travers.

– Il fera nuit, Môta, le padré dormira. Tes gens feront moins de bruit que les lézards de son jardin.

– Mes gens le craignent comme moi. Cent fois, le padré a traversé nos montagnes ; il avait un riche butin avec lui : sa tente de forte toile, ses vêtements de rechange, ses chameaux... Bien sûr aussi de l’or en masse, dans une cassette que son domestique avait l’air de soigner comme la prunelle de son œil. Eh bien, monseigneur, jamais ni Rêta, ni Oumrah, ni aucun de mes plus braves guerriers, n’a seulement osé proposer qu’on le touchât !

Le Râmsneh s’était levé ; il se promenait la tête basse, le dos courbé, autour de la salle, comme un fauve enfermé qui cherche une issue pour s’enfuir. De temps à autre, il s’arrêtait devant une grande niche creusée au mur, prenait un livre, le feuilletait d’un air distrait, puis le rejetait brusquement et reprenait sa promenade. Le chef tori le suivait du regard avec une surprise croissante ; jamais il n’avait vu son conducteur spirituel dans une pareille agitation.

Soudain le Râmsneh, que ses pas errants avaient conduit à l’autre bout de la salle, revint sur lui d’un air déterminé, ses épais sourcils cachant ses yeux, les lèvres serrées :

– Môta, dit-il d’une voix que la fureur rendait sifflante, il faut que tu m’obéisses et que le padré s’en aille, sinon c’en est fait de notre religion et de nous. Je partagerai, si cela est nécessaire, tout ce que je possède entre toi et tes compagnons... Vous aurez tout, mon argent, mon or, mes bijoux, mes étoffes, tout, mais je serai débarrassé de ce maudit padré.

Le montagnard rajusta son turban sur sa tête, remit son tchaddar et se disposa à partir.

– Monseigneur, dit-il, j’obéirai, et que Râma me garde de toucher à vos trésors ! Mais... pour que notre projet ait quelque chance de réussite, il faut que votre seigneurie consente à venir chez moi. Je rassemblerai mes hommes, je choisirai les plus braves, et vous leur parlerez. Peut-être même... que... si...

– Dis seulement, Môta, tout ce qui est en mon pouvoir, je le ferai.

– Eh bien, mon père, je crois que pour décider mes gens à marcher, il faudrait leur promettre votre concours spirituel. Si vous êtes là pour les bénir au départ, pour les accueillir an retour et sanctifier leur butin par des incantations, tout ira bien. Votre présence les rassurera vos chants les enflammeront ; je le répète, tout ira bien.

En entendant ces paroles, le Râmsneh décrocha la lampe qui pendait à la voûte, et l’approcha d’un calendrier fixé contre le mur.

– Dans cinq jours la lune renouvelle, dit-il comme se parlant à lui-même, c’est un moment où les esprits sont déchaînés ; mais la nuit sera noire.

Et se retournant vers son complice, il ajouta :

– Vas en paix, Môta. Dans cinq jours, au coucher du soleil, tu me verras arriver.

Le chef des bandits s’inclina jusqu’à terre, par deux fois ; puis il jeta sur sa face un pan de son tchaddar, et sortit.

En entendant son pas rapide et ferme sur les dalles du temple, Rati Râm eut un sourire de satisfaction ; mais sa physionomie reprit aussitôt l’expression de sombre gravité qui lui était habituelle. Sa lampe à la main, le poing sur la hanche, il resta longtemps immobile et rêveur. S’arrachant enfin avec un soupir aux sombres pensées qui l’avaient assailli, il remit la lampe à son crochet et sonna pour demander à dîner.

 

 

 

III

 

Cinq jours après cette conversation, un peu avant le coucher du soleil, le révérend Johnson quittait le village de Djalea et reprenait à cheval le chemin de sa demeure.

Rien de moins clérical que son costume ; son grand casque de feutre à ailes tombantes, sa blouse de coton blanc, serrée à la taille par une ceinture de peau de chèvre teinte en rouge vif, ses pantalons de toile grise, sa lourde cravache plombée, l’auraient fait prendre pour un aventurier, sans l’expression débonnaire de sa physionomie.

On voyait qu’il était content de sa journée. Ses grands yeux bleus se portaient avec un air de bonne humeur tantôt sur l’horizon que les derniers rayons du soleil teignaient d’une lumière dorée, tantôt sur la plaine brûlée de Nya Naggar. Sa main gauche tenait négligemment les rênes, et le tattou (petit cheval indigène), paisible comme son maître, distrait et rêveur comme lui, avançait avec une sage lenteur le long des ornières creusées par les chariots des montagnards dans le sable de la colline. Parfois il levait la tête vers le ciel et découvrait deux rangées de longues dents jaunes ; on aurait dit alors la caricature de son maître souriant. Puis il abaissait son regard vers la terre et s’occupait, tout en marchant, à chercher les rares touffes de gazon qui mouchetaient le sol ingrat de la colline. Il poussait par moments l’oubli de son devoir jusqu’à se permettre une petite halte, pour tondre jusqu’à ras terre une motte plus parfumée que les autres. Alors le cavalier, tiré brusquement de sa rêverie, lui allongeait un coup de cravache doublé d’un coup de talon ; le tattou, secouant la tête d’un air mutin, reprenait pour quelques instants une allure plus rapide, et M. Johnson retombait dans les réflexions que sa visite à Djalea lui suggérait.

Jamais il n’avait été aussi bien reçu par les montagnards. Leur pateil (syndic), le farouche Môta, avait pour la première fois paru disposé à donner au missionnaire la permission d’ouvrir une école.

– Padré Sahib, avait-il dit en reconduisant son hôte jusqu’aux dernières maisons, nous ne voulons, ni mes gens, ni moi, changer de religion ; ne vous faites pas illusion là-dessus. Mais puisque vous avez un si grand désir d’apprendre à lire à nos enfants, je ne m’oppose pas à un essai. Dans deux mois, quand les semailles seront faites, nous verrons.

Ce n’était pas là un engagement bien positif, c’était pourtant une porte ouverte à l’espoir ; et depuis si longtemps le missionnaire avait cherché en vain à se concilier le bon vouloir des habitants de Djalea, que ce changement de dispositions l’avait fort réjoui.

– Quand j’aurai une école à Djalea, se disait-il tout en chevauchant péniblement dans le sable qui remplissait le fond de la gorge, mes visites n’exciteront plus la même défiance. Je placerai là le pundit Mâdhou ; c’est un homme aussi prudent que pieux ; il défrichera tout doucement le terrain, et je pourrai répandre la semence divine avec quelque espoir de succès.

Et, le regard perdu dans l’espace, le bon padré voyait déjà les affreux petits gamins du village tori transformés en écoliers paisibles et studieux. Il les voyait, leurs haillons remplacés par de petits sarraux d’une irréprochable propreté, leurs longs cheveux peignés, se grouper docilement autour du pundit dans l’humble salle d’école. Il entendait le bourdonnement de leurs voix claires, dominé par les accents graves du magister. Il se voyait lui-même, arrivant un matin, à la fraîcheur, pour inspecter l’école ; les parents émerveillés s’assemblaient devant la porte, et lorsque, l’inspection terminée, il se tournait vers eux pour leur adresser du seuil de la cabane quelques paroles assaisonnées du sel de l’évangile, avec quelle attention respectueuse il était écouté !... Déjà il se demandait quel serait, dans ces circonstances favorables, le thème de son discours, lorsqu’un brusque arrêt du tattou ramena ses regards sur le chemin.

Le soleil venait de disparaître au loin derrière l’Aravalli, une teinte rosée s’étendait encore sur le ciel ; mais déjà le rire moqueur de la hyène faisait tressaillir les échos du ravin. La nuit allait tomber, une nuit sans lune, au sein de laquelle il serait malaisé de trouver son chemin.

– Tchalo, tchalo ! (marche !) cria le cavalier en frappant des talons sa monture.

Celle-ci ne bougea pas ; alors, levant les yeux, M. Johnson vit au sommet du talus une noire et gigantesque silhouette qui se détachait sur le ciel. Drapée à l’antique dans les larges plis du tchaddar, immobile comme un roc, on eût dit la statue du silence placée à l’entrée du défilé pour avertir les montagnards de descendre sans bruit.

– Que Dieu soit avec vous, frère ! cria M. Johnson ; qui êtes-vous ?

La statue fit un mouvement.

– Que vous importe ? répondit une voix gutturale que M. Johnson reconnut aussitôt.

– Ah ! c’est vous, Rati Râm, dit-il avec cordialité en faisant avancer sa monture, moins effrayée depuis que le fantôme avait parlé. Que faites-vous à cette heure dans le désert ?

– Que vous importe ? répéta le Râmsneh d’un ton bref ; passez votre chemin, padré, et, croyez-moi, ne vous mêlez plus des affaires d’autrui.

– Les affaires d’autrui sont les miennes, parce que j’aime tous les hommes, répondit M. Johnson avec douceur. Je voudrais les voir tous heureux comme moi, heureux par la connaissance de la vérité, en paix avec Dieu, unis entre eux... Me ferez-vous un reproche de travailler au bonheur d’autrui ?

Pendant que le missionnaire prononçait ces paroles de sa voix vibrante et cadencée, le prêtre était évidemment fort mal à l’aise ; la présence du padré en ce lieu l’intriguait et lui inspirait une secrète terreur ; il dévidait rapidement le rosaire pendu à son cou, en murmurant tout bas le nom de Râm.

– Eh bien, reprit M. Johnson étonné de son silence, qu’en dites-vous ?... là, franchement ? Ai-je tort de vous aimer et de vouloir votre bonheur ?

– Mon bonheur ? répéta Rati Râm en se secouant, dites plutôt ma ruine et la ruine de la religion.

Et s’enhardissant au son de sa voix, il croisa les bras et ajouta :

– Oui, démon d’outre-mer, vous avez le visage blanc, mais votre cœur est noir ; vos paroles paraissent douces comme le roucoulement de la tourterelle, mais elles sont en réalité plus amères que le lait vénéneux de l’euphorbe... Le sourire habite au coin de votre bouche, mais... écoutez, fils du démon !...

On entendait à quelque distance dans le taillis le rire étrange et sinistre de la hyène.

– Vous entendez, n’est-ce pas ? Eh bien, j’aime mieux ce rire que le vôtre ; c’est la joie innocente d’une bête qui va se repaître de corps morts ; le vôtre, sorcier maudit, votre rire... c’est le ricanement du démon qui se prépare à dévorer la chair des vivants !....

– Rati Râm ! interrompit M. Johnson d’un ton de reproche.

Mais Rati Râm n’entendait pas ; les bras levés au ciel, les poings fermés, écumant de rage :

– Soyez maudit, criait-il de sa voix caverneuse, soyez maudit, vil séducteur des âmes, soyez maudit, tigre altéré de sang !... Maudit soit le jour où le chameau qui vous portait fit son entrée à Nya Naggar... Maudit, le toit qui abrite depuis vingt ans vos forfaits ; maudite, la terre que vos pieds ont souillée de leur empreinte... Ah ! si les dieux de l’Inde avaient plus de puissance, ou si seulement mes gens étaient moins lâches, quelle scène se passerait bientôt sous mes yeux ! Comme on vous arracherait cette langue dorée pour la jeter aux chacals ! Avec quel bonheur on crèverait ces yeux toujours braqués sur nous comme ceux d’un serpent... Oh ! dieux de l’antique dharm (religion), où êtes-vous ? Je vous invoque, moi, votre serviteur et votre prêtre, où êtes-vous ?... Brahma, Vishnou, Siva, Ganesha, et vous, puissantes déesses qui daignez quelquefois, dit-on, venir en aide aux pauvres mortels, Dourga, Kâli, Saravasti, Lakshmi, où êtes-vous à cette heure ? Si les vénérables slokhs (strophes sacrées) qui nous parlent de vos adorables personnes ne sont pas menteurs, oh ! pourquoi faut-il que le grand Râmsneh se ronge les mains de détresse et d’impuissance, tandis que vos autels sont profanés ? Pourquoi...

Le Râmsneh semblait avoir oublié la présence du missionnaire ; les yeux levés au ciel, les mains croisées sur la poitrine, on eût dit qu’il voulait sonder les mystères de la voûte céleste, où déjà s’allumaient quelques étoiles, et forcer les puissances occultes à résoudre pour lui l’énigme de l’éternité. Il y avait tant de ferveur naïve, tant de sincérité dans les accents passionnés de son apostrophe, que M. Johnson en fut profondément touché.

– Cet homme n’est pas perdu sans retour, se dit-il.

Quittant aussitôt sa monture, qui se mit à chercher des brindilles d’herbe dans l’obscurité, il gravit le talus, et, s’approchant du Râmsneh absorbé dans son invocation, il lui mit familièrement la main sur l’épaule.

– Pauvre ami, dit-il avec affection, cessez d’invoquer des êtres qui n’existent que dans votre pensée... Vous souffrez, je le vois. Moi, je connais le remède à votre souffrance.

Le Râmsneh s’était arrêté court ; il était comme pétrifié. Son regard évitait celui du missionnaire auquel il attribuait une vertu magique ; la tête penchée, l’air confus, il paraissait écouter.

– C’est comme un frère que je vous parle, continua M. Johnson ; vous n’avez personne sur la terre qui s’intéresse à vous autant que moi. Asseyons-nous et causons ; je voudrais faire tomber l’une après l’autre toutes vos préventions.

Ce disant, le padré s’assit sur un quartier de roc, mais il n’eut pas plus tôt lâché l’épaule du Râmsneh et cessé de le regarder, que celui-ci parut reprendre toute son assurance. Il se jeta brusquement de côté, et, ramenant à lui les coins de son tchaddar, partit à grands pas dans la direction de la montagne. Il fit un détour pour éviter le tattou, quitta le sentier, et se perdit bientôt dans les taillis qui couronnaient le côté opposé du ravin.

M. Johnson se disposait en soupirant à redescendre, lorsqu’une voix lointaine s’éleva dans le silence de la nuit :

– Nous nous reverrons ! criait-elle.

– En frères ! répondit-il.

Et il s’arrêta pour voir si la conversation se poursuivrait ainsi à distance. Mais la brise ne lui apporta qu’un ricanement plus semblable à celui de la hyène qu’aux accents de la voix humaine. Alors il remonta sur sa bête et reprit sa route tout pensif, pressentant quelque malheur.

– Où va-t-il donc, cet homme sinistre ? se disait-il. Depuis quinze ou vingt ans que je le connais, jamais je ne l’avais vu si courroucé. On dirait qu’il a résolu de me faire un mauvais parti... Dieu veuille qu’il n’aille pas détruire la bonne impression des habitants de Djalea !... Après tout, c’est peut-être le réveil de sa conscience qui le rend furieux... Il aura senti la pointe acérée de la vérité... Pauvre homme, il te serait dur de regimber contre les aiguillons !

Cette dernière pensée rendit au missionnaire toute sa bonne humeur.

– Qui sait ? cria-t-il à haute voix aux oreilles du tattou qui dressa la tête, cet homme est peut-être un nouveau Saul de Tarse.

Et comme, en ce moment, il émergeait du ravin et qu’il n’y avait plus devant lui qu’une plaine unie et des guérets desséchés, il mit au galop sa monture pour rattraper le temps perdu.

Il était environ huit heures du soir lorsque les sabots du tattou retentirent sur le macadam de la chaussée qui conduit au cantonnement anglais. M. Johnson n’était plus qu’à cinq minutes de chez lui. Il leva la tête et vit en effet briller à quelque distance, derrière une rangée de lataniers, la lumière voilée de la lampe de porcelaine qui éclairait la vérandah. Alors il pressa sa monture, dans son impatience de se retrouver sous le toit de sa confortable demeure.

Le bungaleau de la mission était situé à l’extrémité ouest du cantonnement, à un kilomètre de la route de Nya Naggar. L’emplacement choisi était excellent : une petite éminence d’où le regard dominait le champ de manœuvres, les longues files de baraques habitées par les cipayes et les bungaleaux des officiers européens. Derrière s’étendaient des champs, puis les taillis du jungle à perte de vue dans la direction d’Adjmire. À droite, une route bien établie, bordée de mimosas et de tamarins, partait du bungaleau, et passant à travers la ferme cultivée par les néophytes, allait aboutir à la porte méridionale de Nya Naggar, dont la grande muraille fermait l’horizon. Sur l’éminence choisie par M. Johnson pour y bâtir sa demeure, il n’y avait pas à craindre les miasmes pestilentiels qui couvraient chaque soir les bas-fonds d’un léger brouillard ; l’air y circulait librement. C’est à cette circonstance qu’il faut attribuer la réputation de santé presque surnaturelle dont jouissaient les habitants de la maison missionnaire, plutôt qu’aux opérations de haute sorcellerie qu’on accusait le padré de pratiquer.

Le bungaleau, comme toutes les demeures européennes dans l’Inde, n’avait qu’un rez-de-chaussée. Les murs étaient en terre battue, mais enduits d’un plâtre éblouissant ; des troncs de dattier que la hache n’avait pas même équarris soutenaient le toit, large treillis de bambou recouvert d’un chaume épais. Les bords du toit dépassaient de deux mètres le pourtour de la maison, et s’appuyaient sur une rangée de piliers construits en pisé revêtu de ce stuc appelé tchounâm, qui se durcit rapidement à l’air et prend l’apparence de l’albâtre.

Au-dessus de l’entrée principale, le toit se projetait en demi-cercle pour abriter une plateforme de tchounâm, une tchiboutra où le missionnaire avait l’habitude de prendre ses repas et d’assembler pour le culte le personnel de la mission. Des convolvulus et des buissons de jasmin, s’enroulant autour des piliers d’où ils retombaient en touffes fleuries, faisaient de la tchiboutra une retraite charmante, fraîche et embaumée.

Cette jolie demeure, comme le Râmsneh l’avait appelée avec dépit, n’avait pas coûté quatre cents livres sterling au comité missionnaire dont M. Johnson était l’employé.

Une lampe, celle qui avait de loin guidé les pas du voyageur, suspendue au-dessus de la tchiboutra, éclairait une table de teak (chêne indien) servie à l’anglaise. Sur une nappe damassée, s’étalaient trois couverts ; la vue des tasses de terre fleuronnée, des cuillers Ruolz, des couteaux Sheffield, de la grande théière de métal anglais, fit comme toujours plaisir à M. Johnson. Après une journée passée au milieu de noirs visages et de scènes bien différentes de celles que présente l’Europe, c’était toujours avec un nouveau contentement qu’il revoyait les objets apportés de la mère-patrie, en particulier la table qui lui rappelait les jours heureux de son enfance.

Tout n’était pas homely cependant sur cette table servie à l’européenne. Une bosse salée remplaçait le cold beef traditionnel ; une terrine de ghee (beurre clarifié) tenait lieu de la livre de beurre frais ; en guise de pain, il fallait manger des tchipatti, galettes de sorgho sans levain, assez appétissantes, mais qui ne sauraient faire oublier le pain, ce bon pain de froment dont les boulangers européens semblent avoir seuls le secret.

Cependant, il y avait sur la table un pot de cette célèbre marmelade de Dundee que les Écossais préfèrent à toutes les confitures du monde. On n’y touchait pas souvent, et la vue de cette friandise parut étonner le missionnaire. Il s’arrêta et regarda le khansâman (intendant), qui se tenait devant la table, raide comme un soldat à la parade, une serviette sale sous le bras :

– De la marmelade, Tchôtakhan ? pourquoi cela ? et ces deux couverts ?... Attends-tu des visites ?

– Oui, Sahib, répondit Tchôtakhan en portant la main à son front. Major Sahib et Captân Sahib ont fait dire qu’ils viendraient prendre le thé.

– Ah ! bien, très bien. Alors appelle le bihisti (porteur d’eau) ; je n’ai que le temps de prendre mon bain.

M. Johnson entra dans une petite chambre de bain, et le bihisti ne tarda pas à l’y suivre, une outre bien gonflée sur la hanche.

Pendant que le missionnaire fatigué se livrait aux ablutions indispensables à la santé dans ce climat torride, le major qui avait charge de la station militaire arriva, escorté de son adjudant, le capitaine Philpots.

Le premier était un homme court et replet, à la moustache grisonnante : il avait passé dans l’Inde presque toute sa vie et offrait un spécimen assez réussi de cette classe d’officiers qu’on appelle les vieux Indiens. L’Inde était devenue pour lui une seconde patrie ; il en avait adopté les mœurs faciles, le respect de la caste, presque la religion. Il professait une grande vénération pour les paons et pour les singes, nourrissait des pigeons sacrés, et poussait l’oubli du christianisme jusqu’à faire, les jours de fête, des largesses aux prêtres hindous. Il lui était même arrivé de se joindre aux processions idolâtres, pour lesquelles il prêtait volontiers la musique du régiment. Homme excellent, du reste, et pieux à sa manière, il assistait avec la plus grande régularité au service divin qu’on célébrait le dimanche dans la chapelle de la mission.

Quant au capitaine Philpots, il ne pouvait se vanter de sa piété ; grand, bien fait, jeune encore, doué d’une admirable santé, c’était un bon vivant dans toute l’étendue du terme. Mais son cœur était à la bonne place, comme il le disait lui-même. N’ayant pour toute société européenne à Nya Naggar que le major, qui l’intimidait un peu, et le missionnaire, il était heureux de cultiver la connaissance de ce dernier, l’aidait dans ses entreprises matérielles, et saisissait toutes les occasions de lui rendre service. Il était, de plus, fort généreux, et dépensait une partie de sa paie à faire prospérer les écoles de la mission. Tels étaient ses titres à l’affection de M. Johnson, qui aimait à passer quelquefois la soirée avec lui, ne fût-ce que pour parler de l’Europe et entendre résonner les accents de la langue maternelle.

Le missionnaire ne tarda pas à paraître à son tour sur la tchiboutra, revêtu d’un frais costume de coton blanc.

– Bonsoir, messieurs, dit-il en tendant les deux mains à ses hôtes ; je vous demande pardon de vous avoir fait attendre... J’ai été retenu plus longtemps que de coutume dans ma tournée.

– Où êtes-vous allé aujourd’hui ? demanda le capitaine.

– À Djalea.

Le major, qui s’était assis et regardait avec intérêt les plats déposés sur la table, releva la tête :

– Ah ! à Djalea ? C’est un village tout plein de toris ?

– Mais oui, major ; la plupart des habitants appartiennent à cette caste redoutée ; seulement je crois qu’ils sont plus inoffensifs qu’on ne le suppose.

– Dites plutôt qu’ils sont moins inoffensifs qu’ils n’en ont l’air, repartit le major en mettant du sucre dans son thé. Ces gens-là ne feront jamais des agronomes distingués.

– Et pourquoi donc ? demanda le capitaine.

– Parce que l’amour de la rapine est dans leur sang. Ce ne sont pas des djâtwala (gens de caste) pour rien. Moi qui les connais depuis tantôt quarante ans, je puis vous dire qu’il n’y en a pas un parmi eux qui ne se crût déshonoré, s’il ne pouvait se vanter d’une demi-douzaine de vols à main armée et de deux ou trois assassinats.

– A-t-on des preuves ? demanda M. Johnson.

– Des preuves ? répondit le major en posant sa fourchette. Pour être franc, je dirai : non ! La loi britannique interdit les perquisitions à domicile quand on n’a pas des indices certains, et je n’ai jamais pu mettre la main sur un cas positif..... Les toris sont d’une étonnante habileté !..... Mais il y a une certitude morale que rien ne peut ébranler.

– Pour moi, dit M. Johnson, je ne crois le mal que lorsque je le vois. Ces montagnards ont, il est vrai, un naturel farouche ; comment en serait-il autrement avec une pareille origine ? Mais si les pères étaient de francs bandits, ce n’est pas une raison pour que les fils ne puissent être d’honnêtes agriculteurs. Leurs champs sont très bien cultivés.

– Oui, par leurs femmes ; mais allez voir ce que font les maris ! Pendant le jour vous les trouverez fumant la pipe, à l’ombre ; la nuit vous pourriez bien ne pas les trouver du tout.

– Cependant, repartit le missionnaire, aujourd’hui même j’ai eu la preuve que ces gens sont mieux disposés qu’on ne le dit. Vous connaissez Môta, leur pateil ?

– Si je le connais ! il a comparu en katchéri (tribunal) il y a huit jours.

– Môta ! et de quoi était-il accusé ?

– D’un meurtre, rien que ça. Il aurait tué le marchand parsi de Nusserabad pour s’emparer d’une somme, sur laquelle le pauvre diable comptait pour faire des emplettes à Palli... Il y avait avec le Parsi un domestique, qui a pu s’échapper et qui a dénoncé Môta.

- Alors comment se fait-il que celui-ci ne soit pas en prison ?

– Parce que ces hindous sont des lâches ! répondit avec véhémence le major en acceptant des mains du khansâman une seconde tasse de thé. À la vue du bandit qui le regardait fixement, l’accusateur s’est troublé ; il s’est hâté de dire que la peur ne lui avait pas permis de bien voir, qu’il s’était probablement trompé... Bref, il n’a pas soutenu son accusation, et j’ai du relâcher le pateil.

– Ma foi, dit le capitaine qui ne put s’empêcher de sourire, je comprends le pauvre homme ; s’il avait fait pendre Môta, je ne l’aurais pas assuré pour un mois de vie.

– Oui, oui, grommela le major ; ces toris se soutiennent les uns les autres ; mais il faudra bien que cela finisse.

– Allons, major, ne voyez pas tout en noir, reprit le capitaine. Notre ami Johnson saura bien apprivoiser ces bêtes fauves. Et s’ils sont incorrigibles, eh bien, leurs enfants vaudront mieux.

Et se tournant vers M. Johnson, il ajouta :

– Et cette école que vous vouliez fonder à Djalea ? Avez-vous réussi ? !

– Je l’espère ; le pateil m’a promis un local.

– Gratis ! s’écria le major.

– Certainement. Est-ce que cela vous étonne ? Vous voyez bien que Môta vaut mieux que vous ne pensiez.

– Mon cher padré, répondit Richards d’une voix grave en levant son couteau ; oui, je l’avoue, ce que vous dites m’étonne beaucoup... Prenez garde que votre nouvel ami ne vienne prélever chez vous le montant du loyer et quelque chose par-dessus, car...

– Ah ! pour ça, c’est assez vrai, interrompit le capitaine en riant, et si j’ai un conseil à vous donner, Johnson, c’est de vous résoudre à prendre un tchaukidar (garde de nuit).

– Je n’en ferai rien, répondit le padré ; cette mesure de défiance envers la population me répugne ; d’ailleurs, depuis vingt ans que j’habite Nya Naggar, on n’a jamais commis chez moi que des vols insignifiants.

– Oui, oui, c’est un vrai miracle, dit le major. Il faut que les niggers vous craignent terriblement... Toutefois, ne vous y fiez pas ; vos succès font bien des jaloux. Je m’aperçois que depuis quelque temps il règne parmi les brahmanes une sourde irritation... Après tout, qu’est-ce que cette institution des tchaukidars, sinon une espèce d’assurance contre le vol et l’incendie. Pour une modique somme payée à un tori, vous voilà à l’abri de toute déprédation ; pas un des membres de la caste n’osera vous toucher.

– C’est une mesure de simple prudence, ajouta Philpots. Vous qui ne voulez marcher que par la Bible, Johnson, vous devriez bien vous rappeler qu’elle engage les chrétiens à être prudents comme des serpents... Hein ? Vous voyez que je sais aussi faire une citation à propos. Ha ! ha ! ha !

– Je ne condamne pas votre point de vue, messieurs, répondit le missionnaire avec enjouement. Et j’ajouterai que ce n’est point par motif de conscience que je me prive de la compagnie d’un tchaukidar ; mais, que voulez-vous ? il me plaît de montrer à ces gens que j’ai confiance dans les bons et que je ne crains pas les méchants.

– À votre aise, à votre aise ! repartit Richards en allumant un cheeroot (cigare) à la braise que le khansâman attentif était allé chercher. Seulement, si vous êtes jamais volé, ne comptez pas trop sur la police pour rentrer dans vos tchitt (effets) ; car je vous préviens que les toris sont malins en diable.

En ce moment, les trompettes du régiment sonnaient la retraite, un de ces vieux airs britanniques qui retentissent chaque soir aux quatre coins du globe.

Philpots ferma les yeux pour écouter ; le major et le missionnaire se taisaient.

Sans doute leur imagination les avait transportés à quatre mille lieues de Nya Naggar ; chacun d’eux revoyait en esprit le toit de la maison paternelle, le clocher du village natal, le champ de manœuvres sur lequel ils avaient tant de fois dans leur enfance suivi les évolutions de la milice locale.

Après la retraite, les musiciens jouèrent le God save the Queen.

– Amen ! murmurèrent les trois enfants d’Albion, comme la note finale se prolongeait dans le silence de la nuit.

Puis le major et le capitaine se levèrent, donnèrent en silence à leur hôte une vigoureuse poignée de main et partirent.

M. Johnson, qui devait se lever au petit jour pour aller inspecter une école à deux lieues de Nya Naggar, donna l’ordre à son domestique de faire préparer le tattou pour quatre heures du matin, et entra dans sa chambre à coucher.

C’était une grande pièce carrée, ouvrant par une porte vitrée à deux battants sur la vérandah. Cette porte n’était fermée que par une persienne d’osier, au travers de laquelle l’air circulait librement. Le lit était placé au milieu de la chambre, au-dessous d’un punkah long de six pieds. Cet énorme éventail était mis en mouvement par une corde, qui passait dans le mur et allait aboutir à la vérandah.

Un punkahwala, dont l’unique fonction était d’éventer M. Johnson, pour que celui-ci put dormir malgré la chaleur étouffante de la saison, était accroupi sur les dalles, tenant à la main l’extrémité de la corde. Le dos contre un des piliers, il était plongé dans un profond sommeil.

– Lallou ! lui cria le missionnaire, tchalo ! (En marche.)

Aussitôt l’énorme machine se mit en mouvement, comme un pendule, balayant l’air de ses longues franges, à deux pieds au-dessus du lit.

M. Johnson, une petite lampe à la main, inspectait soigneusement selon son habitude tous les recoins de sa chambre, pour s’assurer qu’aucun reptile ne s’y était introduit pendant la journée. Il jeta un regard sur les rayons de la bibliothèque, et souleva l’une après l’autre les malles qui contenaient son linge et ses vêtements, une petite commode qui lui servait de bureau, le canapé où il faisait sa sieste après dîner. Enfin, il examina les murs et ne se coucha qu’après avoir sans scrupule écrasé deux ou trois araignées venimeuses et un mille-pieds long de six pouces, au moment où cet horrible et pernicieux insecte se préparait à monter sur son lit.

Au dehors il faisait noir comme dans un four ; le sirocco qui avait soufflé tout le jour était tombé, l’air était lourd, le silence profond, à peine troublé par le grincement monotone des poulies du punkah.

Après avoir une fois encore porté sa pensée avec satisfaction sur les résultats de sa diplomatie scolaire, le bon padré s’endormit d’un profond sommeil sous l’influence de la brise artificielle qui agitait sa couverture.

 

 

 

IV

 

M. Johnson dormait depuis deux heures, il pouvait être minuit, lorsque la poulie cessa de crier ; le punkah s’arrêta, l’atmosphère pesante de la chambre redevint immobile. M. Johnson, privé d’air, s’agita sur sa couche et, se réveillant à demi :

– Lallou, cria-t-il, tchalo !

– Hân, Sahib, grommela une voix endormie.

L’éventail se remit en mouvement.

Cependant, si M. Johnson n’était pas aussitôt retourné dans le pays des rêves, il aurait pu faire une observation intéressante.

D’ordinaire, sous la direction de l’insouciant domestique, le punkah procédait par évolutions saccadées ; tantôt ses mouvements étaient à peine sensibles, tantôt, dans une course effrénée, il faisait tourbillonner les draps du dormeur, glacé par cette soudaine bourrasque.

En ce moment, il décrivait des arcs de cercle peu étendus et d’une régularité parfaite. Une brise continue caressait doucement le visage de M. Johnson, dont la respiration longue et facile ne tarda pas à rendre témoignage à l’habileté du punkahwala.

Mais le bon génie qui avait présidé à cet heureux changement ne paraissait pas disposé à s’arrêter en si bon chemin. À un cri presque imperceptible, semblable à celui du rat musqué, une lueur comme celle que les fulgores émettent dans leur vol, entra par la porte et s’alla réfugier sous le lit de M. Johnson. Cette lueur grandissait ; elle fut bientôt assez vive pour éclairer la face sinistre d’un homme accroupi, qui, les joues gonflées, les yeux brillants, soufflait sans bruit sur les charbons. Sa main s’avança au-dessus du petit brasier et le saupoudra d’une sorte de farine. Aussitôt une fumée légère enveloppa le lit, un parfum suave et pénétrant se répandit dans la chambre.

M. Johnson toussa une ou deux fois, mais son sommeil n’en parut point troublé ; au contraire, on eut dit qu’une influence soporifique avait agi sur ses membres qui achevaient de se détendre, sur sa respiration de plus en plus longue et facile, sur ses traits empreints d’une admirable sérénité.

Le cri du rat musqué se fit entendre pour la seconde fois. À ce signal, la persienne qui fermait la porte fut roulée en un clin d’œil ; cinq ou six hommes entièrement nus et presqu’invisibles à cause de la couleur foncée de leur peau, entrèrent comme des ombres dans la chambre. L’œuvre des ténèbres commençait.

Au dehors, une quarantaine de noires figures, échelonnées à travers le jardin jusque sur la route de Djalea, se tenaient immobiles dans le silence le plus profond.

À quelque distance, près des murs de la ville, les chacals s’entre-répondaient d’un buisson à l’autre ; le lugubre concert de leurs plaintes mélodieuses était le seul bruit qui troublât la paix de cette nuit d’été.

Les noires figures sortent de leur repos. Elles vont de l’une à l’autre, reviennent, retournent sans cesse, tantôt rapidement, tantôt d’un pas grave, toujours sans bruit. Elles font évidemment la chaîne. Parfois un léger paquet vole de main en main, parfois un objet plus lourd nécessitant une plus grande somme de force, le miaulement de la mangouste s’élève deux fois, trois fois, dans les airs. Alors la longue file se forme sur deux ou sur trois rangs suivant le signal donné par un chef invisible ; puis une cassette, une malle, ou encore une commode, transmise sans secousse d’un groupe à l’autre, disparaît dans l’éloignement.

Pendant que ces choses se passent du côté de la maison qui regarde l’ouest, le côté opposé est le théâtre d’une scène assez analogue. Il y a là, à l’angle sud-est, une chambre borgne dans laquelle sont renfermés les ustensiles de cuivre, les provisions, la vaisselle, l’argenterie.

C’est ce que les Anglais appellent le go-down.

Les bouteilles de xérès sont dans un coin, les bouteilles de pale ale dans un autre ; le cognac, si utile dans les pays chauds, où on le mêle à l’eau tiède et fétide des citernes pour prévenir la dysenterie, occupe deux étagères ; des sacs d’avoine, de gruau, de riz, de café, sont rangés le long des murs. Trois ou quatre chaudrons de cuivre de grandeurs diverses, des plateaux de métal anglais, quelques lampes de bronze, enfin une selle et des brides, se trouvent encore dans ce réduit.

C’est plus qu’il ne faut pour exciter la cupidité des indigènes. Aussi M. Johnson a-t-il fait fermer le go-down au moyen d’une porte massive de chêne bardé de fer, dont la clef lui est apportée chaque soir par le khansâman.

Pour surcroît de précautions, ce domestique, un vieux mahométan attaché à son maître, couche sur une natte devant la porte.

Mais le chef habile et hardi de l’entreprise concertée dans le Râmdouâra 3 ne s’est pas laissé arrêter par ces difficultés. Il a confié à un de ses meilleurs affidés, le vieux Sâneb, la garde du khansâman et pendant que Sâneb surveille et confirme par des moyens à lui connus le sommeil du fidèle gardien, une vingtaine de toris ont silencieusement tourné l’angle de la maison, et attaqué la muraille de terre battue. Comme les autres domestiques de M. Johnson, le valet de chambre Matào, Bikaria le palefrenier, Mangal le porteur d’eau, Mali le balayeur 4, passent la nuit dans des cabanes séparées du bungaleau par toute la largeur du jardin, leur vigilance n’est pas à craindre. Dix minutes de travail acharné et silencieux ont suffi aux montagnards pour pratiquer dans la muraille une large ouverture ; le reste n’est plus qu’un jeu.

L’œuvre de dévastation était presque terminée, le dernier chaudron allait partir sur la tête du dernier tori, lorsqu’un cri terrible s’éleva dans le jardin. Le khansâman, réveillé en sursaut, s’assit sur sa natte et regarda autour de lui. Ne voyant rien, il allait se lever pour faire une ronde dans les environs, quand le glapissement du chacal éclata dans plusieurs directions différentes. Les cris se répétèrent deux ou trois fois en s’éloignant ; le rire de la hyène y répondit, puis le silence de la nuit reprit possession de ses domaines.

– Maudites bêtes ! grommela Tchôtakhan.

Et il se recoucha, sans avoir vu Sâneb, qui le regardait de derrière une colonne, un nœud coulant à la main. Quelques instants plus tard, le cri de la chouette se fit entendre parmi les goyaviers ; Sâneb reconnut l’appel de son maître, et quittant aussitôt son poste d’observation, rampa silencieusement jusqu’au bosquet. Môta s’y trouvait en effet.

– L’affaire est faite, dit-il à voix basse et d’un ton bref à son subordonné. Nous allons partir... Je compte sur toi, Sâneb.

– Oui, maître. Dans combien de temps ?

– Môta sortit brusquement de dessous la voûte de feuillage et regarda le firmament couvert d’étoiles, puis il revint auprès de Sâneb.

– Dans une heure, dit-il, as-tu ce qu’il faut ?

Sâneb, qui n’avait pour vêtement qu’une écharpe brune roulée autour des reins, y plongea la main et en sortit deux petits bâtons de bois dur.

– Voici, dit-il.

– C’est bien, répondit Môta. Tu te rappelles où je t’ai dit de te cacher ?

– Oui, maître, chez mon cousin à Bior.

– Que Râm t’assiste ! murmura Môta en s’éloignant.

Mais voyant que Sâneb le suivait en joignant les mains :

– Que veux-tu ? lui cria-t-il.

– Maître, bégaya le bandit d’un ton craintif, oserais-je... demander...

– Ne crains rien, Sâneb, tu auras ta part du butin ; j’y veillerai.

– Ô maître ! répondit Sèneb en se redressant avec fierté. Quoi donc ?

Sâneb se rapprocha de son chef et lui dit à l’oreille en parlant avec rapidité :

– J’ai peur du sorcier blanc plus que de la mort. Votre excellence voudrait-elle demander au gourou..... de dire un chapelet... pour moi ? Je serais bien tranquille, si...

– Frère, interrompit le pateil en posant sa main sur la tête du montagnard qui s’agenouilla, je comprends tes craintes, et pour dire la vérité, je les partage. Mais il faut aller de l’avant... Je te jure de mentionner ton désir... oui, oui, le gourou priera pour toi.

Avant que Sâneb fût relevé, le pateil avait disparu. Sa troupe l’attendait dans un bois de lataniers à un kilomètre de là. Il la rejoignit au moment où commençait une dispute entre deux des principaux toris.

– Laisse-moi tranquille ! criait l’un d’une voix forte.

– Alors, rends donc ce lôta (gobelet de cuivre), criait l’autre d’une voix plus forte encore.

– Je te dis qu’il m’appartient ; est-ce que le padré se servait d’un lôta ?

– Ah ! tu ne veux pas remettre ce lôta à sa place ? attends, fripon !

Un bruit de coups suivit ces mots. Môta franchit à la hâte les derniers buissons, et s’élança dans la clairière. À sa vue, le combat cessa.

– Naddou, Râma, venez ici ! dit-il d’un ton sec.

Les délinquants s’approchèrent, tête basse, tandis que leurs camarades, occupés à éventrer des malles, à faire sauter des caisses, à mettre le butin en ordre, continuaient avec insouciance leur travail, à la clarté de quelques torches.

– Mes fils, dit le pateil en regardant d’un œil sévère les coupables qui s’étaient prosternés à ses pieds, ce n’est guère le moment de vous disputer. Ne savez-vous pas que notre vie dépend du silence et de la promptitude ? Quel sujet vous divise ?

– Maître, répondit Naddou en se relevant, mon camarade est parti avec nous de Djalea les mains vides. Il a maintenant un lôta. Je cherchais à le lui faire rendre.

– Râma, reprit le chef, qu’as-tu à répondre ?

– Maître, s’écria Râma, sans oser lever les yeux, ce lôta ne fait pas partie du butin enlevé au padré. Je... il était sur la vérandah à côté du khansâman, et... je l’ai pris en passant. Si j’avais pensé que...

– Pas un mot de plus, interrompit Môta d’une voix claire. Si pareille chose t’arrive encore, tu seras exclu de la caste. Remets ce lôta à Naddou ; il l’aura en sus de sa part ; quant à toi, ta part sera diminuée de la valeur de ce lôta.

