Les mystères

 

 

 

 

par

 

 

 

 

Johann Wolfgang GOETHE

 

 

 

 

 

 

 

 

LE matin parut et ses pas chassèrent le doux sommeil qui m’enveloppait mollement ; je me réveillai, et quittai ma paisible demeure ; je me dirigeai vers la montagne, le cœur tout rajeuni. À chaque pas, des fleurs brillantes, penchant la tête sous la rosée, venaient réjouir mes regards ; le jour nouveau s’emparait du monde avec transport, et tout se ranimait pour ranimer mon âme.

Et comme je montais, un brouillard se détacha de la surface du fleuve de la prairie, et s’y répandit en bandes grisâtres. Bientôt il s’éleva, s’épaissit et voltigea autour de moi. Là, disparut la belle perspective qui me ravissait ; un voile sombre enveloppa la contrée, et j’étais comme enseveli dans les nuages, comme isolé dans le crépuscule.

Tout à coup le soleil sembla percer la nue : un doux rayon la divisa et se répandit bientôt victorieux autour des bois et des collines. Avec quel plaisir je saluai le retour du soleil ; il me semblait plus beau après avoir été obscurci, et son triomphe n’était pas encore accompli, que déjà j’étais tout ébloui de sa gloire.

Une puissance secrète rendit la force à mon âme, et je rouvris les yeux ; mais ce ne put être qu’un regard furtif, car le monde ne me paraissait plus que flamme et qu’éclat : puis une figure divine voltigeait devant moi parmi les nuages... Jamais je n’ai vu de traits plus gracieux... Elle me regarda et s’arrêta, mollement balancée par la brise.

« Ne me reconnais-tu pas, dit-elle avec une voix pleine d’intérêt et de confiance ; ne me reconnais-tu pas, moi qui répandis tant de fois un baume céleste sur les blessures de ton âme, moi qui me suis attaché ton cœur par d’éternels liens, que je resserrais toujours et toujours ? Ne t’ai-je pas vu répandre bien des larmes d’amour, lorsque tout enfant encore, tu me poursuivais avec tant de zèle ? »

« – Oui, m’écriai-je, tombant de joie à ses pieds, que de fois j’ai ressenti tes bienfaits ! Tu m’as accordé souvent la consolation et le repos, quand toutes les passions de la jeunesse se disputaient mon corps et ma vie ! Que de fois, dans cette saison dévorante tu as rafraîchi mon front de ton souffle divin, tu m’as comblé des dons les plus précieux, et c’est de toi que j’attends encore tout mon bonheur.

« Je ne te nomme pas car je t’entends nommer par bien d’autres qui te disent à eux ; tous les regards se dirigent vers toi, mais ton éclat fait baisser presque tous les yeux : hélas ! quand je m’égarais aussi, j’avais bien des rivaux ; depuis que je te connais, je suis presque seul. Mais il faut que je me félicite en moi-même d’un tel bonheur ; et que je renferme avec soin la lumière dont tu m’as éclairé. »

Elle sourit et dit : « Tu vois comme il est nécessaire que je ne me dévoile aux hommes qu’avec prudence ; toi-même, à peine es-tu capable d’échapper à la plus grossière illusion ; à peine deviens-tu maître de tes premières volontés, que tu te crois aussitôt plus qu’un mortel, et que tu te révoltes contre tes devoirs d’homme ! Pourquoi donc te distingues-tu des autres ? Connais-toi, et tu vivras en paix avec le monde. »

« – Pardonne, m’écriai-je, je reconnais ma faute. Pourquoi aurais-je en vain les yeux ouverts ? Une volonté franche anime tout mon être, je reconnais enfin tout le prix de tes dons ; désormais je veux être utile à mes semblables, en n’ensevelissant pas la source où j’ai puisé : pourquoi donc aurais-je frayé des sentiers nouveaux, si je ne devais pas les indiquer à mes frères. »

Et je parlais encore quand la déesse me jeta un regard de compassion ; je cherchais à y lire ce qu’il y avait eu dans mes paroles d’erreur ou de vérité : elle sourit et je me rassurai ; un nouvel espoir monta vers mon cœur, et je pus m’approcher d’elle avec plus de confiance, afin de la contempler mieux.

Elle étendit la main à travers les nuages légers et la vapeur qui l’entouraient, et ce qui restait de brouillard acheva de se dissiper ; mes yeux purent de nouveau pénétrer dans la vallée, le ciel était pur... la divine apparition se balançait seule dans les airs, et son voile transparent s’y déroulait en mille plis.

« Je te connais, je connais tes faiblesses, je sais aussi tout ce qu’il y a de bon en toi. » Telles furent ses paroles qu’il me semblera toujours entendre : « Écoute maintenant ce que j’ai à te dire ; il ne faut point t’enorgueillir de mes dons, mais les recevoir avec une âme calme : comme le soleil dissipe les brouillards du matin, ainsi la seule vérité peut arracher le voile qui couvre la beauté des muses. »

« Et ne le jetez au vent toi et tes amis que pendant la chaleur du jour, alors la brise du soir vous apportera le frais et le parfum des fleurs, alors s’apaisera le vent des passions humaines ; des nuages légers rafraîchiront les airs, le jour sera doux et la nuit sera pure. »

« Venez vers moi, amis, quand le fardeau de la vie vous semblera trop lourd ; et la prospérité répandra sur vous ses fleurs brillantes et ses fruits d’or ; et nous marcherons réunis vers un nouveau jour ; ainsi le bonheur accompagnera notre vie et notre dernier voyage, et quand il nous faudra finir, nos derniers neveux, tout en pleurant notre perte, jouiront encore des fruits de notre amour. »

 

 

 

Johann Wolfgang GOETHE.

 

Recueilli dans Les Grands Auteurs

de toutes les littératures,

Nouvelle Bibliothèque populaire,

dirigée par Henri Gautier.

 

 

 

 

 

 

 

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