Les souliers de la tzarine
par
N. GOGOL
I
C’était la veille de Noël. La nuit était froide et claire ; les étoiles scintillaient, la lune s’élevait majestueusement dans le ciel et éclairait le monde entier, afin de lui permettre de célébrer gaiement la venue du Christ. La gelée était plus forte que le matin ; mais l’air était si frais qu’on entendait craquer la neige sous le talon des bottes à plus d’une demi-verste. Les garçons ne s’étaient pas encore montrés sous les fenêtres des cabanes ; seule la lune y regardait à la dérobée, comme pour inviter les jeunes filles, toutes parées, à sortir au plus vite sur la neige étincelante. La fumée s’échappait de la cheminée d’une cabane et, s’enroulant, forma un nuage dans l’espace ; avec elle apparut une sorcière à cheval sur son balai.
Elle s’éleva si haut qu’elle n’apparut plus que comme une tache noire. Mais où cette tache se montrait, les étoiles disparaissaient les unes après les autres. Bientôt la sorcière en remplit sa manche ; seules, trois ou quatre brillaient encore.
Tout à coup, du côté opposé, apparut une autre tache, qui s’agrandit et se transforma. Un myope eût-il mis sur son nez, au lieu de lunettes, une des roues de la voiture du commissaire qu’il n’aurait pu deviner qui c’était. En face, vous eussiez dit un Allemand 1. Son museau étroit, se tortillant et reniflant tout ce qu’il rencontrait, se terminait en rond, comme celui de nos cochons ; les jambes étaient si petites que, si notre maire en eût eu de pareilles, il les aurait cassées dès le premier jour. En revanche, en le regardant par derrière, vous auriez cru voir un véritable notaire en uniforme, car il avait une queue fine et allongée comme les pans des habits que l’on porte aujourd’hui. Seules, sa barbe de bouc sous le museau, ses petites cornes branlant sur la tête et la couleur de sa peau, aussi noire que celle d’un ramoneur, permettaient de conclure que ce n’était ni un Allemand ni un notaire, mais le diable lui-même, qui n’avait plus qu’une seule nuit à errer dans le monde pour enseigner le péché aux hommes. Le lendemain, lorsque les cloches sonneront l’office du matin, il sera obligé de s’enfuir dans son chenil en serrant la queue.
En attendant, le diable s’avança tout doucement vers la lune et tendit la main pour la saisir ; mais il se rejeta tout à coup en arrière, comme s’il se fût brûlé les doigts, et se mit à tressauter sur ses jambes. Il s’avança d’un autre côté et, de nouveau, fit un saut en arrière. Toutefois, en dépit de son insuccès, le diable, rusé, ne renonça pas à sa tentative. Il sauta subitement sur la lune, la saisit des deux mains, et, soufflant fortement, la fit ballotter d’une main dans l’autre, comme fait le paysan lorsqu’il prend un charbon ardent pour allumer sa pipe ; puis il la mit dans sa poche et se sauva comme si rien ne se fût passé.
À Dykanka (village du gouvernement de Poltava), personne ne vit le diable voler la lune. Il est vrai que le greffier du village, en sortant à quatre heures du cabaret, avait remarqué que la lune, sans cause apparente, s’était mise à danser dans le ciel, et raconta ce fait étrange en l’appuyant de nombreux serments ; mais les paysans ne firent que branler la tête et se moquèrent de lui.
Pour quel motif le diable avait-il osé commettre une action aussi illégale ? Il savait que le riche Cosaque Tchoub avait été invité par le diacre à manger la koutia 2 ; qu’entre autres convives se trouveraient le maire, un parent du diacre faisant la basse dans le chœur de l’évêque, le Cosaque Sverbihouze ; qu’outre la koutia, le diacre offrirait à ses hôtes de la varénoukha 3 et de l’eau-de-vie au safran.
Pendant ce temps, sa fille, la première beauté du village, resterait à la maison et recevrait sans doute la visite du forgeron, célèbre par sa force et son adresse, et que le diable abhorrait plus que les sermons du père Condrad. Le forgeron, dans ses moments de loisir, s’occupait de peinture et passait pour le meilleur peintre de la contrée. Le centenier Lysenko l’avait fait venir tout exprès à Poltava pour peindre sa clôture en bois. Tous les plats dans lesquels les Cosaques de Dykanka mangeaient la soupe étaient enluminés par la main du forgeron.
L’artiste était un homme fort pieux, qui peignait souvent des images, et aujourd’hui encore on peut voir à l’église le portrait de saint Luc peint par lui.
Cette nuit était la dernière dans laquelle le diable jouissait de toute sa liberté ; aussi était-il décidé à se venger du forgeron. Il avait escamoté la lune dans l’espérance que le vieux Tchoub, paresseux et lourd par nature, resterait chez lui, car il y avait loin de sa cabane à celle du diacre ; puis la route à suivre passait près du moulin, près du cimetière et longeait un fossé. Par un beau clair de lune, la varénoukha et l’eau-de-vie au safran pouvaient encore séduire Tchoub ; mais, voudrait-il, par une pareille obscurité, descendre de son poêle et sortir de chez lui ? Or le forgeron, qui depuis longtemps était brouillé avec lui, n’irait pour rien au monde trouver sa fille s’il savait le père chez lui.