En disant ces mots, le pateil, dont les ordres n’étaient jamais discutés, s’était remis en marche pour aller examiner le butin. Mais celui qu’il avait condamné d’une manière si sommaire lui barra le passage en se jetant à ses pieds. Cet homme, espèce de géant d’une force prodigieuse et d’un naturel sauvage, était doué d’une extrême sensibilité :

Má bâp (ma mère, mon père) ! criait-il d’une voix lamentable, semblable au beuglement d’un buffle, ayez pitié de moi ! Je suis un pauvre homme !... je ne le ferai plus !

Môta le regarda en souriant et lui dit avec douceur :

– Tu veux une occasion de te relever aux yeux de la caste ?

– Wah ! wah ! maître, sanglota cet hercule.

– Eh bien ! je vais te confier une charge importante. Où est le prisonnier ?

– Ici, maître, cria Râma en se précipitant vers le tronc d’un mimosa.

Et prenant dans ses bras une sorte de paquet humain, solidement ficelé, en deux bonds il fut de nouveau en présence du pateil.

– Faut-il l’expédier tout de suite ? demanda-t-il d’un air joyeux.

– Ce ne serait pas là une tâche bien malaisée, répondit Môta en souriant, mais les conséquences pourraient tourner contre nous. Il ne faut pas qu’on puisse nous accuser d’un meurtre....

– Alors ? soupira Râma d’un air désappointé.

– Alors tu vas délier cet homme. Il viendra avec nous, et c’est toi que je charge de le garder... Il sait courir, je t’avertis.

Pendant que Râma, heureux de cette marque de confiance, prenait soin de son prisonnier, le pateil s’occupait de hâter les préparatifs du départ. Tous les objets enlevés au missionnaire avaient été déposés en ordre sur le sol : ici des vêtements, là du linge, ailleurs les ustensiles de cuisine, l’argenterie Ruolz, les couvertures, les tapis. Quatre piles de cent roupies et une de trente étaient alignées sur le dos d’une caisse renversée à côté d’un pupitre entr’ouvert, qui laissait échapper des lettres et autres paperasses, sans valeur pour les toris.

Le pateil qui avait, comme tous ses hommes, repris ses vêtements laissés dans le bois à la garde d’un jeune garçon, mit l’argent dans sa ceinture. Puis il fit un triage dans les objets étalés sous ses yeux, et, laissant de côté tout ce qui lui parut inutile ou encombrant, il donna l’ordre à ses guerriers de se charger du reste ; c’était encore un assez riche butin.

Quand tout fut prêt pour le départ, Môta imita par trois fois le cri de la mangouste. Alors on vit apparaître dans la zone lumineuse des torches les sentinelles, que la vigilante troupe avait eu soin de placer aux abords du bois.

– Rien de nouveau ? leur demanda Môta.

– Rien, maître.

– Eh bien, mes enfants, nous allons partir, reprit le chef en promenant un regard orgueilleux sur les quarante gaillards qui l’entouraient. N’oubliez pas que nous n’avons fait que la moitié de notre tâche, tant que nous sommes dans la plaine. À la file, et vivement !

En un clin d’œil, les torches furent éteintes, et le défilé commença.

Il était deux heures et demie du matin. L’obscurité était encore profonde, et l’aube ne devait paraître que vers quatre heures. Môta marchait en tête de sa bande, à pas de loup ; ses hommes le suivaient sans mot dire ; à peine le silence était-il de loin en loin troublé par le craquement d’une branche sèche sous le pied d’un tori moins léger que ses compagnons, ou par un gémissement du prisonnier, dont le bras gauche était serré dans la main énorme de Râma comme dans un étau.

Le pateil avait pris la direction opposée à celle de son village, s’attendant bien à être chaudement poursuivi. Arrivé auprès du lit desséché d’un torrent, qui descendait de la montagne et courait en droite ligne vers le nord, il en suivit les bords assez longtemps, en recommandant à ses hommes d’imprimer leurs pas autant que possible dans le sable.

Lorsque des aboiements éclatant tout à coup dans le silence de la nuit annoncèrent qu’on approchait du Vieux-Bior, hameau solitaire entouré de plantations de tabac, la troupe fit halte par instinct. Alors Môta, choisissant parmi ses hommes quatre gaillards déterminés, leur donna l’ordre de continuer leur marche dans le même sens, en évitant toutefois le village, et de se diriger sur les collines d’Adjmire.

– Ne craignez pas, ajouta-t-il, de laisser partout des traces de votre passage, mais hâtez-vous, car on vous poursuivra. Bhairou Dji vous cachera dans sa caverne. Voici dix roupies pour payer son hospitalité. Revenez par le territoire de Jodhpur... Allez ! Si la quatrième nuit vous ramène à Djalea, vous aurez chacun deux roupies en sus de votre part.

Les hommes à qui s’adressait ce discours avaient été choisis avec discernement : maigres, élancés, nerveux, la poitrine large et bombée, ils devaient courir comme des antilopes, vite et longtemps. Leur charge ayant été répartie sur le reste de la bande, ils serrèrent leur ceinture autour de leurs reins, saluèrent en portant deux fois la main à leur front, et partirent en allongeant le pas.

Alors le pateil fit rebrousser chemin à ses hommes du côté de l’ouest. On entra dans le lit du torrent ; de grosses pierres semées çà et là sur la vase permettaient de cheminer sans laisser de trace. Deux hommes marchaient en avant avec une grande couverture ; quand l’intervalle entre deux quartiers de roc était trop grand pour qu’on pût le franchir d’une enjambée, ils étendaient la couverture sur le fond limoneux, et toute la bande défilait sans laisser la moindre empreinte.

Le ciel commençait à blanchir, lorsqu’on arriva au pied de la montagne, couverte d’un jungle impénétrable, dans lequel le lit du torrent faisait une étroite trouée. Avant d’entreprendre l’ascension de ce couloir rocheux, Môta commanda une halte.

Il y avait là une mare, connue dans le pays sous le nom de mare aux flamants. Un couple de ces magnifiques oiseaux au plumage blanc et rose se tenait sur le bord, une patte repliée sous le ventre. L’approche des montagnards ne les effaroucha pas outre mesure en quelques enjambées ils atteignirent une grosse pierre qui faisait îlot et s’y perchèrent pour examiner leurs hôtes. Ceux-ci avaient déposé leurs fardeaux sur le sable, et se livraient à de rafraîchissantes ablutions tandis que le géant Râma, prenant dans ses bras le prisonnier rétif, l’obligeait à faire le plongeon, voulant, disait-il, le rendre digne de voyager en bonne compagnie. Celui-ci se débattait de toutes ses forces, en criant, et buvait à plein gosier l’eau trouble de la mare, aux éclats de rire des spectateurs.

Môta seul ne riait pas ; lui qui dans les circonstances les plus critiques avait toujours su maintenir ses hommes en gaîté, il regardait pensif les étoiles pâlir au firmament et sa physionomie mobile trahissait l’anxiété dont son âme était remplie. Ce n’était pas sans la plus grande répugnance qu’il s’était soumis aux ordres péremptoires du Râmsneh ; il lui en coûtait de nuire à l’homme pacifique qui ne s’occupait qu’à faire du bien, et dont le pouvoir magique n’était mis en doute par personne. Pour la première fois de sa vie, le hardi montagnard tremblait ; le bandit sentait comme un remords au fond de son cœur.

Toutefois, il avait trop le sentiment de sa responsabilité pour consumer le temps en vagues rêveries. Par un effort de volonté, il secoua sa mélancolie, et d’une voix assurée, pleine d’entrain, s’écria :

– Allons, mes enfants, c’est assez joué. Dans une demi-heure le soleil se lèvera ; il faut qu’il nous trouve au Rendez-vous !

Deux minutes après, toute la troupe était échelonnée le long des rochers mis à nu par le naddi (torrent), Râma tirant après lui le prisonnier, qui s’écorchait les genoux et demandait grâce d’une voix étouffée.

– Veux-tu te taire, chien de musulman ! criait Râma en le secouant, tu vas réveiller la grand-mère 5, qui t’avalera.

Cette plaisanterie lugubre était accueillie par de bruyants éclats de rire ; mais les gémissements reprenaient de plus belle.

Cependant l’honnête montagnard n’était pas entièrement insensible aux souffrances d’autrui. S’étant retourné pour jeter un regard sur l’objet de sa sollicitude, il vit sur le roc une longue traînée de sang :

– Tiens, tiens ! s’écria-t-il ; ces fils du prophète ont la peau tendre, tout de même.

Et prenant son prisonnier à bras le corps, il le jeta en travers de ses épaules, comme il eût fait d’un agneau.

Un quart d’heure après, on débouchait sur le plateau supérieur de l’Aravulli, couvert comme tout le reste de la montagne de halliers épais, au sein desquels serpentaient à l’ombre les sentiers tracés par les fauves et pratiqués par les bandits. Le pateil, qui marchait le premier, escalada rapidement une pointe rocheuse qui dominait la forêt ; son visage tourné vers l’orient se teignit aussitôt en pourpre. Le soleil se levait au loin derrière la plaine de Nusserabad.

Abritant ses yeux de la main, Môta scrutait l’horizon avec anxiété. Tout à coup, il laissa retomber son bras en s’écriant :

– Que Râm nous assiste ! Sâneb a fait son devoir.

Toute la troupe accourut auprès de lui.

– Qu’y a-t-il, maître ? Qu’y a-t-il ? demandèrent les premiers arrivés.

Le pateil étendit le bras, et tous les regards se tournèrent dans la direction indiquée. On voyait une mince colonne de fumée brune se dérouler sur le ciel rougi par les premiers feux du soleil. Il y eut un instant de silence ; puis les regards de tous s’étant portés sur le pateil, il répondit à cette muette interrogation par ces mots :

– Sâneb a mis le feu à la maison du gourou blanc.... Le Râmsneh l’a voulu ainsi. Ce n’était pas à moi de discuter les ordres de celui que les dieux prennent dans leur conseil.

Et voyant une terreur superstitieuse se peindre sur les visages, il ajouta :

– Ce n’est pas nous, mes enfants, qui donnons la réponse 6 de ces actes ; notre gourou l’a prise sur lui. Allons lui dire que sa volonté est accomplie ; il nous attend au Rendez-vous pour sanctifier notre butin et nous bénir.

Le Rendez-vous était une hutte de bambou, ainsi nommée parce que les toris de deux ou trois hameaux s’y rencontraient pour concerter leurs expéditions. Enfouie sous le feuillage du jungle, au fond d’un petit ravin encaissé par deux pics rocheux, elle n’était connue que des bêtes sauvages et des bandits. Le grand-père de Môta l’avait fait construire pour abriter contre les pluies une crevasse qui communiquait à une caverne, sorte de cave taillée dans le roc vif, où s’entassait le butin au retour des grandes expéditions. Le Rendez-vous n’était qu’à trois quarts d’heure en arrière de Djalea, dont le séparait une crête couverte de mimosas épineux et d’euphorbes. Un initié pouvait seul trouver sa route au sein de l’inextricable fouillis des lianes enlacées aux branches de la forêt.

C’est dans ce lieu sauvage que le Râmsneh attendait ses complices. Il y était venu sous la conduite d’un jeune et entreprenant montagnard, après avoir juré de ne révéler à personne l’existence du Rendez-vous. Assis dans un coin de la hutte, sur un morceau de tapis de Perse, arraché sans doute au palanquin de quelque nabab, il attendait, les bras croisés sans faire un mouvement. Sa pipe éteinte et froide était à côté de lui. En vain son guide lui avait-il présenté à plusieurs reprises un tesson de cruche contenant des braises, le Râmsneh n’avait pas bougé. Il ne dormait pas, cependant ; l’anxiété le tenait éveillé, et la nuit se passa sans qu’il eût fait un mouvement.

Tout à coup un rayon de soleil passant entre deux lattes vint le frapper au visage. Alors il se leva :

– Mon fils, dit-il au jeune tori qui le regardait avec étonnement, voici le soleil... Personne n’est encore venu. Je crains qu’il ne leur soit arrivé malheur.... Monte sur la crête et reviens vite me dire si l’on voit quelque chose.

Le disciple se disposait à obéir, lorsqu’un cri prolongé, strident, fit tressaillir les échos du ravin. Rati Râm s’élança au dehors, suivi du montagnard.

Pendant une minute, leurs regards parcoururent l’espace, mais sans résultat. On ne voyait que les deux pointes, l’une encore plongée dans une ombre rose, l’autre en plein soleil, et un océan de feuillage qui s’étendait à perte de vue au nord et au sud.

– Râm, Râm, Râm, murmurait le prêtre d’une voix émue en faisant glisser rapidement entre ses doigts les grains de son chapelet.

Le montagnard, plus accoutumé à l’existence aventureuse du jungle, s’était adossé au tronc d’un ajoupa ; il regardait planer un de ces vautours noirs à cou pelé qui abondent dans ces lieux. Tout à coup, cet oiseau jeta un cri rauque, battit de l’aile avec bruit, et se laissa tomber comme une masse dans la forêt.

– Qu’a cet oiseau ? demanda avec une secrète terreur le Râmsneh, qu’une nuit passée dans la solitude de la montagne avait ébranlé.

– Un homme est mort, répondit laconiquement son guide.

Sur ces entrefaites, Môta parut. Il avait marché si légèrement qu’aucun des deux hôtes de la cabane ne l’avait entendu. Le Râmsneh, en le voyant soudain tout près de lui, eut un tressaut.

– Ne craignez rien, mon père, lui dit le pateil en s’inclinant, tout s’est bien passé.

– Et... le padré ? demanda Rati Râm.

– Il n’y a pas en ce moment à Nya Naggar d’homme plus pauvre que lui, répondit Môta avec une nuance de mélancolie. Le padré n’a plus ni maison, ni vêtements, ni argent pour s’en procurer..... Vos ordres ont été exécutés jusqu’au bout.

– Mes ordres, Môta ? ne dis pas mes ordres, mais les ordres de Parmeschwar (le Dieu suprême), se hâta de dire le prêtre comme impatient de secouer une responsabilité trop lourde pour la nature humaine.

Et changeant le sujet de l’entretien, il ajouta :

– Mais dis-moi mon fils, qu’était-ce que ce cri affreux que nous avons entendu tout à l’heure ?

– Oh ! pour ça, rien ! répondit Môta en secouant les épaules.

– Comment, rien ? Bikaria prétendait qu’un homme venait de mourir.

– C’est vrai, mon père... un des serviteurs du padré, un chien de musulman qui s’était permis de quitter sa hutte pour venir voir ce que nous faisions.

– Et vous avez cru devoir le faire mourir ?

– Sans doute ; les chiens morts n’aboient pas.

– Mais, reprit le prêtre, pourquoi donc l’avez-vous amené jusqu’ici ?

– On ne sait pas ce qui peut arriver, répondit le pateil en regardant son interlocuteur au blanc des yeux. Si... que Râm nous en préserve ! on nous découvrait, malgré vos prières et vos mantra (sortilèges), je ne voudrais pas qu’il y eût un meurtre à ma charge. C’est déjà bien assez d’avoir....

– Môta, que dis-tu ? s’écria le Râmsneh en redressant sa haute taille.

– Rien, rien, mon père. Je crois à votre puissance ; et... il faut bien que j’y croie, sans cela je ne vivrais pas une heure de plus.

En disant ces mots d’un ton brusque et amer que le Râmsneh ne lui avait jamais connu, le pateil se détourna vivement et rentra dans la forêt. Mais il revint aussitôt, se prosterna aux pieds de son supérieur qui était resté debout près de la hutte, l’air irrésolu, lui baisa les pieds, et se relevant, lui dit d’une voix contenue :

– Mon père, je vous ai offensé. J’en suis affligé, pardonnez-moi... Je ne sais pas ce que j’ai... ; on dirait que mon cœur a changé de place depuis hier. Mes gens attendent près d’ici avec le bagage. Est-ce votre bon plaisir qu’ils viennent le déposer à vos pieds ?

– Mon fils, répondit le Râmsneh avec effort, en passant la main sur le front du pateil, chasse ces sombres pressentiments... Le padré est un homme comme les autres, un peu plus instruit, voilà tout. Prends courage ! je te dis que nous resterons maîtres du terrain... Les dieux sont avec nous !

– Amen ! répondit Môta avec un soupir de soulagement. Ainsi vous consentez à recevoir mes gens ?

– Sans doute, sans doute. Je veux les bénir et sanctifier leur butin ; ne te l’avais-je pas promis, mon fils ?

Alors le chef tori, portant sa main à sa bouche, imita par trois fois le croassement du corbeau ; un hourrah y répondit, et bientôt l’avant-garde de la petite armée parut dans le sentier.

 

 

 

V

 

Môta ne s’était pas trompé, le vieux Sâneb avait accompli sa tâche en conscience. Il avait mis le feu aux quatre coins du bungaleau de la mission et décampé sans être vu. Une demi-heure après son départ, les flammes, perçant les plafonds de toile plâtrée, avaient pénétré dans les combles et atteint le chaume.

Alors, en un clin d’œil, la conflagration était devenue générale.

M. Johnson, réveillé par le lugubre pétillement du brasier, n’avait eu que le temps de sauter à bas du lit, de constater que ses chambres étaient vides, et de s’enfuir. Il s’était réfugié dans son jardin, revêtu d’une simple robe de chambre. Là, il était resté longtemps à contempler les progrès de l’incendie, sans parvenir à rassembler ses pensées.

Il ne se demandait pas quelle pouvait être la cause de ce sinistre, ni s’il était encore possible de sauver une partie du bâtiment. Il suivait d’un regard hébété les brillantes volutes s’enroulant comme des guirlandes autour des poutres, les gerbes d’étincelles partant comme des fusées, les spirales énormes de la fumée montant sans effort vers le ciel rougi.

Au milieu des mugissements de la flamme et des craquements de la charpente, se faisaient entendre les accents plaintifs d’une voix humaine. M. Johnson prêtait l’oreille à ces gémissements étouffés sans penser à rien, lorsque son regard fut arrêté par l’aspect étrange d’une sorte de boule noire, qui se roulait de côté et d’autre sur le sol, à quelques pieds de la vérandah.

En ce moment, les domestiques de la maison et ceux de la ferme commençaient à se montrer. L’un d’eux s’approche de l’objet qui avait fixé les regards errants du missionnaire.

– Par Krishna ! s’écrie-t-il, c’est Lallou !

Réveillé par cette exclamation, M. Johnson accourt. Il reconnaît en effet le punkahwala chargé de l’éventer pendant son sommeil. Le pauvre homme était étroitement garrotté au moyen d’une longue lanière de peau de chèvre ; un mouchoir, noué derrière la tête, lui couvrait la bouche ; de là les accents étouffés de sa voix.

On s’empresse de le délier ; puis on veut l’interroger, car son aventure fournit la preuve que l’incendie est l’œuvre d’une bande de malfaiteurs. Mais il est presque fou d’épouvante ; la position intolérable dans laquelle il a dû passer quelques heures, les grondements de l’incendie, la fumée qui l’étouffait, la chaleur croissante, ont porté sa terreur jusqu’au délire. À peine a-t-il recouvré l’usage de ses membres et de sa voix, qu’il part comme un trait dans la direction de sa cabane, en criant : Au secours ! et va se blottir sous un tas de maïs.

Pendant ce temps, le khansâman (intendant), qui a eu quelque peine à se réveiller, et n’a compris l’état des choses qu’au moment où un tison enflammé tombant sur son lit lui a fait ouvrir les yeux, tourne autour de la maison d’un air égaré en s’arrachant la barbe.

Apercevant M. Johnson qui se tient à quelque distance, les bras croisés, au centre d’un groupe de serviteurs effarés, il court à lui.

– Maître, maître, crie-t-il, la clef ! donnez-moi la clef !

– Quelle clef ?

– La clef du go-down (chambre aux provisions). Oh ! Sahib, je voudrais au moins sauver la selle.

Et voyant que son maître le regarde avec un sourire de pitié, il ajoute :

– Oui, Sahib, la selle ! il vous faut la selle !.... On sellera le tattou (poney) et vous partirez au plus vite... J’irai avec vous, nous fuirons ce lieu maudit.

M. Johnson étendit le bras et désignant la muraille :

– Regarde, dit-il.

Le khansâman se retourne et voit au mur une ouverture béante, au bas de laquelle gisaient pêle-mêle des bouteilles vides, des outils de jardinier, de vieilles ferrailles, et quelques menus objets que les toris n’avaient pas jugés dignes d’être emportés. Alors il comprend tout, jette un long cri de rage, et prenant dans ses bras ce qu’il peut embrasser de ces objets de rebut, il les emporte en courant, sans trop savoir ce qu’il fait.

Une foule immense s’était peu à peu rassemblée dans le jardin de la mission : des cipayes du régiment, des boutiquiers de Nya Naggar, des paysans. Mais l’idée ne venait à personne de chercher à arrêter les progrès du feu. L’embrasement avait été si rapide, qu’avec la meilleure volonté du monde il était impossible de rien sauver. On se contentait de regarder dans le silence de la stupeur, ou de gémir.

Dans un groupe de baniyahs (marchands), on évaluait à voix basse les dommages causés par le feu. Un vieux marchand de tabac, à barbe blanche, secouait la tête en disant que, vu l’augmentation des prix, le padré, s’il voulait rebâtir, ne se tirerait pas d’affaire à moins de dix mille roupies.

Un entrepreneur calculait déjà le nombre d’ouvriers qu’il prendrait, si sa bonne chance voulait qu’il fût chargé de la bâtisse. Tout en répondant au hasard aux questions de ses alentours, il se promettait in petto de faire une libation d’huile de palmier à Ganesha, pour que ce dieu rusé lui donnât le pas sur ses concurrents.

Une quinzaine de brahmanes, au milieu desquels on apercevait Khila, l’héritier du Râmsneh, s’étaient retirés à l’écart derrière la citerne, pour se communiquer leurs impressions et donner essor à leur joie. L’infortune d’un ennemi commun rapprochait les cœurs. Plusieurs desservants de pagodes rivales, qui jusqu’alors s’étaient fait froide mine, se saluaient avec empressement comme de vieux amis. Aucun d’eux ne doutait que le padré, découragé par ce revers, ne quittât le pays. À sa place, c’est ce qu’ils auraient fait. Et déjà ils voyaient en esprit les multitudes revenant aux sanctuaires délaissés avec des offrandes de toute espèce, pour demander humblement pardon de leur négligence.

Si ces brahmanes, prématurément joyeux, avaient prêté l’oreille aux conversations de la foule assemblée autour des ruines fumantes, ils n’auraient pas tardé à comprendre la vanité de leurs espérances. Les pères de familles dont les enfants avaient reçu une bonne instruction à l’école de M. Johnson, les pauvres qu’il avait secourus, les malades auxquels son art avait rendu la santé ou procuré du soulagement, ne se gênaient pas pour montrer leur chagrin. Plusieurs s’étaient rapprochés du missionnaire ; c’était autour de lui un concert de lamentations. Il fallait encore que ce fût lui qui consolât ces gens d’une infortune que la reconnaissance leur faisait regarder comme la leur.

Symptôme significatif, personne, hormis les prêtres, ne pensait que le padré abandonnerait son champ de travail. On connaissait trop bien sa constance, son courage, son ardente charité pour le supposer capable de s’avouer vaincu.

Quand le soleil se leva, le bungaleau venait de s’écrouler.

De ce bâtiment, qui avait pendant vingt ans abrité l’infatigable pionnier de l’évangile, il ne restait que deux ou trois pans de mur noircis, et quelques poutres fumantes, qui s’élevaient vers le ciel comme pour protester contre la méchanceté des humains.

La foule s’écoulait lentement, par petits groupes.

Le commandant de la place emmena chez lui M. Johnson, à qui il ne restait plus rien, pas même des vêtements.

Le capitaine Philpots était parti à cheval, au point du jour, avec quelques hommes dévoués, pour suivre la trace laissée par les voleurs. Richards n’attendait pas grand-chose de cette expédition.

– Voyez-vous, Johnson, disait-il en faisant asseoir le missionnaire dans un vieux fauteuil de bambou, la moitié des habitants de Nya Naggar sont des voleurs ; c’est dans leur sang. On n’a pas besoin de leur apprendre à ruser, la nature le leur enseigne comme aux bêtes du jungle..... Ces traces que Philpots a découvertes dans la direction d’Adjmire ne signifient rien du tout ; il aurait tort d’en faire trop de cas. Je ne serais pas étonné que les drôles qui vous ont joué ce mauvais tour ne fussent à cette heure tranquillement établis chez eux, à Nya Naggar... Mais aussi, quelle idée, Johnson, de vous obstiner à ne pas prendre de tchaukidar (garde de nuit). C’est dans les habitudes du pays, il faut s’y soumettre. Pour moi, j’aime bien mieux dépenser cinquante roupies par an, quoique ce soit un impôt vexatoire, j’en conviens, que de m’exposer à être pillé.

Et le major promenait un regard satisfait sur son joli salon meublé d’acajou et de chêne indien, avec des tapis de Perse et des peaux de tigre sur le parquet.

M. Johnson ne répondit pas. Les émotions de la nuit avaient brisé son corps, et son esprit était ailleurs. Il souffrait plus de la dureté de cœur et de l’ingratitude manifestées par l’attentat dont il était victime, que des dommages matériels causés à la mission. Ses soupçons s’étaient portés sur le Râmsneh, dont la visite nocturne et insolite à Djalea l’avait surpris. Mais si le Râmsneh était la cause première du désastre, Môta devait être impliqué dans l’affaire... Le bon missionnaire repoussait cette pensée avec horreur, comme une diffamation. Il y avait tant de bonhomie dans son tempérament, qu’il ne supposait pas le pateil capable d’une telle perfidie.

Le major, voyant qu’il ne répondait pas, le regarda.

– Ah ! s’écria-t-il, j’allais oublier de vous faire donner des vêtements... Vous êtes à peu près de ma taille ?

M. Johnson jeta un coup d’œil sur sa robe de chambre et sur ses larges caleçons d’indienne perse, costume nocturne des Européens dans l’Inde. En se voyant, il sourit.

– C’est tout au plus, dit-il, si j’avais pris garde à la simplicité de mon accoutrement. Je ne sais pas où j’ai la tête aujourd’hui... Mais oui, major, je vous emprunterai volontiers un habillement complet.

Boy 7 ! cria Richards d’une voix retentissante.

Un domestique en livrée, ceint de l’écharpe officielle, parut sur le seuil.

– Apporte ici un de mes costumes civils de drap noir, avec du linge pour le Sahib. Djaldi (vite) !

– Ah ! fit le missionnaire avec un soupir, je n’aurai pas beaucoup de peine à remonter ma garde-robe, mais ma bibliothèque ! mes pauvres livres ! voilà ce que je regrette... J’avais peu à peu amassé des trésors, toute la littérature sanscrite des brahmanes, et une grande partie de celle des djaïns qu’on ne connaît pas en Europe... Oui, je l’avoue, je ne puis me faire à l’idée que ma bibliothèque est perdue.

Puis il ajouta en soupirant de nouveau :

– Sans doute, il me fallait ce renoncement. J’avais mis mon cœur à ces livres, je m’en faisais peut-être une idole.

– Allons, Johnson, interrompit le major, ne voyez pas tout en noir... Vous trouverez d’autres livres à acheter. Je sais des pagodes où il y en a des chambres pleines, tout ce qu’il y a de plus vieux en fait de bouquins... La première chose à faire, c’est de vous habiller chrétiennement ; la seconde, ce sera de déjeuner.

Une demi-heure après cet entretien, le militaire et le clergyman, celui-ci vêtu d’un habit noir trop vaste et d’un pantalon trop court, étaient assis sur la tchiboutra (plateforme) devant un guéridon où fumait une cafetière. Le commandant découpait avec art une pintade rôtie, tout en s’efforçant d’égayer son convive par des récits de vols et d’assassinats, commis au préjudice de la colonie anglaise d’Agra, où il avait fait quelques années de garnison.

M. Johnson, la tête penchée sur son assiette vide, la main droite jouant avec un couteau, paraissait absorbé dans ses réflexions. Il prit machinalement le plat que lui tendait son hôte, se servit sans y prendre garde et, au lieu de manger, se mit à tambouriner sur la table avec son couteau.

Le major, qui s’était servi à son tour, attendait non sans impatience que le missionnaire voulût bien faire la prière d’usage. Il le lui demanda même deux fois, sans que celui-ci parût le remarquer.

– Eh bien, oui, s’écria-t-il tout coup en levant la main droite, à la manière écossaise, pour bénir la table, nous rendrons grâce à Celui dont la volonté est toujours bonne.

Et, de la main gauche, ôtant sa casquette de soie :

– Seigneur, dit-il, nos âmes te bénissent, parce que tu fais toutes choses avec sagesse. Nous recevons avec reconnaissance les biens que tu nous donnes, pourquoi n’accepterions-nous pas les maux ?... Que ton nom soit béni !

Et comme Richards le regardait avec une sorte d’attendrissement :

– Oui, oui, dit le missionnaire avec entrain en remettant sa casquette, j’ai eu de la peine à accepter la volonté de Dieu ; mais..... le sacrifice est fait, et je me sens tout joyeux.

Le major lui tendit la main par-dessus la table.

– Ma foi ! dit-il, je vous admire, Johnson. Si c’est comme cela que vous prenez votre malheur, les prêtres ont décidément affaire à forte partie.

– J’aime à le croire, major, car ce n’est pas à moi qu’ils ont affaire, mais à Dieu, dont je suis l’ambassadeur. Je compte bien le leur dire ce soir au bazar.

– Au bazar !.... Ainsi vous voulez reprendre vos prédications dès aujourd’hui ?

– Je veux plutôt ne pas les interrompre, repartit le missionnaire en souriant. J’aurai un peu chaud avec cet habit de drap, mais c’est égal. Il faut qu’on sache au plus tôt que la cause de la vérité n’a pas souffert.

– Alors, se hâta de dire Richards, vous ferez bien de manger quelque chose. Vous devez avoir terriblement besoin de vous restaurer.

Et joignant l’exemple au précepte, l’honnête major se mit en devoir de dépêcher les mets placés devant lui.

 

 

 

VI

 

Le soleil avait accompli les trois quarts de sa course, lorsque M. Johnson quitta le toit hospitalier du commandant pour aller prêcher au bazar.

La chaleur était encore très grande, mais le sirocco soufflait avec moins de force ; on pouvait respirer. Les perruches et les colibris avaient repris leurs joyeux ébats dans le feuillage des tamarins qui bordent la route de Nya Naggar, les caméléons avaient achevé leur méridienne et commençaient à descendre le long des troncs en quête des insectes. Des files de chameaux, une balle de coton de chaque côté de l’échine, se mettaient en marche pour Ahmedabad. Derrière marchaient leurs conducteurs en fredonnant le chant du départ. Tous s’interrompaient pour saluer le padré, qui leur rendait le salâm avec une bénédiction.

– Ah ! c’est vous, Mâdhou ?... c’est vous, Gandar ?.... Vous partez pour Agra ?

– Non, votre Honneur, pour Ahmedabad.

– C’est un long voyage. Que Dieu vous garde, mes amis, et vous ramène sains et saufs auprès des vôtres !

– Merci, Sahib, merci ! répondaient les chameliers en touchant de leurs mains d’abord la poussière de la route, puis leur front.

Et ils reprenaient leur marche, l’air content. Car le padré, à leurs yeux, était un gourou, aussi bien que le plus fier brahmane ; et quoiqu’ils ne fussent pas chrétiens, ils faisaient grand cas du pouvoir surnaturel qu’on lui attribuait.

M. Johnson avait pour compagnon le petit Sâlig, ancien domestique de la mission, promu, lors de son baptême, au grade de colporteur. Depuis dix ans, Sâlig allait trois fois par semaine au bazar avec le missionnaire.

– Nous allons prêcher ! disait-il en se rengorgeant.

Le fait est que M. Johnson avait eu d’abord l’idée d’en faire un évangéliste ; mais les facultés intellectuelles de Sâlig ne s’étant pas trouvées à la hauteur de son zèle, il avait fallu se contenter de le dresser au métier de colporteur. En conséquence, on le trouvait trois fois la semaine au bazar en compagnie du missionnaire, qu’il secondait de son mieux, soit en soulignant la fin des périodes par des wah ! wah ! d’admiration, ou des amen ! retentissants, soit en vendant des traités religieux et des évangiles à tous ceux que le discours avait prévenus en faveur de la religion chrétienne.

Quand il n’était pas de garde au bazar, Sâlig promenait sa balle dans les villages de la plaine, offrant sa précieuse marchandise avec une persévérance souvent récompensée par le succès.

Pour la première fois de sa vie, le digne colporteur marchait à côté de son patron sans ouvrir la bouche ; il était triste et accablé. On lui avait demandé la veille son dernier exemplaire des saintes Écritures, sa balle était vide, et l’incendie avait consumé le dépôt biblique.

Cependant Sâlig n’avait pu se séparer de sa chère balle ; il l’avait sur le dos et, bien qu’elle fût légère, il marchait courbé sous le faix. Était-ce habitude ? était-ce accablement moral ? Probablement l’un et l’autre.

M. Johnson, de son côté, marchait dans le silence le plus profond. L’entrain dont il avait fait preuve le matin, après avoir résolument accepté la perte de sa bibliothèque, ne s’était pas soutenu. On lui avait annoncé la disparition de Matâo, un de ses meilleurs domestiques, de Matâo qui lui avait donné tant d’espérances par son assiduité au culte ; et cette nouvelle l’avait cruellement affligé. Il craignait que Matâo ne fût un des auteurs du sinistre et n’eût décampé avec les complices de son crime. Pareille chose arrivait fréquemment dans l’Inde ; les résidents anglais s’y étaient en quelque sorte accoutumés, et se contentaient de remplacer les serviteurs infidèles par d’autres qui ne l’étaient pas moins. Mais le missionnaire voyait dans le départ de Matâo la perte d’une âme. Si l’un des acteurs du drame nocturne était à ce moment venu lui dire que Matâo était mort pour avoir voulu sauver la maison de son maître, il aurait probablement béni Dieu, aimant mieux savoir son néophyte mort en état de grâce que vivant dans le péché. Mais aucun des toris n’aurait seulement eu cette bonne pensée ; et le padré, livré à ses suppositions, faisait tout en marchant d’amères réflexions sur la versatilité et la corruption des hommes.

Sa rêverie fut interrompue par le cliquetis des mousquets. Il passait sous la voûte de la porte de Nya Naggar, et les cipayes du corps-de-garde s’étaient élancés pour lui présenter les armes.

Il répondit par une inclination de tête, mais en jetant aux factionnaires bien intentionnés un regard de reproche. Cent fois, il les avait priés de ne plus lui rendre des honneurs auxquels il n’avait aucun droit, et qui tendaient à le faire passer pour un agent politique. Mais les cipayes n’avaient pas tenu compte de ses remontrances, c’était plus fort qu’eux à la vue d’un Sahib, d’instinct ils présentaient les armes. M. Johnson avait fini par se soumettre, quoique à regret.

Une fois dans l’intérieur de la ville, le missionnaire cessa de penser à Matâo. Le désastre matériel de la mission pouvait avoir compromis la cause de l’évangile dans l’esprit d’un peuple superstitieux ; il fallait montrer un visage serein, se présenter avec la même assurance qu’auparavant. M. Johnson releva la tête et se tint prêt à saluer les passants avec sa courtoisie habituelle.

Les passants n’étaient pas nombreux. On achevait de faire la sieste, quelques boutiques s’ouvraient nonchalamment. Il y avait comme toujours un essaim bourdonnant de jeunes filles autour du puits. Quand le missionnaire approcha, elles ramenèrent leur tchaddar sur leur visage et se turent. Lui fit semblant de ne pas les voir, les convenances l’exigeaient.

À peine avait-il dépassé le puits, que toutes ces femmes, saisissant à la hâte leurs amphores, pleines depuis longtemps, partirent et s’éparpillèrent dans toutes les directions. Elles allaient répandre jusqu’aux extrémités de la ville l’incroyable nouvelle que, malgré l’incendie du matin, le padré venait au bazar.

En traversant la petite place du Râm Douâra, M. Johnson jeta machinalement les yeux sur la pagode. Il lui sembla voir quelqu’un se dérober à la hâte derrière un des piliers, mais il n’y fit pas attention et enfila la ruelle qui mène au grand carrefour. C’était là, du haut de la hahtaï 8 qu’il avait coutume de parler.

Lorsqu’il eut tourné l’angle de la place, le Râmsneh descendit les degrés de son temple, et rejoignit d’un air sombre les groupes qui se formaient pour aller entendre la prédication.

– Bienfaiteur des pauvres ! bienfaiteur des pauvres ! murmurèrent en s’inclinant les citadins à qui il faisait l’honneur de sa compagnie.

Cette formule d’usage n’était point une banalité. Si le Râmsneh avait de graves défauts, il faut lui rendre cette justice qu’il aimait son peuple avec passion et qu’aucun de ses confrères n’était aussi généreux que lui.

– Salâm, frères ! fit-il avec un mouvement imperceptible de la tête. Où courez-vous comme cela !

– Au prêche, Excellence. N’y allez-vous pas aussi ?

– Hum ! je ne suis pas de ceux qui aiment à boire du poison.

– Alors ? fit un riche marchand, autrefois célèbre par ses largesses aux brahmanes, mais qui depuis quelque temps se tenait à leur égard dans une prudente réserve.

– Alors, répondit brusquement Rati Râm en jetant un regard de côté sur son interlocuteur, je m’abstiens d’en boire. Croyez-vous que ce soit pour m’instruire que je vais à la hathaï ?

– Wah ! wah ! monseigneur, nous savons bien que vous n’avez pas besoin qu’on vous instruise. Mais...

– Vous ne comprenez pas pourquoi je me dirige comme vous vers la grande place ?

– Oh ! monseigneur, vous avez sans doute pour cela d’excellentes raisons.

Le Râmsneh jeta un nouveau regard de côté sur le baniyah (marchand), mais voyant que celui-ci n’avait pas mis de malice dans sa réponse, il reprit :

– D’excellentes raisons, en effet. J’ai lieu de croire que le padré est dégoûté du pays et que, trop fier pour décamper sans mot dire, il veut ce soir prendre congé de nous.

– Vous croyez, monseigneur, vous croyez ? exclamèrent plusieurs voix sur un ton dubitatif.

– Oui, mes enfants, je le crois, répondit le prêtre qui cherchait à communiquer une assurance qu’il n’avait pas. À moins, continua-t-il avec un sourire ironique, que messieurs les baniyahs ne soient disposés à rebâtir sa maison et à lui donner de quoi la meubler à neuf. En ce cas...

– En ce cas ? répétèrent les assistants.

– Je pense qu’il ferait d’abord le modeste, puis qu’il accepterait. Mais c’est vingt mille roupies, au bas mot, qu’il lui faudrait.

– Vingt mille roupies !

– Oui, je dis vingt mille roupies... pour commencer. Le padré, voyez-vous, s’entend avec le sarkar (gouverneur) ; si en les laisse faire, ils mangeront tout... Un jour viendra où vous serez tous chrétiens. Si c’est là ce que vous désirez, tant mieux pour vous. Seulement...

– Seulement ? répéta le marchand à qui ce discours était principalement adressé.

– Vous n’aurez plus rien, continua le Râmsneh, et le sarkar vous enrôlera de force dans ses armées pour aller avec votre aide dévorer un autre pays.

– Wah ! wah ! s’écrièrent en chœur tous les assistants, le gourou a bien parlé.

Cependant personne n’ajoutait foi à ses lugubres prédictions. On n’osait pas le contredire, mais les enseignements du missionnaire avaient porté leur fruit, le peuple avait appris à réfléchir et ne croyait plus sur parole ses conducteurs spirituels.

Le cortège s’était considérablement grossi pendant cette conversation. Au moment de déboucher sur la place, où retentissait déjà la voix sonore du prédicateur, le Râmsneh fit arrêter son monde.

– Frères, dit-il en promenant sur ses disciples un regard plein d’autorité, je crois que le sorcier blanc est venu faire un discours d’adieu ; le désastre qui l’a frappé lui aura fait comprendre que les dieux de l’Inde commencent à se lasser de lui... Mais s’il en était autrement, si ce grand enjôleur des âmes parlait de rebâtir sa maison et de rester, je compte que vous l’interromprez par des huées... Il n’est pas besoin, je pense, de vous dire que quiconque lui témoignerait le désir de le voir rester, serait sur-le-champ exclu de sa caste et maudit.

Houkam, Sahib ! (à vos ordres, seigneur !) crièrent plus de cinquante voix.

– C’est donc entendu ? Vous l’interromprez par des huées s’il s’avise de...

Le reste de la phrase se perdit au milieu d’un concert de :

– Wah ! wah ! Houkam, Sahib. Houkam !

Le Râmsneh, satisfait de l’impression produite, reprit majestueusement sa marche. Il ne devait pas tarder à s’apercevoir que la déférence des habitants de Nya Naggar pour sa personne ne les empêchait pas de réfléchir sur ses conseils et de les rejeter.