Lorsque le diable eut mis la lune dans sa poche, il se fit tout à coup une telle obscurité que plus d’un paysan n’aurait pu trouver le chemin du cabaret, à plus forte raison celui de la maison du diacre. La sorcière, se voyant tout à coup dans les ténèbres, poussa un cri. Le diable s’approcha d’elle au petit galop, et, la saisissant par le bras, lui murmura à l’oreille ce que l’on dit ordinairement au beau sexe.
« Ainsi donc, compère, tu n’as pas encore vu le diacre dans sa nouvelle cabane ? dit le Cosaque Tchoub, en sortant de chez lui, à un paysan de taille élevée, recouvert d’un court touloup 4, et à la barbe poussant à l’aventure, ce qui prouvait que, depuis plus de deux semaines, il n’avait touché au morceau de faux dont se servent nos paysans en guise de rasoir. Il y aura ce soir une fameuse noce, continua Tchoub en souriant largement. Tâchons seulement de ne pas être en retard. »
En disant ces mots, Tchoub tâta la ceinture qui entourait son touloup, enfonça fortement son bonnet fourré et serra son knout 5, l’effroi des chiens hargneux ; puis tout à coup, regardant le ciel, il s’arrêta :
« Que diable est-ce ? Vois donc, Panas !
– Qu’y a-t-il ? dit le compère en élevant aussi la tête.
– Comment ! quoi ? Il n’y a plus de lune.
– Ma foi, tu dis vrai. Il n’y a plus de lune.
– Oui ; il n’y en a plus, fit Tchoub, dépité de l’indifférence de son compère. On voit que cela t’est bien égal.
– Et que veux-tu que j’y fasse ?
– Il faut que le diable s’en mêle, continua Tchoub en essuyant ses moustaches du revers de sa manche. Tout à l’heure, je viens de regarder par la fenêtre. Quelle belle nuit ! Il faisait clair, la neige brillait ; on distinguait tout comme au grand jour. Je sors, et il fait sombre à se crever les yeux. »
Tchoub ne savait plus quel parti prendre. Il désirait ardemment aller chez le diacre, où se trouvaient déjà sans doute le maire, la basse de l’évêque et le goudronnier Mikita, qui, deux fois par mois, allait à Poltava et lançait des plaisanteries si drôles que, à l’entendre, on se tenait les côtes. Il se représentait en imagination la varénoukha sur la table. Tout cela le tentait ; mais, d’un autre côté, l’obscurité aiguillonnait sa paresse. Comme il ferait bon maintenant être couché près du poêle, les jambes repliées, fumant sa pipe et écoutant, comme dans un rêve, les chansons des garçons et des filles sous les fenêtres ! Il aurait sans nul doute pris ce dernier parti s’il avait été seul ; mais, avec son compère, l’obscurité lui semblait moins effrayante ; et puis il ne voulait se montrer ni poltron ni paresseux devant lui. Il se tourna donc vers ce dernier :
« Ainsi donc, il n’y a plus de lune ?
– Il n’y en a plus.
– C’est drôle ! Donne-moi une prise. Tu as du bon tabac, compère. Où le prends-tu ?
– Ah ! ouiche ! Quel diable de tabac, dit le compère en ouvrant sa tabatière en bouleau ornée de dessins ; une vieille poule n’éternuerait pas.
– Je me souviens que le défunt cabaretier Zouzoula me rapporta un jour du tabac de Niéjine. Ah ! quel fameux tabac c’était... Eh bien, compère, que ferons-nous ? Il fait sombre au dehors ?
– Ma foi, rentrons chez toi », dit le compère en mettant la main sur le loquet de la porte.
Si le compère avait été d’un autre avis, Tchoub serait probablement resté chez lui ; mais, cette fois, quelque chose le poussa à faire opposition :
« Eh bien, non, il faut y aller ! » dit-il.
Il n’avait pas fini de parler qu’il regrettait déjà ses paroles. Il lui était fort désagréable de sortir par une nuit pareille ; mais ce qui le consolait, c’est qu’il l’avait voulu lui-même et qu’il n’avait pas cédé aux conseils d’autrui.
Son compère, sans témoigner aucun dépit, comme s’il lui eût été égal de rester chez lui ou d’aller chez le diacre, regarda autour de lui, se gratta les épaules du manche de son fouet... et tous deux se mirent en route.
II
Voyons maintenant ce que fait la belle jeune fille restée seule. Oxana n’avait pas encore dix-sept ans que déjà elle faisait parler d’elle. Les garçons décidèrent à l’unanimité qu’il n’y avait jamais eu et qu’il n’y aurait jamais de plus belle fille. Oxana savait ce qu’on disait d’elle ; aussi était-elle capricieuse comme toute beauté. Les garçons s’empressèrent d’abord autour d’elle ; mais, peu à peu, ils la délaissèrent et s’adressèrent à d’autres moins gâtées. Seul, le forgeron s’entêta à continuer, bien qu’il fût traité comme les autres.