La nouvelle que M. Johnson ne se laissait pas arrêter dans sa carrière par un échec matériel considérable, s’était répandue comme l’éclair dans tous les quartiers. Une pareille force d’âme paraissait merveilleuse, on y voyait une manifestation éclatante du pouvoir surnaturel que l’imagination du vulgaire lui avait dès longtemps attribué. Aussi bien des personnes, jusqu’alors indifférentes aux questions religieuses, avaient-elles quitté leurs demeures pour voir de leurs yeux ce spectacle extraordinaire. Toute la population masculine de la ville s’était portée au carrefour d’où partent les quatre rues rectilignes, plantées de mimosas, qui forment le bazar.

Le Râmsneh fut épouvanté en constatant que jamais, même dans les plus grandes fêtes religieuses, il n’avait vu pareil rassemblement. La place ne pouvant contenir tout ce monde, on avait escaladé les balcons des maisons voisines et envahi les toits. Le banian, dont les rameaux énormes s’étalaient à vingt pieds du sol, était chargé d’auditeurs réunis en grappes sur les branches maîtresses.

Et l’on arrivait toujours !

Rati Râm, dont la haute taille dominait la foule, voyait avec rage d’interminables colonnes s’avancer des quatre points cardinaux.

– Qu’ont-ils donc, ces gens, pour montrer tant d’empressement ? se disait-il en serrant les dents... Est-ce la première fois que le padré fait entendre ici sa voix de chacal ?.... Vraiment, ces imbéciles ont le diable au corps !

Il n’osait pas donner ouvertement essor à sa colère ; l’air attentif, la physionomie sérieuse de ceux qui l’entouraient, lui inspiraient une sorte de respect. Alors il se retournait du côté du prédicateur, dont la voix claire retentissait au milieu d’un silence profond. Il cherchait à écouter, pour savoir ce que son adversaire pouvait bien dire de si intéressant. Mais le bourdonnement du sang dans ses oreilles, le battement sourd et précipité de ses artères l’empêchaient d’entendre.

Que n’eût-il pas donné pour être le centre d’attraction capable de retenir une foule si grande ! Quel plaisir que de tenir quinze cents ou deux mille personnes suspendues à sa parole, de se voir le point de mire de tous les regards, de se dire :

– C’est pour moi que tout ce monde est là. Si je m’en allais, tous partiraient aussi.

L’envie mordait le Râmsneh au cœur. Aux plus beaux jours de sa popularité, il n’avait rien vu de semblable. Comme il se sentait rabaissé ! Et cependant il avait plus soif que jamais d’être le premier aux yeux de ses compatriotes.

Mais ce qui accroissait sa fureur, c’était d’avoir à s’avouer qu’il était la cause première de ce redoublement de zèle.

– Si je n’avais pas eu l’idée de faire partir le padré, se disait-il avec amertume, je n’aurais pas maintenant le chagrin de le voir entouré d’un auditoire comme il n’en a jamais eu.

Alors, détournant ses regards du prédicateur, il les portait avec convoitise sur la foule.

Toutes les classes de la société étaient là, réunies sous ses yeux.

Les seth (banquiers), l’air jovial, la panse arrondie, des bagues à tous les doigts, et les oreilles allongées par d’énormes boucles d’or massif, – les seth qui tenaient dans leurs mains le commerce de la contrée, et dont la a signature valait des lakhs 9 de roupies, étaient là, en groupe compact, sur le toit en terrasse d’une maison de banque. Rati Râm les connaissait tous ; c’était l’élite de la société. Si, par malheur, ils allaient se faire chrétiens, toute la contrée les imiterait.

La seule pensée de cette défection donnait le frisson au prêtre, il porta ses regards ailleurs.

Une vingtaine de baniyahs, riches aussi pour la plupart, malgré leurs turbans graisseux et leurs vêtements étriqués, se tenaient accroupis, le dos au mur, devant une maison qui faisait l’angle de deux rues. Rati Râm lisait le contentement sur leurs grosses figures épanouies, et sa rage s’accroissait d’autant.

Le reste de l’assemblée se composait de membres des castes inférieures, entassés pêle-mêle sur la place : les tisserands, maigres, secs, la physionomie intelligente ; les potiers, en vêtements de travail incrustés de poussière rougeâtre ; les forgerons, demi-nus, le turban noirci par la fumée incliné sur l’oreille droite ; les barbiers, à la veste de mousseline immaculée, à la barbe frisée ; les orfèvres, reconnaissables à leur nez en bec d’aigle, à leurs lèvres minces et serrées, aux rides creusées entre leurs sourcils par la fatigue d’un travail minutieux.

Quelques membres de la caste infime des mihtars (balayeurs) n’avaient pas craint de se mêler à la foule ; si grand était l’intérêt excité par la prédication, que leur apparence sordide, leurs haillons crasseux, n’attiraient l’attention de personne. En temps ordinaire, on eût évité leur contact avec horreur et le Râmsneh voyait dans l’insouciance du peuple à leur égard un signe non équivoque de l’affaiblissement de la piété.

Il remarquait aussi avec indignation que sur le seuil de toutes les portes, aussi loin que s’étendait le regard, il y avait de petits groupes compacts de femmes du peuple. Leurs visages, il est vrai, étaient soigneusement recouverts du voile de mousseline ou de coton, mais le Râmsneh se tenait pour assuré que leurs oreilles étaient grandes ouvertes.

Et d’ailleurs, n’était-ce pas une honte que de montrer une si indécente curiosité ? Depuis quand avait-on vu que des femmes se permissent de paraître sur le seuil de leurs demeures, quand les rues étaient pleines d’hommes ?

Un pareil état de choses n’était pas tenable. Il fallait tenter un effort pour ramener dans la bonne voie le peuple égaré.

Un paisible agriculteur, qui avait conduit en ville une charretée de paille, s’était vu pris par le flot montant de la foule au moment où il se mettait en marche avec son attelage pour retourner chez lui. En un clin d’œil, son chariot et ses bœufs avaient disparu sous une masse humaine. C’était comme un îlot au milieu d’une mer de turbans à vingt pas de la hathaï (plateforme du conseil).

Rati Râm pensa que s’il parvenait à fendre la foule et à monter sur le char, il pourrait, de cette position dominante et centrale, lutter avec avantage contre le padré, qui pérorait depuis une demi-heure et devait être fatigué.

Il était d’autant plus urgent de se montrer que l’auditoire commençait visiblement à s’animer. Au lieu des huées que le Râmsneh avait commandées et vainement attendues, des wah ! wah ! d’approbation avaient éclaté à plusieurs reprises et gagné de proche en proche toute l’assemblée. Le petit Sâlig, assis sur sa balle vide, presqu’aux pieds de M. Johnson, donnait le signal des applaudissements. Le prédicateur s’arrêtait-il quelques secondes pour reprendre haleine, on était sûr d’entendre la voix stridente du colporteur signalant à l’admiration de la foule les pensées qui l’avaient frappé, ou répétant avec emphase les arguments qu’il jugeait sans réplique. On riait, on applaudissait, toutes les têtes s’agitaient en signe de contentement. Puis, le padré reprenant son discours, tout était de nouveau silence et immobilité.

Rati Râm rassembla son courage, et il lui en fallait ! Il voua mentalement une libation de dix mesures d’huile à Parmeshwar (le Dieu suprême), pour le cas où la victoire lui resterait ; puis, s’élançant à corps perdu dans la foule, il se fraya un passage jusqu’au char. C’eût été une tâche impossible pour tout autre que lui ; mais, à l’avantage d’une taille élevée et d’une grande force physique, il joignait celui d’être à la fois aimé et redouté du peuple, – aimé comme homme, redouté comme chef suprême de la caste sacerdotale. En le voyant faire effort pour avancer, la tête basse, les lèvres serrées, ses épais sourcils rabattus sur ses yeux, la foule comprit son intention. Elle ondula et s’ouvrit sur son passage, se refermant derrière lui avec une rapidité qui témoignait de l’intérêt excité par la perspective d’une lutte.

Quand il monta d’un pas assuré sur le chariot qu’on s’était hâté d’évacuer, quand on vit sa grande taille, fièrement drapée dans les plis du drap orange, se dresser en face de celle du prédicateur européen, un frisson passa sur la multitude comme un coup de vent.

M. Johnson s’était tu et s’essuyait tranquillement le front avec un foulard.

Le soleil allait se coucher. Ses derniers rayons éclairaient d’une vive lumière le haut des maisons, faisant ressortir avec un incomparable relief les couleurs éclatantes des turbans et des châles ; car les toits étaient couverts de monde. Un reflet rougeâtre, prenant le bazar en écharpe, empourprait la grande figure du Râmsneh, tandis qu’une ombre d’un bleu rosé s’étendait sur l’assemblée, et que sous le feuillage du banian l’obscurité s’épaississait autour du missionnaire comme pour le protéger.

Le gourou prit le premier la parole. On eût dit qu’il était impatient d’en venir aux mains.

– Padré Sahib, dit-il de sa voix forte et bien timbrée, je n’ai pas eu l’honneur d’entendre ce que vous avez dit à ce peuple, mais je trouve que vous mettez bien du temps à prendre congé.

– Prendre congé ? répéta M. Johnson comme un écho. Et pourquoi donc, mon cher Rati Râm ? Êtes-vous si pressé de me voir les talons ?

– Il me semble, répondit le prêtre qui ne s’était pas attendu à ce que M. Johnson le prît sur ce ton-là, il me semble que, après ce qui vous est arrivé la nuit dernière, c’est ce que vous auriez de mieux à faire.

– Vous m’étonnez, repartit le missionnaire avec cet enjouement qui avait tant de fois déconcerté sa partie adverse, l’idée ne m’en serait pas seulement venue..... Ainsi vous avez cru que la perte de ma maison et de mes hardes me ferait défaillir le cœur ? que, dans ma détresse, je ne verrais rien de mieux à faire qu’à me sauver ?... Oh ! gourou, gourou ! c’est donc ainsi que vous auriez fait à ma place, et vous me jugez d’après vous-même ?... Allons ! je vous croyais moins attaché aux biens périssables, et surtout..... moins peureux.

Devant la hardiesse de cette riposte, plusieurs des assistants tressaillirent et se tournèrent avec inquiétude vers leur gourou pour voir ce qu’il ferait. Mais celui-ci ne s’était pas laissé désarçonner. Avançant le pied droit et étendant le bras avec majesté vers le missionnaire :

– Séducteur du peuple, dit-il avec énergie, ce n’est pas à moi que vous en imposerez..... Votre masque est celui d’un rieur, mais je connais assez la nature humaine pour affirmer que, sous ce masque, il y a un homme effrayé, un cœur défaillant... Ce que vous redoutez, ce n’est pas d’être lâche, mais d’en avoir les apparences. Vous avez voulu montrer ce soir que vous braviez la mauvaise fortune, mais vous vous êtes dit : Demain, je lèverai le pied..... Et vous avez ajouté dans votre pensée : Qui sait ? je n’ai besoin que de vingt-cinq ou trente mille roupies pour rebâtir ma maison, peut-être ma constance dans l’infortune touchera-telle le cœur de ces pauvres diables d’hindous. Si, par aventure, ils allaient me prier de rester et m’offrir l’argent dont j’aurais besoin, eh bien ! je resterais.

Et comme, à ces mots, quelques exclamations d’étonnement se faisaient entendre, le Râmsneh se tourna vers la foule et ajouta d’une voix tonnante :

– Oui, mes frères, voilà ce que le padré s’est dit... Ce qu’il veut, c’est votre argent, vos étoffes, tout votre avoir. Laissez-le dans sa pénurie, et vous verrez s’il ne décampe pas.

– Rati Râm, reprit alors M. Johnson d’une voix solennelle, vous êtes dans une profonde erreur en supposant que, comme vous et vos confrères, je travaille pour m’enrichir... Je ne demande rien à vos compatriotes, sinon de recevoir la bonne nouvelle de la grâce de Dieu. Quand j’ai besoin d’argent, j’écris à mes frères d’Europe. Ils m’en envoient, parce qu’ils désirent, eux aussi, que les idolâtres se tournent vers le vrai Dieu... L’épreuve qui m’a frappé est grande ; mais je m’y soumets, parce que je la considère comme venant d’en haut. Elle ne m’empêchera pas de poursuivre ma carrière..... Dussé-je n’avoir plus ni feu, ni lieu, jusqu’à la fin de mes jours, je n’en serai pas moins dévoué à la cause de Celui qui m’a promis une place dans le ciel, là où les larrons ne percent, ni ne dérobent.

À cette allusion aux scènes de la nuit précédente, le Râmsneh tressaillit, mais sans perdre sa présence d’esprit il s’écria :

– À merveille, cher padré ! Vos paroles sont plus douces que le miel, mais ce n’est pas moi qui m’y laisserai prendre... Vous êtes d’ailleurs en contradiction avec vous-même, et je me fais fort de prouver que vous n’êtes, par conséquent, qu’un imposteur.

– Comment cela ? dit M. Johnson.

– Oui, comment cela ? répéta Sâlig en se dressant sur ses pieds.

– C’est bien simple, répondit le prêtre en promenant sur l’assemblée un regard assuré. Vous avez dit cent fois, ici même, que l’homme doit se laisser diriger par la Providence, laquelle dirige elle-même les évènements. Or la Providence, en vous enlevant ce que vous possédiez dans l’Inde, vous a, ce me semble, clairement fait entendre que vous deviez partir. En restant, vous vous montrez rebelle à la volonté divine, ou pis encore, en contradiction avec vos discours. J’ai donc le droit de vous accuser d’imposture ; car qu’est-ce qu’un imposteur, sinon un homme qui parle d’une façon et agit d’une autre ?

Un murmure d’approbation parcourut la foule à l’ouïe de ces paroles, dont chacun comprenait la portée. Et comme le Râmsneh, un poing sur la hanche, la tête haute, semblait attendre que M. Johnson essayât de parer ce coup de pointe, tous les regards se tournèrent vers celui-ci.

Sâlig s’était rassis sur sa balle et tenait sa tête entre ses mains d’un air désespéré.

– Votre accusation est grave, commença le missionnaire d’une voix ferme, mais elle est fausse ; et voici ma réponse : Le livre divin contient des ordres positifs, au sujet desquels le disciple de Jésus-Christ ne saurait avoir d’incertitude. C’est en obéissant à l’un de ces ordres que j’ai quitté mon pays pour venir évangéliser ce peuple ; et rien ne me détournera de ma tâche. Mais il y a des cas dans la vie où le chrétien, n’ayant pas de direction écrite, ne sait pas comment agir. Qu’alors il cherche dans les circonstances des marques de la volonté divine, c’est son devoir... Malheureusement pour votre cause, Rati Râm, je n’ai jamais eu la moindre incertitude. Ambassadeur de Jésus-Christ au milieu des habitants de Nya Naggar, je ne puis voir dans le désastre qui m’a atteint qu’une occasion de montrer à mon Maître que je suis fidèle à mon poste, aux hommes que la méchanceté humaine ne me fera pas reculer... Je ne connais pas les auteurs de l’incendie qui.....

– Ni moi non plus, interrompit le prêtre avec empressement.

– Tant mieux, repartit M. Johnson. Je vous croyais pourtant mieux informé. Quoi qu’il en soit, si je savais qu’ils fussent devant moi, je leur dirais bien haut que le méchant fait une œuvre qui le trompe. Ils ont, si j’en crois vos paroles, voulu me faire partir...

– Je n’ai pas dit cela, exclama le Râmsneh, je..... ne sais pas, moi, dans... quel but ils ont agi... je...

– Tant mieux pour vous, si vous dites vrai, Rati Râm. Dans tous les cas, ces malfaiteurs ont singulièrement bien répondu à vos désirs. Pour moi, ils n’ont réussi qu’à m’affermir dans ma résolution de rester. À l’exemple de mon Maître, ce n’est pas pour les justes que je suis venu, mais pour les pécheurs, pour vous en particulier, pauvre aveugle qui voulez conduire d’autres aveugles et ne pouvez que les précipiter avec vous dans l’abîme.

La persistance que mettait le missionnaire à parler des auteurs du sinistre, avait fait perdre au Râmsneh une partie de son assurance. Il craignait que la vérité ne vînt à être manifestée, auquel cas c’en était fait de son prestige ; sans compter qu’il tombait alors sous le coup des lois britanniques et pouvait être condamné comme instigateur du complot. Il jeta rapidement un regard derrière lui, comme s’il eut en la velléité de battre en retraite.

L’approche de la nuit avait déjà fait partir beaucoup de monde. Tous ceux que leur éloignement avait empêchés d’entendre distinctement le débat, s’étaient retirés ; le reste s’était groupé en masse compacte autour des deux champions. Pour s’ouvrir un passage il fallait ruser.

Alors, par un geste théâtral, le Râmsneh ramena un pan de son tchaddar sur sa tête nue, et, tournant le dos à M. Johnson, s’écria d’une voix emphatique :

– Vous l’entendez, mes frères, le padré ne sait répondre à mes arguments que par de gros mots. Pour lui, nous sommes tous des aveugles et des gens de rien..... Hélas ! que ne lui avons-nous promis de rebâtir sa maison, il nous aurait couverts de louanges, au lieu de nous couvrir d’injures. J’ai assez de discuter avec un homme qui n’a pas le courage de s’avouer battu et préfère vomir sur son adversaire les ordures dont son cœur est rempli. Je vais rentrer dans le sanctuaire où m’appellent mes devoirs envers la divinité. Vous aussi, mes frères, quittez ce lieu souillé par la présence de l’impur féringhi. Les dieux de l’Inde ont dans leur courroux consumé sa demeure, ils le consumeront bientôt lui-même ; prenez garde d’être consumés avec lui !

En achevant de parler, le Râmsneh descendit du char qui lui servait de tribune, et, la foule s’écartant avec respect, il en profita pour s’éloigner aussi rapidement que sa dignité le lui permettait.

– Rati Râm ! cria M. Johnson, vous êtes bien pressé de partir. J’aurais volontiers continué ma causerie avec vous... Allons ! ne prenez pas la mouche, revenez !

– Monseigneur, crièrent plusieurs voix, le padré vous appelle.

Mais Rati Râm n’entendait pas ; et bientôt sa grande figure se perdit dans le lointain.

Cependant ses sinistres prédictions n’avaient pas produit grand effet. Quelques personnes, que des intérêts matériels rattachaient au riche prêtre de Râma, le suivirent dans sa retraite ; les autres se rapprochèrent de la hathaï, et M. Johnson, qui oubliait sa fatigue en présence d’un auditoire bien disposé, prit la fuite de son adversaire pour exorde d’un nouveau discours.

Les étoiles brillaient au ciel depuis quelque temps, lorsqu’il cessa de parler et reprit avec Sâlig le chemin du cantonnement.

 

 

 

VII

 

Deux mois se sont écoulés depuis l’entrevue an bazar.

Le Râmsneh a repris sa vie habituelle, les cérémonies religieuses, les processions ; il reçoit dans le sanctuaire les quelques fidèles que l’habitude ou une piété sincère amène encore aux autels, et ne quitte plus les ténébreuses retraites de la pagode. Il n’a pas cherché à revoir M. Johnson. En apparence, il ne s’occupe plus de son adversaire.

Celui-ci habite encore chez le major Richards, d’où il va chaque jour visiter l’école de la mission et faire un culte avec les orphelins. Il est retourné deux ou trois fois au bazar, mais on ne l’a pas revu dans les villages de la plaine. La saison des pluies est venue, amenant avec elle des déluges quotidiens. La plus grande partie de la contrée est sous l’eau ; chacun reste chez soi.

Le colporteur Sâlig est seul en campagne. Sa balle est de nouveau garnie, grâce à un envoi que les missionnaires d’Agra ont fait à leur confrère de Nya Naggar ; il l’a revêtue d’une fourre de toile goudronnée et parcourt incessamment la contrée, sans souci de l’eau qui lui monte tantôt à la cheville, tantôt jusqu’au genou.

Le capitaine Philpots a depuis longtemps renoncé à découvrir les auteurs de l’incendie. Les traces qui lui avaient donné tant d’espoir l’ont conduit jusqu’aux collines d’Adjmire, où il a perdu trois jours à sonder cavernes et halliers. À son retour, ses soupçons l’ont fait partir pour Djalea ; il est entré dans chaque maison, sous prétexte de prêter main-forte au tahsildar (collecteur d’impôts). N’ayant rien aperçu qui fût de nature à confirmer ses soupçons, il est revenu jurant qu’on ne l’y prendrait plus.

M. Johnson a reçu d’Angleterre l’autorisation de relever son bungaleau ; les fonds nécessaires ont été mis à sa disposition chez un banquier de Bombay. L’entreprise a été confiée au baniyah qui, le jour de l’incendie, faisait vœu de se rendre Ganesha propice par une copieuse libation d’huile de palmier. En lui accordant la préférence sur ses concurrents, M. Johnson ne s’est pas douté qu’il donnait une prime à la superstition et que, grâce à lui, le culte du dieu à tête d’éléphant allait reprendre faveur dans plus d’une famille. Les plans sont prêts, les matériaux rassemblés on n’attend que le retour des beaux jours pour mettre la main à l’ouvrage. On calcule que le padré pourra entrer dans sa nouvelle demeure avant la saison froide, et le Râmsneh sourit d’un air mystérieux quand on parle devant lui de cette possibilité.

Cependant M. Johnson ne compte pas trop sur l’avenir. Malgré les soins du major, qui l’oblige à prendre ses repas avec la régularité d’une horloge et lui fait manger du gibier deux ou trois fois par semaine, il perd insensiblement ses forces et son entrain. Une fièvre lente lui consume le sang ; ses grands yeux bleus, enfoncés dans leurs orbites, brillent d’un éclat vitreux, son corps n’a plus que la peau et les os. Il attribue à l’humidité persistante de l’air le malaise dont il souffre, et prétend que le retour du soleil, de la brise d’ouest, de la fraîcheur, le ranimera. Mais le major est d’avis qu’il s’est tué de travail, et que les émotions de la nuit fatale l’ont achevé. Il recommande le calomel et un repos absolu.

Philpots, qui se pique de connaissances médicales, voudrait faire prendre au missionnaire de la quinine dans du vin de Xérès, mais celui-ci refuse obstinément.

– Je ne suis pas malade, dit-il ; vos remèdes me tueraient.

En attendant, il se traîne et ne mange presque plus. Parfois il porte la main à son cœur et se plaint d’une douleur aiguë ; mais la crise passée, il sourit et se moque des frayeurs de ceux qui l’entourent.

Depuis quelques jours, cet état semble empirer. M. Johnson ne quitte presque plus la maison hospitalière du commandant. Étendu sur la chaise longue que Richards lui a cédée, il passe des heures sur la vérandah à regarder tomber la pluie. Le coassement monotone des grenouilles, sorties de terre par milliards, s’unit pour l’endormir au bruissement continu de l’eau dans le feuillage. Ses paupières s’abaissent sans qu’il y prenne garde, il s’assoupit. Mais tout à coup il se réveille en portant la main à son cœur ; une crampe terrible fait perler les gouttes de sueur sur son front.

Il ne s’inquiète pas de cet état, qui paraît si alarmant à ses amis. Il sait que certaines fièvres paludéennes agissent sur les nerfs du cœur, mais que cette action n’est pas nécessairement mortelle. Cependant il éprouve le besoin de remettre son âme à Dieu et de prier pour sa chère mission. L’image du foyer lointain, des êtres bien-aimés laissés en Europe, se présente à son esprit ; mais il la repousse, car il n’a pas trop de ce qui lui reste de forces pour se défendre contre le mal qui l’envahit.

D’autres fois, ce n’est pas la crampe qui trouble son sommeil, mais une sorte de vision qu’il chasse et qui revient toujours. Il lui semble qu’on l’a jeté dans un souterrain où il fait froid et obscur. Peu à peu, du sein des ténèbres, il voit surgir le front chauve et la tête rasée du Râmsneh. Son ennemi s’avance en rampant ses yeux, injectés de sang, se fixent sur lui avec une expression de férocité terrible. Il cherche à détourner ses regards de cette physionomie menaçante, ses regards sont enchaînés. Il veut fuir, la terreur le cloue à sa place. Tout à coup, il lui semble que le prêtre lui met la main sur la poitrine ; au contact de cette main lourde et glacée, ses esprits l’abandonnent, il s’évanouit.

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Vers la lin de la saison pluvieuse, comme la terre se séchait rapidement sous la double action du soleil de septembre et de la brise d’ouest, des bruits alarmants se répandirent sur le compte du grand gourou Rati Râm.

On disait que, depuis deux mois, il n’avait pas mis les pieds hors de sa pagode, qu’à la vérité il continuait à faire le service religieux avec l’aide de son tchêla (disciple et héritier), mais que les fidèles en allant lui rendre leurs devoirs le trouvaient presque toujours couché sur une natte au pied de l’idole, et qu’il avait l’air d’un moribond.

On disait encore que son zèle pour la religion avait acquis une si grande intensité qu’il prenait à partie tous ceux qui allaient le voir, leur vantait la puissance extraordinaire des dieux hindous et leur faisait jurer de ne plus prêter l’oreille aux discours subtils du sorcier blanc.

On disait enfin, – et c’est là ce qui faisait concevoir aux amis du Râmsneh des craintes sérieuses pour sa vie, – qu’il refusait les présents et paraissait indifférent à toutes choses terrestres.

Ces bruits alarmants s’étant propagés jusqu’au village de Djalea, le pateil des montagnards résolut d’aller en personne s’assurer de l’état des choses. Il n’avait pas revu Rati Râm depuis la nuit de l’incendie ; à vrai dire, ces deux personnages s’étaient mutuellement évités. Pourquoi cela ? Personne n’aurait pu le dire ; ils ne le savaient peut-être pas eux-mêmes. Toujours est-il qu’on ne les avait pas vus ensemble depuis trois mois, ce qui ne laissait pas d’étonner les toris, accoutumés à voir leur maître conférer fréquemment avec le grand gourou.

Quand Môta avait pris une résolution, il ne tardait jamais beaucoup à l’exécuter. Il était trois heures de l’après-midi quand la nouvelle de la maladie présumée du Râmsneh lui fut apportée.

À trois heures et demie, sa décision était prise.

À quatre heures, il avait revêtu le grand drap troué qui lui servait de tchaddar, glissé dans sa ceinture deux roupies pour les offrir au dieu Râma, et saisi son lourd bâton de voyage, garni de fil de fer.

À cinq heures et quart, il faisait son entrée en ville, après avoir parcouru d’une seule haleine une distance de huit kilomètres, tantôt dans la boue, tantôt dans l’eau jusqu’à mi-jambe.

Môta chérissait le Râmsneh, son directeur spirituel depuis plus de trente ans. Il l’adorait même, car en cet homme revêtu de la dignité suprême, il voyait le représentant de la divinité. Il lui en avait coûté beaucoup de passer trois mois sans le voir, et l’impatience de se retrouver en présence du gourou lui donnait des ailes. Cependant, au moment de déboucher sur la place du Râmdouâra (maison de Râm), il ralentit le pas et finit par s’arrêter.

– Quel accueil va-t-il me faire ? se disait-il. Il doit penser que je n’ai plus de confiance en lui. Trois mois sans être allé lui rendre mes devoirs !... Et pour quel motif encore ? Vraiment, je ne saurais le dire, sinon... Ah ! je suis un imbécile !

Il se remit brusquement en marche avec un haussement d’épaules.

Le fait est qu’il ne pouvait penser au Râmsneh sans revoir en même temps la scène du pillage et, au loin, les ruines fumantes du bungaleau missionnaire. Ce souvenir se plaçait entre le gourou et lui comme une barrière, sans qu’il se rendît compte des raisons de ce phénomène.

Au moment où il mettait le pied sur la première marche du péristyle, deux femmes sortaient du temple. Il se rangea pour les laisser passer. Un voile épais leur couvrait le visage, mais Môta les entendit sangloter.

Quand elles eurent disparu, il secoua la tête, monta rapidement les degrés, et, levant le bras, imprima une secousse aux clochettes suspendues à la partie inférieure du porche.

Aussitôt Khila parut sur le seuil. Il avait l’air abattu, mais ses yeux n’étaient pas voilés comme à l’ordinaire par les fumées de l’opium. Cette circonstance émut le montagnard plus encore que ne l’avaient fait les sanglots des deux femmes.

– Cela va mal ? demanda-t-il.

Khila fit de la tête un signe qui voulait dire : Cela va mal, en effet ; et mettant un doigt sur sa bouche :

– Ne l’interrompez pas, dit-il à l’oreille du pateil, il officie et ne peut souffrir les interruptions.

Cette fois le pateil s’alarma tout à fait, n’ayant jamais connu son directeur aussi susceptible à l’endroit du culte. Il déposa en tremblant ses sandales, entra sur la pointe du pied et s’alla blottir dans un angle du mur.

Le sanctuaire était plongé dans une obscurité que la lueur tremblotante de deux lampions, destinés à éclairer l’idole, ne faisait que rendre plus sensible. Cinq ou six paysans étaient prosternés sur les dalles, le front collé à la pierre. Rati Râm, debout auprès de la niche où trônait l’idole, traçait dans l’air des signes cabalistiques avec un trépied d’où s’échappait en longues traînées blanches la fumée de l’encens. En même temps, il chantait les prières d’une voix bourdonnante, dont la faiblesse fit sur Môta une vive impression. À la fin de chaque strophe, les fidèles murmuraient par trois fois, d’une voix émue et sourde, le nom du dieu qu’on venait d’invoquer ; puis le chant reprenait.

Quand la longue série des incantations fut achevée, Khila présenta au prêtre le petit pot rempli d’eau bénite et la cuiller d’argent.

Les paysans s’étaient relevés sur leurs genoux. Rati Râm leur aspergea le visage et les mains en prononçant la formule de bénédiction, puis ils vinrent en silence lui baiser les pieds.

Khila attendait près de la porte d’entrée avec la coupe du tilik 10. Chacun des adorateurs s’arrêta devant lui et reçut à son tour la marque de piété distinctive du culte vishnouïte 11, trois raies verticales sur le front.

Quand le dernier fut parti, Môta s’approcha respectueusement du prêtre, qui s’était accroupi an pied de la muraille et fixait sur les charbons du trépied un regard rêveur.

– Monseigneur, dit-il avec émotion, je vous salue.

Le Râmsneh n’entendit pas ; il marmottait entre ses dents des paroles confuses.

– Mon père, reprit le pateil, qu’avez-vous donc ? êtes-vous malade ?

Rati Râm releva la tête.

– C’est toi, Môta ? dit-il avec douceur.

Et s’appuyant sur sa main gauche, il fit un effort pour se lever.

– Râm ! Râm ! exclama le montagnard, vous êtes plus malade qu’on ne m’avait dit..... Permettez que je vous aide, monseigneur.

Et il se précipitait, les bras tendus, vers le gourou. Celui-ci l’arrêta d’un geste.

– Ce n’est rien, dit-il en se dressant lui-même sur ses pieds, il est venu beaucoup de monde aujourd’hui et je ressens un peu de fatigue ; mais la journée a été bonne.

– Je n’ose pas vous contredire, monseigneur. Cependant, vous me paraissez bien faible ; votre tchêla (disciple) n’aurait-il pu vous remplacer ?

– Khila ? fit le gourou en jetant un regard de côté sur le jeune desservant de la pagode qui, un balai de plumes de paon à la main, époussetait le parquet, – Khila ne s’est pas encore montré digne d’un tel honneur.

– Mon père, s’écria celui-ci en se jetant aux pieds du prêtre, je me corrigerai, je vous jure. Je...

– Nous verrons ! interrompit Rati Râm en se dirigeant d’un pas mal assuré vers sa chambre ; pour le moment, garde le sanctuaire, et si quelque fidèle se présente, renvoie-le avec ma bénédiction.

En disant ces mots, il ouvrit la porte et entra.

– Eh bien, que fais-tu ? pourquoi ne viens-tu pas ? dit-il en voyant que le pateil s’arrêtait sur le seuil.

– Je suis indigne, monseigneur, de franchir ce seuil sacré !

– Ce n’est pas la première fois. Viens, te dis-je, le temps des compliments est passé.

– Eh bien, puisque votre seigneurie le permet...

Et Môta entra, en s’inclinant avec plus de grâce qu’on n’eût pu l’attendre d’un montagnard.

Le Râmsneh s’était étendu sur des coussins et ramenait en frissonnant sur ses jambes nues une couverture de poil de chameau. La lampe suspendue à la voûte éclairait en plein son visage. C’est alors qu’en le regardant, le pateil fut réellement épouvanté. Jamais il n’avait vu un être vivant aussi décharné. Les joues du Râmsneh avaient fait place à deux cavités, auxquelles allaient aboutir des rides semblables à des sillons ; les pommettes et les mâchoires étaient saillantes ; le front démesurément agrandi était couvert d’un réseau de veines gonflées. Cette effrayante maigreur faisait ressortir l’épaisseur des sourcils, qui étendaient leur ombre sur les yeux, sans parvenir à en voiler l’éclat maladif.

Môta resta quelques instants immobile, se croyant le jouet d’un rêve.

– Eh bien, s’écria le Râmsneh en se voyant l’objet d’une contemplation qui n’en finissait plus, qu’as-tu donc à me regarder comme cela ?

– Pardon, monseigneur, dit alors le pateil revenant à lui-même et joignant les mains, je... je...

– Tu ne me reconnais pas, je suppose. Ha ! ha ! ha ! ce ne serait pas étonnant, il y a un siècle que tu n’es venu me rendre tes devoirs.

– Oh ! monseigneur, je n’ai pas de peine à vous reconnaître, mais... je vous trouve bien changé.

– Vraiment ?

– Mon père, n’essayez pas de le cacher ; vous êtes malade !

– Je suis faible, Môta, voilà tout..... Ne t’inquiète pas.

– Excusez mon insistance. Je ne peux pas sans frémir vous voir dans cet état de faiblesse. Oh ! je donnerais...

– Donne-moi mon houka, interrompit Rati Râm avec un soupir, c’est tout ce dont j’ai besoin pour le moment... Quand j’aurai bu quelques gorgées 12, nous pourrons causer.

Le montagnard laissa glisser à terre son tchaddar, prit le fourneau de la pipe, le remplit de ce tabac sucré et parfumé que le prêtre lui avait une fois fait goûter, l’alluma, et l’adaptant au houka d’argent ciselé, tendit au gourou l’extrémité du long tuyau.

– Buvez, dit-il, et que l’esprit des dieux vous soutienne !

– L’esprit des dieux n’est pas dans la fumée, repartit sèchement le Râmsneh.

– Oh ! monseigneur, avez-vous pu croire que je me jouais des choses saintes ? s’écria le bandit avec une vertueuse indignation. C’est en vous qu’est l’esprit des dieux, et j’exprimais le vœu que cet esprit, grâce auquel vous avez guéri tant de malades, vous fît maintenant du bien à vous-même.

– À la bonne heure, mon fils. Eh bien, l’esprit des dieux me conseille de prendre un peu de bhang (essence de chanvre) avec mon tabac. Tu en trouveras dans une boîte au fond de cette niche, à main droite... deux pastilles, ce n’est pas trop..... Bien ! maintenant assieds-toi et causons.

– À vos ordres, monseigneur. De quoi aurai-je l’honneur de vous entretenir ?

– De toi d’abord. Tu n’as pas été inquiété ?

– Non, les poursuites ont cessé depuis longtemps..... Philpots Sahib avait des soupçons ; il est venu à Djalea et n’a rien trouvé.

– Tu reconnais donc à présent que le padré est un homme comme un autre ?

Môta secoua la tête d’un air dubitatif.

– Je n’en sais rien, dit-il.

– Mais, puisqu’il n’a pas deviné d’où partait le coup, ne comprends-tu pas que ses prétentions au titre de gourou sont fausses ?... Un véritable sorcier aurait tout de suite indiqué la trace.

– Qui vous dit, monseigneur, que le padré ne se doute de rien ?

– Comment ? comment ? s’écria Rati Râm en se relevant sur un coude et transperçant son interlocuteur d’un regard. Le padré se douterait de quelque chose ?... Qui te l’a dit ?

– Personne, mais j’ai eu l’occasion de le revoir.

– Où cela ?

– Au bazar, où j’étais allé acheter du tabac.

– Ah ! fit le gourou d’un air soulagé. Et... il t’a interrogé ?

– En me voyant, il s’est arrêté et m’a regardé au blanc des yeux, en disant : – C’est vous, Môta ? – Oui, Sahib, lui ai-je répondu, qu’y a-t-il pour votre service ? – Rien pour mon service, mais beaucoup pour le service de Dieu. – Quoi donc ? ai-je fait tout étonné. Alors il m’a regardé comme la première fois, en disant : – Que tu te repentes, avant que vienne le jour de la colère... Puis, il a continué son chemin, et je n’ai pas cherché à le retenir, comme vous pouvez croire.

– Était-ce la première fois qu’il te parlait de la sorte ?

– Non, mon père, mais son regard !.... J’aurais voulu que vous vissiez son regard. Je vous le dis comme je le crois, le padré sait tout !

Il y eut un silence. Le gourou avait cessé de fumer, et, les mains jointes sur sa poitrine, les sourcils abaissés, il semblait réfléchir. Bientôt il se tourna de côté, et fixant ses yeux brillants sur le pateil, qui le regardait avec anxiété :

– Ainsi, lui dit-il, tu as peur ?

– Je l’avoue.

– Peur d’être dénoncé, mis en prison ?...

– Non, monseigneur je ne crois pas le padré capable de me livrer à la justice.

Il y eut un nouveau silence. Le montagnard baissait la tête.

– Môta, lui dit soudain le Râmsneh en se mettant avec effort sur son séant, tu te repens ?

– Je ne sais pas, murmura le bandit, mais je donnerais la moitié de mes biens pour n’avoir pas eu à me mêler de cette affaire.

Et voyant que cette déclaration si catégorique n’avait pas excité la colère du gourou, il ajouta :

– Ce n’est pas, monseigneur, que je ne sois bien aise de vous avoir donné un coup de main, mais tenez !... si le padré venait me dire : Môta, c’est toi qui as pillé et brûlé ma maison, viens te constituer prisonnier.... je crois que je le suivrais sans résistance, et que même....

– Achève donc !

– Je serais bien soulagé !

– Mon pauvre enfant, fit le prêtre avec componction, tu ne sais pas ce que tu dis. As-tu toujours confiance en ton gourou ?

– Oh ! mon père !

– Alors, écoute bien ce que je vais te dire.

Et le prêtre, levant son bras décharné, ajouta :

– Le padré sait ou ne sait pas qui l’a ruiné.... peu importe ! C’est un homme perdu.... S’il a notre secret, il l’emportera bientôt avec lui.

– Où cela, monseigneur ?

– Sous la terre, Môta, sous la terre où les vers le dévoreront.... Tu doutes ? Sache que l’esprit du grand Râma Dji est à l’œuvre contre cet homme ; on ne verra plus dans nos rues son visage de lépreux 13 ; on n’entendra plus au bazar ses glapissements de chacal....

– C’est donc vrai, ce que j’ai entendu dire ? interrompit le pateil avec un éclair de joie dans les yeux, le padré est malade ?

– Malade ? répéta Rati Râm avec un sourire moqueur, dis plutôt qu’il est près d’être vaincu. C’est une lutte terrible, Môta, une lutte à mort entre le dieu des chrétiens et le grand Râma Dji ; et la victoire restera à celui-ci.... Mais, ajouta-t-il avec un soupir, je n’aurai peut-être pas le bonheur de voir le triomphe et d’en jouir.

– Pourquoi donc ?

Rati Râm regarda quelques instants son fils spirituel avec une expression indicible de solennité et de tristesse.

– Parce que j’en suis l’instrument, dit-il enfin.

Et il se recoucha, comme anéanti par l’effort qu’il venait de faire.

Le chef des toris resta quelques secondes dans le silence, cherchant à comprendre. Mais il avait beau se gratter la nuque, interroger du regard tantôt la lampe, tantôt le tapis de laine brodée sur lequel il était assis, la lumière ne se faisait pas dans son cerveau. Enfin il prit le parti le plus sage, qui était de demander au Râmsneh de s’expliquer clairement.

– Maître, dit-il, vos paroles sont bien entrées dans mes oreilles, mais leur sens m’a échappé. Oserais-je vous prier de me dire pourquoi vous ne verrez pas le triomphe de notre dieu sur celui des chrétiens ?

– Parce que je serai l’instrument de ce triomphe, ré pondit de nouveau le gourou d’une voix faible, et que.... Mais, j’en ai dit assez. Tu verras, Môta, et alors.... tu comprendras !

– Dois-je comprendre que vous serez mort avant le jour du triomphe, mon père ?

N’obtenant point de réponse, Môta continua :

– Alors j’avais bien raison de dire que vous êtes gravement malade.... Si c’est cela, mon père, mon bienfaiteur,... oh ! alors, j’aime mieux que nos dieux soient vaincus.