Lorsque son père fut sorti, Oxana se plaça devant son miroir entouré d’un cadre de plomb.
« Pourquoi le monde dit-il que je suis belle ? pensa-t-elle d’un air distrait. Ils mentent, ce n’est pas vrai. »
Mais le visage frais et animé qui se reflète dans le miroir, ses yeux noirs et brillants et son sourire séduisant, bien que moqueur, prouvent le contraire.
« Est-ce que mes sourcils noirs et mes yeux sont si beaux qu’ils n’ont pas de rivaux ? continua la coquette en se mirant toujours dans la glace. Qu’y a-t-il de joli dans ce nez retroussé, dans ces joues et ces lèvres ? Comme si mes tresses noires étaient belles ? Elles feraient peur la nuit ; semblables à de longs serpents, elles s’enroulent autour de ma tête. Je m’aperçois maintenant que je ne suis pas du tout belle... »
Et se reculant un peu :
« Mais non, je suis jolie, et fort jolie ! Je ferai le bonheur de celui qui m’épousera. Comme mon mari sera fier de moi ! Il m’embrassera à en mourir !
– Quelle fille ! dit tout bas le forgeron qui entrait à ce moment. Et quelle coquetterie ! Elle ne peut se lasser de se regarder dans son miroir et se vante tout haut.
– Oui, garçons, je ne suis pas pour vous. Voyez ma démarche ! Ma chemise est ornée de soie rouge ! Quels rubans j’ai sur la tête ! Mon père m’a acheté tout cela afin que je n’épouse que le plus beau garçon. »
Et, toute souriante, elle se retourna et aperçut le forgeron. Elle poussa un cri et le fixa sévèrement.
Le forgeron se tint devant elle, les bras ballants.
Il est difficile de décrire ce que le visage de la jeune fille exprimait. On y voyait tout à la fois la colère, une certaine envie de se moquer du forgeron, tout confus, et une nuance de dépit ; tout cela se confondait et la rendait encore plus belle.
« Qu’es-tu venu faire ici ? dit Oxana. Veux-tu que je te chasse à coups de balai. Vous êtes tous de fins matois pour nous approcher. Vous savez deviner quand nous sommes seules. Oh ! je vous connais. Eh bien, mon coffre est-il prêt ?
– Il sera prêt après les fêtes de Noël, mon petit cœur. Ah ! si tu savais ce qu’il m’a coûté de fatigues ! J’y ai travaillé deux nuits de suite à la forge. Aucune femme de pope n’en possède un pareil. Le fer est meilleur que celui que j’ai employé pour la voiture du centenier à Poltava. Et comme il sera peint ! Tu n’en trouveras pas un pareil dans les environs... Ne te fâche pas... Laisse-moi te regarder et te parler.
– Qui te le défend ? Regarde et parle. »
Elle s’assit sur le banc et se regarda de nouveau dans le miroir. Elle rajusta ses cheveux, considéra son cou, sa chemise neuve ornée de soie, et un sentiment de satisfaction éclata dans ses yeux et sur ses lèvres.
« Permets-moi de m’asseoir près de toi ? demanda le forgeron.
– Assieds-toi, répondit Oxana.
– Ma belle, mon incomparable Oxana, permets-moi de te donner un baiser », dit le forgeron moins poltron.
Et il la pressa contre lui dans l’intention de l’embrasser. Mais Oxana le repoussa.
« Que veux-tu ? Quand on te donne du miel, tu demandes encore une cuiller ? Laisse-moi ! Tes mains sont plus rudes que le fer, et tu sens la fumée. J’ai peur que tu ne me couvres de suie. »
Elle reprit son miroir et recommença à s’y mirer.
« Elle ne m’aime pas, pensa le forgeron la tête baissée. Tout l’amuse, et j’ai l’air à ses côtés d’un imbécile. Et cependant, je resterais près d’elle toute ma vie. Que ne donnerais-je pour savoir ce qu’elle pense et qui elle aime. Mais non, personne ne l’intéresse. Elle n’aime que soi et se moque de moi. Et moi, je l’aime comme personne n’a aimé et n’aimera jamais. »
« Est-il vrai que ta mère soit une sorcière ? » dit Oxana en riant.
Et le forgeron sentit que tout en lui riait. Malgré cela, il était dépité de ne pouvoir embrasser un visage aussi séduisant.
« Que me fait ma mère ? Tu es pour moi un père, une mère et tout ce que j’ai de plus cher au monde. Si le tsar me mandait près de lui et me disait : « Forgeron Vakoula, demande-moi ce qu’il y a de plus beau dans mon empire, et je te le donnerai. Je te ferai faire une forge d’or, et tu forgeras avec des marteaux d’argent. » –Je ne veux rien, lui répondrais-je ; je ne veux ni pierres précieuses, ni forge d’or, ni ton royaume ; je veux Oxana.
– Oh ! oh ! quel gaillard tu fais ! Mais mon père non plus n’est pas bête. Tu verras qu’il épousera ta mère, dit Oxana en souriant malicieusement... Cependant nos jeunes filles ne viennent pas. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il est temps d’aller chanter, et je m’ennuie.
– Eh ! laisse-les en paix, ma beauté.
– Oh ! mais non ; les garçons viendront avec elles. Et puis on dansera, on racontera des histoires fort gaies ?
– Alors ils t’amusent ?
– Certainement, bien plus que toi ?... Mais qui frappe à la porte ? Seraient-ce nos jeunes filles et nos garçons !
– Qu’attendrai-je plus longtemps ? se dit le forgeron. Elle se moque de moi. Je ne lui suis pas plus cher qu’un fer rouillé... Soit ; mais je ne permettrai pas à un autre de se moquer de moi. Que je voie seulement qu’elle ait des préférences pour quelqu’un... »
Ses réflexions furent interrompues par de nouveaux coups et par une voix impérieuse qui criait :
« Ouvrez !
– Attends, je vais t’ouvrir », dit le forgeron.
Et il se dirigea vers le vestibule dans l’intention bien arrêtée de casser les côtes au premier qui lui tomberait sous la main.
III
La gelée devint plus forte, et il faisait si froid que le diable sautait tantôt sur une jambe et tantôt sur une autre, et soufflait dans ses mains afin de réchauffer ses doigts glacés. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il fût frileux, après avoir travaillé toute la journée dans l’enfer, où, comme on le sait, il fait plus chaud que chez nous, et où, après s’être coiffé d’un bonnet et s’être planté devant le foyer comme un véritable cuisinier, il avait grillé les pécheurs avec autant de satisfaction que nos paysannes font cuire leurs saucisses à Noël.
La sorcière elle-même sentit qu’il faisait froid, bien qu’elle fût chaudement habillée. Aussi, levant les mains en l’air et rejetant ses jambes en arrière, elle se laissa tomber tout droit dans la cheminée.
Le diable l’y suivit ; mais comme cet animal est plus adroit que tout élégant en chaussettes, il se trouva qu’à l’embouchure de la cheminée, il était à cheval sur le cou de sa bien-aimée, et tous deux pénétrèrent dans un poêle spacieux, entre des pots.
La voyageuse écarta doucement la porte afin de voir si son fils Vakoula n’avait pas de convives chez lui ; mais, n’apercevant que des sacs au milieu de la chambre, elle sortit du poêle, se dépouilla de sa chaude pelisse, et répara le désordre de sa toilette, de sorte que personne n’eût pu deviner qu’elle venait de faire un voyage aérien à cheval sur un balai.
Elle reprit aussitôt son rôle de ménagère, mit toutes choses en place, mais ne toucha pas aux sacs.
« Vakoula les a apportés, qu’il les remporte ! »
Le diable, avant de s’élancer dans la cheminée, avait aperçu par hasard Tchoub et son compère déjà fort loin de leurs demeures. En un clin d’œil il sortit du poêle, les rejoignit et se mit à faire tourbillonner la neige autour d’eux. Un ouragan s’ensuivit, et les flocons de neige, dansant en nuages épais autour de nos deux compères, les aveuglèrent complètement. Le diable reprit le chemin de la cheminée, bien persuadé que Tchoub retournerait sur ses pas, qu’il surprendrait le forgeron et le régalerait de façon que celui-ci ne pût de longtemps prendre le pinceau et peindre des images.
IV
Il avait deviné juste. Lorsque la neige se mit à tourbillonner et le vent à fendre le visage de nos voyageurs, Tchoub se repentit, et, enfonçant plus profondément son bonnet fourré, se répandit en jurements. Toutefois, sa colère n’était que feinte ; il vit l’ouragan arriver avec plaisir, car il y avait encore loin de cet endroit à la cabane du diacre. Nos voyageurs retournèrent sur leurs pas, marchant en aveugles.
« Attends, compère, nous ne sommes pas dans le bon chemin, dit Tchoub. On ne voit aucune cabane. Eh ! quel ouragan ! Incline un peu à droite ; peut-être trouveras-tu le chemin, et moi je cheminerai de ce côté. N’oublie pas de crier aussitôt que tu auras trouvé la route. Eh ! quelle masse de neige ! »
Son compère, inclinant de côté, erra longtemps à droite et à gauche, et finit par arriver au cabaret. Ce dénouement le réjouit à un tel point qu’il oublia tout, et que, secouant la neige qui le couvrait, il entra dans la salle commune sans se préoccuper davantage de Tchoub. Ce dernier, après maints tâtonnements, arriva devant sa maison. Il se mit à frapper et ordonna impérieusement à sa fille d’ouvrir.