À ces mots, le prêtre se retourna vivement.

– Et tu crois, dit-il d’une voix vibrante, que je supporterais la défaite ?...

– Mon père, s’écria le pateil avec angoisse, je ne veux pas que vous mouriez.... Que ferais-je sans votre intercession, moi qui ai tant péché ?

Et il se jeta aux pieds du gourou, qui sentit tomber une larme brûlante.

Jamais le Râmsneh n’avait soupçonné que cet homme au cœur de bronze fût capable d’une affection si vive ; son cœur en fut touché.

Piârô (bien-aimé), dit-il en posant sa main effilée sur le turban du montagnard prosterné, j’aurais mieux fait de ne rien dire.... Oublie mes imprudentes paroles. L’avenir ne nous appartient pas : peut être.... vivrons-nous encore longtemps l’un et l’autre. Mais.... je suis fatigué, il se fait tard, laisse-moi dormir ; et toi, noble cœur, reprends avec ma bénédiction la route de ton village.

Môta baisa les pieds de son maître et fit mine de se rasseoir.

– Non, ajouta Rati Râm avec un visible effroi, prends congé ; je le veux !

En disant ces mots, il se couvrit la tête de sa couverture et se tourna du côté de la muraille pour dormir.

Môta n’osa pas insister et se retira doucement.

 

 

VIII

 

Pendant la visite du pateil, la nuit était descendue sur la ville. Les boutiques, ouvertes pendant quelques heures, s’étaient refermées, excepté celles des marchands de tabac et des pâtissiers que des lanternes de papier huilé désignaient de loin aux chalands. Les rues étaient presque désertes, la vie s’étant réfugiée sur les toits en terrasse où les citadins prenaient le frais, causant de leurs affaires, la pipe à la main, et s’envoyant des salâms, des quolibets, d’une maison à l’autre.

Môta marchait lentement, la tête basse, ne donnant au monde extérieur que juste assez d’attention pour éviter de se heurter dans les ténèbres contre les chariots dételés devant les portes, ou d’être renversé par quelque chameau. Il s’éloignait à regret de l’homme à qui sa vie était liée par le souvenir de nombreux bienfaits. Il se croyait redevable aux prières et aux incantations du Râmsneh pour la longue carrière de prospérité qu’il avait parcourue, et se demandait ce qu’il deviendrait si son protecteur venait à mourir. Quelle influence aurait le chef des toris sur ses turbulents associés, le jour où il ne pourrait plus compter sur la terreur religieuse inspirée par le nom du redoutable Râma Dji ? Qui oserait le suivre, sans la bénédiction du prêtre à qui le succès de toute entreprise était rapporté ?

Voilà ce que le pateil se disait, et sa démarche incertaine prouvait qu’il ne savait à quel parti s’arrêter. L’inquiétude l’empêchant de s’éloigner, il avisa une boutique de fumeur tenue par un de ses amis.

Un groupe de badauds stationnait à l’entrée. Le marchand, figure joviale, à la bouche rieuse, l’air vif, la tête écrasée par un énorme turban, trônait sur le devant de son étalage, entre des corbeilles pleines de tabac en feuilles. Les autres semblaient lui faire la cour, peut-être pour obtenir à crédit un paquet de ces feuilles dorées, dont l’arôme embaumait l’air.

– Le pateil de Djalea ! s’écria le baniyah (marchand) du plus loin qu’il vit Môta se diriger vers sa boutique. Faites place au pateil de Djalea !

À ce nom redouté, on s’écarta respectueusement, avec force salâms. Môta y répondit d’un air distrait et, s’avançant, demanda une cigarette.

Le baniyah prit une boîte de santal incrustée de nacre, en tira une cigarette roulée dans une feuille de véritable latakia, l’alluma lui-même à son trépied, par une faveur bien rare, et la tendit au pateil. Celui-ci la paya comptant avec deux cauris 14 tirés de sa ceinture, s’assit en silence sur le rebord de la devanture et se mit à fumer.

Tout le monde s’était tu, par déférence envers le chef des montagnards. On attendait qu’il prît la parole. Comme il paraissait absorbé dans ses pensées, le silence se prolongeait.

– Môta, dit enfin le marchand, as-tu quelque chose à me dire en particulier ?

– Non, mon cher Katchouli ; je sors du Râmdouâra, et je viens fumer avec toi le calumet de paix avant de remonter à Djalea.

Et se tournant vers l’assistance, il ajouta en s’inclinant avec courtoisie :

– Frères, veuillez reprendre votre conversation.

– Nous parlions précisément du grand gourou, reprit le marchand.

– Ah ! vraiment !... Et que disiez-vous à son sujet ? demanda le pateil qui se sentit soudainement intéressé à la conversation.

– Nous disions que si cela continue, il pourrait bien y avoir sous peu du nouveau.

– Si cela continue.... quoi donc ? Ah çà, Katchouli, depuis quand parles-tu par énigmes ?

– Oh ! reprit le marchand en jetant sur ses clients un regard rapide, tu en sais bien autant que nous.

– Par Krishna ! que veux-tu que je sache, moi qui ne descends presque jamais de mes collines ?

– Tu viens pourtant de le voir ?

– Qui ?... le Râmsneh ?

– Lui-même.

– C’est vrai, on m’avait dit qu’il était malade.

– Et comment l’as-tu trouvé ?

– Mal, très mal, quoiqu’il ne veuille pas en convenir.

Katchouli jeta un nouveau regard sur les auditeurs de ce dialogue, et branla la tête comme pour dire : N’avais-je pas raison ?

Le montagnard surprit ce geste ; il crut que les citadins se moquaient de lui. Il jeta les restes de sa cigarette et, se tournant vers le boutiquier :

– Katchouli, dit-il d’un ton sec, que signifie ce mystère ? Suis-je un enfant, pour qu’on me mène par le nez ?

– Mon cher pateil, se hâta de répondre le marchand en portant à son front le bas du tchaddar de son hôte, cet air de mystère provient uniquement de la gravité du sujet.... J’ai cru, je l’avoue, que tu en savais plus que nous.

– Enfin de quoi s’agit-il ?

– Il s’agit du grand gourou que chacun sait être malade en même temps que le padré.

– Alors ?

– On en conclut qu’il y a.... quelque chose là-dessous.

– Je n’y vois pas plus clair qu’auparavant, repartit le montagnard, qui certes ne faisait pas preuve en cette occasion d’une grande vivacité d’esprit.... Le padré est malade, tant pis pour lui !... Notre cher Râmsneh est malade aussi, ce qui me cause une profonde tristesse....

– À nous aussi ! interrompit le baniyah.

– À nous aussi ! répétèrent les assistants.

– Eh bien, mais.... Ah ! s’écria le pateil ; et il s’arrêta tout pensif.

Les paroles du Râmsneh lui revenaient à l’esprit ; il commençait à en entrevoir la terrible portée. Au bout d’un instant, pendant lequel on le regardait sans rien dire :

– Ainsi, tu devines ? lui demanda le baniyah, presque à voix basse.

– Je devine, répondit Môta d’une voix étouffée, que le gourou s’est soumis à une épreuve terrible pour assurer le triomphe de la religion.

– Wah ! wah ! murmurèrent les assistants.

– Je devine, continua Môta fronçant le sourcil, que c’est une lutte à mort de la magie blanche contre la magie noire, et que, sans doute...

– La magie noire aura le dessus, n’est-ce pas, Môta ? Tu as vu le gourou, il t’aura parlé !... Dis-nous ce qu’il t’a dit.

À ces mots du baniyah, le cercle se resserra autour du pateil qui réfléchissait. On attendait sa réponse comme un oracle. Soudain, il releva la tête et sans regarder personne, murmura :

– Oui, je comprends à cette heure.... L’instrument du triomphe, c’est lui.... Il ne verra pas le triomphe parce qu’il en sera l’instrument, et que l’instrument sera brisé... Eh bien, non, il n’en sera pas ainsi !

– Bon ! s’écria le baniyah, voilà que tu tombes dans le travers que tu me reprochais. C’est une énigme que tu nous proposes, ou je ne m’y connais pas.... Mais qu’a-t-il donc, le pateil ?... Je crois, sur ma parole, qu’il retourne au Râmdouâra.

Môta avait en effet repris le chemin de la pagode. Il s’éloignait à grands pas, sans même daigner se retourner pour saluer la compagnie, indignée de ce manque de procédés. Il avait enfin compris les intentions du Râmsneh, et résolu de s’opposer à la consommation d’un sacrifice qui devait priver la religion de son plus vaillant défenseur. Comment s’y prendrait-il ? Il n’en savait rien encore, étant dans une ignorance complète des lois de la sorcellerie ; mais il fallait à tout prix empêcher le Râmsneh de s’exposer à la mort.

Le pateil arriva devant la porte du sanctuaire au moment où Khila se disposait à la fermer.

– Que voulez-vous ? lui dit celui-ci sans savoir à qui il avait affaire.

– Je veux passer la nuit au pied de Râma Dji (l’idole).

– Impossible, frère ! Le gourou ne le permettrait pas. Vous n’avez rien de mieux à faire qu’à retourner chez vous.

Môta prit le jeune prêtre par le bras, l’attira sous le porche et se plaçant dans la zone lumineuse de la lanterne :

– Me reconnais-tu ? dit-il.

– Oui, répondit Khila qui se crut perdu et se mit à trembler.

– Eh bien, tu dois savoir que je ne donne pas deux fois un ordre.... Je vais entrer, tu fermeras la porte sans rien dire, et tu iras te coucher.

– À vos ordres, pateil. Mais... que dira le gourou ? S’il vient à savoir quelque chose, il me tuera.

– Tu n’auras qu’à te taire.

– Et s’il s’aperçoit que j’ai manqué à mon devoir ?

– Je répondrai pour toi. Attends ! où le Râmsneh passe-t-il la nuit ?

– Dans sa chambre.

– Es-tu bien sûr qu’il ne sorte jamais ?

– Jamais sans m’avertir.

– Il sort donc quelquefois pendant la nuit ?

– Autrefois, mais plus maintenant.

– Sais-tu pourquoi ?

– Je pense qu’il se sent trop faible.

– Et que fait-il, la nuit, dans sa chambre ?

– Je n’en sais rien ; il dort, je suppose.

– Mais qu’as-tu donc pour trembler ainsi ? reprit le pateil s’apercevant que le timide tchêla (disciple) ne se soutenait plus sur ses jambes. As-tu peur que je te mange ?

– Oh ! monseigneur ! répondit Khila en s’affaissant tout à fait, épargnez-moi !... Je vous jure que je serai muet. Je... je vous indiquerai où le gourou tient son argent. Pour moi... pour moi, je ne possède rien, rien du tout, je vous jure !

– Tu es fou, Khila fit le pateil avec un haussement d’épaules. Je ne songe pas plus à voler le Râmsneh qu’à te prendre la vie... Allons, debout ! ajouta-t-il en soulevant le pauvre hère avec un pied, c’est le moment de fermer la porte. Il ne faut pas que ton maître s’aperçoive de ma présence, voilà tout... Tu m’apporteras une couverture, pour que je puisse m’étendre aux pieds de l’idole, et tu iras te coucher sans plus t’inquiéter de moi.

Quelques minutes plus tard, le sanctuaire était plongé dans le silence et l’obscurité. Khila, fort peu rassuré, mais n’osant pas désobéir au chef des toris, s’était retiré dans sa chambre. Môta, laissant sa couverture au pied de la niche de Râma Dji, était allé s’accroupir derrière la porte du gourou. L’oreille tendue pour percevoir les moindres bruits, les yeux grands ouverts pour que la plus faible lueur ne pût lui échapper, il attendait patiemment que le moment d’agir fût venu.

Le Râmsneh était bien là, et il dormait. Môta distinguait aisément le bruit cadencé de sa respiration. Mais il dormait d’un sommeil agité et murmurait par intervalles des paroles incohérentes.

Trois heures se passèrent de la sorte. Minuit venait de sonner, et le pateil se demandait avec inquiétude s’il n’avait pas fait une bévue en s’introduisant sans permission dans un lieu où rien ne justifiait sa présence, lorsqu’il entendit le Râmsneh pousser un soupir et se lever. Il se leva, lui aussi, et s’approchant avec précaution, colla son oreille à la porte.

Le gourou ouvrit et referma avec bruit une boîte de métal. Peu après, le grouillement de l’eau dans le houka apprit à Môta que le gourou avait allumé sa pipe et fumait.

Il n’y avait là rien de bien alarmant. Un homme qui a des insomnies fait bien de fumer.

Le fait que le Râmsneh s’était levé au coup de minuit inspirait bien quelque inquiétude au superstitieux montagnard, mais il fallait prendre patience. Il s’accroupit de nouveau sur les dalles et attendit. Cependant il avait, en se baissant, découvert dans la porte une fissure échappée jusque-là à son attention. Cette fissure laissait passer une faible lueur. Môta y attacha ses regards.

Au bout de quelques minutes, le bourdonnement du houka s’arrêta. Qu’allait faire le gourou ?

Môta entendit successivement et à peu d’intervalle le crépitement d’une natte qu’on roule, le tintement d’une boucle de fer, le grincement d’une porte sur ses gonds, et le son argentin que rend une lampe de cuivre à chaînettes au moment où on la décroche. Pensant que le prêtre allait sortir, il recula de quelques pas sans cesser de tenir ses regards arrêtés sur la fissure lumineuse. Mais ce point de repère ne tarda pas à lui faire défaut, la lueur s’éteignait insensiblement. En même temps, des pas sourds résonnaient en s’éloignant, ou plutôt en s’enfonçant comme dans les entrailles de la terre.

Môta eut un frisson de terreur superstitieuse ; mais, se maîtrisant aussitôt, il chercha à se rendre compte de la direction prise par le gourou. La fissure n’était plus visible, un profond silence régnait sous les voûtes du temple. Il se pouvait que la chambre du gourou communiquât avec un souterrain, et que ce souterrain eût une issue à l’extérieur.

La crainte que son directeur spirituel ne se fût engagé dans quelque périlleuse aventure enleva au pateil ses derniers scrupules. Il mit avec précaution la main sur le loquet, poussa doucement la porte et entra.

La chambre était dans l’obscurité ; mais une trappe ouverte au milieu du parquet laissait passer une lueur indécise, suffisante toutefois pour diriger le pateil. Il se pencha sur l’ouverture béante et vit un escalier, dont la dernière marche s’appuyait sur le sol d’un caveau. Le Râmsneh devait être là, puisque le caveau était éclairé ; mais on n’entendait aucun bruit. Môta n’osait pas bouger ; son cœur battait avec tant de violence qu’il dut s’asseoir.

Quand il se sentit plus calme, il se décida à poursuivre ses recherches. Il s’étendit tout de son long, appuya ses mains sur le rebord du soupirail et, allongeant le cou, parvint à embrasser d’un regard l’intérieur du caveau.

Un spectacle étrange s’offrit à lui.

Le Râmsneh, pelotonné sur lui-même, les jambes croisées, les reins pliés, le haut du corps en avant, s’appuyait de ses deux mains sur le sol et, le cou tendu, regardait avec une fixité spectrale un objet placé sur une petite chaise de bambou, à quelques pas devant lui.

Cet objet était une poupée de cire revêtue des vêtements distinctifs de l’Européen. Un pantalon de toile grise, une jaquette de coton blanc, une ceinture de cuir rouge rappelaient le costume porté par M. Johnson dans ses courses d’évangélisation. C’était bien lui qu’on avait voulu représenter ; car la tête, d’un blanc mat, était surmontée d’une poignée de filasse rousse, destinée à figurer la chevelure blonde du Saxon ; une barbe de même nature encadrait le visage ; enfin, des yeux de saphir, que la lumière de la lampe faisait étinceler, complétaient la ressemblance.

Le pateil en fut si frappé, qu’il crut un instant avoir sous les yeux la personne même du missionnaire, rapetissée par une illusion d’optique, ou plutôt encore par la puissance de la magie noire.

Lorsqu’il put s’arracher à la contemplation de cette étonnante image et reporter ses regards sur le Râmsneh, il lui sembla que celui-ci s’était rapproché. Pourtant il n’avait pas changé d’attitude. Son échine maigre et arquée, ses épaules pointues que la tension des bras faisait saillir, sa tête projetée en avant du buste, la fixité terrible de son regard, l’écartement de ses lèvres haletantes, tout, jusqu’aux frissons qui couraient par intervalles le long de ses flancs nus, concourait à lui donner l’aspect d’un fauve prêt à s’élancer sur sa proie.

En voyant de quelle manière le prêtre employait ses nuits, Môta comprit pourquoi il l’avait trouvé la veille si maigre, si faible, si épuisé. Il y avait peut-être une demi-heure que le Râmsneh conservait cette attitude rigide, et pas un des muscles de son corps ne s’était déplacé ; la tension était telle, que la sueur lui coulait sur le visage et le long des bras ; sa poitrine se soulevait par saccades, en laissant échapper un souffle rauque et court comme un hoquet.

Môta s’était tellement penché qu’il faillit tomber dans le caveau. En se retenant, il fit du bruit. Mais le Râmsneh n’entendit pas ; toutes les énergies de son être s’étaient concentrées sur la lutte, le monde extérieur n’existait plus pour lui. C’était un tour de force que cette magnétisation ; la puissance de volonté nécessaire pour l’accomplir devait être prodigieuse.

– Encore quelques nuits pareilles, se dit le pateil, et Rati Râm mourra d’épuisement.

Que faire ? Intervenir, c’eût été mettre en péril la vie du gourou ; on ne résiste pas à de pareilles secousses. Il fallait attendre la fin de la séance, profiter alors de l’état d’épuisement où se trouverait le Râmsneh, pour lui faire de gré ou de force abandonner son entreprise. Môta descendit doucement deux ou trois marches, ramena son tchaddar sur ses épaules frissonnantes, et s’assit.

Il n’y avait plus à en douter : l’opérateur s’approchait insensiblement de sa victime, en se traînant avec la lenteur du crapaud qui magnétise un insecte. Ses mains glissaient sur le sol, les doigts écartés, et attiraient ensuite le reste du corps par un mouvement presque imperceptible. À mesure que diminuait la distance, le Râmsneh paraissait renforcer la tension de ses muscles et l’intensité de son regard. Ses yeux s’enfonçaient dans leurs orbites, où leur flamme se concentrait comme dans un foyer.

Deux heures, qui parurent un siècle à Môta, s’écoulèrent de la sorte. Enfin, il devint évident que la séance allait prendre fin. Le Râmsneh n’était plus qu’à deux pieds de l’objet de sa haine. La lutte de sa volonté contre la fatigue de ses membres en proie à une violente surexcitation, se manifestait par un tremblement nerveux, de plus en plus appréciable ; ses mâchoires claquaient, ses dents se heurtaient, comme sous l’empire d’un froid glacial.

C’était un spectacle tellement horrible que le hardi montagnard en fut épouvanté. Il eût alors donné un an de sa vie pour n’être pas témoin d’une scène pareille. Il cherchait à détourner ses regards, mais ses regards étaient enchaînés.

Enfin le Râmsneh, soulevant son bras droit avec une lenteur extrême, l’étendit vers la figurine, l’index en avant, comme pour lui percer le cœur. Il ne se pressait pas, et son bras tendu vibrait comme une corde de violon. Sa respiration, de rauque était devenue sifflante, tout son corps se secouait convulsivement.

Le moment suprême était venu. À l’instant où l’index de sa main droite fut en contact avec l’image du padré, à l’endroit du cœur, le Râmsneh poussa un long soupir et s’affaissa sur le sol 15.

Alors Môta descendit l’escalier et alla s’accroupir auprès de son maître. Il couvrit de son manteau ce corps humide et froid ; il prit entre ses mains cette tête vénérable et la contempla longuement avec angoisse.

Selon toute apparence, le Râmsneh était mort : ses traits rigides, ses yeux retournés, l’écume qui coulait de ses lèvres, une sueur glacée, la cessation des mouvements du cœur, tout semblait indiquer que l’épuisement nerveux avait produit la mort.

Môta le croyait. Il couvrait de larmes et de baisers le front de son ami et poussait des hurlements de douleur, dont retentissaient les voûtes du souterrain. Parfois, il appelait Khila de toute la force de ses poumons ; mais l’épaisseur des murs était trop grande pour que le son de sa voix parvînt jusqu’à la chambre où Khila, d’ailleurs ivre d’opium, dormait pesamment. Alors, voyant que Khila ne venait pas, effrayé de ce tête-à-tête sépulcral avec un cadavre, au fond de ce souterrain qui ressemblait à un cachot, énervé par sa longue attente et le spectacle qu’il avait eu sous les yeux, il se prenait à rire d’un rire égaré.

Tout à coup ses yeux, qui erraient dans l’espace, venant à rencontrer la figurine assise dans son fauteuil de bambou, il lui sembla qu’un sourire moqueur se dessinait sur cette physionomie burlesque.

Épouvanté, hors de lui, le pateil laissa retomber la tête du gourou, empoigna la poupée de cire et la lança contre le mur où elle s’aplatit avec un bruit sourd.

Au même instant, comme si une relation magnétique eût existé entre cette statuette et le Râmsneh, celui-ci sortit brusquement de sa catalepsie, et levant la tête :

– Malheureux, s’écria-t-il d’une voix rauque, que fais-tu ?

Le pateil poussa un cri d’horreur, se retourna comme si un serpent l’avait mordu, et, les yeux écarquillés, la bouche béante, demeura pendant quelques secondes dans l’immobilité de la stupeur.

Le Râmsneh rompit le premier le silence. D’une voix faible, mais douce et comme résignée, dont les accents ramenèrent le calme dans l’esprit de Môta, il dit :

– Mon pauvre ami, quel démon t’a poussé ?... Tu viens de détruire l’ouvrage d’un mois. Plus que deux ou trois séances comme celle de cette nuit, et la victoire était consommée. Oh ! Môta ! Môta ! tu es bien coupable !

– Coupable ou non, répondit le pateil en s’agenouillant auprès du gourou dont il porta la main à son front, me voici bien heureux... Je vous croyais mort... Vous vivez, peu m’importe le reste !

– Mais, ne comprends-tu donc pas, reprit le Râmsneh avec effort, que le padré n’en avait plus que pour quelques jours ?

– Et vous seriez mort en même temps que lui ?... Dites... c’était bien là votre pensée ?

– Je l’avoue, Môta ; et ce sacrifice me coûtait, mais... je l’aurais accompli pour l’honneur de la religion... Qu’est-ce que la vie d’un homme ?... Ne voyait-on pas autrefois des centaines de faquirs s’immoler en chantant pour apaiser le courroux des dieux ?... Comment veux-tu que je reparaisse au bazar, après une pareille défaite ?... que je me hasarde dans ces rues où je pourrais rencontrer... l’ennemi juré de ma race ? Il ne me reste plus qu’à mourir, et... par ta faute, à mourir sans profit !

Le chef des toris s’était redressé en entendant ces paroles, dont l’accent lui déchirait le cœur. Les bras croisés sur sa poitrine, les dents serrées, il répondit :

– Mon père, ne parlez plus de mourir. S’il faut que quelqu’un se dévoue, c’est à moi de le faire... Ma famille est élevée, je ne ferai besoin à personne...

– Et le padré ? interrompit Rati Râm en essayant de relever la tête.

– Il mourra, je vous le jure, ou... je ne m’appelle plus Môta.

Un sourire illumina la sombre physionomie du Râmsneh.

– Merci, dit-il, nous en reparlerons.

Il fit encore un effort pour se soulever, mais pris d’une défaillance soudaine il retomba évanoui.

Alors Môta l’enleva dans ses bras nerveux et l’emporta comme un enfant.

 

 

 

IX

 

Par une fraîche soirée d’octobre, M. Johnson, monté sur son tattou (poney) à l’allure capricieuse, gravissait lentement le plateau boisé qui s’étend au pied d’une des nombreuses ramifications de l’Aravalli.

Un chapeau de feutre à larges ailes, entouré d’un turban, une jaquette de laine brune et des pantalons de tweed encore neufs le protégeaient contre la brise piquante du nord-ouest ; une gourde de cuir bouilli pendait à son côté. Il paraissait fatigué de la route, et, le dos courbé, la tête penchée, s’appuyait lourdement sur le pommeau d’une selle militaire, ornée d’énormes fontes, que le major Richards lui avait prêtée.

Arrivé sur une esplanade où sa tente de voyage avait été dressée, il mit pied à terre, confia son paisible animal aux mains du saïss (palefrenier) Bikaria, et ôta son chapeau pour exposer à la brise son front baigné de sueur. Les traces de sa récente indisposition se voyaient encore sur son visage pâle et amaigri, mais ses yeux n’avaient plus l’éclat vitreux que donne la fièvre, et ses lèvres avaient repris leur couleur rosée. Comme il l’avait espéré, le retour de la belle saison le ranimait ; la vie en plein air, l’exercice, l’air pur des montagnes, devaient achever sa guérison.

Le soleil venait de se coucher derrière la colline dont le sommet pelé se dressait au-dessus de lui ; à ses pieds, le petit lac de Djouma, encaissé dans le fond d’une étroite vallée, dormait sous une ombre bleuâtre, tandis que dans le hameau du même nom, perché sur une éminence à l’entrée de la gorge, régnait une rare activité.

À travers les troncs des tamarins et des ajoupas, M. Johnson distinguait des formes noires, allant et venant autour d’une rangée de feux allumés en plein air devant les portes des cabanes. La grande fête de Piplâdj devait se célébrer le lendemain au chef-lieu du Mairwarra, dans le village de Todgurh, et les habitants de Djouma préparaient joyeusement leurs provisions de route. Galettes de maïs pétries dans du lait, boules de sorgho passées dans le beurre fondu, pâtisseries au miel et aux amandes douces, gâteaux aux pistaches, s’engouffraient tout chauds dans des paniers de bambou, dont se chargeraient les femmes, tandis que leurs époux, les bras ballants, la pipe à la main, marcheraient en avant d’un air dégagé.

Dans les quatre-vingt-un villages de cette contrée montagneuse, toute de vallées et de collines, qu’on appelle le Mairwarra ou le Magra, se faisaient les mêmes préparatifs.

Le missionnaire, qui avait souvent assisté à ces scènes joyeuses, ne fit que jeter un coup d’œil sur celle que présentait alors le hameau de Djouma. Il soupira en secouant la tête et se retourna pour s’occuper de sa couchée, car il tombait de fatigue, ayant fait huit lieues à cheval depuis le matin.

Sa tente s’élevait sous le dais protecteur d’un manguier, dont les longues branches chargées de feuillage s’inclinaient de tous côtés en forme de bosquet. La petite table de camp, dressée devant la porte sur une natte d’osier, et recouverte par les soins de Tchôtakhan, le khansâman (intendant), d’une nappe assez blanche, offrait au voyageur fatigué un repas substantiel de mouton froid et de galettes chaudes, de lait caillé et de gelée de goyaves.

Au moment où M. Johnson se retournait, Tchôtakhan posait sur la table la théière fumante. Il mit les couteaux et les fourchettes en bon ordre, jeta sur son œuvre un coup d’œil satisfait, et s’approchant, la serviette sous le bras, s’inclina devant son maître avec cette grâce exquise qui n’appartient qu’aux Orientaux :

– Sahib, murmura-t-il, le souper est prêt.

– Et Sâlig ? demanda M. Johnson. Pourquoi n’as-tu pas mis son couvert ?

– Bâbou Sâlig préfère manger seul, répondit le domestique en dirigeant son regard vers le foyer temporaire établi à quelques pas de la tente, derrière le tronc d’un manguier.

M. Johnson porta les yeux de ce côté, et vit en effet le colporteur assis sur sa balle auprès des tisons reluisants. Il mangeait de grand appétit du riz bouilli et épicé, plongeant et replongeant avec rapidité ses cinq doigts dans une terrine fumante. Les deux dromadaires qui avaient apporté le bagage le contemplaient d’un air hébété ; leurs corps à demi enfouis sous le feuillage étaient dans l’ombre, mais leurs grosses têtes, mal emmanchées à l’extrémité d’un cou long et flexible, se balançaient fantastiquement en pleine lumière. Parfois, l’un d’eux écartant ses lèvres charnues et mobiles, allongeait le cou comme pour déposer un baiser sur la joue rebondie du petit Sâlig, qui, prenant à mal cette plaisanterie, assenait sur le mufle de la bête un coup de poing retentissant.

M. Johnson ne put s’empêcher de sourire en voyant quelle étrange compagnie le colporteur préférait à la société d’un Européen. Maintes fois, dans son désir de pratiquer les règles de la fraternité chrétienne, il l’avait invité à partager son repas ; jamais Sâlig n’avait pu consentir à un si grand honneur. Il aurait cru manquer de respect à l’homme qu’une habitude d’esprit invétérée lui faisait considérer comme le fondé de pouvoirs et le représentant visible de Dieu.

Le missionnaire s’assit donc seul à table et se mit, tout en mangeant avec un appétit de convalescent, à méditer sur les travaux du lendemain.

La fête de Piplâdj, à laquelle il voulait assister dans l’espoir de la mettre à profit pour la cause de l’évangile, a lieu chaque année dans le chef-lieu du Magra, à Todgurh, village de deux mille âmes, placé au centre même de cet entrecroisement de vallées que forment les nombreuses ramifications de l’Aravalli. Les montagnards qui honorent en Piplâdj, dont le temple se dresse au sommet d’une colline, près de Todgurh, la déesse populaire de leur pays, accourent à cette fête au nombre de six à sept mille, empressés à apaiser la colère toujours renaissante de ce monstre à figure humaine.

Piplâdj est en effet une terrible déesse. Épouse de Shiva, on la représente comme se tenant debout un pied sur la poitrine du dieu qu’elle a renversé dans un accès de mauvaise humeur ; sa langue, teinte de sang, pend d’un pied hors de sa bouche ; un collier de crânes orne sa poitrine nue, et les mains coupées de ses ennemis pendent en chapelet à sa ceinture. Le sang d’un tigre lui donne de la joie pour dix ans, celui d’un être humain pour mille ans. Elle est la terreur de ceux qu’elle a pris sous sa protection.

Aussi les sauvages montagnards de l’Aravalli, pour qui elle professe, paraît-il, une affection particulière, ont-ils d’elle une frayeur extrême. Ils lui sacrifiaient jadis leurs premiers-nés ; plus tard, elle se contenta de recevoir en offrande l’oreille droite du fils aîné ; aujourd’hui, elle permet une substitution, et veut bien agréer le sang des buffles à la place de celui des hommes. De chacun des quatre-vingt-un villages du Magra, on lui amène le jour de sa fête un buffle mâle. Le troupeau tout entier est immolé sous ses yeux. Alors les montagnards peuvent respirer à l’aise pendant douze mois ; car il faut un an à la déesse pour digérer le sang des quatre-vingt-un buffles égorgés en son honneur.

Chaque année, M. Johnson se faisait un devoir d’assister à la fête et de protester à la face du ciel contre l’inutilité de cette grande boucherie. Il prêchait l’évangile à ces foules ignorantes et affolées tandis que Sâlig répandait de groupe en groupe des centaines de brochures religieuses. C’était pour le missionnaire une tâche pénible, car dans l’enivrement de la fête on ne l’écoutait guère ; mais, avec la persévérance indomptable de la race anglo-saxonne, il retournait toujours à la charge.

Son ami le major lui avait cent fois, mais en vain, conseillé de renoncer à une entreprise non-seulement inutile, mais encore, pensait-il, fort dangereuse.

– Car, disait-il, là-bas dans ce district sauvage, vous êtes à la merci des coquins. Une belle fois on vous assassinera, et personne n’aura fait le coup.

M. Johnson niait le danger.

– Ces gens, répondait-il me considèrent comme un grand gourou ; ils ne se permettraient jamais de me toucher.

L’évènement lui avait jusqu’alors donné raison. Cependant l’incendie et le pillage de son bungaleau l’avaient porté à réfléchir, et quoique bien résolu à assister comme d’habitude à la fête, il avait accepté un revolver que M. Richards lui avait offert tout chargé.

Il avait fini de souper et s’occupait précisément à tourner et à retourner dans ses mains l’arme meurtrière, incertain s’il la mettrait pour la nuit sous son oreiller, comme le major le lui avait recommandé, ou s’il la ferait rentrer dans la fonte, quand Sâlig parut sur le seuil de la tente et toussa pour s’annoncer.

– Tu viens te coucher, Sâlig ? lui dit M. Johnson.

– Oui, mon père, puisque vous voulez bien me faire partager votre abri. Cependant... si vous préférez... l’air est doux ce soir.

– Comment ? Il fait un froid de loup, au contraire. Viens vite ; à nous deux, nous aurons plus chaud... Pourquoi n’as-tu pas voulu souper avec moi ?

Et comme le timide colporteur souriait d’un air embarrassé, il ajouta :

– Toujours le même, Sâlig, toujours le même ! Quand donc me feras-tu le plaisir de me regarder comme ton frère et ton compagnon de travail ?

Le colporteur ne répondit pas ; il regardait curieusement le revolver que M. Johnson s’était décidé à placer sur un escabeau, au chevet de son lit de camp.

– Qu’est-ce donc que cela ? demanda-t-il. On dirait un pistolet, mais c’est plus petit.

– C’est pourtant bien un pistolet ; seulement, au lieu d’une balle, il en a six... Tu es surpris, n’est-ce pas, de voir un pareil objet entre mes mains ?

– Très surpris, Sahib, mais très content.

– Ah ! fit M. Johnson, qui ôtait son habit pour endosser sa robe de chambre de flanelle, et que la remarque du colporteur arrêta court dans son opération, je ne te croyais pas si belliqueux.

– Ce n’est pas belliqueux qu’il faudrait dire Sahib, mais prudent, repartit le petit homme qui aimait à causer.

– Tu crains donc les voleurs ?

– Oui, Sahib, et plus encore les assassins.

– J’aime à croire, reprit M. Johnson en s’étendant sous sa couverture, que tes craintes sont sans fondement. Dans tous les cas, je ne ferai pas usage de ce pistolet.

– Et pourquoi donc, mon père ? La Bible ne vous autorise-t-elle pas à défendre votre vie ?

– Peut-être bien, Sâlig ; mais j’aimerais mieux mourir que de m’exposer à verser le sang. Major Sahib m’a prêté ce revolver ; si l’on m’attaquait en chemin, je m’en servirais pour effrayer les assaillants, mais quant à tirer, non, jamais !... Prends ce manteau pour te couvrir les jambes.

– Merci, Sahib ; mon tchaddar me suffit. Mais...

– Quoi donc ?

– C’est que je vous empêche de dormir.

– Dis seulement.

– Eh bien, Sahib, je ne veux pas vous cacher que j’ai peur, non pas pour moi, certes ; qui s’occuperait de moi ?... mais pour vous.

– Pour moi ?

– Oui, Sahib ; Tchôtakhan ne vous a-t-il pas dit qui nous avons vu ce matin en traversant le jungle ?

– Non.

– Nous avons vu le pateil de Djalea, reprit Sâlig en baissant la voix.

– Môta ? Il vient toutes les années à la fête avec les gens de son village ; qu’y a-t-il là d’alarmant ?

– Je n’aime pas sa mine, continua le colporteur, ni celle de ses gens, tous coquins de la pire espèce, à grandes moustaches et armés jusqu’aux dents... Mais, ce n’est pas le principal.

– Qu’est-ce donc que le principal ? demanda M. Johnson en étouffant un bâillement.

– Le principal, Sahib, c’est qu’on a vu hier au soir le grand gourou monter à Djalea.

– Rati Râm ?

– Lui-même, Sahib, et quand le grand gourou va voir le chef des toris, ce qui ne lui arrive pas souvent, cela ne présage rien de bon. Rappelez-vous la veille de l’incendie ! Ne m’avez-vous pas dit que vous l’avez....

– Sâlig, interrompit le missionnaire d’un ton sévère, la charité ne croit pas au mal. Qui ne sait que Môta est un des meilleurs disciples du Râmsneh ?

– Mais ce n’est pas tout, hasarda timidement Sâlig de dessous le tchaddar dont il s’était enveloppé des pieds à la tête.

– Alors, dis tout de suite ce que tu as à dire ; je tombe de sommeil.

– Eh bien, Sahib, j’ai vu ce matin de mes propres yeux, et Tchôtakhan aussi, parmi les gens du pateil, un homme qui ressemblait au gourou comme deux païss à un anna 16. Or, on sait bien aussi que le gourou ne vient jamais à la fête de Piplâdj, qui lui fait une concurrence redoutable.

– Cet homme avait-il le tchaddar orange ? demanda M. Johnson d’une voix endormie.

– Non, Sahib, il était déguisé en djogui (mendiant religieux) et n’avait pour vêtement que le dhoti (pagne).... Mais les vrais djoguis portent la chevelure longue, et cet homme avait un turban, d’où je conclus que c’était le Râmsneh. Il aura voulu cacher sa tête rasée... Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai des soupçons, Sahib. Est-il naturel que le Râmsneh vienne à la fête, et qu’il y vienne sous un déguisement ?

Sâlig attendit en vain la réponse à sa question ; son patron dormait sur les deux oreilles.

 

 

 

X

 

Le sentier par lequel M. Johnson avait gravi l’escarpement de la colline n’était pas le seul qui conduisît à l’esplanade où sa tente était dressée ; car environ deux heures après la conversation qui s’était terminée par le monologue de Sâlig, on aurait pu voir une ombre silencieuse y monter directement du lac, en s’aidant tantôt des saillies du roc, tantôt de la tige des bambous qui croissaient par touffes entre les pierres. La pleine lune, dont les hindous choisissent toujours l’époque pour leurs fêtes religieuses, versait sur la pente de la montagne des flots de lumière, rendant possible une ascension presque à pic, qui sans cette circonstance eût été fort dangereuse.

Parvenu à la hauteur de l’esplanade que le feuillage serré des manguiers couvrait d’un manteau de ténèbres à peine constellé de quelques taches argentées, le nouvel arrivant s’aplatit contre le sol, et à la faveur d’une touffe d’asclépiade, qui lui permettait de relever la tête, se mit à examiner le terrain.

Auprès des restes d’un feu mal entretenu, les domestiques de la mission s’allongeaient dans leurs tchaddars comme des cadavres enveloppés de linceuls. Un seul, adossé à un arbre, semblait veiller, mais sa tête inclinée sur l’épaule, ses bras pendants, protestaient contre ces apparences trompeuses. Un ronflement sonore, s’échappant des interstices de la tente missionnaire, témoignait de la conscience paisible de Sâlig, dont le sommeil n’était apparemment pas troublé par le ressouvenir de ses frayeurs. Si l’on en excepte les dromadaires, qui ruminaient à petit bruit, arrosant chaque bouchée avec l’eau contenue dans leur réservoir intérieur, tout dormait dans le campement.

Quoique la situation fût des plus rassurantes, l’intrus ne crut pas devoir négliger toute précaution. Faisant un détour parmi les buissons, il rampa sans bruit jusqu’à la tente, en s’arrêtant par intervalles pour écouter ; puis, soulevant par derrière la toile lâchement assujettie, et allongeant le cou, il avança la tête à l’intérieur. La lumière d’une petite lampe de voyage suspendue au mât lui permit d’embrasser d’un coup d’œil la position. Un paquet, entortillé dans un grand drap et reposant sur un morceau de tapis près d’une balle de colporteur, lui indiqua la place où dormait Sâlig ; au mouvement régulier qui soulevait le drap, au bruit qui s’en échappait, le doute n’était pas possible.

Le missionnaire, de son côté, n’était pas malaisé à reconnaître ; étendu sur un petit pliant, le visage et la poitrine à découvert, un bras pendant hors du lit, il dormait de ce sommeil profond, silencieux, que procure la faiblesse, et qui ressemble à la mort.

Une malle de cuir, portant encore l’adresse peinte à l’huile vingt ans auparavant, était restée entrebâillée près du lit. De l’autre côté, un revolver américain, déposé sur un escabeau, brillait en pleine lumière. Cet objet parut exciter la convoitise du bandit beaucoup plus que la malle ouverte ; il se coula jusqu’à l’escabeau, prit l’arme d’une main avide et l’examina rapidement. Il la passa ensuite à sa ceinture, son seul vêtement ; mais, changeant d’idée, il la remit doucement à sa place.

Cependant on eût dit que le missionnaire sentait à travers son sommeil la présence d’un ennemi. Il commença à s’agiter, se tourna brusquement, et en retirant son bras qui pendait hors du lit, heurta l’escabeau. Alors il s’éveilla tout à fait, bâilla deux ou trois fois et se mit sur son séant.

L’étranger s’était blotti dans un coin. Il y eut un silence assez embarrassant pour lui.

M. Johnson écoutait le bourdonnement lointain des tam-tams, prélude de la fête du lendemain. Tout à coup, il se leva, s’enveloppa de sa robe de chambre et sortit.

L’étranger en profita pour opérer sa retraite par le côté opposé. Il rentra sous bois, fit un circuit parmi les buissons, et épia longuement M. Johnson, qui se promenait sur le bord de l’esplanade aux rayons de la lune.