« Que veux-tu » ? demanda sévèrement le forgeron qui apparut sur le seuil.
Tchoub, reconnaissant la voix du forgeron, fit quelques pas en arrière.
« Ce n’est pas ma cabane, se dit-il ; car le forgeron y est. D’un autre côté, ce n’est pas la sienne. De qui pourrait-ce bien être ? Ah oui ! c’est celle de Levko, le boiteux qui a épousé une jeune femme ! Toutefois, Levko, à cette heure, est chez le diacre ; je le sais. Que fait donc ici le forgeron ? Hé ! hé ! hé ! il est venu trouver la femme de Levko ! C’est parfait, et maintenant je comprends tout.
– Qui es-tu, et pourquoi viens-tu frapper aux portes ? demanda le forgeron d’une voix encore plus rude qu’auparavant.
– Non, je ne lui dirai pas qui je suis, pensa Tchoub, car ce diable serait capable de me rouer de coups. »
Et, contrefaisant sa voix, il dit :
« Je suis un homme paisible, et suis venu chanter sous les fenêtres.
– Va-t’en au diable avec tes chansons, s’écria Vakoula furieux. N’entends-tu pas ? File à l’instant. »
Tchoub avait bien cette louable intention ; mais il lui sembla pénible d’être obligé d’obéir aux injonctions du forgeron.
« Qu’as-tu besoin de crier si fort ? dit-il en contrefaisant sa voix. Je veux chanter, et voilà tout.
– Ah ! tu ne veux donc pas obéir... »
Et aussitôt Tchoub ressentit une douleur à son épaule.
« À ce que je vois, tu veux te battre, dit-il en reculant un peu.
– Va-t’en ! va-t’en ! cria le forgeron », recommençant à frapper.
Puis, repoussant Tchoub avec violence, il referma la porte.
« Quel gaillard ! se dit Tchoub se trouvant seul dans la rue... Tu penses qu’il n’y a pas de tribunaux pour toi... Attends un peu, mon petit pigeon, j’irai trouver le commissaire... Je crois que j’ai des bleus au dos et aux épaules... Attends, forgeron du diable... Où irai-je ? Hé ! le cabaret n’est pas loin d’ici... Quelle poigne il a ! »
Et Tchoub, se grattant le dos, se mit en route. Mais de temps à autre, malgré la neige qui lui blanchissait la barbe et les cheveux, il s’arrêtait pour se tâter les épaules et dire :
« Quelle poigne il a, ce diable de forgeron ! »
V
Au moment où le diable, avec sa queue et sa barbe de bouc, était rentré dans la cheminée, sa poche se troua, et la lune, profitant de cette circonstance, s’échappa et se mit à nager majestueusement dans le ciel. Une clarté brillante se répandit partout, l’ouragan s’apaisa comme par enchantement, la neige étincela avec des reflets argentés, et semblait recouverte de petites étoiles ; la gelée paraissait avoir perdu de son âpreté ; des bandes de garçons et de jeunes filles apparurent dans les rues avec des sacs, et les chansons retentirent sous les fenêtres.
Comme la lune est belle ! Comme il fait bon se mêler, par une pareille nuit, à la foule des jeunes filles chantant ou riant aux éclats, ou à celle des garçons prêts à toutes les plaisanteries que peut inspirer une nuit aussi gaie ! Il fait chaud sous la pelisse épaisse ; et la gelée colore les visages !
Un essaim de jeunes filles portant des sacs entra dans la demeure de Tchoub et entoura Oxana. Les cris, les éclats de rire et les bavardages abasourdissaient le forgeron. Toutes, à l’envi, racontaient quelque chose de nouveau, ouvraient leurs sacs, et montraient les gâteaux et les saucisses qu’elles avaient recueillis en chantant sous les fenêtres. Oxana, toute heureuse, riait aux éclats.
Le forgeron regardait ce spectacle avec envie, et maudissait cette fois la veille de Noël et ses chansons.
« Hé ! Odarka ! dit la belle Oxana en s’adressant à l’une des jeunes filles. Tu as des souliers neufs. Comme ils sont beaux et tout dorés ! Tu as le bonheur, Odarka, d’avoir quelqu’un qui t’achète tout ce qu’il te faut, et moi, je n’ai personne pour me donner de pareils souliers.
– Ne t’afflige pas, ma belle Oxana, dit le forgeron avec empressement. Je te donnerai des souliers comme aucune demoiselle noble n’en porte.
– Toi ! répondit Oxana avec dédain. Je serais curieuse de savoir où tu prendrais des souliers qui aillent à mon pied. À moins que tu ne m’apportes ceux de la tzarine.
– Oh ! oh ! tu n’es pas peu exigeante, dirent les jeunes filles en riant.
– Oui, continua fièrement la jeune fille. Soyez témoins que si le forgeron Vakoula m’apporte les souliers de la tzarine, je donne ma parole que je l’épouserai sur-le-champ. »
Les jeunes filles emmenèrent avec elles la capricieuse Oxana.