De l’autre côté du vallon, les feux étaient éteints ; mais le sommeil ne semblait pas importuner les habitants de Djouma ; à travers le branchage délié des tamarins, on les voyait danser au clair de lune, pendant que le ronflement des tam-tams se mêlait au chant nasillard d’une troupe de dholis 17.

M. Johnson s’arrêta pour regarder cette scène fantastique ; puis il joignit les mains et leva les yeux au ciel.

Celui qui l’épiait dans l’ombre, le voyant remuer les lèvres et murmurer des paroles confuses, parut s’alarmer. Il se leva comme pour s’enfuir. Pourtant il se ravisa, s’accroupit de nouveau, et porta vivement à ses lèvres une médaille qui pendait à son cou 18.

Quand le missionnaire fut rentré, le bandit, qui l’avait vu bâiller plusieurs fois, jugea sans doute qu’il ne tarderait pas à se rendormir, car presque aussitôt il se glissa de nouveau sous la toile.

Arrivé près du lit, où M. Johnson dormait en effet avec la même tranquillité qu’auparavant, la tête légèrement renversée et la poitrine à découvert, il tira de sa ceinture une lame brillante, saisit délicatement une mèche qui s’échappait de dessous le serre-tête en flanelle de M. Johnson, et la coupa.

Le dormeur s’éveilla à moitié en portant la main à sa nuque :

– Qui va là ? demanda-t-il en se soulevant.

Un cri de souris fut la seule réponse qu’il reçut. Alors il secoua ses couvertures, se tourna sur le côté et se rendormit.

Cependant l’étrange voleur avait reparu sur les confins de l’esplanade. Il regarda curieusement aux rayons de la lune la mèche argentée qu’il tenait à la main, la plia dans une feuille de manguier, et l’ayant glissée entre deux plis de sa ceinture, se lança dans la pente. Arrivé au bord du lac, il entra dans l’eau jusqu’à mi-jambe, et marcha parallèlement à la rive pendant quelques instants ; puis il sauta sur la berge et s’enfonça dans les taillis qui remplissaient le fond du ravin. Il glissait comme une ombre entre les buissons, avec une souplesse et une rapidité extraordinaires. Ayant gagné le bois qui longe les contreforts de la montagne, il fila pendant une demi-heure entre les troncs pressés des mimosas et des pipals. Enfin il s’arrêta sur le bord d’une petite clairière inondée d’éblouissantes clartés, et s’adossant à un arbre pour reprendre haleine, se donna le loisir de contempler les objets qu’il avait sous les yeux.

Un énorme buffle mâle, dont la charpente osseuse se profilait sur une mare étincelante, était couché sur le sable ; sa peau noire et luisante, mouchetée de taches jaunâtres 19, ses grandes cornes peintes en rouge vif, le collier de cauris (coquilles blanches) qui faisait le tour de son col épais, tout indiquait la victime parée pour l’autel. De temps à autre la hideuse bête, comme obsédée par le pressentiment de sa fin prochaine, posait sur le sol sa longue tête plate et poussait un sourd beuglement.

À quelques pas de là, un homme de grande taille se promenait de long en large, les bras croisés sur sa poitrine nue, comme pour la protéger contre le froid de la nuit. Il paraissait absorbé dans de sombres pensées, et ses sourcils lui couvraient les yeux. Il les releva vivement en voyant quelqu’un sortir du bois, et s’écria :

– Enfin ! c’est toi, Môta ; j’ai cru que tu ne reviendrais jamais... Au moins as-tu réussi ?

– Voilà ! répondit laconiquement le chef tori en présentant à son complice la mèche de cheveux.

Celui-ci recula d’abord, comme s’il eût craint le contact de ces cheveux ; mais il eut honte de ce mouvement, haussa les épaules, et, revenant à son associé, prit la mèche, qu’il fit tourner trois fois autour de sa tête en murmurant le nom de Râm.

– Ah ! s’écria-t-il ensuite, si j’avais eu ces cheveux il y a deux mois, je n’aurais pas eu besoin de m’aventurer à cette heure dans ce pays sauvage.

– Comment cela ? demanda le pateil, qui s’était assis sur le sable auprès du buffle et arrachait des épines de ses jambes nues et saignantes.

– Parce que mon action sur la vie du padré aurait été bien autrement rapide et puissante ;... j’avais fait faire les vêtements du batt (mannequin) avec des morceaux dérobés au padré par son tailleur, mais la relation n’était pas assez directe. Avec cette poignée de cheveux frais, je l’aurais saisi dès le premier jour... Allons ! je te parle sanscrit, je le vois bien ; occupons-nous de notre affaire... J’ai hâte de retourner chez moi.

– Sera-ce bien long ? demanda Môta en se levant.

– Non, mon fils ; seulement il faut que la cérémonie s’accomplisse suivant les règles et que la foi 20 y préside ; autrement nous perdrions nos peines.

– Qu’avez-vous fait du sac, monseigneur ?

– Il est à deux pas de toi,... là... sur cette pierre. Tu es bien distrait.

Le pateil parut accepter le reproche, car il ne répondit que par un soupir. Il alla chercher le sac, y plongea la main, et en retira une poignée de laddous 21, qu’il tendit au prêtre. Celui-ci choisit le plus gros de tous, le rompit par le milieu, et plaça entre les deux moitiés une pincée de ces cheveux que Môta avait eu tant de peine à se procurer ; puis il rajusta les deux moitiés de cette boîte improvisée, et s’approchant du buffle qu’il lit lever d’un coup de pied lui adressa les paroles suivantes :

Bhainsa 22, mon ami et mon frère, au nom de Râma-Dji qui m’a confié les sources magiques, et de Piplâdj à qui tu veux t’offrir en holocauste, je lie ton existence à celle du grand ennemi, du sorcier blanc, du padré Djanisan 23 également voué à la mort. Qu’avec sa vie se mêle ta vie, et que ta mort entraîne sa mort !

En même temps, il offrit la boule sucrée à l’animal, qui en approcha ses naseaux, la flaira à grand bruit et finalement la prit du bout de ses grosses lèvres.

– Râm ! Râm Râm ! qu’ainsi, par ta vertu toute puissante, descende dans le gouffre du Maya (néant) l’âme du padré Djanisan, s’écria le Râmsneh pendant que s’opérait le mouvement de la déglutition.

– Râm ! Râm ! murmura le pateil.

Le gourou se tourna vers lui d’un air joyeux :

– Cela va bien, dit-il ; as-tu vu comme il l’a pris ?

– Oui, monseigneur, répondit Môta avec une nuance de mélancolie dans la voix, il n’a pas eu la moindre hésitation... Est-ce tout ?

– Non pas, non pas ; il ne faut rien négliger de ce qui peut assurer la réussite. Va chercher du feu.

Le pateil traversa la clairière, s’approcha d’un teak (chêne rouge) au tronc crevassé, et se baissant prit quelques charbons, dont l’ardeur s’était conservée au sein de la poudre ligneuse entassée dans la cavité. Il plaça ces charbons sur le fond d’un lôta (gobelet), souffla dessus pour en attiser la flamme, et les porta au Râmsneh.

Celui-ci tenait entre deux doigts une pincée des cheveux volés ; il les déposa sur une des braises, et, quand la combustion fut achevée, jeta la braise dans la mare où elle s’éteignit en crépitant. Alors il se baissa, prit dans le creux de sa main un peu de cette eau souillée de cendres, et la versa sur le sol en s’écriant :

– Râm ! Râm ! Râm ! qu’ainsi par ta vertu toute-puissante soit répandu le sang du padré Djanisan ; que la terre boive son sang maudit jusqu’à la dernière goutte et en dérobe la vue à tes enfants

– Râm ! Râm ! répéta le pateil d’une voix sourde et tremblante qui contrastait singulièrement avec l’accent exalté du gourou.

Enfin le Râmsneh prit le lôta dans sa main gauche, jeta sur les braises ce qui restait encore des cheveux du padré, et, d’un souffle puissant, dispersa cendres et fumée dans les airs. Puis levant les bras, les yeux fixés sur le ciel tout rayonnant de lumière, il s’écria :

– Râm  ! Râm ! Râm ! qu’ainsi par ta vertu toute-puissante, s’évanouisse et disparaisse la mémoire du padré Djanisan !

– Râm ! Râm ! répéta pour la troisième fois le pateil qu’une terreur superstitieuse faisait frissonner de la tête aux pieds.

En ce moment, le buffle poussa un beuglement si lamentable que le Râmsneh en parut surpris. Il se retourna vers l’animal impatient, qui tirait à la corde attachée à l’un de ses pieds, et le regarda d’un air perplexe.

Bhainsa trouve le temps bien long, loin de son fourrage, fit le pateil ; il s’ennuie dans cette solitude.

– Je crois plutôt qu’il sent dans ses entrailles le feu du mantra (sortilège), répondit Rati Râm d’un air sagace.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr.... Ce buffle a maintenant le diable au corps ; il te donnera de la peine, je t’en avertis. S’il venait à t’échapper demain dans la bagarre, c’est en vain que tu chercherais à faire mourir le padré.

– Est-ce possible ? exclama le pateil en jetant un regard alarmé sur sa bête dont l’agitation croissante semblait confirmer le dire du prêtre.

– C’est non-seulement possible, mais certain, repartit Râti Râm avec énergie ; ces deux vies n’en font plus qu’une, et si tu veux réussir dans ton entreprise sur le padré, il est indispensable que Bhainsa tombe d’abord sous tes coups.

– Par Piplâdj, s’écria Môta, savez-vous, mon père, que vous m’effrayez !

– Aurais-tu peur d’un buffle, par hasard ?

– D’un buffle ordinaire, j’aime à croire que non. Voilà seize ans que je vais à la fête, et je n’ai jamais manqué mon coup ; mais un buffle ensorcelé, c’est autre chose !

– Môta, reprit le prêtre en se couvrant de son tchaddar et en se préparant à partir, je t’ai mis sur tes gardes, il le fallait. Tu as assumé une grave responsabilité en t’engageant à débarrasser la religion de son ennemi mortel ; tu aurais mieux fait de me laisser achever ce que j’avais commencé.... Mais c’est trop tard pour retourner en arrière.... Tiens ferme ta bête ; elle va t’échapper.

– Pas encore, répondit le pateil en saisissant le buffle par une de ses longues cornes, j’ai le poignet solide.... Allons, allons, Bhainsa, mon frère 24, sois sage, nous allons partir.

L’animal parut comprendre le langage de son maître ; il poussa un beuglement plaintif et se calma soudain. En le voyant si docile, Rati Râm reprit confiance.

– Tout ira bien, dit-il, et dans trois jours, Môta, tu seras un héros ; le pays te devra le salut.

– Que Râm vous entende, mon père ! Pourvu que vous soyez content, c’est tout ce que je demande.

– Tu es un brave ami et un vrai frère, répondit le Râmsneh en embrassant cordialement son disciple tout confus de cette haute marque de distinction..... Ainsi, ajouta-t-il, je puis m’en remettre à toi, ton cœur ne faiblira pas au moment critique ?

– Soyez tranquille, mon père, j’irai sans scrupule à la rencontre du padré. Il a de quoi se défendre.

– Ah ! comment ? fit le prêtre avec un mouvement de défiance.

Le padré possède un pistolet qui porte six morts dans son canon, répondit Môta en soutenant avec fermeté le regard du gourou. Il a donc....

– Insensé ! interrompit Rati Râm, on n’attaque pas en face les ennemis de la religion. Voudrais-tu peut-être faire au padré l’honneur d’un combat singulier ?

Môta ne répondit rien.

– Mais, malheureux, tu te feras tuer, continua Rati Râm. Nous serons bien avancés quand le padré t’aura logé une balle dans le cœur !

Môta, les yeux fixés sur les cornes de son buffle, dont il semblait compter les anneaux avec intérêt, demeurait dans le silence.

– Voyons, reprit avec douceur le Râmsneh qui avait deviné les intentions chevaleresques du tori, promets-moi que tu n’iras pas mettre en danger les intérêts de la religion par un imprudent coup de tête.

– Je vous le promets, répondit Môta d’une voix faible.

– Jure-le-moi !

– Je vous le jure, fit-il avec un soupir.

– J’ai ta parole, Môta, reprit le prêtre d’un ton solennel. Et posant sa main droite sur la tête de son complice, il ajouta : – Au nom de Râm !

Puis, comme s’il eût craint de laisser au pateil le temps de se repentir, il s’enveloppa de son tchaddar et s’enfonça dans le bois.

Le chef des toris resta quelques instants immobile, caressant d’une main distraite la tête du buffle, qui s’efforçait de lui lécher le bras, puis il détacha sa bête et partit dans la direction opposée.

Le silence reprit alors possession de la clairière, qui ne garda comme souvenir du mystérieux baptême de Bhainsa que des traces de pas sur le sable de la mare, quelques charbons éteints et le sac de laddous oublié par le pateil.

 

 

 

XI

 

Todgurh, chef-lieu du district montagneux qu’on nomme le Magra, est un grand village perché sur un plateau qui domine les vallées environnantes. On y monte par une pente gazonnée, tournée vers le nord. À l’est et à l’ouest sont des ravins assez évasés, dont le fond limoneux offre à la culture du coton et du tabac un excellent terrain. Au sud, le plateau finit brusquement par une paroi presque verticale, au pied de laquelle s’étend une petite plaine, espèce de carrefour où se rencontrent les routes principales du Magra.

Une éminence de cent cinquante à deux cents mètres de hauteur fait face au plateau de Todgurh. Elle s’élève à pic au-dessus de la plaine, se termine abruptement par un sommet tronqué, dont la surface aplanie par les soins de l’homme a peut-être un kilomètre de tour, et se prolonge en arête vers le sud.

C’est là, vis-à-vis du village de Todgurh, à peu près à la même hauteur, que s’élève le temple dédié à la terrible déesse que les Mairs appellent Piplâdj. Le bâtiment principal est au nord, en face de la kôtwali (préfecture) de Todgurh, d’où le regard plonge dans l’enceinte du temple. Entre la porte d’entrée monumentale, ornée de pilastres sculptés en forme de statues, et le vertigineux précipice qui borde le plateau sacré, s’étend une grande terrasse qu’aucune barrière ne sépare de l’abîme. Là se consomme le sacrifice annuel des buffles, qu’on amène un à un des cours intérieures pour les abattre sur la terrasse ou les précipiter dans la plaine. La foule assiste à cette comédie tragique du haut de la colline de Todgurh, dont le plateau supérieur est assez vaste pour contenir jusqu’à six mille personnes.

M. Johnson, éveillé avant jour par le zélé colporteur, qui avait hâte de se trouver sur le théâtre de son activité, arriva en vue de Todgurh vers les huit heures du matin.

Déjà de nombreuses caravanes défilaient dans les sentiers qui longent le flanc des collines. On entendait de vieilles connaissances se héler d’un versant à l’autre, et les rires, les éclats de voix, se mêler aux beuglements des buffles dans toutes les directions.

De temps à autre, des pétards, achetés chez le marchand parsi de Nusserabad par des amateurs de nouveautés, partaient à la stupéfaction de quelque groupe d’honnêtes montagnards, qui s’arrêtaient incertains, alarmés, et ne reprenaient leur marche qu’en entendant les éclats de rire succéder aux détonations.

Ailleurs, c’était un buffle que le bruit avait rendu furieux et qui, rompant son licol, s’échappait à travers la vallée, entraînant à sa suite toute une horde de gamins ; leurs clameurs, qui ébranlaient les échos des rochers, ne faisaient que redoubler la colère du malheureux quadrupède.

Arrivées au pied de la colline de Todgurh, les caravanes se dédoublaient, les buffles avec leurs conducteurs et les hommes choisis par chaque village pour prendre part au sacrifice continuant leur route en droite ligne pour gagner le temple, tandis que les simples spectateurs tournaient à gauche pour monter au village.

Ceux-ci étaient pour la plupart des jeunes gens encore imberbes, trop faibles pour aspirer l’honneur de rompre une lance, ou des vieillards depuis longtemps inhabiles à manier l’instrument du sacrifice, mais avides de raviver leurs souvenirs et de raconter leurs exploits d’autrefois. Ils s’arrêtaient pour reprendre haleine et regardaient passer les héros du jour, qui défilaient la tête droite, la poitrine en avant, le jarret tendu, en faisant sonner leurs lances ou leurs épées d’un air belliqueux.

Tout le monde paraissait content ; cette population montagnarde, si calme d’ordinaire, affaissée qu’elle est sous le poids des plus rudes labeurs, était comme transfigurée. Après une nuit passée dans de joyeux festins entremêlés de danses au clair de lune, excités, oublieux de tous leurs soucis, ces hommes venaient joyeusement consommer un rite destiné à apaiser pour douze mois les fureurs de leur toute-puissante et terrible protectrice.

Au milieu de cette effervescence, d’autant plus grande qu’elle était plus rare, le missionnaire passait, placide et souriant, la main gauche appuyée sur le pommeau de la selle à cause de sa faiblesse. On s’écartait pour lui faire place ; chacun lui adressait quelques paroles de bienvenue, auxquelles il se faisait un devoir de répondre, secondé par Sâlig qui trottinait à ses côtés, prenant consciencieusement pour lui la moitié des compliments adressés à son maître.

– Salâm, padré Sahib !

– Salâm, frère !

– Une belle journée pour voyager, Sahib. J’espère que votre santé s’en trouvera bien.

– Merci, ma santé est meilleure, grâce à Dieu. La vôtre est bonne, à ce qu’il me paraît.

– Comme cela, Sahib, comme cela... la mère m’a touché cette année 25, mais voici le grand jour ! J’espère que cette fois elle agréera mes hommages.

– Qui donc ? Kâli ?... une idole de bois ? mais que peut-elle pour votre bonheur ?

– Hum, Sahib ; beaucoup, je suppose.

– Rien du tout, au contraire. Comment ? vous, Sidha, un homme intelligent, vous vous abaissez jusqu’à rendre des hommages à un bloc taillé par la main de l’homme... Je croyais que vous aviez enfin compris la vanité d’un culte pareil.

– Que voulez-vous, Sahib ?... L’habitude, c’est plus fort que tout. Nos pères sacrifiaient à Piplâdj, pourquoi prétendre à être plus sage que nos pères ?... Mais on m’appelle... Salâm, Sahib ; habitez en paix.

– Salâm, mon ami.

Et c’était à un autre ; car le sentier devenait rapide, et le tattou marchait avec lenteur, se laissant devancer par les piétons impatients d’arriver au sommet.

L’étroite rue qui traverse Todgurh dans toute sa longueur étant encombrée de monde, M. Johnson fit un détour par les communs pour gagner la kôtwali (préfecture), où de tout temps il avait trouvé la plus gracieuse hospitalité. Ce bâtiment, construit en fer à cheval, enferme dans ses murs une vaste cour à portiques, dominée par un toit en terrasse d’où le missionnaire avait coutume de haranguer la foule. Lorsqu’il fut à l’entrée de la cour, il mit pied à terre, et aussitôt son petit cheval fut emmené à l’écurie par des montagnards empressés à rendre hommage au gourou blanc.

La cour était déjà pleine de monde. Sur l’un des côtés, il y avait une rangée de vastes chaudières où des pâtisseries nageaient dans le beurre fondu. De jeunes garçons, en habits de gala et armés de tridents à manche de bambou, se tenaient auprès, distribuant le contenu des chaudières aux hôtes de la kôtwali.

Le pateil de Todgurh s’était mis en frais pour recevoir ses collègues de la province, lesquels au nombre d’une soixantaine, assis en demi-cercle sous le portique du fond, faisaient gravement honneur au repas préparé à leur intention. Ce repas de bienvenue était du reste fort léger, ne se composant que de maïs rôti, de pâtisseries et de bananes. On se réservait pour le grand festin qui devait avoir lieu le soir après le sacrifice, alors que la chair des buffles immolés à Piplâdj fournirait une nourriture substantielle et sanctifiée, aussi profitable à l’âme qu’au corps.

C’était un noble spectacle que présentaient ces soixante magistrats, vêtus de grandes houppelandes de laine, l’écharpe de cachemire autour des reins, le turban de mousseline fraîche bien serré sur les tempes, plongeant avec gravité leurs cinq doigts dans les plats déposés sur une natte de distance en distance, portant avec dextérité à leur bouche les grains de maïs ou les djalebis au miel tout ruisselants de beurre, et s’essuyant la barbe avec leur manche sans prononcer une parole. Les badauds admis à l’honneur de les voir contemplaient, les uns avec une franche admiration, les autres avec envie, cette scène auguste, saluant d’un wah ! d’approbation les nombreuses éructations par lesquelles les convives croyaient devoir rendre témoignage à la bonne chère de leur hôte.

Apercevant M. Johnson, dont l’arrivée produisait toujours une certaine sensation, le pateil de Todgurh alla courtoisement au-devant de lui pour l’inviter à prendre part au déjeuner d’honneur. L’honnête missionnaire, dont l’estomac délicat se serait mieux accommodé d’un beefsteak arrosé d’une tasse de thé que du maïs rôti et des pâtisseries grasses, n’aurait eu garde d’articuler un refus qu’on eût considéré comme une mortelle injure ; il accepta avec empressement. Le pateil le fit asseoir à sa droite et servir à part, les lois de la caste ne permettant pas aux hindous de manger au même plat qu’un étranger.

À peine M. Johnson avait il pris place à la natte du festin, qu’un des convives se leva pour prendre congé.

C’était un homme de petite taille, d’environ quarante-cinq ans, vêtu avec négligence d’un simple tchaddar usé et même troué, et la tête mal abritée par un turban crasseux. À côté de ses confrères vêtus de neuf, on aurait pu le prendre pour un mendiant ; mais il y avait tant de dignité dans son maintien, un tel air d’autorité sur sa physionomie, tant de force et de grâce à la fois dans son attitude lorsqu’il s’inclina pour saluer la compagnie, que la méprise était impossible. Cet homme ne devait pas être un simple pateil de village, il avait le grand air d’un chef de tribu.

Le magistrat de Todgurh se leva avec déférence pour lui rendre son salut.

– Mon frère de Djalea, lui dit-il, quels devoirs t’appellent loin de nous ? Ta présence nous honore, et ton absence va se faire sentir. Ne pourrais-tu nous accorder encore quelques instants ?

– Merci, frère, répondit le chef des toris, mes gens désirent s’entretenir avec moi avant la cérémonie. Tu sais qu’ils ne sont pas faciles à contenter, ni... à contenir.

– N’attendras-tu pas au moins d’avoir bu avec nous le houka de bienvenue ? Je vais le faire chercher.

– Je te prie, répondit Môta en jetant un regard rapide sur M. Johnson, ne hâte pas en ma faveur la fin du repas... Le houka m’attend au sanctuaire de la mère des montagnes... Un lakh (cent mille) de remercîments !

M. Johnson prit alors la parole, quoique ce fût contre l’étiquette, qui ne permet aux langues de se délier qu’au moment où le houka circule parmi les convives :

– Mon cher Môta, dit-il avec enjouement, j’aime à croire que ce n’est pas mon arrivée qui vous fait partir.

Les traits du chef tori se contractèrent, il pâlit 26 et murmura en s’inclinant :

– Je répéterai à votre excellence les excuses que je viens d’adresser à notre hôte.

– Oh ! ce n’est pas nécessaire, repartit M. Johnson, seulement je regrette de vous voir partir si tôt ; il y a longtemps que je n’avais eu le plaisir de vous rencontrer.

Un sourire amer et triste effleura les lèvres du bandit.

– Plaisir différé n’est pas perdu, dit-il ; je compte bien me donner celui de revoir votre excellence.

Il s’inclina de nouveau, jeta sur son épaule le pan de son tchaddar et sortit.

Quand il eut franchi le seuil de la cour, le pateil de Todgurh poussa un soupir de soulagement ; tout le monde parut respirer plus à l’aise, la contrainte fit place à l’abandon. Cependant, si redoutable était l’ascendant exercé par le chef suprême de la caste des toris, par cet homme d’une nature généreuse mais qu’on savait tout-puissant dans la montagne, que lorsque l’arrivée du calumet de paix donna le signal des conversations, le nom de Môta ne fut mentionné qu’avec le plus grand respect. Aucun de ces magistrats n’aurait osé dire du mal de lui, même à un intime ami.

Il y avait environ une heure que M. Johnson participait à l’hospitalité du kôtwali, faisant de son mieux pour intéresser ses compagnons de table à la cause de la religion chrétienne, lorsque le petit colporteur montra sa face réjouie près d’une des colonnes du portique. Il se dressait sur la pointe des pieds par-dessus les épaules des montagnards placés devant lui, et faisait à son maître des signes que celui-ci ne voyait pas.

Le pateil, qui le connaissait de longue date, – tout le monde connaissait Sâlig, – prit pitié de lui :

– Que veux-tu, Sâlig ? lui demanda-t-il avec bonté.

Le colporteur, enhardi par cette question, bouscula avec empressement les grands corps qui lui barraient le passage, et faisant coup sur coup trois courbettes, répondit :

– Monseigneur, il est onze heures, et je venais dire à son excellence le padré que j’ai achevé ma distribution.

– Bien, Sâlig, fit M. Johnson en se levant, je suis content de toi. C’est à mon tour, maintenant... Vous permettez, cher pateil, que je monte sur le toit ?

– Sans doute, votre honneur. Nos gens vous entendront avec le plus grand plaisir.... Mais, Sâlig, dis-moi, as-tu pris quelque chose ?

– Merci, monseigneur, Mangal m’a fait goûter de vos friandises. J’ai le ventre plein depuis longtemps.

– À la bonne heure, fit le pateil en se levant avec une majestueuse lenteur. Eh bien, mes chers collègues, si vous le voulez bien, nous irons entendre le padré Sahib.

M. Johnson monta sur la terrasse, escorté de Sâlig ; et le pateil ayant commandé le silence à la foule qui remplissait la cour, la prédication commença.

Depuis quinze ou vingt ans, le missionnaire chrétien était toujours reçu avec cette même affabilité. On le vénérait et on l’aimait au moins autant que les gourous les plus en vogue ; ses discours obtenaient l’approbation générale ; mais les conversions étaient rares. Une centaine de montagnards tout au plus avaient reçu le baptême. Une centaine, sur une population que le recensement de 1865 évaluait à quarante-deux mille, c’était bien peu de chose, mais la connaissance de l’évangile était devenue générale, les préjugés tombaient les uns après les autres, l’influence civilisatrice du christianisme commençait à se faire sentir, semblable à celle du levain qui lentement soulève la pâte.

M. Johnson haranguait la multitude depuis assez longtemps et peut-être avec plus de succès qu’à l’ordinaire, grâce à la popularité que sa constance dans l’infortune lui avait acquise, lorsqu’un coup de feu retentit de l’autre côté de la plaine sur la colline du temple. À ce signal, le roulement des tambours, le grondement des tam-tams, les notes perçantes du gong d’argent, d’assourdissantes clameurs, éclatèrent dans l’enceinte de la pagode.

M. Johnson comprit que la fête allait commencer. Il s’assit sur un escabeau que son hôte lui avait envoyé, et se disposa à contempler l’étrange et pittoresque scène de folie religieuse qui allait se dérouler sous ses yeux. Sa tâche était accomplie ; il se sentait fatigué et n’aurait pas demandé mieux que de retourner aussitôt à Djouma, où sa tente était restée et où ses serviteurs l’attendaient. Mais comme, dans le délire de la fête, les accidents étaient fréquents, comme il était le seul homme dans la contrée qui eût une connaissance sérieuse de l’art médical, il se faisait toujours un devoir de rester jusqu’à la fin. D’ailleurs son absence, promptement remarquée, lui eût fait perdre beaucoup dans l’opinion publique.

Il fut rejoint par le pateil de Todgurh et ceux de ses confrères à qui leur âge ne permettait pas de prendre une part active à la grande cérémonie de l’immolation. La rue du village s’était vidée en un clin d’œil, et les terrains vagues qui séparent la kôtwali du précipice se couvraient d’une foule bigarrée, aux costumes éclatants, impatiente de voir commencer la boucherie effroyable pour laquelle on était venu de dix lieues à la ronde. Le soleil d’hiver, dépouillé de l’auréole éblouissante de vapeurs qui transforme le ciel d’été en un océan d’argent fondu, versait sur l’immense concours de peuple, sur les collines, sur les vallées, des flots d’une lumière brillante et pure. L’air, doucement agité par une brise du nord, était vif et agréable. La nature, parée de ses plus riantes couleurs, semblait avoir revêtu pour la circonstance des vêtements de fête ; dans les bas-fonds, la verdure foncée des plantations de tabac, relevée çà et là par des champs de roses 27, se mariait de la façon la plus harmonieuse à l’or bruni des moissons de sorgho prêtes pour la faucille 28 ; les collines, ravinées dans tous les sens, étalaient au-dessus des champs le désordre grandiose de leurs bois d’un vert pâle et de leurs rocs déchiquetés, dont le rouge sombre tranchait avec le bleu du ciel. Et la musique, toute discordante qu’elle pût être aux oreilles du padré nourri de l’art européen, les cris de joie se répondant du plateau de Todgurh à celui de Piplâdj, les beuglements sonores des buffles enfermés dans l’enceinte sacrée, les notes stridentes jetées du haut des airs par des milliers de corneilles et de vautours impatients de prendre part à la curée, tout concourait à l’éclat de cette journée de fête.

 

 

 

XII

 

En quittant la kôtwali, Môta s’en fut tout droit à la colline de Piplâdj, où l’attendaient les hommes choisis pour prendre part avec lui au sacrifice.

Il s’en allait rapidement, la tête basse, évitant le regard des personnes qui se trouvaient sur sa route, l’âme en proie à une indicible émotion. Au milieu de l’allégresse générale, il se sentait isolé dans la préoccupation de son terrible dessein ; il avait juré de tuer le padré ; coûte que coûte, il fallait que le padré mourût. Et cet homme dont il devait abréger les jours, cet homme pour lequel il allait, le soir même, quittant la fête, se mettre à l’affût comme on fait pour une bête fauve, cet homme venait de le regarder avec un tel air de confiance, de lui parler sur un ton si affectueux, que le pauvre Môta en avait été bouleversé. Le sentiment de sa culpabilité s’était réveillé en lui ; peu accoutumé à ce genre d’émotions, il avait failli se trouver mal.

Sa promesse au Râmsneh, de prendre le padré à l’improviste, ajoutait encore à son angoisse. Tout invraisemblable que cela paraisse, il avait réellement eu l’idée d’engager avec le missionnaire un combat singulier, de l’attaquer en face et de courir le risque de se faire tuer lui-même. Dans ces conditions de loyauté, l’exécution de son projet lui était facile ; ce n’était plus un meurtre accompli sur la personne d’un homme livré sans défense aux coups de son ennemi, mais une lutte ouverte entre les champions de deux religions rivales. Malheureusement, le Râmsneh avait pénétré ces intentions bienveillantes et opposé son véto à un dessein qui mettait la religion en péril. La pensée de braver la volonté du prêtre ne venait pas à Môta ; homme de parole, le serment était pour lui chose sacrée, mais il souffrait cruellement. Cependant, lorsqu’il eut traversé la plaine qui sépare les deux collines et commencé de gravir le sentier où il retrouvait à chaque pas des souvenirs d’honneur et de piété, lorsque le mugissement des buffles parvint à son oreille et que, levant la tête, il vit se dresser devant lui la masse imposante des bâtiments sacrés, lorsque ses compagnons, qui l’attendaient au pied des murailles en fumant le calumet de paix, l’eurent salué de loin par un joyeux salâm, ses pensées prirent une autre cours. Son cœur tressaillit aux souvenirs du passé ; la vue du théâtre de ses exploits de jeunesse, le religieux enthousiasme des guerriers qui l’entouraient, les émanations tièdes et parfumées de la pagode l’enivrèrent ; il ne songea plus qu’à remplir dignement le rôle auquel l’appelait la confiance de ses compatriotes.

Son premier soin en arrivant sur la terrasse, entre la façade du temple et le précipice, fut de s’asseoir dans le cercle des champions de Piplâdj qui attendaient en causant le signal de la fête. On se passait de main en main un houka de modeste apparence, mais précieux par le fait qu’il appartenait au grand prêtre ; l’odeur pénétrante du bhang (essence de chanvre) s’en exhalait, mêlée au parfum du tabac.

Le bhang avait déjà produit ses effets ; tous les esprits étaient exaltés, toutes les langues étaient déliées. Plusieurs montagnards racontaient leurs prouesses des fêtes précédentes, d’autres se frottaient les mains de plaisir en écoutant beugler les buffles impatients de quitter la cour où ils étaient prisonniers depuis le matin. On s’engageait avec force serments à hacher les pauvres bêtes en menus morceaux pour la plus grande gloire de Piplâdj.

Par intervalles, un des convives levait la main pour commander le silence et entonnait au milieu du bruit la complainte du buffle blessé, ou le chant de victoire du gladiateur. Arrivé au refrain, toutes les voix s’unissaient à la sienne, et les conversations, brusquement interrompues, faisaient place à un bruyant concert.

Au bout d’un instant, le pateil de Djalea se leva et, quittant le cercle, entra sous les voûtes de la pagode pour aller présenter ses hommages à la déesse.

La noire statue d’ébène poli, accroupie dans le fond de sa niche, semblait contempler avec bonheur les innombrables offrandes déposées à ses pieds ; un affreux ricanement tordait sa grande bouche, d’où pendait une langue énorme, teinte de sang. On eût dit qu’elle voulait engloutir en une seule fois les centaines de noix de coco, les paniers d’oranges et de goyaves, les guirlandes de jasmin, les tas de monnaie de cuivre et d’argent dont le parquet était couvert. Ses yeux de rubis, voilés par la fumée de l’encens, semblaient pleurer d’attendrissement à la pensée du prochain massacre dont ces offrandes étaient le gage.

Môta, qui était en retard, s’avança avec précaution, choisissant entre les corbeilles une place pour ses pieds nus. Arrivé devant la niche, il tira de sa ceinture un fin collier d’or, qu’il suspendit au cou de la déesse. Puis il se prosterna, appuya par trois fois son visage contre le sol, et au lieu de se relever pour aller recevoir sur le front la marque de dévotion qu’un desservant du temple se tenait prêt à lui donner, garda l’humble attitude de l’adoration.

Dans le recueillement du sanctuaire, tous ses scrupules lui revenaient. Il revoyait en esprit la physionomie ouverte et bienveillante de M. Johnson, il entendait les accents pleins de cordialité de cette voix que lui, Môta, avait juré d’étouffer pour toujours, et il était sur le point de maudire la religion du Râmsneh. Puis, surpris des sentiments nouveaux qui s’éveillaient dans son cœur, irrité contre lui-même, honteux de se sentir si lâche en présence même de la divinité, il s’abîmait dans un monde de réflexions.

Le toussotement nerveux du prêtre impatient mit fin à sa rêverie. Par un violent effort, il ressaisit son empire sur lui-même, refoula le remords au fond de son cœur, et s’avança d’un air déterminé vers l’officiant.

Après avoir reçu au front le tilik (marque d’adoration), il tira son sabre, et s’agenouillant :

– Mon père, dit-il, veuillez bénir cette arme.

– Mais, fit l’autre tout étonné, ce n’est pas la coutume.

– Peu importe, s’écria le pateil. Il faut que le coup que je porterai au buffle avec ce sabre soit fatal ;... il le faut, vous dis-je !

– Les temps sont bien changés, repartit le prêtre avec un sourire, si le vaillant pateil de Djalea a peur de manquer son coup.

– Ils sont changés, en effet, mais pour moi seul.... Refusez-vous de faire ce que je demande ?

– Hum !.... non, se hâta de répondre le prêtre, qui comprit au regard et à l’accent du pateil qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie.

Et trempant son doigt dans le pot de couleur, il en toucha par trois fois la lame brillante, en marmottant la célèbre formule sanscrite :

Yada, yadahi, dharmmasiya glanir bharati bharata 29.

– Merci, mon père, dit Môta en glissant une pièce de monnaie dans la main du brahmane. Vous saurez plus tard quel était mon but en vous demandant ce service. Pour le moment, veuillez n’en rien dire.

Le prêtre s’inclina, et Môta alla d’un pas ferme rejoindre ses compagnons sur la terrasse.

Bientôt le coup de feu, qui avait mis fin au discours de M. Johnson, détona dans l’enceinte sacrée ; les musiciens, qui se tenaient prêts, entonnèrent la marche des guerriers.

À ce signal, les champions de Piplâdj se lèvent en poussant une clameur belliqueuse et tirent leurs sabres. La danse, prélude du massacre, commence au milieu des applaudissements de la foule, qui, des hauteurs de Todgurh, assiste au spectacle. Tous ces corps bronzés, qu’aucun vêtement ne gêne dans leurs évolutions, tournent sur eux-mêmes, se plient, se tordent dans les convulsions d’une joie frénétique ; les bras s’élèvent et s’abaissent en cadence, les sabres jettent des éclairs et se heurtent à grand bruit. Plus d’une poitrine se couvre d’égratignures, plus d’une épaule se meurtrit au contact du fer.

La vue du sang qui coule exaspère la fureur religieuse des danseurs ; la frénésie de leurs évolutions s’accroît d’instant en instant. Déjà quelques blessures sérieuses ont été reçues, deux ou trois hommes sont tombés, sans une plainte, sans un gémissement ; ils se sont tirés de la bagarre comme ils ont pu.

Soudain tout s’arrête, tout se tait. Le grand prêtre a paru sur le seuil du temple. Sa poitrine nue, bardée des raies rouges et blanches du grand tilik (sceau de la divinité), ses bras et ses jambes frottés de cendres de santal, le trident qu’il tient à la main, tout indique le caractère sacré de sa personne. À sa gauche, deux grands gaillards aux formes athlétiques retiennent par les cornes un buffle saisi de terreur, qui fait de vains efforts pour s’échapper. À sa droite, un jeune brahmane, les bras en croix sur la poitrine, le haut du corps incliné, semble attendre des ordres. Après un instant d’attente silencieuse :

– Va, mon fils, lui dit le gourou, va dire à notre Mère que la victime est prête et que nous attendons son agrément pour l’immoler.

Plus rapide que le vent, le jeune homme s’enfonce dans les mystérieuses ténèbres du sanctuaire.

Lorsqu’il revint avec une des guirlandes offertes le jour même à la déesse et que la foule vit dans sa main ce gage de l’approbation divine, un frémissement de joie parcourut les rangs. Chacun des acteurs de la tragédie religieuse se sentait l’objet particulier de la faveur céleste ; des regards de satisfaction s’échangeaient en silence, les mains serraient avec plus de force la poignée des sabres.

Le grand prêtre prit la guirlande et la déposa sur la tête du buffle, en disant :

– Bhainsa, mon frère, sainte victime, ton sacrifice est accepté ; la Mère boira ton sang avec plaisir.

Puis, de son trident, il piqua trois fois le flanc de la bête, pour simuler l’immolation. Au même instant un rire joyeux éclata sous les voûtes sonores, et tout le peuple en délire s’écria :

– Wah ! wah ! la mère est contente. Wah ! wah !

Alors le buffle fut mis en liberté. Il s’élança tête basse sur la terrasse, accueilli au passage par de furieux coups de sabre, et se mit à courir çà et là, secouant de sa tête le sang qui l’aveuglait et poussant d’effroyables beuglements. Les champions de Piplâdj se ruaient sur lui en poussant des cris féroces, chacun s’efforçant d’enlever à la pauvre bête, dépecée toute vive, un bon morceau de chair pour le festin du soir.

La cérémonie de l’acceptation ne se faisant que pour un buffle, le grand prêtre était rentré dans le temple ; il avait fait ouvrir la porte de la cour et ordonné à deux brahmanes armés de tridents d’amener sur la terrasse le troupeau tout entier. À la vue des piques et des sabres, à l’ouïe des clameurs, les malheureuses bêtes s’arrêtaient et voulaient rentrer ; mais cernées aussitôt, piquées de tous les côtés, elles s’élançaient au hasard, la tête à fleur de terre, se heurtant les unes contre les autres, cherchant en vain une issue pour s’enfuir. À peine tombées, on leur ouvrait le ventre ; le cœur et les intestins devenaient la proie des plus habiles guerriers ; les autres se contentaient qui d’une jambe, qui d’un lambeau de chair arraché aux flancs de la victime.

Bientôt la terrasse du temple n’offrit plus qu’une dégoûtante scène de tuerie ; des têtes lacérées, des tronçons mutilés couvraient le sol inondé de sang. Ici un buffle se roulait dans les convulsions de l’agonie en éclaboussant ses bourreaux ; là une demi-douzaine de montagnards s’acharnaient à grands coups de sabre après une victime à la forte encolure, à la croupe rebondie, qui s’obstinait à ne pas tomber. Ailleurs on voyait un buffle passer comme l’éclair, la queue en trompette, poursuivi par les clameurs d’une bande de démons, et se précipiter du haut des rochers dans la plaine, où une nuée de femmes et d’enfants s’abattaient sur cette masse informe et sanglante.