« Moque-toi, moque-toi ! dit le forgeron en sortant derrière elles. Je ris aussi de moi-même. Je ne puis savoir où j’ai la tête. Elle ne m’aime pas ! Soit. Est-ce qu’il n’y a qu’Oxana au monde ? Grâce à Dieu, je puis trouver des jeunes filles aussi jolies qu’elle ! Et puis, elle ne sera jamais une bonne épouse ; elle aime trop à se parer. Allons ! assez de bêtises comme cela. »
Mais au moment où le forgeron prenait une résolution aussi ferme, l’image riante d’Oxana lui apparut de nouveau. Il lui sembla entendre sa voix moqueuse lui dire :
« Apporte-moi, forgeron, les souliers de la tzarine, et je serai ta femme. »
Son sang se mit à bouillonner, et il ne pensa plus qu’à Oxana.
Des essaims de chanteurs et de chanteuses parcouraient les rues du village. Mais le forgeron, qui autrefois aimait ces amusements à la folie, ne voyait et n’entendait rien.
VI
Le diable, pendant ce temps, s’amusait chez la mère de Vakoula ; il lui baisait les mains avec les mêmes grimaces que fait le commissaire devant la femme du pope ; mettait la main sur son cœur, soupirait, et jurait que si elle ne l’écoutait pas, il était prêt à se jeter à l’eau, dût son âme aller en enfer. La mère de Vakoula n’était pas aussi cruelle, et puis, comme nous le savons, le diable était son compère. Malheureusement pour lui, il venait à peine de formuler sa demande que des coups retentirent à la porte et qu’on entendit une voix du dehors crier :
« Ouvre vite ! »
Pendant que la mère de Vakoula se dirigeait vers la porte, le diable, fort adroit, se cacha dans un des sacs qui gisaient dans la chambre.
Le forgeron entra, et sans dire mot, sans ôter son bonnet, il se laissa tomber sur un banc. Il était visiblement préoccupé. Il promena ses regards dans la chambre, écoutant les chansons qui retentissaient au loin, et ses yeux s’arrêtèrent par hasard sur les sacs.
« Que font ici ces sacs ? pensa-t-il. Il aurait fallu les enlever depuis longtemps. Ce bête d’amour m’a rendu fou complètement. C’est demain fête, il est temps de faire un peu l’ordre. Il faut les porter à la forge. »
Il se mit à les lier et se disposa à les jeter sur son épaule. Mais on voyait que sa pensée était ailleurs.
« Est-ce que cette indigne Oxana me trottera toujours par la tête ? se dit-il... Je ne veux pas penser à elle, et, comme un fait exprès, j’y pense toujours... Mais pourquoi ces sacs sont-ils plus lourds ? Ils renferment sans doute autre chose que du charbon. Maintenant tout me semble plus lourd. Auparavant, je pouvais casser le fer d’un cheval, et aujourd’hui je ne puis soulever des sacs de charbon. Bientôt le vent me renversera... Non, je suis une femmelette. Je ne permettrai à personne de se moquer de moi... »
Et il enleva lestement ces sacs sur son épaule.
« Il faut aussi prendre ce petit sac, pensa-t-il en soulevant celui dans lequel le diable s’était caché. J’y ai, je crois, mis mes instruments. »
Et, le prenant avec les autres, il sortit de chez lui en sifflant. Les chansons et les cris s’élevaient avec plus de force dans les rues. Les jeunes gens des villages voisins étaient venus augmenter la foule. Au milieu des chants de Noël retentissait parfois une chanson joyeuse, improvisée par un jeune Cosaque. Les éclats de rire récompensaient le jeune poète. Les petites fenêtres s’ouvraient, et la main sèche d’une vieille femme se tendait avec une saucisse ou un gâteau. Les garçons et les jeunes filles ouvraient leurs sacs et se disputaient pour saisir le butin. Et la nuit, comme exprès, était si belle et si chaude ! La clarté de la lune semblait encore plus brillante, grâce au reflet de la neige !
Vakoula s’arrêta avec ses sacs. Il avait cru entendre le rire sonore d’Oxana. Toutes ses fibres tressaillirent : jetant à terre ses sacs, et ne gardant que le plus petit, où était caché le diable, il fendit la foule des chanteurs et se dirigea du côté où il avait cru entendre la voix d’Oxana.
« Oui, c’est bien elle ! Elle marche comme une reine, et ses yeux noirs brillent. Un garçon lui raconte quelque chose ; c’est bien amusant, sans doute, car elle rit. »
Et, involontairement, il se rapprocha d’elle.
« Ah ! c’est toi, Vakoula ! dit la jeune fille avec cette voix moqueuse qui le rendait fou. Eh bien, as-tu beaucoup gagné avec tes chansons ? Hé ! quel petit sac ! M’apportes-tu les souliers de la tzarine ? Apporte-les, et je serai ta femme... »
Et, riant aux éclats, elle disparut dans la foule.
Le forgeron ne bougea pas ; il semblait anéanti...