Un antique usage voulant que tout ce qui tombait de la plateforme appartînt au sexe faible, qui ne prenait jamais part aux festins publics, des centaines de femmes se tenaient en bas, les yeux en l’air, le poing sur la hanche, attendant que la malchance de quelque buffle le fit tomber entre leurs griffes. Alors elles se précipitaient en criant sur ces chairs meurtries par une chute de plus de cent mètres, et les déchiraient à belles mains. De temps à autre, les égorgeurs s’amusaient à leur jeter des têtes ou des jambes, en faisant de bons rires quand ces étranges projectiles obligeaient quelque groupe de femmes à se disperser à la hâte.

Cinq ou six buffles, rompant le cercle de fer qui les entourait, avaient réussi à s’échapper du côté opposé au précipice. Ils avaient longé au galop la muraille du temple et pris leur course vers le sud, à travers les bois qui retentissaient de leurs beuglements. Mais, pour la plupart grièvement blessés, ils n’avaient guère tardé à ralentir leur course ; on les avait atteints, sabrés et rapportés au temple par morceaux.

Bientôt il n’en resta plus qu’un dans le bois ; c’était un buffle énorme, aux flancs musculeux, à la peau luisante, que des blessures légères n’avaient fait qu’animer. Quatre hommes le poursuivaient, le sabre à la main, en s’encourageant par les cris de Râm ! Râm ! wah ! wah !

C’étaient les quatre députés de Djalea ; ils avaient reconnu leur buffle à la touffe de poils blancs qu’il avait entre les cornes. La crainte d’encourir en le laissant échapper le courroux de la terrible Piplâdj, et d’attirer ainsi sur leur village des calamités sans nombre, leur donnait des ailes.

Pendant plus d’une heure ils suivirent l’animal effarouché par monts et par vaux, traversant des clairières où l’herbe leur montait jusqu’aux épaules, des mares à la vase profonde, des halliers épineux dont les dards leur déchiraient le corps.

Cependant le soleil s’abaissait à l’horizon, les ombres s’allongeaient sur la terre, le fond des ravins se couvrait d’une vapeur blanchâtre ; les chacals, sentant venir le crépuscule, commençaient à se montrer. Que le buffle soutînt encore sa course pendant une demi-heure et il était sauvé, la loi cérémonielle interdisant de continuer le massacre après le coucher du soleil.

– Malédiction ! s’écria tout à coup le plus avancé des chasseurs en fichant son sabre dans le tronc d’un ajoupa, cette bête est ensorcelée, je ne vais pas plus loin.

Deux de ses camarades s’arrêtèrent auprès de lui tout essoufflés. Ils semblèrent hésiter un instant, se consultèrent du regard, et firent rentrer leur sabre dans le fourreau.

Le quatrième avait depuis longtemps rengainé son sabre, dont il tenait le fourreau sous son bras ; les coudes serrés au corps, les épaules effacées, la poitrine en avant, la bouche fermée, il s’avançait d’un pas égal et mesuré, comme un coureur de profession. En voyant ses compagnons s’arrêter et se jeter pantelants sur le gazon, il ne put s’empêcher de sourire, mais sa physionomie reprit aussitôt l’expression sérieuse que donne à l’homme le sentiment d’un grand devoir à accomplir. Il passa sans ralentir sa course à quelques pas des Djaléens.

– C’est inutile, pateil, cria l’un d’eux, vous ne l’atteindrez pas.

– Laissez-moi faire, répondit celui-ci d’une voix contenue ; pour vous, retournez tout de suite à Todgurh.

– Houkam, murmurèrent les trois hommes en se relevant.

Ils jetèrent un dernier regard sur le buffle, dont la masse noire se dessinait à deux ou trois cents mètres de distance sur le fond sablonneux d’un torrent à sec, secouèrent la tête et reprirent en soupirant la route de Todgurh.

Le pateil de Djalea courut encore pendant un quart d’heure, gagnant peu à peu sur le buffle, dont la démarche alourdie décelait la fatigue. Quand il se vit à une vingtaine de mètres de l’animal, il se décida, quoiqu’avec répugnance, à l’appeler par son nom.

Khoubi ! cria-t-il, Khoubi !

À cette voix bien connue, le buffle s’arrêta.

C’était au milieu d’une clairière assez vaste, dont le centre était occupé par une mare d’eau bourbeuse, rougie des feux du soleil. Môta reconnut avec effroi l’endroit même où, la nuit précédente, s’était accompli le rite du baptême.

À son tour, il s’arrêta tout tremblant. Il se demandait par quelle attraction mystérieuse l’animal était revenu dans cette clairière où sa vie avait été liée à celle du padré.

Sa rêverie fut interrompue par le buffle, qui venait à lui à petits pas, en secouant ses flancs déchirés par les coups de sabre. En arrivant près de son maître, il poussa un faible mugissement, comme pour lui reprocher sa dureté de cœur. Môta ne put s’empêcher de tressaillir ; dans les accents plaintifs du buffle ensorcelé, dans son regard placide, il lui semblait tout à coup reconnaître une certaine analogie avec le padré 30. Il jeta un regard sur l’horizon embrasé, qu’on apercevait confusément à travers le branchage de la forêt : le soleil allait disparaître, il n’y avait pas une minute à perdre.

– Pauvre Bhainsa, murmura-t-il avec des larmes dans la voix, veuille oublier dans l’autre monde le mal que je t’aurai fait dans celui-ci.

En même temps il dégaina son sabre et le plongea jusqu’à la garde dans le flanc de l’animal, qui tomba lourdement sur le sol.

 

 

 

XIII

 

Environ deux heures plus tard, le chef des toris rentrait à Todgurh, rapportant comme trophées de son expédition la langue et le cœur du buffle sacré fichés au bout de son sabre.

La lune venait de se lever ; sa lumière, faible encore, luttait avec l’éclat rougeâtre des feux allumés par centaines sur les collines et dans les vallons. L’atmosphère, alourdie par la fumée, était tout imprégnée des senteurs appétissantes du festin, auquel plus de six mille personnes prenaient part, chaque tribu ayant son lieu de rendez-vous désigné à l’avance par la tradition. Une rumeur, semblable au grondement lointain de la mer, s’élevait de la fête. Des centaines de chacals, attirés par l’odeur de la viande grillée, rôdaient dans les bois, s’approchant parfois avec hardiesse des groupes écartés. On leur jetait des os à demi rongés ; alors c’était des combats sans fin entre ces bêtes voraces, et leurs glapissements ajoutaient une note sauvage au concert des voix humaines.

Partout où le terrain accidenté des collines présentait une surface plane, ne fût-ce que de quelques mètres carrés, on avait organisé des danses. Çà et là, autour des brasiers, tourbillonnaient des rondes frénétiques. Quand un danseur, plus hardi ou plus enivré, passait prestement au travers des flammes en posant ses pieds nus sur la braise, des applaudissements tumultueux saluaient cet acte de démence.

La gourde d’arac, dont les montagnards font un usage copieux dans leurs fêtes, circulait parmi les rangs des hommes d’âge mûr, à qui ce stimulant rendait l’ardeur et la joyeuse insouciance de la jeunesse. Les uns racontaient en se glorifiant des exploits invraisemblables, les autres chantaient à gorge déployée les vieilles ballades de la montagne. Bon nombre, appesantis par la bonne chère, s’étaient retirés à l’écart, sous la feuillée, pour dormir à l’aise.

Les toris, au nombre d’environ trois cents, avaient établi leur quartier-général sur la pente orientale de la colline de Todgurh, droit au-dessous du village. Répartis par cercles de quinze ou vingt personnes autour des foyers, ils menaient joyeuse vie, leur chef ayant pris soin de les approvisionner d’arac d’une qualité supérieure et de tabac de choix. Comme on les savait plus riches que la généralité des montagnards, c’était auprès d’eux que les dholis (musiciens et troubadours) se rendaient de préférence ; et les chants, la musique, la présence de quelques nâtchwâli (danseuses de profession) ajoutaient aux charmes du festin.

L’arrivée de Môta fut saluée par une clameur enthousiaste. On savait l’aventure dans laquelle la fuite malencontreuse de son buffle l’avait engagé ; et même les députés de Djalea, pour colorer de quelque excuse l’abandon de leur chef, ne s’étaient pas fait faute d’exagérer les difficultés et les périls de la poursuite.

Tout le monde se leva pour lui faire honneur, on se rassembla autour de lui, et sa santé fut portée à la ronde dans une énorme gourde de cuir. Ensuite il fallut qu’il racontât comment son expédition s’était terminée, et que chacun trempât son doigt dans le sang à demi figé du cœur de Bhainsa. Ce sang portait bonheur, on s’en imprimait des marques sur le front et sur les bras ; si Môta l’avait permis, on se serait partagé le trophée saignant pour le manger tout cru, séance tenante.

Un des troubadours, grande figure sèche aux yeux ardents, monta sur un fragment de roc et se mit à chanter les exploits du chef, en s’accompagnant d’une viole criarde :

 

– Enfants du jungle, venez apprendre les hauts faits et contempler la gloire de Môta,

De Môta, fils de Samar, – le grand pateil de Djalea (bis).

Tigres du jungle aux blanches dents, tigres du jungle aux griffes pointues, qui plus rapides que l’éclair saisissez votre proie et l’emportez dans les taillis, venez lécher les pieds de votre maître Môta,

De Môta, fils de Samar, – le grand pateil de Djalea (bis).

Serpents du jungle, souples et rusés, serpents qui d’un regard fascinez la tourterelle au riche collier, venez, serpents du jungle, ramper aux pieds de votre maître Môta,

De Môta, fils de Samar, – le grand pateil de Djalea (bis).

 

Et la troupe entière des toris, enflammée par ce chant sublime et par l’arac, répétait en cadence le refrain :

 

De Môta, fils de Samar, – le grand pateil de Djalea (bis).

 

Quand Môta, qui avait écouté avec une impatience difficilement contenue ces effusions poétiques, jugea que la verve du troubadour s’était suffisamment donné carrière, d’un geste il y mit fin, et donnant une roupie au chantre importun de ses exploits, il le congédia. Après quoi, il appela un des officiers de sa petite armée et lui remit le cœur et la langue du buffle sacré, en disant :

– Va porter cette offrande au grand gourou de Piplâdj ; lui seul est digne de toucher à cette nourriture, qui a coûté si cher aux députés de Djalea.

– Mais vous, pateil, s’écrièrent plusieurs voix, qui plus que vous ?...

– Silence, interrompit Môta. Ce que j’ai dit, je l’ai dit. Pour moi, j’ai fait un vœu qui m’impose le jeûne jusqu’à demain... Retournez à vos feux, mes braves, et réjouissez-vous tant et plus.

En achevant de parler, Môta se dirigea vers les ruines d’une chaumière abandonnée, où les députés de son village avaient coutume de se réunir pour festoyer. Ils y rentrèrent en même temps que lui.

– Par la Mère, s’écria l’un d’eux en jetant les yeux sur un chaudron à moitié vide, si nous avions su que vous reviendriez ce soir, pateil, nous vous aurions attendu pour commencer.

– Cela m’est bien égal, répondit Môta qui s’était assis près du foyer et se frottait les jambes avec de la cendre chaude. Passe-moi la gourde, Râma, et bourre-moi une pipe ; je n’ai pas envie d’autre chose.

– Alors l’envie de votre excellence ne sera pas difficile à satisfaire ; mais... si vous permettez, pateil... qu’avez-vous donc ce soir pour être si dégoûté ?

– Rien, rien, fit Môta d’un air distrait en continuant l’opération du massage sur ses jambes endolories.

– Pourtant, insista Râma que la liqueur avait rendu expansif, vous devez avoir besoin de prendre du solide... Après une course pareille, par Krishna, moi, j’avalerais un buffle tout entier !

– C’est bon fit un autre député en poussant du coude son loquace voisin, – ne te rappelles-tu pas ce que nous disait ce soir le dholi (troubadour) Oumrah ?

– Non.

– Que sans doute notre buffle était ensorcelé.

– Oh ! pour ça, je l’avais dit avant lui ; il était bien visible que cette bête avait le diable au corps 31.

– Alors pourquoi t’étonner que le patron soit un peu... abattu ce soir. On ne lutte pas impunément avec les esprits malins.

En disant ces mots, le Djaléen jeta un coup d’œil significatif sur le chef qui paraissait rêver.

Râma branla la tête d’un air capable, et prenant à deux mains la flasque d’arac négligée par le pateil, la tint longuement collée à son visage ; après quoi, il la passa à celui de ses deux camarades qui lui faisait compagnie, l’autre s’étant endormi.

En ce moment la lune, qui montait lentement, envoya par une brèche un rayon dans la chaumière. Ce rayon, filant par-dessus la tête des convives accroupis en silence autour des cendres, alla s’étaler en nappe bleuâtre sur la paroi.

– Tiens, s’écria Râma, la lune a déjà fait pas mal de chemin. Ce doit être au moins neuf heures... Dis donc, Lallou, si nous allions danser ?

– Dan... ser ? répéta en se réveillant à demi l’individu interpellé de la sorte... J’aime mieux... l’eau vive.

Et, d’une main tremblante, il s’efforçait d’atteindre la gourde que Râma avait sagement déposée à l’écart.

– Pas de bêtise, frère, lui cria celui-ci en le forçant à se recoucher, tu as déjà ta dose ; et... elle me paraît fameuse.

– Alors, pourquoi veux-tu... que... j’aille dan... ser ?

– Mon cher, répondit Râma en se grattant la tête, s’il faut te le dire, c’est que j’ai une envie furieuse d’aller courir et que je n’aime pas te laisser seul avec la petite sœur (la gourde d’arac.) Si le pateil voulait bien la prendre sous sa garde... qu’en dites-vous, pateil ?

– Môta releva la tête et regarda Râma d’un air distrait.

– Que veux-tu ? fit-il avec effort.

– Je voulais, mon père, vous prier de veiller sur l’arac, pendant que j’irai faire un tour vers les amis.

– Combien de temps resteras-tu ?

– Combien de temps ? répéta le tori d’un air étonné. Mais... je n’en sais rien. Partirons-nous avant la fin de la fête ?

– Toi et tes compagnons, répondit Môta avec un léger tremblement dans la voix, vous partirez quand vous voudrez. Moi, je quitte Todgurh à minuit. Je... dois voir le... padré demain matin avant son départ de Djouma.

– Le padré ?

– Oui, le padré. Qu’y a-t-il là d’étonnant ? demanda Môta avec un regard de défiance.

– Rien, rien, murmura le Djaléen, surpris de l’air étrange avec lequel son patron le regardait. Mais le padré vient seulement de partir, j’ai cru que vous le saviez.

À ces paroles, Môta se leva brusquement et tout en rajustant à la hâte son turban dénoué :

– Quoi ? s’écria-t-il avec plus d’émotion que ne semblait en comporter l’évènement, le padré vient seulement de partir ?... si tard, et tout seul ?

– Mais, reprit Râma de plus en plus surpris, ce n’est pas la première fois que le padré voyage seul pendant la nuit ; il sait bien que personne n’oserait le toucher... D’ailleurs, ajouta-t-il en se levant à son tour, il fait un clair de lune magnifique.

Le pateil ne répondit pas. En proie à une émotion extraordinaire, les lèvres comprimées, les sourcils froncés, il serrait sa ceinture autour de ses reins et se disposait à partir. Il avait eu d’abord l’intention de retourner à Djouma avant le matin, de surprendre une seconde fois M. Johnson dans son sommeil et de le dépêcher d’un seul coup de sabre pour ne pas le faire souffrir. Mais il ne se dissimulait pas la difficulté et les risques de cette entreprise ; il lui répugnait d’ailleurs d’ensanglanter la tente missionnaire et de préparer aux serviteurs du padré la triste surprise de trouver leur maître égorgé dans son lit. L’occasion se présentait à lui d’en finir avec sa triste besogne sans beaucoup de risques, et de dérober pour toujours aux regards le cadavre de sa victime. Cette occasion était trop bonne pour qu’il négligeât de la saisir ; mais, mis ainsi face à face avec la tâche pénible qu’il avait assumée, il en goûtait pour la première fois l’indicible amertume.

Râma considérait avec stupeur le visage bouleversé de son maître ; il ne comprenait rien à cette agitation désordonnée, son intelligence s’y perdait.

– Pateil, dit-il timidement et avec respect, qu’avez-vous ?

– Je pars, répondit celui-ci ; nous nous reverrons bientôt à Djalea.

– Mon père, reprit le tori à voix basse, puis-je vous être bon à quelque chose ?

Môta, qui avait déjà un pied sur le tas de décombres amoncelé devant la porte, se retourna. Il jeta un regard rapide sur les deux députés endormis auprès du foyer, puis sur Râma, et dit à celui-ci :

– Je puis compter sur toi, n’est-ce pas ?

– Oh mon père ! répondit le montagnard en croisant les mains sur sa large poitrine.

– Eh bien, fais quelques pas avec moi dans le bois.

Les deux toris marchèrent en silence pendant quelques minutes. Quand ils eurent dépassé les derniers feux, Môta s’arrêta et dit à son compagnon en lui posant la main sur l’épaule :

– Je vais entrer dans un chemin qui me mènera peut-être plus loin que je ne voudrais. Pars demain matin pour Djalea et si tu ne me vois pas arriver dans la journée, fais porter des vivres au Rendez-vous. Maintenant, il est possible que j’aie quelque chose à démêler avec les habits rouges... ne m’interromps pas !... Peut-être apprendrez-vous bientôt que je suis en prison. Jure-moi qu’on ne fera rien pour me délivrer, et que si... je meurs, on ne cherchera pas à me venger.

Mâ bâp (ma mère, mon père), laissez-moi vous accompagner, s’écria Rama en joignant les mains. Je ne comprends rien à vos intentions, mais tout ce que vous ordonnerez...

– Je t’ordonne de rester, interrompit le chef des toris. Tu me seras plus utile qu’en venant avec moi... Le temps presse... Jure de faire ce que je t’ai dit.

Il y eut un silence ; le montagnard paraissait contrarié. Enfin il s’écria :

– Je pourrais bien jurer pour moi-même, mais si vous êtes pris, comment empêcherai-je nos gens d’aller à votre secours ?

– Rama, répondit le pateil avec solennité, depuis longtemps tu es désigné pour me remplacer. Nos gens t’obéiront. Jure que vous m’abandonnerez à mon sort je le veux !

– Eh bien, fit le tori avec un soupir en plaçant sa main droite sur la médaille bénite qui brillait à la poitrine du pateil ; qu’il soit fait selon votre volonté. Je jure de vous obéir !

– C’est bien ! murmura Môta d’une voix sépulcrale. À présent, salâm ! Que la paix de Râm soit avec toi !

– Et avec vous, mon père ! s’écria le tori en se tordant les mains. Oh ! qu’il vous ramène en paix !

Quand il eut vu disparaître son chef dans les taillis, il reprit le chemin de la masure en secouant la tête et en répétant :

– Je n’y comprends rien ! Je n’y comprends rien ! Mais c’est égal, s’il meurt, on trouvera bien moyen de le venger.

 

 

 

XIV

 

De Todgurh à Djouma, on compte deux heures de marche en passant par la montagne ; mais le sentier, rude et parfois dangereux, ne saurait convenir qu’aux piétons ; encore faut-il qu’ils aient le jarret solide et la tête à l’épreuve du vertige. Les caravanes et les troupeaux suivent d’ordinaire un chemin suffisamment accidenté et rocailleux, qui longe la base des collines en faisant des détours sans fin.

Le colporteur Sâlig, parti de Todgurh dans l’après-midi, sa balle vide sur le dos, avait pris le sentier pour retourner à Djouma.

M. Johnson, retenu jusqu’au soir par les soins à donner aux montagnards blessés pendant la fête, avait attendu le lever de la lune pour se mettre en route. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait de nuit le trajet, et son petit cheval connaissait assez bien les détours du chemin pour qu’il pût s’en remettre à lui. Les mauvaises rencontres n’étaient pas à craindre dans une région où le gibier est assez abondant pour ôter aux tigres et aux lions 32 tout prétexte de s’attaquer à l’homme ; et quant aux bandits, plus redoutables mille fois que les bêtes sauvages, M. Johnson ne leur faisait pas même l’honneur de penser à eux.

Abandonnant à sa prudente monture le soin de se diriger, il s’était laissé aller à des rêveries favorisées par la douce allure du tattou et plus encore par le calme enchanteur de la solitude. L’excitation produite dans son âme par la vue des foules païennes et de leurs joies malsaines, faisait insensiblement place à l’abattement. Il repassait dans son esprit les scènes d’idolâtrie auxquelles il avait assisté depuis le commencement de son ministère ; et la froide raison l’obligeant à reconnaître que ses prédications, ses travaux de charité, ses prières, n’avaient produit sur la masse du peuple aucun résultat apparent, pour la première fois le découragement s’emparait de lui.

Avoir consumé les plus belles années de sa vie à un labeur aussi ingrat que pénible, et sentir qu’on vieillit, que les forces s’en vont, que l’ardeur s’éteint, qu’il faudra bientôt abandonner la partie sans avoir remporté le prix sur lequel on comptait, c’est pour l’homme aux ardentes affections, au cœur sensible, c’est pour le missionnaire une épreuve poignante.

À chaque détour de la route, M. Johnson recueillait des souvenirs qui lui serraient le cœur. Ici, c’était un ravin boisé, où plus d’une fois la cognée avait fait silence pour qu’il pût adresser aux bûcherons quelques paroles sérieuses ; là, un hameau dont il connaissait nom par nom tous les habitants, dont il avait soigné tous les malades. Où étaient-ils à cette heure, ces hommes avec lesquels, par des nuits claires, il avait fumé le calumet de paix et débattu longtemps les grands intérêts de l’âme ?

Quelques-uns étaient morts, morts en tenant dans leurs mains la queue du taureau sacré ; les autres étaient à la fête, ils avaient baisé les pieds de l’idole ; ils s’enivraient d’arac en chantant les louanges de Piplâdj !

À cette pensée, le missionnaire levait vers le ciel un regard suppliant, tandis qu’une larme descendait lentement le long de sa joue. La vie lui était à charge ; volontiers, il se fût écrié comme Élie au désert : Éternel, reprends mon âme, car je ne suis pas meilleur que mes pères.

Quant à Sâlig, il était parti de Todgurh avec des sentiments bien différents. La distribution de livres qu’il avait faite dans la cour de la kôtwali en s’adressant de préférence aux personnalités les plus marquantes, avait réussi au delà de ses prévisions. Cinquante nouveaux testaments et six cents exemplaires du fameux Moukhti-ki Mârag (le chemin du salut), brochure religieuse écrite par M. Johnson dans le patois des montagnes, avaient passé de sa balle dans les mains d’hommes respectables, qui ne manqueraient pas de s’en faire faire avec soin la lecture par leurs enfants.

Sâlig, qui savait par cœur et aimait à redire avec emphase l’éloquent morceau d’apologétique distribué dans la journée, ne doutait pas du succès. Tout en gravissant les pentes escarpées de la montagne, sa balle sur le dos, les deux mains cramponnées à des branches de poivrier ou à des tiges d’asclépiade, il calculait le nombre probable des conversions. Il voyait en esprit ses petits livres passer de main en main, circuler dans toute la contrée, remuant les consciences, touchant les cœurs ; et, dans un avenir assez rapproché, des baptêmes sans nombre, tout un peuple passant au christianisme, comme cela se passait dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, ainsi que M. Johnson l’avait affirmé.

Une fois sur le plateau supérieur de la colline, où les arbres étaient plus rares et le terrain moins accidenté, la marche devenait facile. Sâlig, débarrassé des difficultés de la route, n’en fut que plus à l’aise pour se livrer à l’exercice de la pensée ; les pouces sous les bretelles de sa balle, le regard perdu dans la profondeur des herbes fleuries qu’il foulait d’un pas distrait, il songeait à son propre avenir. De riantes perspectives s’ouvraient devant lui. Quand les néophytes se compteraient, non plus par vingtaines, mais par centaines, peut-être par milliers, toujours comme dans les premiers temps de l’Église, le padré ne pourrait plus suffire à l’immensité de sa tâche ; il faudrait des pasteurs pour ces troupeaux épars dans la montagne. Qui serait le mortel fortuné à qui M. Johnson s’adresserait tout d’abord ? Le cœur du petit colporteur répondait avec un battement plus rapide : Sâlig !

– Sâlig ? Oui, Sâlig, ne vous en déplaise, messieurs les brahmanes, qui tant de fois avez jeté sur le pauvre homme un regard dédaigneux. Et Sâlig, les dimanches et les jours de fête, montera dans la chaire, non plus seulement pour faire la lecture, mais pour prêcher ! Ah ! vous avez cru..... mais, où suis-je ? Seigneur Dieu, me voilà égaré !

Cette exclamation qui terminait brusquement le monologue du colporteur, correspondait à un brusque arrêt du terrain, causé par une crevasse large de quelques centaines de pieds, au fond de laquelle grondait un ruisseau.

Impossible d’aller plus loin !

Sâlig leva la tête et jeta un regard sur les environs ; mais il ne reconnut pas l’endroit où il se trouvait. Le soleil venait de se coucher, et comme il arrive sous les tropiques, le crépuscule faisait rapidement place à la nuit. Entre d’énormes massifs de bambous et d’aloès, semés sur le plateau à intervalles irréguliers, s’ouvraient des avenues capricieuses, remplies de hautes herbes que la brise du soir faisait onduler. – Pas trace de sentier !

Le pauvre colporteur, transporté soudain des régions éthérées de ses rêves dans le domaine plus sombre de la réalité, ne savait de quel côté se tourner. Enfin il se décida à entrer dans celle de ces avenues qui lui paraissait la plus ouverte ; il s’y engagea, le cœur palpitant. Mais il se vit bientôt acculé dans une impasse et contraint de revenir sur ses pas. Il prit par la gauche après avoir vainement tenté de s’ouvrir un passage sur la droite, tourna et retourna dans tous les sens, si bien que la nuit était venue lorsqu’il il se retrouva tout à coup au bord du précipice.

Il est vrai que la lune s’était levée ; mais sa lumière, en prêtant aux massifs des formes fantastiques, changeait si bien la perspective, qu’elle ne pouvait être d’aucun secours.

Pour comble d’infortune, des vampires, inquiétés apparemment par la présence de ce voyageur, dont le dos couvert d’une protubérance énorme ressemblait à celui d’un dromadaire, s’approchaient en battant de l’aile et en poussant des cris aigus. L’esprit superstitieux de Sâlig lui faisant voir dans chacun de ces volatiles un démon prêt à lui dérober son âme, et sa vive imagination prêtant aux moindres frémissements du feuillage des accents suspects, sa position devenait intolérable.

Près de lui se trouvait un grand buisson d’euphorbe, dont les branches placées en éventail autour du tronc s’infléchissaient en arceaux. Il se glissa en rampant sous cet abri de verdure protégé par des millions d’épines, plaça sa balle devant lui, et se disposa à attendre le jour.

Il était là depuis une heure ou deux, lorsque, à la clarté de la lune, il aperçut une forme humaine qui passait silencieusement à cent pas de lui.

Son premier mouvement fut de se lever pour courir à la rencontre du libérateur que le ciel lui envoyait. Mais l’instinct de la conservation lui suggérant aussitôt que ce libérateur pourrait fort bien n’être qu’un de ces rôdeurs de nuit, vrais chacals qui ne voyagent que lorsque tout le monde dort, il jugea plus prudent de ne pas se montrer.

L’inconnu marchait à grands pas, sans regarder à droite ni à gauche, comme quelqu’un sûr de sa route. Sâlig n’eut pu dire s’il allait dans la direction de Djouma, mais tout valait mieux que de rester exposé aux terreurs du désert.

Notre homme prend la résolution de suivre à la piste le mystérieux voyageur. Il sort de son gîte, remet sa balle sur son dos, et s’élance d’un pied léger. Son guide marchait si vite qu’il avait peine à le suivre. Plusieurs fois il crut l’avoir perdu et fut sur le point de l’appeler. Mais il eut chaque fois le bonheur de le retrouver, sans avoir eu besoin de se découvrir.

Après une demi-heure de marche précipitée et d’émotions sans cesse renaissantes, Sâlig atteignit à son tour une arête rocheuse, d’où la vue s’étendait sur la vallée. Quelle ne fut pas sa joie en apercevant dans le lointain le lac de Djouma, changé par les rayons de la lune en un miroir d’argent poli. Désormais sûr de sa route, il laissa son libérateur prendre de l’avance, et ne s’engagea à sa suite sur les pentes ravinées de la moraine que lorsqu’il l’eut vu disparaître dans le bois qui s’étendait au pied de la colline. C’était précisément dans ce bois que le sentier pratiqué par les montagnards rejoignait la route de la vallée.

Il y a un demi-siècle, les chênes et les tamarins, reliés entre eux par ces lianes vigoureuses qu’on ne trouve que sous les tropiques, y formaient une voûte de feuillage impénétrable aux rayons du soleil ; des miasmes pestilentiels, se dégageant du sol toujours humide. en éloignaient les voyageurs et faisaient de ces ténébreuses retraites, délaissées même par les bêtes sauvages, un lieu maudit. Mais sous l’influence de la civilisation apportée dans le pays par la race anglo-saxonne, la nature a changé d’aspect. Les vallées, que les bandits de l’Aravalli avaient laissées en friche, se sont couvertes de moissons, les forêts ont été assainies. Des sentiers, taillés à coup de hache dans l’épaisseur des fourrés, ont permis aux bûcherons de mettre la cognée à la racine des arbres. De vastes clairières se sont ouvertes ; l’air et le soleil ont dissipé les effluves malsaines, transformant le lieu maudit en un séjour enchanteur où retentissent tour à tour le gazouillement des colibris et la chanson joyeuse des bûcherons.

À l’heure où M. Johnson traversait, au pas tranquille de son poney, la clairière dans laquelle se rejoignent les deux chemins, tout dormait dans le bois : les colibris, au fond de leurs moelleuses retraites de mousse, les bûcherons sous le modeste abri de leurs cabanes de lattes. On n’entendait que la plainte harmonieuse du vent dans le branchage et le murmure du ruisseau que Sâlig avait entendu gronder à trois kilomètres de là, au fond de la crevasse malencontreuse du plateau.

La pensée du missionnaire se reportait avec tristesse sur les souvenirs évoqués dans son cœur par la vue des abattis d’arbres, des troncs à moitié équarris, des tas de copeaux. Que d’heures écoulées au bord du chemin en causeries amicales avec les ouvriers, que de propos sérieux échangés à l’ombre de ces hautes futaies, alors que plein de vie et d’espoir, le missionnaire avait cherché à faire pénétrer la lumière dans ces intelligences obscurcies par la superstition.

Que restait-il maintenant de tout ce labeur ? Certes, il était temps de se retirer de la scène du monde, il était temps de mourir.

C’est alors que M. Johnson s’était écrié comme Élie :

– Éternel, reprends mon âme, car je ne suis pas meilleur que mes pères !

À ce moment, un cri perçant, un vrai cri d’alarme, fait tressaillir les échos de la forêt.

M. Johnson se retourne sur sa selle et voit une lame briller à quelques pouces de son visage. Presque en même temps, il ressent à l’épaule gauche une vive commotion. Il vacille, sa vue se trouble, mais en se cramponnant au dossier de la selle, il parvient à maintenir son équilibre.

– Que veux-tu ? s’écrie-t-il en voyant confusément un homme debout et immobile auprès du cheval. Si c’est ma bourse, malheureux, je te l’aurais donnée ?.... Si c’est ma vie, pourquoi t’arrêtes-tu ? Frappe seulement, je ne crains pas de mourir.

À peine a-t-il prononcé ces paroles que sa vue s’obscurcit de nouveau ; ses forces l’abandonnent, il tombe lourdement sur le bord du chemin.

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Lorsque M. Johnson reprit ses sens, il était étendu sur un lit de fougères, dans une cabane qu’il reconnut aussitôt à une image du dieu Ganesha charbonnée sur la paroi. Sa première pensée fut de chercher le propriétaire, vieux montagnard à la barbe grisonnante qui lui avait autrefois donné beaucoup d’espoir : ses yeux rencontrèrent la figure épanouie de Sâlig, qui jeta un cri de joie en voyant son maître revenir à la vie.

– Oh ! mon père, s’écria-t-il en se frottant les mains, signe caractéristique chez lui d’une vive émotion, Dieu soit loué, vous n’êtes pas mort !

– Quoi donc ? demanda M. Johnson d’un air surpris.

En même temps il voulut se lever, mais une vive douleur à l’épaule lui fit pousser un gémissement. Il regarda son épaule, et la voyant toute entortillée de linges, il se rappela soudain ce qui s’était passé.

– Ah ! maître, s’écria Sâlig, prenez garde de bouger.... vous avez perdu assez de sang comme cela.,,,, Tenez-vous bien tranquille pendant que je vais vous préparer une tasse de lait.

– Où est Bhaula ? demanda M. Johnson en voyant le colporteur s’agenouiller auprès d’une chèvre qui témoignait de la maladresse du laitier par des bêlements plaintifs et par des soubresauts nerveux.

– Bhaula ?.... il est à la fête, comme tous ses hommes, répondit Sâlig sans s’interrompre. Heureusement qu’il il avait laissé cette bête ici ; ce qui est un fait providentiel, ou je ne m’y connais pas.

– Je n’ai pas la moindre envie de boire du lait, reprit M. Johnson ; un peu d’eau fraîche ferait mieux mon affaire..... Laisse donc cette chèvre, tu vois bien qu’elle a peur de toi.

– Comme vous voudrez, Sahib, il y a un ruisseau ici près.

– Attends un instant..... Je ne comprends rien à ce qui m’est arrivé. Comment se fait-il que je te trouve ici ?

– Ah ! Sahib, un fait providentiel ! je m’étais égaré ; c’est toute une histoire...

– Tu me la conteras plus tard. Qu’est devenu ce pauvre insensé qui voulait m’ôter la vie ?... L’as-tu vu ?

– Si je l’ai vu ? exclama Sâlig en dirigeant ses regards vers un angle auquel M. Johnson tournait le dos. Je crois bien, et que même je le vois encore, le lâche coquin. Je ne sais ce qui me retient de lui couper la tête avec son maudit sabre ; mais, c’est égal, il aura son affaire.

– Quoi donc ?... Comment ? fit M. Johnson en essayant de se retourner. Il est ici ?

– Ne bougez pas, Sahib, ne bougez donc pas, cria le vif petit homme en se précipitant vers son maître.

Et, se redressant avec importance, il ajouta d’un air qu’il essayait de rendre terrible et qui n’était que comique :

– Allons, arrive ici, vaurien... Que le gourou apprenne à qui il doit cette jolie affaire.

Alors un homme de taille moyenne, à la forte carrure, vêtu d’un turban sale et d’un dhoti (pagne) serré autour des reins par une ceinture de cachemire, s’avança lentement, avec une sorte de majesté sauvage, et se plaça sous la lumière d’une torche qui éclairait la cabane. Il avait les mains liées en croix sur la poitrine au moyen d’une cordelette, dont l’extrémité était fixée à la cheville de sa jambe droite. Sa physionomie était grave et sombre, mais rien ne trahissait l’humiliation naturelle à l’homme qui a manqué son coup et s’est vu faire prisonnier. Les yeux fixés à terre, il semblait attendre que le missionnaire prononçât sur son sort.

Celui-ci laissa échapper une exclamation de douloureux étonnement.

– Mon Dieu, s’écria-t-il, est-ce bien possible ?... C’est donc vous, Môta !

Le prisonnier garda le silence. Sâlig se chargea de répondre à sa place.

– Oui, Sahib, c’est Môta. C’est ce pateil que vous avez tant de fois honoré de votre visite, avec qui hier encore vous partagiez à Todgurh le pain et le sel.

– Cela n’est pas, interrompit le prisonnier, je n’ai jamais mangé avec le padré ; les lois de l’hospitalité ne m’ont jamais lié à son égard.

– Veux-tu bien te taire ! s’écria le colporteur bouffi de rage et levant le poing d’un air menaçant. Qu’est-ce que cela nous fait, après tout, que tu n’aies pas mangé avec nous. En es-tu moins coupable ?

Sous le coup de cette injure, le chef des toris, qui eût puni de mort la plus légère irrévérence commise par un de ses hommes, resta impassible. Il avait pâli, ses lèvres décolorées tremblaient, mais il se tut.

– Ah çà ! dit M. Johnson en tournant la tête avec effort vers le colporteur qui tenait toujours la main levée et semblait prêt à s’élancer sur Môta, te voilà devenu bien vaillant, mon cher Sâlig. Je ne m’en plains pas, puisqu’il paraît que je te dois la vie ;... mais je ne te reconnais pas le droit d’insulter un prisonnier. Et d’abord... comment se fait-il que le pateil soit garrotté ?

À cette question, le petit homme perdit subitement contenance ; il baissa la tête et murmura d’un air confus :

– C’est lui qui me l’a demandé.

M. Johnson regarda le pateil, qui s’efforçait de réprimer un léger sourire.

– Ah ! par exemple, s’écria-t-il avec un de ses francs rires d’autrefois, voilà qui devient plaisant ! Si, à ce jeu-là, je n’avais pas failli être tué, je croirais vraiment que vous jouez la comédie... Ainsi, ajouta-t-il en reprenant la gravité triste que commandaient les circonstances, vous vous êtes constitué prisonnier, Môta ?

Le pateil, qui ne souriait plus, s’inclina.

– Qu’est-ce à dire ? vous seriez-vous par hasard trompé en me portant ce coup de sabre ? Vous n’en seriez certes pas moins coupable, et... Non ?... c’était bien à moi qu’il était destiné ?... Ah ! Môta, Môta ! que vous avais-je donc fait ?

Le chef tori ne répondit pas ; il tenait ses yeux obstinément fixés sur le foyer, où Sâlig, sous prétexte d’allumer du feu, cherchait à cacher sa confusion. Après un silence, pendant lequel on entendit le tattou piétiner au dehors parmi les copeaux, M. Johnson reprit :

– Sâlig ?

– Mon père !

– Commence par délier le pateil ; ensuite nous causerons.

Le colporteur jeta un regard défiant sur la physionomie sombre du bandit ; il semblait hésiter.

– Voyons, dépêche-toi, lui dit M. Johnson.

Alors il s’approcha du prisonnier et le délia lentement, avec une répugnance visible.

– À présent, Môta, reprit M. Johnson, vous êtes libre ; je renonce à tous les droits que la loi me donne sur votre personne. Non-seulement je ne porterai pas plainte, mais encore je m’engage sur l’honneur à ne révéler jamais ce qui s’est passé entre nous. Sâlig de son côté restera muet... Oui, Sâlig, tu resteras muet, ajouta-t-il comme le colporteur faisait avec la tête un geste qui voulait dire : On verra !

– C’est bien, maître, répondit Sâlig en faisant avec les épaules un nouveau geste qui signifiait : Alors je ne m’en mêle plus.

Le pateil, resté debout, avait croisé les bras, et, les yeux à terre, il gardait le silence.

Tout à coup il se retourna, ouvrit la porte, et sortit.

On entendit le tattou pousser un hennissement d’effroi et ruer violemment. M. Johnson et Sâlig se regardaient dans la stupéfaction, quand soudain Môta reparut, tenant à la main le revolver du major. D’un pas délibéré, il vint s’agenouiller devant le missionnaire et lui dit, en lui présentant le pistolet par la crosse :

– Sahib, j’accepte avec reconnaissance de n’être pas livré au sarkar (gouverneur). Un pateil, un chef de caste, mis en prison d’abord et, ensuite..., pendu, cela ne s’est jamais vu dans le pays. Mais... j’ai mérité de mourir, tuez-moi !

– Pateil, répondit M. Johnson, en prenant le revolver qu’il mit dans sa poche, je suis le serviteur d’un Dieu de charité, qui a dit à ses disciples : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent... Oui, vous avez mérité de mourir, mais je vous pardonne ; et si vous vous repentez, Dieu vous pardonnera aussi.

– Alors, reprit Môta avec une expression de sombre résolution, rendez-moi ce pistolet.

– Non certes ! qu’en voulez-vous faire ?

– Ce que doit en faire un homme déshonoré.

– Ne le lui rendez pas, s’écria Sâlig avec un geste d’effroi, qui sait quelle est son intention ?

– Déshonoré ? répéta M. Johnson sans prendre garde à l’insinuation du colporteur, aux yeux de qui ?

– À mes propres yeux, répondit Môta en se redressant avec fierté.

– Mon cher pateil, reprit le missionnaire, c’est une lâcheté que vous voudriez commettre... Vous avez honte de vous-même, vous avez peur de votre conscience, et, lâchement, vous voudriez vous fuir. Croyez-moi, il y a plus d’honneur à vivre dans le repentir qu’à mourir dans le désespoir. Vous ne m’avez pas encore dit quels étaient vos motifs pour m’attaquer ? Vous avais-je fait quelque tort ?

– À moi personnellement, non, Sahib,... mais beaucoup à la religion.

Le visage souffrant du missionnaire prit à ces mots une expression de bonheur.

– Ainsi, murmura-t-il en levant les yeux au ciel, c’est pour mon Dieu que j’ai souffert !... Seigneur, pardonne-lui, car il ne sait ce qu’il fait !

Pendant le silence qui suivit cette exclamation, le cri d’un coq se fit entendre dans la clairière. Le pateil ouvrit la porte et, se penchant au dehors :

– Voici le jour, dit-il.

Puis revenant M. Johnson :

– Padré Sahib, ajouta-t-il d’une voix sourde, puisque vous me le permettez, je pars. Désirez-vous que j’aille à Djouma prévenir vos serviteurs ?... Votre blessure est grave, je vous en préviens ; quand la fièvre aura commencé, vous souffrirez beaucoup.

– Merci, pateil, j’accepte votre offre, et si mes gens vous questionnent, racontez-leur que j’ai fait une chute de cheval ; ce n’est que la moitié de mon aventure, mais je le répète, il ne faut pas qu’on sache l’autre.

Môta s’inclina pour prendre congé.

– Encore un mot, lui dit M. Johnson. Est-ce vrai que le Râmsneh était dans le Magra avant-hier ?

À cette question inattendue, le pateil recula. Il ouvrit la bouche pour répondre négativement, mais sa langue demeura collée à son palais. M. Johnson, qui ne le perdait pas du regard, le vit tour à tour rougir, pâlir et manifester tous les symptômes d’un grand trouble intérieur.

– C’est bien, lui dit-il enfin avec un sourire ; racontez au Râmsneh ce qui s’est passé et donnez-lui l’assurance de mon bon vouloir.

Pour toute réponse, Môta se jeta sur les pieds du missionnaire et les baisa ; un bruit rauque comme un sanglot se fit dans sa poitrine.

– Pauvre ami ! dit M. Johnson avec douceur, je voudrais...

Il n’eut pas le temps d’achever la phrase ; le pateil était parti.

 

 

 

XV

 

C’était vers la fin de la saison froide, quelques mois après la fête de Piplâdj. M. Johnson, le bras gauche en écharpe, se promenait sur la vérandah de son bungaleau, qu’on avait rebâti sur le même terrain et d’après les mêmes plans, pour que rien ne rappelât les tristes souvenirs de l’incendie. Une table était dressée sur la tchiboutra avec deux couverts. Le khansâman, une serviette sous le bras, un plumeau à la main, se tenait debout devant la table, écartant de la viande froide et du sucrier les mouches dont les essaims bourdonnants annonçaient le retour des chaleurs.

L’heure du déjeuner avait sonné depuis longtemps, et l’honnête musulman, impassible sous son masque bronzé, ne trahissait son impatience que par des regards furtifs jetés sur son maître, et par un toussotement nerveux, qui indiquait à la fois un vif désir de parler et une insurmontable timidité.

M. Johnson, qui lui aussi paraissait impatient et s’arrêtait parfois dans sa promenade pour jeter un long regard sur la route de Djalea, finit par s’apercevoir que le khansâman avait quelque chose à dire.

– Que veux-tu ? lui demanda-t-il.

– Rien, Sahib, répondit celui-ci en abaissant son regard sur une pile de tchipatti depuis longtemps refroidie, seulement... il est bientôt dix heures, et... Captân Sahib ne vient pas.

– Ce qui veut dire que tu me conseilles de me mettre à table ?..... Patience, Tchôtakhan, le capitaine ne peut tarder longtemps.

M. Johnson reprit sa promenade silencieuse. Un nouvel accès de toux l’avertit que son respectueux serviteur avait encore quelque chose à dire.

– Parle donc, fit-il avec quelque brusquerie ; ne t’ai-je pas dit cent fois que je ne veux pas être traité en nabab ?

Houkam (à vos ordres) Sahib, votre Excellence n’a pas oublié qu’on attend sa visite à l’hôpital pour onze heures ?

– Non certes ! Sais-tu s’il y a quelques nouveaux cas ?

– Hân 33 ! Sahib ? Babou Sâlig a fait transporter ce matin trois hommes au dawaï khana 34.

– Tous trois atteints de la fièvre noire (choléra) ?

– Han, Sahib !

Le dawaï khana était une modeste petite maison de deux pièces, située au cœur de la ville, et que le missionnaire avait louée pour y soigner les malades en temps d’épidémie. Le choléra régnant depuis quelques semaines à Nya Naggar, il se rendait chaque jour au dispensaire confié aux soins de Sâlig, et faisait une tournée de lit en lit ; puis il distribuait gratuitement des remèdes aux personnes qui venaient lui en demander. Il n’y en avait jamais beaucoup, la plupart des hindous de caste aimant mieux laisser mourir les êtres qui leur sont le plus chers que de les confier aux soins d’un Européen. Cependant, sous l’influence de la terreur, les préjugés du peuple contre l’art étranger tombaient peu à peu. Plusieurs cholériques avaient été guéris sans être pour cela devenus chrétiens, preuve évidente que la magie n’entrait pour rien dans leur guérison. Aussi M. Johnson voyait-il depuis quelques jours diminuer rapidement sa provision de chlorodyne et de cognac, ses deux spécifiques favoris contre le choléra.

Au bout d’un moment de silence :

– As-tu porté mon billet à Major Sahib ? dit-il au khansâman.

– Oui, maître.

– Et qu’a-t-il répondu ?

– Qu’il aurait du brandysharâb (cognac) à notre disposition... Ah maître !

– Quoi donc ?

– Voici Captân Sahib !

– Où cela ? je ne vois rien.

– J’entends le cheval, répondit le khansâman en posant son plumeau ; irai-je avertir le palefrenier ?

– Va, répondit M. Johnson, puisque tu entends quelque chose ; pour moi, je n’entends ni ne vois rien.

Tchôtakhan, confiant dans la finesse de son ouïe, courut vers les cabanes habitées par les domestiques de la ferme.

Comme il revenait, M. Johnson entendit en effet un bruit lointain, semblable au roulement du tonnerre. Bientôt il distingua sur la route de Djalea un point noir qui grossissait rapidement.

C’était bien le capitaine Philpots. Il arrivait au triple galop, suivant son habitude ; son cheval, un arabe pur sang, blanc comme la neige, les naseaux en feu, la prunelle étincelante, semblait à peine effleurer le sol. À dix pas de la plateforme, il se ramassa avec grâce, fit un dernier bond, et s’arrêta brusquement, sans que son cavalier parût faire un effort pour se tenir en selle.

– Eh bien ? cria M. Johnson, tandis que le capitaine sautait à terre.

– Le major avait raison, répondit celui-ci en remettant sa monture fumante aux soins de Mangal.

– C’est donc sa bande qui a fait le coup ?

– Hélas, oui !

– Mais lui... ? peut-être s’était-il abstenu ?

– Oh ! que non, répondit Philpots en s’essuyant le front.

– La preuve ? demanda avec anxiété M. Johnson.

– La preuve ? c’est qu’il n’était pas rentré chez lui ce matin à neuf heures.

M. Johnson s’assit d’un air désespéré, en faisant signe à son ami de s’asseoir également.

– Oh ! Môta, Môta, murmura-t-il ; j’attendais mieux de vous.

Le capitaine le regarda avec sollicitude, tout en vidant d’un trait une première tasse de thé.

– Allons, Johnson, dit-il en donnant sa tasse au khansâman, vous prenez la chose trop à cœur. Il ne fallait pas vous attendre à voir un homme comme Môta, qui depuis trente ans bat la montagne, se convertir en un jour. D’ailleurs, ne m’avez-vous pas dit que vos espérances à son sujet reposaient sur quelques paroles prononcées pendant la fête de Piplâdj ?

–  Moins sur des paroles que sur l’attitude du pateil et sa manière d’être à mon égard répondit le missionnaire.

– Peuh ! cela revient au même, Johnson... Les natures montagnardes, si farouches qu’elle soient, s’attendrissent vite au contact de la gourde d’eau-de-vie.

– Oh ! Philpots, vous faites injure à Môta ; ce n’est pas un ivrogne que cet homme-là... Mais, hélas ! il n’est pas le premier qui m’aura déçu.

Et M. Johnson soupira en regardant d’un air rêveur son bras en écharpe. Il y eut un silence de quelques minutes.

– Ah ! mais, reprit tout à coup le missionnaire, que va-t-il résulter de votre découverte ? Le traduirez-vous devant le tribunal pour cette expédition ?

– Je le voudrais que je ne le pourrais pas, répondit le capitaine qui en était à sa quatrième tasse de thé et à son troisième service de mouton froid. La caravane a été pillée sur territoire indigène ; c’est au rajah de Jodhpur à demander l’extradition.

– Il le fera peut-être ?

– Ah bien oui ! répondit Philpots en faisant claquer ses doigts.

– Et pourquoi pas ? L’extradition lui serait accordée, je suppose ?

– Sans doute, mais allez donc demander à ces niggers de fournir des preuves ; tous leurs témoins se récuseraient. D’ailleurs le rajah n’a point de police sérieuse ; ses gens d’armes ont plus peur des toris que de lui.

Il y eut un silence, pendant lequel on n’entendit que le cliquetis de la fourchette et du couteau maniés avec dextérité par le capitaine. M. Johnson essayait de déjeuner, mais les nouvelles apportées de Djalea lui avaient ôté l’appétit. Il mangeait du bout des lèvres, en rêvant, et il finit par repousser loin de lui son assiette à moitié vide.

– Tenez, Johnson, s’écria tout à coup Philpots en posant sur la table son poing armé d’un sheffield étincelant, si j’étais vous, je ne me laisserais pas abattre de la sorte... Après tout, vous n’en avez pas sujet. Que vous ayez réussi à fonder une école à Djalea avec l’assentiment et le concours du pateil, c’est déjà prodigieux... Je l’ai visitée ce matin, votre école ; elle marche bien. C’était un plaisir que de voir avec quel aplomb ces petits gaillards répétaient déjà G A, GA, K A, KA, après le pundit.

– Vraiment ? fit le missionnaire avec l’air d’un moribond qui reprend à la vie, vous avez été satisfait ?

– Si satisfait que... vous allez me gronder... je n’ai pu m’empêcher de leur donner une ou deux roupies.

– Ah ! Philpots, c’est mal, cela ! interrompit M. Johnson, vous allez me gâter mon blé en herbe.

Sur ces entrefaites, un des orphelins de la mission parut sur la terrasse, son livre de classe sous le bras, et s’avança timidement vers la plateforme.

– Halloh, James ! s’écria le missionnaire en regardant sa montre, qu’est-ce qui t’amène si tôt ? Ce n’est pas encore l’heure de la sortie.

– S’il vous plaît, Sahib, répondit l’enfant de sa voix flûtée, le pundit m’a fait sortir avant la fin pour vous dire que le grand gourou a la fièvre noire.

Rati Râm ?

– Hân, Sahib !... Et le pundit a dit qu’il fallait vous le faire savoir tout de même.

– Comment, tout de même ?

– C’est que le pundit dit que bien sûr vous voudrez aller, mais qu’on ne vous recevra pas.

M. Johnson se tourna vers le capitaine :

– Qu’en dites-vous ? lui demanda-t-il, j’ai bien envie d’essayer.

– Je vous le conseille, répondit Philpots en se levant ; si vous parvenez à guérir cet homme, vous aurez plus fait pour votre popularité que par un mois de prédications.

– Oh ! ce n’est pas ce qui me tente, repartit le missionnaire en se levant, mais plutôt l’espoir de faire impression sur cette nature revêche ; s’il allait se convertir, mon Dieu ! la moitié de la ville le suivrait peut-être !... Tchôtakhan ! fais seller le tattou.

 

 

 

XVI

 

Le capitaine ne s’était pas trompé en pensant que cette démarche servirait la popularité de M. Johnson. Tout le monde savait que le Râmsneh, ennemi juré du missionnaire, avait tenté de le faire mourir au moyen de la magie noire ; et, quoiqu’on ne sût pas la part qu’il avait prise à l’incendie du bungaleau, on s’était douté que les auteurs de cet inqualifiable attentat avaient agi sous son influence. Dans ces circonstances, M. Johnson, en se montrant disposé à porter secours au prêtre de Râma, faisait preuve d’un si noble oubli des injures qu’il y avait bien de quoi confondre l’imagination d’un peuple peu accoutumé au spectacle de la charité.

Quand M. Johnson, accompagné du saïss qui portait sa boîte à médicaments, arriva sur la petite place du Râmdouâra, il la trouva remplie par une foule inquiète. Des messagers allaient et venaient, portant au malade les vœux et les condoléances du peuple, et rapportant au peuple des nouvelles du malade. Les degrés du temple étaient encombrés de femmes prosternées, qui pleuraient et priaient, tandis que d’autres, les cheveux épars, le voile flottant, se frappaient la poitrine avec des cris aigus.

Déjà Khila, l’héritier du Râmsneh, avait été enlevé par la terrible épidémie ; qu’adviendrait-il de la religion si le Râmsneh lui-même mourait ?

À cette pensée, les disciples les moins enthousiastes versaient des larmes ; et ceux qui avaient depuis quelque temps délaissé le sanctuaire pour suivre les prédications évangéliques, venaient furtivement déposer leurs offrandes aux pieds de l’idole, dans l’espoir d’apaiser le ressentiment de la divinité.

À la vue de M. Johnson et de sa boîte à drogues, ce ne fut qu’un cri dans la multitude :

– Wah ! wah ! le padré Sahib ! Il vient pour sauver notre père ! Wah ! wah !

Et comme M. Johnson, empêché par son bras en écharpe, éprouvait quelque difficulté à mettre pied à terre, aussitôt deux hommes s’empressèrent à son secours, et, le prenant à bras le corps, le mirent doucement sur ses pieds.

– Oh ! Sahib, dit l’un d’eux en qui M. Johnson reconnut Râma, l’associé du pateil de Djalea, vous le guérirez, n’est-ce pas ?

– J’y tâcherai, frère, répondit le padré, si toutefois la permission d’entrer m’est accordée.

– Par le Thakour 35 ! il faudra bien qu’elle le soit ! exclama le colosse en mettant la main à la garde de son sabre ; je voudrais voir qu’on vous la refusât !

– Rati Râm n’est pas seul, je suppose ? demanda M. Johnson en se disposant à gravir les marches du péristyle.

– Non, des barâdars (frères de caste) sont avec lui, mais, si vous permettez, Sahib...

– Non, non, interposa vivement le missionnaire ; je ne veux rien de votre sabre, ni de vous..., sans offense, bien entendu ! Il vaut mieux que je me présente seul. Depuis quand est-il malade ?

– Depuis cette nuit.

– Alors il n’est que temps.

M. Johnson mit le pied sur la première marche.

– Non, Sahib, non ! pas par là ! crièrent plusieurs voix avec l’accent de la frayeur.

– Pourquoi pas ? fit M. Johnson en se retournant.

Dharm ! dharm ! 36 cria-t-on de nouveau.

M. Johnson haussa les épaules.

– Où voulez-vous donc que je passe ? s’écria-t-il.

– Par ici ! répondit la foule en se mettant à courir vers la ruelle qui contourne le temple ; par ici ! par la porte du jardin !

– D’ailleurs, ajouta une voix, le gourou est dans le jardin.

M. Johnson enfila donc la ruelle et entra dans le jardin. Mais à peine avait-il fait trois pas que six ou sept brahmanes, se détachant d’un groupe plus considérable, accoururent avec des gestes menaçants.

Djâo ! djâo ! (partez) criaient-ils. Le Râmsneh ne veut rien de vous !

M. Johnson savait à qui il avait affaire ; il continua sa marche d’un pas assuré en regardant ses antagonistes au blanc des yeux. Ceux-ci commencèrent à trembler ; ils mirent la main à leur dhaga (cordon sacré) en murmurant : Râm ! Râm ! et s’écartèrent pour laisser passer le missionnaire. Ce n’était pas la première fois que celui-ci se trouvait servi à souhait par sa réputation de mauvais œil. Il ne put s’empêcher de sourire en constatant le bon effet de son regard, et s’avançant hardiment vers les prêtres groupés entre deux massifs de bananiers :

– Frères, dit-il en promenant sur eux un regard étincelant, je viens sans être invité, mais je viens pour une bonne œuvre, et je vous avertis que je ne me laisserai pas arrêter... Voyons ce malade.

En disant ces mots, il fit le geste d’écarter les prêtres qui s’étaient massés pour cacher leur confrère mourant. Craignant le contact impur de l’Européen, ils s’empressèrent d’obéir, livrant passage à M. Johnson, qui aperçut alors le gourou étendu sur un lit de sangle en plein soleil.

Il eut d’abord quelque peine à reconnaître son vieil antagoniste dans cette masse tordue et frissonnante, qui s’agitait sous une épaisse couche de fiente de vache, cette panacée de l’art hindou. Cependant la tête si caractéristique du Râmsneh avait été épargnée par les guérisseurs et malgré la maigreur extrême, le teint verdâtre, la rigidité cadavérique du visage, on ne pouvait se méprendre sur son identité ; la pureté du profil n’était pas altérée, et le développement extraordinaire des lobes frontaux, le sillon vertical tracé par la pensée entre les épais sourcils, l’expression de dédain altier que la bouche petite et arquée n’avait pas perdue, suffisaient à faire reconnaître l’homme dont les facultés éminentes et la puissante volonté avaient exercé tant d’empire sur les esprits.

M. Johnson, tout habitué qu’il fût à des spectacles de ce genre, considéra quelques instants avec stupéfaction les ravages causés par le choléra. Puis il voulut tâter le pouls du moribond ; mais à ce moment les prêtres recommencèrent à le menacer, hurlant autour de lui avec des gestes de forcenés.

– Mais ne voyez-vous donc pas qu’il se meurt ? cria M. Johnson ; vos remèdes n’ont rien fait, et le soleil ne lui vaut rien... Pourquoi l’avez-vous apporté au soleil ?... Au moins, placez-le à l’ombre !

Il se tut et attendit ; sa voix était couverte par des vociférations à réveiller les morts. Quatre ou cinq brahmanes s’étaient jetés sur leur confrère et lui faisaient un rempart de leur corps, tandis que les autres, entourant le missionnaire sans oser le toucher, gesticulaient en hurlant comme une bande de démons.

Soudain la porte de l’enclos s’ouvrit avec fracas, et le chef des toris s’élança dans le jardin, suivi de Râma. Il se retourna pour faire, d’un geste, reculer la foule qui allait déborder de la ruelle, et s’avança vers les brahmanes dont les clameurs avaient subitement cessé.

– Mes pères, leur dit-il d’un ton sévère, qu’avez-vous fait de notre maître à tous ?

Personne ne répondant, il ajouta :

– Est-il vrai que vous vous opposiez au généreux dessein du plus généreux des hommes ?... Si cela était, nous serions ici quelques-uns de trop.

En achevant de parler, il se jeta au chevet du mourant, dont il baisa la main humide et froide. Puis il se releva, et maîtrisant l’émotion qui gonflait sa poitrine, il s’adressa à M. Johnson avec une profonde révérence :

– Padré Sahib, lui dit-il, si vous le sauvez, les bénédictions de tout un peuple seront sur vous. Ordonnez !... moi et mon frère Râma, nous sommes ici pour vous servir.

Quelques brahmanes murmuraient en entendant ces paroles ; un regard de Môta les fit taire.

M. Johnson avait pris la main du Râmsneh ; le pouls n’était plus appréciable. Une sueur glacée perlait sur le visage décomposé du moribond, dont la respiration était à peine perceptible. Il était évidemment tombé dans cet état comateux qui suit la crise des entrailles et annonce la fin. Il n’y avait plus de sang dans les veines, le système nerveux était anéanti.

Le pateil et son associé épiaient d’un œil inquiet la physionomie du missionnaire, qui réfléchissait :

– Un bain, dit enfin celui-ci, il faut un bain tout de suite... Y a-t-il une baignoire dans la maison ? ajouta-t-il en regardant les brahmanes qui se tenaient à distance sous un bananier.

Personne ne fit semblant d’avoir entendu.

Môta, l’œil en feu, les narines gonflées, fit deux pas de leur côté :

– Le serviteur du Râmsneh est-il parmi vous ? demanda-t-il.

– Hân, Sahib répondit un des prêtres en se détachant avec répugnance du groupe hostile.

– Eh bien, reprit le pateil en le regardant fixement ; as-tu compris ?

– Il y a une baignoire, Sahib, mais point d’eau chaude.

– Va préparer la baignoire... vite ! plus vite que ça !

Le brahmane, effrayé de l’accent du pateil, se mit à courir vers la cabane adossée au mur de l’enclos.

– Il faudra bien du temps pour faire chauffer de l’eau ; ne pourrions-nous pas en demander aux voisins ? suggéra M. Johnson.

– Vous avez raison, Sahib, répondit Môta.

Et se tournant vers la foule, dont un détachement se tenait en mouchet devant la porte restée ouverte, il cria :

– De l’eau chaude, frères, vite ! de l’eau chaude !

Un brusque mouvement se fit dans la ruelle, puis un bruit de pas précipités. Au milieu des gémissements poussés par les personnes renversées dans la cohue, retentissait le cri, répété par des centaines de voix :

– De l’eau chaude ! vite, de l’eau chaude pour le Râmsneh !

À ce moment. un des brahmanes, spectateur impassible de cette scène émouvante, jeta un cri étouffé, tourna sur lui-même et tomba en râlant. Les mains crispées, les yeux hors de la tête, il se tordait sur le sable de l’allée ; et tout à coup il eut un vomissement terrible.

– Râm ! Râm ! crièrent en chœur les brahmanes épouvantés. La fièvre noire !

Et déjà ils s’enfuyaient, abandonnant à son agonie leur malheureux confrère. Môta et, à son exemple, Râma, se jetèrent entre eux et la porte en tirant leurs sabres.

– Misérables ! leur criait le pateil exaspéré, lâches que vous êtes ! Emportez-le avec vous pour le soigner, ou, par Piplâdj, je me fais paria 37.

Devant cette terrible menace, qu’on savait le chef tori fort capable d’exécuter, les prêtres reculèrent. Ils prirent le malade dans leurs bras et sortirent de l’enclos sans oser seulement lever les yeux sur les deux montagnards, qui, le sabre au poing, les regardaient défiler.

À peine avaient-ils disparu, qu’une longue procession de personnes apportant de l’eau chaude dans des lôta s’avança en silence le long des allées.

Dix minutes plus tard, le Râmsneh, transporté par les deux toris dans la salle de bain attenante à la pagode, revenait lentement à la vie sous l’influence de l’eau chaude absorbée par ses veines flétries et d’une forte dose de cognac que M. Johnson lui avait administrée pour réveiller par une secousse le système nerveux. Les membres, frictionnés avec soin par les mains calleuses du géant Râma, se détendaient insensiblement ; la circulation reprenait son cours ; la respiration, sa régularité.

Au bout d’une demi-heure, le Râmsneh ouvrit les yeux.

– Où suis-je ? demanda-t-il d’une voix extrêmement faible mais naturelle.

– Il est sauvé, murmura M. Johnson en se rejetant dans l’ombre près du mur.

– Mon père ! s’écria Môta en se penchant sur la baignoire, vous êtes chez vous.

– Môta !... c’est toi, Môta ?

– Oui, mon père, c’est moi, heureux de vous retrouver.

– Bien, bien, fit le Râmsneh en laissant retomber ses paupières alourdies.

Un nuage passa tout à coup sur son front ; il rouvrit brusquement les yeux :

– Et... et... le padré ? demanda-il avec un effort. L’as-tu revu ?... que fait-il ?

– Calmez-vous, mon père, calmez-vous, répondit le pateil en passant sa main sur la tête rasée du prêtre de Râm ; le padré vous laissera tranquille.

Rati Râm s’agita dans sa baignoire en murmurant des paroles confuses, et s’assoupit de nouveau. On le transporta dans son appartement, et M. Johnson, dont la présence était réclamée à l’hôpital, prit congé des deux montagnards, après leur avoir donné quelques directions.

Durant cette entrevue, pas un mot qui n’eût rapport à l’état du malade n’avait été échangé. M. Johnson s’était abstenu de toute allusion au passé, de toute question au sujet des sentiments actuels du chef des toris ; celui-ci avait gardé la même réserve. Mais au moment où le missionnaire franchissait le seuil de la porte, Môta se rapprocha de lui :

– Padré Sahib, dit-il d’une voix basse et contenue, je ne suis pas digne de vous servir ; mais si jamais l’occasion de vous obliger se présente, rappelez-vous que ma vie vous appartient.

– Votre vie, répondit M. Johnson en fixant sur le pateil un regard scrutateur, elle appartient à Dieu. C’est à lui que vous en rendrez compte... Quant à ce qui me concerne, je ne puis avoir avec vous des relations d’amitié tant que vous êtes à la tête d’une bande de voleurs et d’assassins.

– C’est ma religion, bégaya le montagnard en baissant la tête.

– Voilà précisément, reprit M. Johnson, ce qui devrait vous faire sentir la nécessité de changer de religion.

Môta ne répondit pas. M. Johnson, croyant voir, à l’expression de sa physionomie, qu’il n’y avait pour le moment rien à attendre de lui, l’abandonna à ses réflexions.

 

 

 

XVII

 

La convalescence du Râmsneh fut longue et pénible. Quand le choléra s’empare de l’organisme humain, il y produit de si grands ravages que les constitutions les plus robustes ne s’en remettent que difficilement. Au bout de deux mois, Rati Râm commençait à peine à se lever. Appuyé sur les bras de ses deux serviteurs, à qui la mort de Khila avait fait concevoir de grandes espérances et inspiré une vive sollicitude pour leur maître, il faisait lentement le tour de son enclos ; puis il s’étendait sur une natte à l’ombre d’un oranger en fleurs, et passait là de longues heures perdu dans des rêveries sans fin.

Les angoisses de l’esprit retardaient chez lui la guérison du corps. Il avait appris par Môta ce qui s’était passé dans cette nuit mémorable où le padré, voué à la mort, avait miraculeusement échappé à la mort suspendue sur sa tête, et désarmé son bourreau par une résignation et une douceur surhumaines. Il avait appris que le padré, devinant d’où le coup était parti, avait manifesté le plus étonnant oubli des injures et pardonné à l’auteur de tous ses maux. Il avait appris enfin que le padré, loin de se réjouir à la perspective d’être délivré par le choléra de son plus grand ennemi, avait affronté pour le sauver les fureurs de la caste sacerdotale et déployé toutes les ressources de son art. Tant de clémence, d’abnégation, de dévouement, l’épouvantait ; il se sentait désarmé, vaincu par la générosité persistante d’un rival qui semblait grandir au sein de l’infortune, et puiser dans les amertumes de la persécution des forces nouvelles pour faire le bien.

La détresse du Râmsneh s’aggravait encore de la pensée qu’il n’avait pas été seul en cause dans cette lutte à mort. Ayant combattu en qualité de représentant autorisé de la religion, il avait le sentiment d’avoir entraîné la religion dans sa chute. Toutes ses croyances étaient ébranlées ; les légendes qui avaient charmé sa jeunesse, les strophes sacrées dont la vertu magique avait si longtemps servi d’appui à son ministère, les dieux eux-mêmes, dont sa pieuse imagination avait avec tant de bonheur peuplé les espaces infinis, se voyaient dépouillés de leur réalité par sa raison désenchantée.

Le pire de tout, c’est qu’il ne croyait plus en lui-même. Le voile trompeur qui lui avait jusqu’alors dérobé son impuissance morale et la nullité de son savoir, venait d’être déchiré par l’inexorable fatalité des évènements. Il se voyait misérable de corps et d’esprit, faible de volonté, ignorant des vrais secrets de cet art magique à l’étude duquel il avait consacré ses plus belles années, enfin à la merci d’un étranger dont il avait trop longtemps méprisé le pouvoir.

Qu’allait-il faire de cette existence qui lui était rendue ? Il n’avait plus de tâche à accomplir, de but à atteindre.

Débordé par le courant de l’opinion publique qu’une influence mystérieuse portait vers la religion nouvelle, au nom de quels principes et par quels moyens tenterait-il de s’opposer encore à la marche des évènements ? Toutes ses entreprises avaient avorté, tous ses moyens d’attaque s’étaient retournés contre lui. Il ne lui restait même plus d’avenir terrestre, puisque l’héritier qu’il s’était choisi et sur la tête duquel il avait jadis placé tant d’espérances, était mort après avoir trompé sur tous les points son attente...

Telle était la nature des réflexions auxquelles le Râmsneh se livrait avec une rage croissante.

Parfois il entrevoyait comme à la lueur d’un éclair l’abîme de douleurs et de honte dans lequel le scepticisme allait le plonger. Effrayé, il s’efforçait de ressaisir la chaîne brisée de ses croyances, mais les anneaux se détachaient l’un après l’autre, et il se sentait retomber dans le néant. Alors, fou de douleur, exaspéré, il se labourait la poitrine avec les ongles de sa main crispée, maudissait l’existence, et songeait à en sortir brusquement. Ou bien, sa fureur se tournant contre celui qui ne lui avait rendu l’existence que pour amasser des charbons ardents sur sa tête, il se remettait à méditer sur les meilleurs moyens de se débarrasser du sorcier blanc.

Parfois, ses pensées prenaient un autre cours. Il entrevoyait la possibilité de trouver un refuge dans la foi nouvelle. Les grandes doctrines du christianisme, qu’il avait si souvent étudiées pour y chercher des armes contre le padré, se présentaient à son esprit sous un jour nouveau ; il se laissait insensiblement gagner par le charme mystérieux des vérités éternelles, jusqu’au moment où le cours de ses pensées le conduisait aux portes de la conversion. Alors, en voyant apparaître sur le seuil du temple l’image douce et bienveillante du padré, il éprouvait un sentiment si vif d’humiliation, qu’il reculait soudain comme si un serpent l’eût mordu au cœur.

Dès que l’état de sa santé lui permit de reprendre ses occupations, le Râmsneh se hâta de rouvrir aux fidèles les portes du sanctuaire. Il espérait que le commerce avec le monde extérieur, le mouvement, l’activité, l’aideraient à chasser des pensées importunes, et que les pratiques de la piété affermiraient sa foi chancelante.

Ce fut le contraire qui arriva. L’absurdité d’un culte tout matériel, l’inanité de cérémonies religieuses ayant pour objet la glorification de divinités impuissantes, le vide des formules sacramentelles, en un mot la misère de cette religion dont il s’était fait le défenseur, lui apparut sous son vrai jour. Il eut honte d’employer son temps à de pareilles niaiseries, et se décida brusquement à tenter un nouveau moyen de salut.

Un beau matin, les fidèles arrivant avec leurs offrandes trouvèrent les portes fermées. Ils se rendent auprès des deux brahmanes que le Râmsneh avait attachés à sa personne en qualité de serviteurs, et apprennent avec stupéfaction que le gourou vient de partir pour un lointain pèlerinage. Il a déposé le tchaddar de couleur orange, signe distinctif de sa haute dignité, revêtu le costume du djogui 38 (mendiant religieux) et quitté le Râmdouâra pendant la nuit, sans indiquer le but de son expédition. Un des brahmanes pense qu’il doit s’être rendu à Bénarès ; l’autre soutient qu’il l’a vu prendre le chemin du lac sacré de Pohkar.

Pendant quinze jours, la ville fut divisée sur ce sujet, les uns penchant pour Bénarès, les autres affirmant que le Râmsneh avait souvent manifesté l’intention de faire un séjour à Pohkar. Comme on ne pouvait tomber d’accord, on convint d’attendre le retour de l’illustre pèlerin, qui avait promis à ses serviteurs de revenir avant la saison des pluies, c’est-à-dire dans moins de cinq mois.

Le fait est que le Râmsneh ne s’était pas rendu à Pohkar et qu’il n’avait pas même songé à visiter Bénarès. Dans l’une ou dans l’autre de ces villes saintes, il eût retrouvé des pagodes, le culte des idoles et, ce qu’il redoutait par-dessus tout, la société de ses confrères. Il avait éprouvé un vif besoin de solitude, et pris en conséquence le chemin du désert. Comme ces djoguis, dont il avait souvent entendu raconter les austérités effrayantes et les saintes extases, il voulait chercher le salut dans une vie de renoncement et de contemplation. La religion sensuelle et grossière du brahmanisme ayant perdu tout charme pour son esprit, il espérait vaguement que la vie du désert le mettrait en relation avec le monde invisible, et lui permettrait de franchir les bornes étroites de la pensée pour s’élever à la contemplation immédiate, à la connaissance intuitive du grand tout.

À deux kilomètres à l’ouest du village de Djalea, commence une forêt qui s’étend jusqu’aux confins du territoire de Jodhpur, sur un espace de vingt lieues carrées. Le sol qu’elle abrite de son ombre ressemble à une mer houleuse pétrifiée au moment de sa plus grande agitation ; c’est une succession de collines longues et étroites, aux flancs décharnés, entre lesquelles se creusent de profonds ravins. La forêt court le long des crêtes, s’étale sur les plateaux, serpente autour des rochers, s’entasse dans les bas-fonds.

Çà et là, à l’ombre, croupissent des mares d’une eau verdâtre où les bêtes sauvages vont étancher leur soif. Des citernes contenant une eau plus pure se sont creusées dans les rochers ; mais d’ordinaire les oiseaux du ciel sont les seuls êtres qui aillent s’y désaltérer. Aucune route ne traverse l’immense forêt ; les lions, les tigres, les antilopes, les sangliers, qui en font leur séjour, n’ont pas à craindre le plomb du chasseur. Personne ne pénètre jamais dans ces solitudes, excepté les toris ; encore ne font-ils que les traverser, en suivant des sentiers qu’eux seuls connaissent.

C’est dans cette région sauvage que le Râmsneh s’en fut chercher la solitude. Il était bien assuré qu’aucun être humain n’y viendrait troubler ses longues méditations ; et quant aux bêtes féroces, il ne les craignait pas. Que lui importait d’être dévoré par les tigres du jungle ? Ses souffrances seraient plus tôt finies, et la mort le surprendrait dans ces conditions de renoncement et de sainteté qui assurent à l’âme une position élevée dans l’existence future.

Il s’établit à mi-hauteur d’une colline parmi les rochers. Une large crevasse, ouverte dans la pierre par l’action du temps, lui offrait une demeure pour la nuit. Le jour, il se tenait à l’ombre sous un bouquet de dattiers sauvages, dont les fruits lui servaient d’aliment ; il en corrigeait l’acidité naturelle au moyen d’un peu de miel recueilli dans les rochers d’alentour ou dans le tronc d’un chêne tué par la foudre. La forêt lui fournissait en abondance le bhair, petite baie rouge, farineuse et douce, que les perroquets lui disputaient avec des cris perçants, et des ignames sauvages qu’il partageait avec les sangliers.

Tous les matins au lever du jour, il prenait son frugal repas 39, allait boire dans le creux d’un rocher, et revenait s’asseoir à sa place accoutumée, sous les dattiers dont le panache touffu le protégeait contre les ardeurs du soleil. Il restait là jusqu’au soir, les mains sur ses genoux, les yeux fixés à terre, cherchant à oublier le monde terrestre, perdu dans des rêveries sans objet précis.

Parfois, prêtant l’oreille aux bruits divers de la forêt, il s’efforçait de surprendre le secret de la nature dans le murmure du feuillage caressé par la brise, dans le bourdonnement des insectes qui s’ébattaient par milliards aux rayons du soleil, dans le ramage des oiseaux. Mais bientôt, entraînée à la dérive par le courant des réflexions, sa pensée allait échouer sur le sable mouvant des théories brahmaniques, ou se briser contre les récifs de la religion nouvelle ; alors il poussait un cri de douleur et, plongeant sa tête dans ses mains, cherchait à noyer sa pensée, à absorber son être dans l’océan sans rivages du maya (néant).

Il réussissait quelquefois par un effort continu de sa volonté à oublier tout, jusqu’à sa propre existence. Il demeurait longtemps dans cet état d’inconscience intellectuelle et morale où le corps paralysé semble laisser à l’âme la liberté de s’absorber dans le néant. Mais le cri d’un vautour, le passage bruyant d’un sanglier dans les buissons, la chute d’une pierre détachée de la colline, suffisaient à le faire sortir brusquement de cet état ; tout était à recommencer.

Ou bien, il finissait par s’endormir. Alors, comme pour se venger d’une longue inaction, son cerveau entrait dans une violente activité, et, la pensée reprenant ses droits, des rêves échevelés l’emportaient dans une course tourbillonnante au travers des évènements dont sa mémoire fidèle avait gardé le souvenir. Le froid de la nuit le réveillait ; il se levait en frissonnant et s’allait blottir au fond de sa petite caverne, où des pensées et des sentiments tumultueux, s’agitant dans son cœur, le tenaient longtemps éveillé.

Il avait espéré que ce genre de vie aurait pour double résultat d’affaiblir son corps et d’affranchir son âme, que la solitude exalterait la puissance de ses facultés spirituelles et lui procurerait ces extases dans lesquelles l’âme entrevoit, dit-on, les gloires du monde invisible. Mais il n’avait pas l’organisation délicate et sensitive, condition première de l’exaltation ; son esprit était trop positif, ses facultés trop robustes, son jugement trop sain pour qu’il pût atteindre à l’enthousiasme fébrile du visionnaire ; et cette vie frugale, le grand air, le repos, convenaient à sa santé. Il sentait les forces lui revenir, et avec les forces un besoin d’activité, de mouvement, de bruit, qu’il avait mille peines à dompter.

À sa place, bien d’autres seraient devenus fous ; ils se seraient créé un monde de chimères, et la société les aurait vu revenir exaltés, déclamateurs, prêchant des doctrines bizarres. Pour lui, ses dernières illusions se dissipaient. Après deux mois de solitude et de vains efforts pour sortir de lui-même, il se sentait plus maître de sa pensée et de sa volonté qu’il ne l’avait jamais été ; il raisonnait avec lucidité sur tous les sujets et se surprenait parfois à analyser froidement les doctrines brahmaniques, pour s’en démontrer à lui-même la fausseté.

Il en vint même un soir à s’avouer que le christianisme, dont les grandes lignes lui étaient suffisamment connues, s’adaptait infiniment mieux que les théories védantistes aux divers besoins de l’âme humaine ; mais cet aveu ravivant soudain dans son cœur les blessures de l’amour-propre, il fut repris d’un accès de rage qui le tint éveillé toute la nuit.

Au matin, il sortit de sa caverne et, pour apaiser les transports de colère qui faisaient bouillonner son sang, il entreprit une course folle par monts et par vaux. Il marcha tout le jour, tantôt sous le couvert des hautes futaies, tantôt parmi les rochers, en plein soleil, sans regarder où il allait. Exaspéré contre le padré, furieux contre lui-même, dégoûté de l’existence, en proie à des sentiments d’une violence extrême, il marchait, marchait toujours, indifférent aux épines qui lui déchiraient le corps, aux pierres qui lui meurtrissaient la plante des pieds. Si un précipice s’était trouvé sur sa route, il s’y fut jeté avec bonheur ; si un tigre lui avait disputé le passage, il se serait fait mettre en pièces plutôt que de céder.

La lutte qu’il avait si longtemps soutenue contre lui-même dans ses efforts pour annihiler sa pensée, se résolvait en un paroxysme de fureur qu’il n’était pas maître de faire cesser. Des cris rauques, dont retentissaient les échos de la montagne, s’exhalaient de sa poitrine haletante, sans qu’il en eût conscience. Parfois il s’arrêtait pour tordre et briser entre ses mains puissantes les arbrisseaux qui, d’aventure, lui frôlaient le visage dans sa course. Un instant soulagé par ces exécutions sommaires, il marchait avec plus de calme ; une sorte de détente, accusée par de profonds soupirs, se produisait dans son cerveau. Mais bientôt, le tourbillon de ses pensées reprenant le dessus, la sombre ivresse du désespoir le poussait en avant, sa démarche redevenait inégale et rapide, ses cris troublaient de nouveau le silence de la forêt.

Vers le soir, il se trouva tout à coup dans un ravin boisé qui se creusait entre deux pics rocheux. Un sentier, qu’il suivait depuis une demi-heure sans y prendre garde, le conduisit à une hutte de bambou enfouie sous le feuillage des ajoupas.

Surpris, il s’arrêta et, prenant sa tête dans ses mains, fit un effort pour ressaisir l’empire de sa raison ébranlée.

Où était-il ? d’où venait-il ? pourquoi cette cabane, au lieu de la crevasse dans laquelle depuis deux mois il abritait ses chagrins ?

Après quelques minutes d’intense concentration, il parvint à ressaisir le fil de ses pensées ; la mémoire lui revenait. Alors il reconnut la hutte où, six mois auparavant, il était venu attendre le pateil de Djalea. Machinalement il ouvrit la porte et entra.

Il faisait sombre à l’intérieur, mais le Râmsneh, sentant sous ses pieds une natte de paille, s’y laissa tomber, vaincu par la fatigue et l’émotion.

– Oh ! Môta, Môta s’écria-t-il, qu’avons-nous fait ?... Si tu savais combien je souffre !