« Non, je n’ai plus de forces, dit-il enfin. Mais, mon Dieu, pourquoi est-elle si belle ? Son regard me brûle. Non, c’est plus fort que moi. Il faut en finir avec la vie ; il ne me reste plus qu’à me jeter à l’eau. »
Puis d’un air délibéré, il s’avança, et, se rapprochant d’Oxana, il lui dit d’une voix ferme :
« Adieu, Oxana ! Cherche un autre fiancé, moque-toi des autres ; mais c’est la dernière fois que tu me vois. »
La jolie fille parut étonnée et voulut parler, mais le forgeron s’enfuit.
« Où vas-tu, Vakoula ? s’écrièrent les garçons.
– Adieu, camarades, leur répondit-il. Nous nous verrons dans l’autre monde, mais nous ne nous amuserons plus ensemble dans celui-ci. Adieu ! dites au père Condrad de prier pour moi. Tout ce qui se trouvera dans mon coffre, qu’on le donne à l’Église. Adieu ! »
Et le forgeron se remit à courir avec ses sacs sur l’épaule.
« Il est fou », dirent ses camarades.
VII
Vakoula, après avoir franchi plusieurs rues en courant, s’arrêta pour respirer et posa ses sacs à terre.
« Où vais-je donc ?... se dit-il. Comme si tout était perdu. Essayons encore un moyen. J’ai entendu parler d’un Cosaque qui connaît tous les diables et fait ce qu’il veut. Allons le trouver, puisque mon âme est perdue. »
Mais, en ce moment, le diable, ne pouvant plus se posséder de joie, en voyant un si beau butin lui tomber entre les mains, sortit de son sac et lui sauta sur les épaules.
Le forgeron frissonna de peur, et, ne sachant quel parti prendre, il voulut faire le signe de la croix. Mais le diable, penchant son museau de chien à son oreille droite, lui dit :
« C’est moi, ton ami. Je suis prêt à tout faire pour un camarade. Je te donnerai autant d’argent que tu en désireras, lui murmura-t-il à l’oreille gauche. Oxana sera à nous aujourd’hui », continua-t-il, en inclinant son museau vers l’oreille droite.
Le forgeron s’arrêta tout pensif.
« Soit, finit-il par dire ; à ce prix, je suis à toi. »
Le diable battit des mains, et, dans sa joie, se mit à galoper sur les épaules du forgeron :
« Maintenant, le forgeron est à moi, se dit-il. Maintenant, je me vengerai de tout ce que tu as peint contre moi, mon pigeon. Que diront mes camarades quand ils verront que l’homme le plus pieux du village est entre mes mains ? »
Et le diable se mit à rire à l’idée qu’il se moquerait de ses collègues de l’enfer, et que le diable boiteux, qui passait pour le plus malin de tous, serait furieux.
« Eh bien, Vakoula, dit le diable en le tenant par le cou de peur qu’il ne s’enfuît, tu sais que, sans traité, il n’y a rien de fait.
– Je suis prêt, répondit le forgeron. J’ai ouï dire qu’avec vous il fallait signer avec son sang. Attends, je vais prendre un clou dans ma poche. »
Il allongea sa main derrière le dos et saisit le diable par la queue.
« Farceur ! dit le diable en riant. Allons, trêve de plaisanteries !
– Attends, mon petit pigeon, répondit le forgeron, nous allons voir ce que tu diras. »
Il fit rapidement le signe de la croix, et le diable devint paisible comme un mouton.
« Un moment encore, ajouta-t-il en l’attirant à terre par la queue ; je vais t’apprendre à faire pécher les bons chrétiens. »
Et le forgeron, lui sautant sur les épaules, leva les mains pour faire le signe de la croix.
« Par pitié, Vakoula, dit le diable en gémissant, je ferai tout ce que tu voudras, seulement ne fais pas sur moi le signe de la croix.
« Ah ! comme tu chantes maintenant, maudit Allemand ! Porte-moi sur tes épaules, et vole comme un oiseau. Entends-tu ?
– Où ? demanda tristement le diable.
– A Pétersbourg, chez la tzarine. »
Et le forgeron, saisi de frayeur, se sentit transporté dans les airs.
VIII
Vakoula eut d’abord peur en se voyant enlever à une pareille hauteur ; il passa si près de la lune que, s’il ne s’était pas baissé, il l’aurait frôlée de son bonnet. Cependant il finit par s’y habituer et se moqua même du diable. Tout était lumineux autour de lui, et l’air était transparent.
Vakoula put voir passer près de lui un sorcier assis dans son pot, les étoiles réunies en cercle jouer au colin-maillard, le diable qui dansait autour de la lune ôter son bonnet et saluer le forgeron, et un balai voler seul, abandonné sans doute par sa sorcière. En apercevant Vakoula, tout ce monde s’arrêtait un moment pour le contempler, puis reprenait son occupation... Le forgeron continua à voler... Tout à coup, il vit briller au loin Pétersbourg. Le diable, après avoir franchi la barrière, se transforma en cheval, et le forgeron traversa les rues de la capitale sur un noble coursier.