Il se tordait sur cette natte en criant. Bientôt les sanglots qui le secouaient s’exhalèrent dans des torrents de larmes ; la détente se faisait enfin dans ce pauvre corps épuisé.

Après avoir longtemps pleuré convulsivement sans se rendre compte de ce qui lui arrivait, le Râmsneh tomba dans un profond sommeil.

 

 

 

XVIII

 

Lorsqu’il se réveilla, la crise était passée ; un sentiment inexprimable de bien-être avait envahi ses membres délassés.

Mais à peine eut-il ouvert les yeux, qu’il se crut le jouet d’un rêve : un homme, debout dans l’encadrement de la porte restée ouverte, se détachait en sombre silhouette sur le feuillage des ajoupas que la lune inondait de ses clartés. C’était probablement l’arrivée de cet hôte inattendu qui l’avait tiré de son sommeil.

– Qui va là ? demanda-t-il en se soulevant sur un bras.

– Moi, mon père, répondit une voix bien connue.

– Môta ?

– Oui, Môta, qui certes ne s’attendait pas à pareille surprise. Depuis quand êtes-vous ici ?

– Depuis une heure ou deux, j’imagine, répondit le Râmsneh en jetant un regard sur le ciel. Mais ?... qu’est-ce à dire ? ajouta-t-il en se frottant les yeux, hier la lune était pleine.

– Hier ? répéta le pateil ; dites plutôt il y a trois jours... Il paraît que votre sommeil a duré longtemps.

Le Râmsneh ne pouvait en croire le témoignage de ses sens ; il s’était approché de la porte et regardait avec stupéfaction la lune, qui montrait au-dessus du pic sa face écornée.

– Oui, mon sommeil a duré longtemps, dit-il enfin. Et même je commence à m’en apercevoir à la faim qui me dévore les entrailles. Aurais-tu quelque chose à manger ?

– Tout à l’heure, mon père, si vous voulez bien me permettre d’appeler mes gens.

– Ah ! tes gens sont avec toi ?

– Oui, répondit Môta d’un ton sec.

– Alors pourquoi ne sont-ils pas entrés ?

– Parce qu’en approchant d’ici, j’ai entendu le bruit de votre respiration. Ne sachant pas à qui j’avais affaire, je les ai fait rentrer sous bois.

En disant ces mots, le pateil jeta par trois fois dans les airs le cri du chat-huant.

Le Râmsneh, surpris de l’accent avec lequel son disciple avait parlé, le regarda et s’aperçut alors que son visage portait une expression de sombre tristesse. Mais comme en ce moment l’avant-garde des toris débouchait du sentier, il remit à plus tard de l’interroger.

Les toris étaient au nombre de six ; le géant Râma marchait le premier, un rouleau de couvertures sous chaque bras. Rati Râm remarqua que sa physionomie, comme celle de son chef, avait une expression sinistre. Cependant, lorsqu’il aperçut le prêtre, il posa ses paquets et vint avec empressement lui rendre ses devoirs.

– Je suis heureux, très heureux de voir ici votre excellence, murmura-t-il tout bas en jetant un regard furtif sur le pateil occupé à allumer une torche.

Et il entra précipitamment dans la cabane, comme confus de sa propre hardiesse.

Ses compagnons, qui le suivaient de près, n’avaient point l’air aussi mystérieux. Chargés de ballots d’étoffes, pliant sous le faix, ils conversaient joyeusement, s’applaudissant d’avoir mené à bonne fin leur entreprise et riant comme des écoliers en vacances. Ils vinrent tour à tour baiser les pieds du gourou, et entrèrent à la suite de leur chef dans la crevasse, qui s’ouvrait comme un soupirail au milieu de la hutte. En se baissant, Rati Râm vit que cette crevasse, qui aboutissait à une cave taillée dans le roc vif, était déjà plus qu’à moitié pleine d’objets divers.

Peu après, Môta reparut avec ses hommes.

– Tenez, monseigneur, dit-il au prêtre en lui offrant un vase plein de maïs rôti et une cruche d’eau, voici de quoi vous restaurer. Si j’avais su à l’avance l’honneur que vous nous feriez, la chère aurait été plus digne de vous. Mais dans ce lieu retiré...

– Comment ? comment ? interrompit Rati Râm en portant une main avide sur le bol de maïs, je suis très content.

Et il ajouta en considérant la mine sérieuse de son hôte :

– Je voudrais pouvoir en dire autant de toi, mon fils.

Râma, qui était sur le seuil de la hutte, se retourna en entendant ces paroles.

– Vous n’êtes pas le seul, répondit Môta qui avait remarqué le geste de son associé. Voici Râma, qui me parlait sur le même ton il n’y a pas une heure.

Le tori aurait cru manquer aux convenances s’il s’était permis de prendre part à l’entretien de ses supérieurs. Il se contenta de s’incliner en toussant dans sa main, et alla rejoindre ses camarades qui attendaient au dehors les ordres du maître.

Môta se tourna vers le Râmsneh :

– Monseigneur, lui dit-il, voulez-vous venir avec nous, ou préférez-vous rester ici ?

Rati Râm tressaillit et parut se rappeler pour la première fois dans quelle situation il se trouvait depuis deux mois. Après un moment de réflexion :

– Comme tu voudras, répondit-il.

– Je ne vous cacherai pas, reprit le pateil, que j’ai grand besoin de m’entretenir en particulier avec vous.

– Eh bien, restons. Je serai bien aise de savoir ce qui te préoccupe.

Le chef des toris s’avança sur le seuil de la cabane.

– Frères, dit-il, je reste ici avec le gourou. Retournez au village, mais hâtez-vous ; dans deux heures il fera jour.

– Salâm, pateil. Que Râm vous assiste ! s’écrièrent en chœur les six montagnards.

– Râm ! Râm ! 40 murmura le pateil.

Et il regarda s’éloigner les vaillants compagnons de ses aventures. Quand Râma qui marchait le dernier eut disparu derrière les buissons, il soupira comme soulagé par leur départ :

– Hélas ! hélas ! fit-il en secouant la tête.

Et il rentra sans s’être aperçu que Râma, quittant le sentier, s’était jeté dans la forêt.

Cependant le gourou, accroupi sur la natte, dévorait avec avidité son frugal repas. Môta le laissa achever, puis il alla fermer la porte, versa de l’huile sur la torche dont l’éclat commençait à faiblir, et vint s’asseoir en face de son conducteur spirituel.

– Je t’écoute, dit celui-ci en s’essuyant les lèvres du revers de la main. Mais peut-être seras-tu bien aise de savoir d’abord pourquoi je suis ici.

– Je le devine sans peine, répondit Mâta. Je savais que vous aviez quitté la ville. Le but de votre pèlerinage était un mystère pour tout le monde ; mais un de mes jeunes hommes en allant au bois vit sur le sol des empreintes fraîches. Il les suivit assez loin dans la forêt, et, fort surpris de la direction qu’elles lui faisaient prendre, revint m’avertir. Je n’eus pas de peine à reconnaître la trace de votre pied ; vous aviez évidemment formé le projet de vivre en fakir dans le jungle. Présumant que vous seriez fâché qu’on vous retrouvât, je défendis à mes gens de s’aventurer sur vos pas. Cependant...

– Continue ! fit le Râmsneh vivement intéressé.

– Cependant, reprit Môta avec une nuance de confusion, j’ai voulu en avoir le foie rafraîchi (le cœur net). Sans en rien dire à personne, je vous ai suivi et... découvert.

– Ah ! exclama le Râmsneh sur un ton moitié colère, moitié de bonne humeur.

– Je vous en demande pardon, mon père ! Deux fois je suis retourné dans le jungle pour voir ce que vous étiez devenu. Comme vous paraissiez n’avoir besoin de rien, je n’ai pas voulu vous déranger.

Rati Râm regarda son interlocuteur dans les yeux :

– Il m’arrivait parfois de penser tout haut, lui dit-il, et puisque tu sais tant de choses, tu pourrais peut-être me dire quel était le sujet de mes préoccupations ?

– Monseigneur, vous me faites là un reproche qui serait bien grave s’il était sérieux, repartit le pateil en se redressant. J’aime mieux croire que vous plaisantez.

– Excuse-moi, Môta ; j’ai tant souffert que j’en viens quelquefois à me défier de mes meilleurs disciples.

Jamais le Râmsneh ne s’était fait si humble devant son inférieur. Celui-ci en fut douloureusement ému :

– Oh ! mon père ! s’écria-t-il en se mettant aux pieds de son maître, ne condescendez pas à vous justifier. J’ai eu tort de parler avec tant de hardiesse, et j’implore votre pardon ; j’en ai doublement besoin et pour ce que je viens de dire et pour la confession qu’il me reste à faire.

Rati Râm donna au pateil une tape amicale sur l’épaule.

– Reprends ta place, lui dit-il avec bonté, et parlons de toi. J’ai bien remarqué que tu avais l’air triste ; qu’est-ce que c’est ?

Môta se recueillit, la tête entre les mains.

– J’hésite à vous le dire, fit-il au bout d’un instant, parce que je vous aime et que je vous ferai probablement de la peine ; mais il faut que je parle...

Le Râmsneh était trop perspicace pour ne pas comprendre.

– Tu veux te faire chrétien ? dit-il avec un sourire triste.

Le pateil ne put réprimer un mouvement de surprise, presque de frayeur.

– Qui vous l’a dit ? demanda-t-il d’une voix basse et tremblante.

– Je m’y attendais, Môta. C’est ma faute ; je n’aurais pas dû te mettre en rapport avec le... padré. Tu as eu affaire à trop forte partie.

– Ah ! monseigneur, s’écria le chef des toris, je ne sais pas comment vous l’entendez, mais, je l’avoue, je suis vaincu par tant de douceur.

Et voyant à sa grande surprise qu’au lieu de s’emporter, le Râmsneh l’écoutait d’un air grave et recueilli, il ajouta :

– Oui, c’est plus fort que moi, il faut que je m’incline devant cet homme... Il me repousse et m’attire à la fois... J’ai résisté longtemps ; je me suis indigné contre moi-même, j’ai cherché à me distraire... Inutile ! La vie aventureuse que je mène depuis vingt ans n’a plus de charmes pour moi ; j’ai honte de dépouiller sans pitié de pauvres hères qui ne m’ont jamais fait de mal ; mon cœur se serre à la vue de leur détresse... Bref, ne faisant plus qu’un mauvais tori, je me suis dit que je ferais peut-être un bon chrétien, si... toutefois votre seigneurie n’y voit pas d’inconvénient.

Le Râmsneh ne put s’empêcher de sourire. Comprenant que cette déférence était plus apparente que réelle, il eut la maligne pensée de la mettre à l’épreuve.

– Tu as raison, dit-il, de t’en remettre pour cette affaire à ma haute sagesse... Eh bien, je te l’avoue, j’y vois de graves inconvénients et je te défends de te faire chrétien.

À ces mots, un murmure approbateur partit de derrière la cloison. Môta et le gourou tressaillirent, et le premier, se levant avec prestesse, s’élança au dehors. Il fit le tour de la hutte, fouilla vivement le branchage serré des ajoupas, et commençait à croire à quelque maléfice, quand un grognement de sanglier, suivi de la chute de quelques pierres, se fit entendre à distance sur le flanc de la colline. Il n’était qu’à moitié rassuré ; cependant il ne voulut pas mettre trop d’importance à cet incident et revint s’asseoir auprès du Râmsneh.

– C’était un sanglier, lui dit-il. La maudite bête n’a fait que passer... Ainsi, ajouta-t-il avec un soupir, vous estimez que je ne dois pas me faire chrétien 

– Môta, répondit le prêtre, je n’exprime pas une opinion, je donne un ordre.

– Et cet ordre ? demanda le pateil d’un air soucieux.

– C’est une défense formelle d’abandonner la religion de tes pères.

Môta qui avait la jambe gauche croisée sur la droite, changea de position. Il croisa la jambe droite sur la gauche, toussa dans sa main et se mit à jouer avec les doigts de ses pieds.

Après un intervalle :

– Tu ne dis rien ? reprit Rati Râm. Dois-je en conclure que tu te soumets sans réserve à la volonté de ton gourou ?

– J’espérais, répondit Môta après un nouveau silence, que vous ne feriez pas cet usage de votre autorité.

– Quel usage veux-tu donc que j’en fasse ?

– Mais, mon père, ne pourriez-vous pas me donner des raisons, chercher à me convaincre ?... Vous m’interdisez de me faire chrétien ; c’est bien, mais pouvez-vous m’interdire de sentir, de penser ? Moi-même, puis-je m’en empêcher ?... Je vous l’ai déjà dit, c’est plus fort que moi. Donnez-moi des preuves de la vérité de notre religion, des arguments, enfin, auxquels ma raison soit obligée de se rendre...

– Des arguments, des preuves ? interrompit Rati Ram avec un sourire amer, je n’en ai point.

Môta releva la tête, et sa physionomie prit aux clartés rougeâtres de la torche un air rayonnant.

– Mon père et ma mère 41, s’écria-t-il, pourquoi ne quitterions-nous pas ensemble les voies tortueuses où nos ancêtres ont marché en chancelant, pour entrer ensemble dans le chemin des chrétiens ?... Pour moi, je le sens, je ne puis résister plus longtemps à l’évidence : je suis vaincu !... Quel bonheur si vous alliez...

– Môta, Môta, interrompit le prêtre en se levant tout alarmé, pas un mot de plus sur ce sujet.

Et, les mains au dos, il se mit à parcourir la chambre, en proie à une violente agitation. Puis il ouvrit la porte, regarda le ciel où déjà les premières clartés de l’aube luttaient avec les rayons pâlissants de la lune, aspira bruyamment l’air frais du matin et revint s’asseoir sur la natte.

– Eh bien, dit-il au pateil d’une voix calme, que comptes-tu faire ?

Môta, que cette question prenait par surprise, regarda le Râmsneh avant de répondre. Rassuré par l’expression sérieuse de son regard :

– Remettre à Râma le commandement de ma tribu, dit-il avec lenteur, quitter Djalea et aller m’établir à Nya Naggar, où vous savez que j’ai une maison.

– Ensuite !

– Ensuite ? Me mettre sous la direction du padré, pour qu’il m’instruise dans les mystères de sa religion.

– Ensuite !

Il y eut nu instant de silence. Môta fit un effort :

– Demander le baptême, dit-il en baissant la voix.

– Et tu crois, s’écria Rati Râm, que tes gens te laisseront faire ?... Tu t’imagines qu’ils permettront à leur chef de passer à l’ennemi ?

– Le padré n’est l’ennemi de personne, mon père.

– Le padré, soit. Mais le sarkar ? (gouvernement)..... Ton alliance avec le padré, l’ami du sarkar, serait aux yeux des toris une menace continuelle de délation... Vois-tu, Môta, je ne veux pas te donner de conseil. Seulement, je t’avertis qu’en te faisant chrétien, tu risques ta vie.

– Si c’est là votre seule crainte, mon père, soyez tranquille. J’aime mieux mourir en paix avec moi-même que de vivre comme j’ai vécu depuis trois ou quatre mois dans les angoisses de l’indécision.

Le pateil s’était levé en prononçant ces paroles. Il s’approcha de la porte et, tout en resserrant sa ceinture :

– Voici le jour, dit-il. Mon père, si vous voulez me suivre à Djalea, je crois que c’est le moment de partir.

– Je ne veux te suivre ni à Djalea, ni... ailleurs, répondit celui-ci avec humeur. Objectes-tu à ma présence en ce lieu ?

– Nullement, monseigneur. Cette cabane est à votre disposition ; vous l’honorez en y séjournant. Mais...

– Mais quoi ?

– C’est votre dernier mot ?

– Oui... pour le moment. J’ai besoin de solitude.

– Eh bien, salâm, mon père, dit Môta en se rapprochant. Oserais-je vous demander encore une fois votre bénédiction ?

– Qu’en veux-tu faire ? exclama le Râmsneh avec aigreur. C’est au padré qu’il faut t’adresser maintenant.

Môta s’était prosterné à ses pieds et les baisait. Il ne se releva point.

Rati Râm le considérait en silence. Au bout d’un moment il posa sa main sur la tête du pateil :

– Mon fils, lui dit-il d’une voix émue, je te bénis. C’est pour la dernière fois, puisque tu vas changer de maître ; mais c’est de tout mon cœur.

– Merci, oh merci ! s’écria Môta.

Cet homme endurci à toutes les émotions, et qui avait mainte fois donné le coup de grâce à ses captifs avec une plaisanterie sur les lèvres, ce chef redouté d’une caste d’assassins, avait les yeux mouillés de larmes quand il se releva. Il fit de la main un rapide salâm et s’éloigna à grands pas dans la direction de son village.

Le Râmsneh venait de se rasseoir ; il bourrait lentement son houka en songeant aux paroles du pateil, lorsqu’un cri terrible ébranla les échos du ravin. Éperdu, il jette son houka et s’élance dans la forêt, courant à toutes jambes sans souci de sa dignité.

Il avait fait à peine trois ou quatre cents pas, lorsque à un brusque détour du sentier, il trouva tout à coup Môta étendu sur le sol, la face contre terre. Un couteau de chasse, dont on ne voyait que le manche, était enfoncé dans son dos entre les épaules. Rati Râm s’empressa de l’arracher et de le jeter loin de lui. Puis il souleva et retourna le corps de son infortuné disciple, qui vomissait le sang à pleine bouche. Les yeux commençaient à se ternir ; le cœur avait cessé de battre.

– Pauvre ami ! dit le Râmsneh en le baisant au front. Pauvre ami !

Puis, après quelques minutes de contemplation silencieuse et de réflexions, il prit sur son épaule ce corps encore palpitant et partit pour Djalea, en répétant, les dents serrées :

– On verra ! on verra !

 

 

 

XIX

 

Rati Râm se disait avec raison que l’auteur du meurtre devait être un des six hommes amenés par le pateil, et ses soupçons ne tardèrent pas à se concentrer sur Râma, dont il avait vu l’air sombre et préoccupé. Aussi se promit-il de porter une accusation en règle contre lui, dès son arrivée à Djalea. Il rassemblerait le panchâyat (conseil), ferait comparaître les six toris ; et prenant à partie le prévenu, il le sommerait de confesser son crime.

– S’il refuse, se disait Rati Râm tout en descendant avec précaution la pente escarpée de la colline, je les soumettrai tous les six à l’épreuve du poison ;... nous verrons bien alors si je me trompe.

Il se demandait quel genre de supplice on infligerait au meurtrier de l’illustre pateil de Djalea. Car, de le livrer à la justice britannique, il n’y songeait guère. « Ces choses-là, pensait-il, doivent se régler en famille ; le sarkar n’a rien à y voir. » Et il se tenait pour assuré que les membres du panchâyat partageraient son opinion.

À un kilomètre de Djalea, comme il se reposait un instant sur le bord du sentier, il vit venir une députation de membres du conseil. Il se leva pour les recevoir et leur montra avec émotion le corps de leur pateil.

– Voyez, leur dit-il, ce qu’a fait le couteau d’un assassin.

À son grand étonnement, ces hommes ne manifestèrent ni surprise, ni indignation.

– Nous allions précisément chercher le cadavre du traître, répondit le chef de la bande, petit homme à barbe grise qui jouissait d’une certaine influence pour avoir pris jadis une part active à la révolte des cipayes.

– Le cadavre du traître ! répéta le Râmsneh avec une surprise croissante. Es-tu fou, Oumrah ?

– Hélas, monseigneur, je le voudrais, ou plutôt je voudrais n’avoir pas vécu pour voir ce jour néfaste... Personne ne vous accuse, monseigneur ; Râma nous a dit tout ce que vous avez fait pour détourner le... le... Môta de son dessein, et le village vous bénit. Mais...

Le Râmsneh n’écoutait plus ; il réfléchissait. L’assassin avait eu l’habileté de déclarer son coup et de se faire passer pour le justicier de la religion. Après tout, il l’était en effet ; Rati Râm ne pouvait se dissimuler que la mort de Môta avait prévenu une défection, dont la honte aurait rejailli sur la communauté. Il connaissait trop bien le caractère chevaleresque du géant Râma pour le supposer un instant capable d’ambition personnelle. Môta avait péri sous les coups d’un fanatique pour qui l’opinion n’aurait que des éloges. En prenant le parti du pateil contre celui de Râma, Rati Râm ne réussirait qu’à se discréditer. Cependant il ne voulut pas abandonner la cause de son disciple le plus dévoué.

– Que prétendez-vous faire ? demanda-t-il après un instant de réflexion, ne sachant à quoi se résoudre.

– Vous demander de maudire publiquement la mémoire du traître et de bénir celui qui lui succédera comme pateil, répondit sans hésiter Oumrah. Le panchâyat est assemblé et nous attend.

Maudire la mémoire de son chef Môta, approuver l’élection de celui qui l’avait tué, c’était plus que le Râmsneh n’était capable de faire. Il eut bonne envie de se récuser. Mais en avait-il le droit après avoir entendu la confession de Môta ? Ne se mettrait-il pas en contradiction avec ses propres paroles, avec son sacerdoce, avec sa vie tout entière ?

Incertain, troublé, il ne répondit pas. Il fit signe aux Djaléens d’enlever le cadavre et se mit à la tête de la colonne.

En débouchant de la forêt, il trouva tout le village en émoi. Les membres du conseil, assemblés sur la hathaï (plateforme) au centre de la place publique, fumaient gravement en écoutant les discours de Râma, qui, les bras levés, le regard étincelant, pérorait d’un air inspiré.

À la vue du cortège funèbre, la foule qui encombrait la place se mit en mouvement. On se pressait autour des porteurs. Tout le monde voulait voir le cadavre du traître, les uns pour le maudire, les autres pour pleurer la mort d’un chef illustre. Les cris, les blasphèmes, les lamentations, les sanglots, s’élevaient dans les airs comme le bruit d’un ouragan.

On entraîna le Râmsneh en l’acclamant ; son nom, associé à celui de Râma, était porté aux nues. On les appelait avec orgueil les vengeurs de la religion.

Tout à coup des cris affreux partirent d’une ruelle voisine. Un silence solennel succéda au vacarme ; on venait d’apercevoir l’épouse et les deux filles du défunt à la tête d’une procession de femmes qui débouchait lentement sur la place. Échevelées, à moitié nues, la tête couverte de cendres, ces femmes se déchiraient la poitrine avec les ongles en poussant des lamentations aiguës.

La foule s’ouvrit pour leur livrer passage. Elles arrivèrent jusqu’au cadavre qu’on avait déposé sur une natte, et se jetèrent dessus pour le baiser. Les filles du pateil sanglotaient bruyamment en embrassant les pieds de leur père ; leur mère, agenouillée auprès de la tête de son époux, essuyait avec ses cheveux les caillots de sang.

Devant ce spectacle attendrissant, les passions religieuses se taisaient.

Mais quand les pauvres femmes, aidées de leurs amies, voulurent prendre dans leurs bras le corps du défunt pour l’emporter, les cris, les imprécations recommencèrent.

– Aux chiens le cadavre du traître ! s’écria Râma d’une voix terrible.

En même temps il prit par les cheveux la femme du pateil et la tira violemment en arrière. Elle tomba, entraînant après elle ses compagnes et le cadavre de son époux. Des cris d’indignation partirent de divers côtés ; mais ils furent aussitôt noyés dans un concert de vociférations.

Déjà le corps du malheureux pateil, tiraillé en sens contraires par des mains impatientes, traîné sur le sol, allait être foulé aux pieds ; la multitude, ivre de bruit, allait se porter aux derniers excès, quand le Râmsneh, jusqu’alors spectateur silencieux de cette scène, se décida à tenter un effort suprême pour épargner à son ami l’ignominie d’une dégradation. Il monta sur la hathaï et s’adressant à la foule :

– Frères, arrêtez ! cria-t-il d’une voix tonnante en levant le bras.

Son air imposant, l’autorité de sa parole et de son geste, la crainte de s’attirer le courroux des dieux, firent cesser le tumulte ; les femmes elles-mêmes étouffèrent leurs sanglots, un silence de mort s’établit dans la place.

– Je m’étonne, dit alors le prêtre d’une voix calme et vibrante, que vous osiez porter la main sur le corps de votre pateil, et infliger un blâme à sa mémoire, sans avoir même consulté celui qui représente à vos yeux la majesté divine...

– J’étais derrière la cabane, interrompit le géant Râma, et...

Au regard que lui lança le gourou, Râma s’arrêta court ; la parole se glaça sur ses lèvres. Après un silence de quelques secondes, Rati Râm reprit :

– Vous auriez raison, mes frères, de flétrir la mémoire du pateil, s’il était prouvé qu’il a trahi la foi des siens et livré la religion au mépris. Mais... j’étais avec lui pendant la dernière heure de sa vie ; j’ai entendu ses dernières paroles, j’ai reçu sa confession... Il pensait à se faire chrétien, mais il n’avait pas encore franchi les bornes de la religion hindoue. Et il était si loin de penser à vous trahir, qu’avant de me quitter il s’est mis à mes pieds pour implorer ma bénédiction.

Et se tournant brusquement vers Râma :

– Est-ce vrai ? lui demanda-t-il ?

– C’est vrai, répondit le tori pris à l’improviste.

– Il me semble, continua l’orateur, que vous devez assez connaître le caractère généreux de celui qui a tant illustré votre village, pour comprendre que, fût-il même devenu chrétien, la pensée de vous livrer au sarkar ne l’eût jamais abordé.

– Qu’en sait-on ? interrompit avec rudesse un homme à la sombre figure, en qui Rati Râm reconnut le vieux Sâneb, l’auteur de l’incendie.

– Oui, qu’en sait-on ? répéta Râma avec véhémence. Un homme qui peut parler froidement de passer à la religion étrangère est capable de tout.

– Wah ! wah ! crièrent en chœur une vingtaine de toris.

– Eh bien, se hâta de dire le Râmsneh sentant qu’il fallait céder quelque chose au fanatisme de ses auditeurs, je l’accorde : Môta n’est pas digne de recevoir les honneurs dus à un fidèle ; la religion qu’il a été sur le point de quitter ne présidera pas à la cérémonie funèbre... Mais, empêcherez-vous les siens de lui rendre les derniers devoirs ?... Songez qu’il est mort avec la bénédiction de son gourou, et que l’eau du baptême chrétien ne l’a pas touché... Songez...

– Ah ça ! interrompit de nouveau le vieux Sâneb, monseigneur veut-il aussi se faire chrétien ?...

Et comme le Râmsneh, en proie à une violente lutte intérieure, gardait le silence :

– On le dirait vraiment ! ajouta-t-il.

– Sâneb ! s’écria le prêtre d’un ton de reproche...

Il ne put continuer ; des cris de rage s’élevaient de toutes parts. La foule ondula et vint se heurter contre la plateforme du haut de laquelle le Râmsneh, les bras croisés, un sourire amer sur les lèvres, contemplait cette scène de violence. Un instant on put croire que la plateforme allait être envahie et l’orateur débordé par la vague populaire ; mais celle-ci s’effraya de sa propre audace, elle recula et tournant sa fureur contre le cadavre du pateil, elle se jeta sur lui comme pour l’engloutir.

Alors ce fut un tumulte effroyable autour de ces restes ensanglantés. Les femmes, battues, tirées par les cheveux, se cramponnaient avec des cris de désespoir aux bras, aux jambes, à la tête de celui qu’elles voulaient sauver de la dégradation. Plutôt que de lâcher prise, elles l’entraînaient avec elles, laissant sur le sol une longue traînée rouge où leur sang se mêlait à celui du pateil. On eût dit un monceau de cadavres palpitants, devenu la proie d’une bande de loups.

Rati Râm ne voulut pas en voir davantage ; son cœur se soulevait de dégoût. Pour la première fois de sa vie, la piété aveugle et féroce de son peuple lui faisait horreur. Il se rappela tout à coup la réception faite par M. Johnson à Môta, lorsque celui-ci s’était élancé pour le tuer, et la rougeur lui monta au visage. Il avait honte pour son peuple ; il s’accusait d’avoir été si longtemps l’instigateur et le complice de crimes commis au nom d’une religion mensongère.

Après avoir hésité un instant sur la direction à prendre, il descendit de la plateforme sans que personne s’occupât de lui, traversa une ruelle déserte, et tourna résolument sa face vers la ville de Nya Naggar.

 

 

 

XX

 

Le surlendemain dans la matinée, M. Johnson, soulevant la persienne d’osier qui fermait la porte de sa chambre, appela le domestique qui avait remplacé Matâo.

– Kallou, lui cria-t-il, sonne pour le culte ; il est neuf heures.

Kallou se chaulait au soleil devant la maison. En entendant la voix de son maître, il se leva avec lenteur, s’étira en bâillant et alla chercher dans le vestibule le vieux gong de la mission échappé à l’incendie. Il le frappa avec un maillet neuf et en tira un son perçant, assez fort pour être entendu à un kilomètre de distance.

Bientôt on vit sortir d’une cabane voisine un essaim de jeunes filles au noir visage, vêtues de sarraux blancs. Arrivées sur la vérandah, elles s’arrêtèrent, firent une petite révérence en regardant la porte de la chambre où le padré se tenait d’ordinaire, et s’accroupirent en silence sur les dalles.

Une vingtaine de jeunes garçons en vestes de coton écru arrivèrent à leur tour assez bruyamment et s’assirent vis-à-vis de leurs compagnes de jeux.

Puis vinrent les domestiques de la ferme, grands gaillards aux turbans sales, à la démarche pesante.

Quelques paysans des environs, attirés par les sons du gong, se joignirent à l’assemblée.

Enfin arrivèrent une trentaine de citadins, sous la conduite du colporteur Sâlig qui avait l’habitude, lorsqu’il n’était pas en tournée, d’aller recruter en ville des auditeurs bienveillants.

À part ces derniers venus, baniyahs pour la plupart, l’auditoire était le même qu’un an auparavant ; car si les évènements survenus dès lors avaient grandement accru la popularité du missionnaire, ils n’avaient pas eu le pouvoir de changer en ferveur l’apathie naturelle au tempérament hindou.

Quand tout le monde fut assis, M. Johnson sortit de sa chambre et prit place sur une chaise que Kallou lui avait préparée. La blessure de son épaule était fermée depuis longtemps, mais son bras gauche resté inerte était soutenu par un foulard passé autour du cou.

L’expression radieuse de sa physionomie était bonne à voir. On lui avait appris la veille au soir la mort du pateil de Djalea et les circonstances de cette mort. La douleur qu’il avait d’abord ressentie s’était promptement absorbée dans une joie immense. Môta, le farouche Môta, s’était converti ; il était mort en martyr ! L’heureux padré ne doutait pas que son sang ne devînt la semence d’une église chrétienne.

Pour mettre à profit un évènement aussi remarquable, il avait résolu d’aller faire au bazar l’oraison funèbre de ce premier martyr, et il se souriait à lui-même en pensant à l’impression que ses paroles, appuyées d’un tel exemple, produiraient sur la foule.

Cependant son petit auditoire matinal s’étonnait de le voir joyeux, lui si triste, si accablé d’ordinaire. On ne comprenait pas qu’il pût se réjouir quand tous les chrétiens pleuraient la mort d’un néophyte, dont l’admission aurait jeté tant d’éclat sur la petite église.

Sâlig, qui pouvait rarement tenir sa langue en bride, crut devoir le lui faire comprendre :

– Vous êtes bien joyeux ce matin, mon père, lui dit-il avec un accent sépulcral.

– Mais, répondit M. Johnson avec vivacité, il me semble qu’il y a de quoi.

– Ah ! fit Sâlig d’un air penaud, je ne savais pas.

– Comment ? On nous annonce la conversion d’un des adversaires les plus redoutables de la religion, et tu voudrais que je ne rendisse pas grâces à Dieu ? Qu’importe que Môta soit mort, puisqu’il est mort en martyr ! Sa mémoire vivra, Sâlig. Qui sait ? elle sera bénie peut-être pour des milliers d’âmes.... As-tu donc oublié la parole du Sauveur : « Il faut que le grain de blé meure premièrement pour qu’ensuite il rapporte du fruit. » Eh bien, c’est sur cette parole que je vous adresserai quelques mots ce matin.

Le missionnaire commença l’explication du texte qu’il avait choisi. Il parlait depuis assez longtemps, lorsqu’il crut remarquer que ses auditeurs ne l’écoutaient plus. Il les voyait tour à tour s’entretenir à voix basse, puis tourner la tête du côté de la route d’un air effaré.

– Qu’avez-vous donc ? leur demanda-t-il, s’interrompant dans son discours.

– Ah ! Sahib, répondit Sâlig, ne voyez-vous pas qui vient ici ?

M. Johnson se tourna dans la direction que les regards de ses auditeurs lui indiquaient.

Un homme de haute taille, à la forte carrure, revêtu d’un tchaddar de couleur orange, approchait lentement du bungaleau. Il marchait la tête basse et semblait compter chacun de ses pas.

– Le Râmsneh ! murmura M. Johnson qu’une émotion intense avait saisi. Que me veut-il à cette heure ?

Personne n’ajouta un mot, mais chacun se demandait avec angoisse :

– Que nous veut-il ?

Quand Rati Râm fut à deux pas de tchiboutra, M. Johnson se leva :

– Salâm, dit-il au prêtre soyez le bienvenu !

Le Râmsneh s’inclina par deux fois, si bas que son tchaddar balaya le sol. Puis montant d’un pas assuré sur la tchiboutra, il releva la tête et chacun fut frappé de l’éclat humide de son regard :

– Padré Sahib, dit-il d’une voix émue en tirant de sa ceinture une grosse clef de fer qu’il tendit à M. Johnson, voici la clef du Râmdouâra.... Ce temple a jusqu’à présent servi de demeure à un faux dieu ; je désire... je demande comme une grâce que vous en fassiez désormais un sanctuaire de Jésus-Christ.

Un silence de mort succéda à cette étonnante déclaration ; l’assemblée était plongée dans la stupeur. M. Johnson regardait tour à tour la clef et celui qui la lui offrait, sans pouvoir prononcer une parole.

Rati Râm mit un genou en terre.

– Vous refusez ? dit-il. Hélas ! je ne l’aurais que trop mérité.... Ma conduite passée....

– Mon frère ! s’écria le padré.

Et relevant le néophyte que le ciel lui envoyait, il le serra sur son cœur en versant des larmes.

Alors tous les témoins de cette scène émouvante se mirent à pleurer. Leur saisissement était si grand que les sanglots et les actions de grâces montaient à la fois de leur cœur.

Soudain Sâlig se leva et entonna le cantique bien connu :

 

            Ishwar ke lêla touhi né

            Badh ho hamen pâp sé batchâya 42, etc.

 

Cinquante voix se joignirent en chœur à la sienne, et tandis que les alleluiah montaient jusqu’au ciel, M. Johnson, passant son bras sous celui du Râmsneh, l’entraîna dans le bungaleau 43.

 

 

 

XXI

 

Six ans se sont écoulés depuis que Rati Râm a embrassé le christianisme. Il est encore vert malgré ses soixante ans, et ne manque jamais d’accompagner M. Johnson quand il va prêcher au bazar. Il le suit également dans ses courses à travers la province et prend sa bonne part du ministère évangélique.

Ses brillantes qualités d’orateur, son savoir étendu, sa connaissance de la nature hindoue, enfin l’autorité toujours grande de son caractère, font de lui un aide précieux pour le missionnaire. Ce n’est pas un théologien, ni un administrateur ecclésiastique ; mais c’est un polémiste hors ligne, qu’aucun brahmane n’ose affronter. Et quand il parle à la foule du haut de la hathaï, c’est avec une verve entraînante et une puissance d’imagination qui font de ses discours des chefs-d’œuvre d’éloquence. À cet égard le témoignage de M. Johnson concorde avec celui du capitaine Philpots, qui professe une admiration passionnée pour le Râmsneh.

Le Râmdouâra n’a pas été transformé en église chrétienne. Quand la destination que son propriétaire voulait lui donner fut connue du public, il s’éleva une clameur terrible ; la caste sacerdotale se leva comme un seul homme pour réclamer l’usage d’une pagode que le Râmsneh, disait-on, n’avait pas le droit d’aliéner. Une pétition ayant été présentée au gouverneur, Rati Râm, d’accord avec M. Johnson, donna satisfaction à l’opinion publique. Mais, pour se dédommager de ce sacrifice, il va tous les dimanches prêcher l’évangile du haut des marches du temple, à la grande rage de ses anciens confrères, que la crainte du peuple empêche seule de lui faire un mauvais parti.

Le colporteur Sâlig partage maintenant son temps entre le padré et Rati Râm. Il a pris celui-ci sous sa protection spéciale, et l’escorte partout pour le désigner à l’admiration de la foule.

M. Johnson se fait vieux ; les fatigues de son ministère et les ardeurs du climat l’ont usé avant l’âge. Il parle quelquefois en souriant d’aller achever ses jours dans son pays natal ; mais alors le Râmsneh le regarde avec une telle expression d’angoisse et de sollicitude, que le bon padré s’empresse de changer de conversation. Il mourra à Nya Naggar, bien certainement, et l’Église, qui compte maintenant un millier de membres, le pleurera comme on pleure un père et un ami.

Quant au major Richards, il est mort de la fièvre tierce entre les bras de M. Johnson, après avoir partagé ses économies entre la mission chrétienne et la communauté brahmanique de Nya Naggar.

 

 

 

Auguste GLARDON.

 

Paru dans la Bibliothèque universelle

et Revue suisse en 1873.

 

 

 

 



1 Drap qui sert aux hindous de vêtement de dessus.

2 Galette de fiente de vache pétrie avec de la paille hachée et qui brûle comme de l’amadou.

3 Sanctuaire de Râm.

4 Dans le nord de l’Inde, on ne peut obtenir d’un domestique qu’il fasse autre chose que les fonctions attribuées à sa caste. Un porteur d’eau, par exemple, se croirait déshonoré si on lui demandait de soigner le cheval, ou de balayer la maison.

5 Kâli, épouse de Schiva.

6 Expression hindoue pour : porter la responsabilité.

7 Le boy est le valet de confiance d’un officier du Bengale.

8 Plateforme du conseil.

9 Le lakh vaut 100 000 roupies.

10 Le tilik est une matière colorante composée de santal en poudre, de fiente de vache et de craie, mélangés avec de l’huile.

11 Râma est une des nombreuses incarnations de Vishnou.

12 Idiotisme pour : aspiré quelques bouffées.

13 La lèpre blanchit la peau.

14 Le cauri, petite coquille blanche que les hindous emploient comme monnaie et qui vaut un dixième de centime.

15 Pour quiconque connaît le magnétisme, cette scène n’aura rien d’invraisemblable. Les hindous sont passés maîtres dans l’art de magnétiser.

16 L’anna, petite pièce de monnaie d’argent, vaut deux païss.

17 Les dholis sont les membres de la caste des troubadours.

18 Beaucoup d’hindous portent une médaille bénite, marquée à l’effigie de leur dieu de prédilection. Cette médaille leur sert d’amulette.

19 Produites au moyen de la poudre de santal.

20 La foi (bischwass) joue un grand rôle dans les opérations de sorcellerie hindoue.

21 Boules de sucre pétri avec des amandes douces et des pistaches.

22 Nom familier du buffle domestique.

23 Prononciation hindoue de Johnson.

24 Les hindous considèrent leurs bêtes de somme comme des membres de la famille.

25 C’est-à-dire : Kâli m’a envoyé une indisposition.

26 Quand les hindous pâlissent, leur visage bronzé prend une teinte grise. Quand le sang leur monte à la tête, leur visage se fonce en couleur.

27 On cultive la rose dans l’Inde pour en faire de l’attar, essence de rose.

28 Dans l’Inde, c’est en hiver que se font les récoltes ; l’été est pour la terre la saison du repos.

29 Toutes les fois que faiblit la piété et que se montre l’irréligion, alors j’apparais.

30 Il ne faut pas oublier que les hindous sont à la fois très imaginatifs et très superstitieux.

31 Les hindous croient que les animaux sont aussi sujets que l’homme à être possédés par les démons.

32 Le lion puma.

33 Affirmation renforcée : oui, certes !

34 Littéralement : chambre à médecine.

35 Surnom populaire de Krishna.

36 Ce mot, qui signifie religion, est employé pour indiquer qu’un lieu est sacré et ne doit pas être profané.

37 Un hindou coupable de la mort d’un brahmane est exclu de sa caste, chassé de sa demeure, et réduit à la condition de paria.

38 Ce costume se compose d’un mouchoir noué autour des reins et d’un sac de toile dans lequel le djogui porte une pipe, du tabac et le produit de ses aumônes.

39 Les hindous ne font qu’un repas par jour.

40 Équivalent de Adieu.

41 Le plus grand terme d’affection qu’un hindou puisse donner à son ami.

42 Agneau de Dieu, par tes langueurs....

43 Mes lecteurs auront sans doute compris que cette nouvelle repose sur des faits historiques. J’ajouterai que cette scène, comme celle qui ouvre notre récit, est entièrement authentique. C’est une page de l’histoire de la mission écossaise dans le Radjpoutana.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net