Dieu ! de chaque côté s’élèvent des maisons à quatre étages ; le bruit des roues ressemble à un tonnerre lointain, les ponts tremblent, les carrosses volent, les courriers crient, la neige craque sous des milliers de traîneaux, et les piétons se serrent contre les murs.
Le forgeron regarde avec étonnement autour de lui. Il lui semble que toutes les maisons tournent vers lui leurs regards de feu. Il voit tant de seigneurs dans de magnifiques fourrures qu’il ne sait plus qui saluer.
Ses réflexions furent interrompues par le diable, qui lui demandait s’il voulait aller tout droit chez la tsarine.
« Non, pensa le forgeron. Il y a ici des Cosaques Zaporogues qui ont passé l’automne dernier par Dykanka avec des papiers pour la tzarine. Il faut prendre conseil d’eux. Hé ! Satan, entre dans ma poche et conduis-moi chez les Zaporogues. »
Le diable maigrit en une seconde et se fit si petit qu’il put entrer sans difficulté dans la poche du forgeron. Vakoula, en un clin d’œil, se trouva en face d’une grande maison, y pénétra, gravit l’escalier, et entra dans une chambre splendidement meublée, où il vit les Zaporogues qui avaient passé par Dykanka.
Ils étaient assis sur des coussins de soie, les jambes repliées, bien qu’ils n’eussent pas quitté leurs bottes enduites de goudron, et fumant leur tabac ordinaire.
« Salut, messieurs, que Dieu soit avec vous ! dit le forgeron en s’approchant d’eux et en leur faisant une profonde inclination.
– Quel est cet homme ? demanda un des Zaporogues.
– Vous ne me reconnaissez pas ? dit le forgeron. C’est moi Vakoula le forgeron. Quand vous avez passé, l’automne dernier, par Dykanka, vous y êtes restés deux jours, et c’est moi qui ai mis une nouvelle jante à la roue de devant de votre voiture.
– Ah ! dit un Zaporogue, c’est ce même forgeron qui est un peu peintre. Salut, pays, que viens-tu faire ici ?
– J’ai appris que vous deviez voir la tzarine. Messieurs, de grâce, prenez-moi avec vous.
– Toi ? fit un Zaporogue avec importance. Et pourquoi faire ? Non, c’est impossible. Nous entretiendrons la tzarine de nos affaires.
– Prenez-moi avec vous, insista le forgeron. Demande pour moi », dit-il tout bas au diable, en donnant un coup de poing sur sa poche.
Il avait à peine achevé ces paroles, qu’un autre Zaporogue s’écria :
« Prenons-le avec nous, frères !
– Soit » ! répondirent les autres.
À ce moment, la porte s’ouvrit, et un laquais leur annonça qu’il était temps de partir.
Le forgeron fut émerveillé de monter dans un carrosse spacieux, se balançant sur ses ressorts, et de voir comme les hautes maisons fuyaient de chaque côté, et comme le pavé retentissait sous les pas des chevaux.
Les carrosses s’arrêtèrent devant le palais. Les Zaporogues en descendirent, pénétrèrent dans une magnifique antichambre et gravirent un escalier brillamment éclairé.
Ils entrèrent dans une première salle. Le forgeron les suivait timidement, craignant à chaque pas de glisser sur le parquet. Après avoir franchi plusieurs salles, les Zaporogues s’arrêtèrent. Là, ils reçurent l’ordre d’attendre. Dans la salle se trouvaient plusieurs généraux aux uniformes dorés. Les Zaporogues s’inclinèrent de tous les côtés et se réunirent en groupe.
Quelques minutes après, ils virent entrer, suivi d’un cortège nombreux, un homme de haute taille, de forte corpulence, portant l’uniforme d’hetman et des bottes jaunes. Ses cheveux étaient en désordre, un de ses yeux louchait, son visage exprimait une fierté majestueuse ; on voyait qu’il avait l’habitude de commander. Tous les généraux qui, quelques minutes auparavant, se promenaient avec importance, prirent un air empressé et lui firent un salut profond, prêts à saisir la moindre parole, le moindre mouvement.
Les Zaporogues plièrent le genou devant lui.
« Est-ce le tzar ? demanda le forgeron à l’un d’eux.
– C’est l’hetman Potemkim », lui répondit-il.
Dans les salles voisines on entendit des voix, et le forgeron fut ébloui en voyant entrer une foule de dames en robes de satin, à longue traîne, et des courtisans aux uniformes chamarrés.
Tout à coup les Zaporogues tombèrent à genoux, et le forgeron, sans rien y comprendre, fit comme eux.
« Levez-vous », dit une voix majestueuse et en même temps agréable.
Pendant que les Zaporogues exposaient leur requête à la tsarine, le forgeron osa lever la tête et vit une femme de taille moyenne, à la figure poudrée, aux yeux bleus, à la physionomie souriante, bien que majestueuse, et qui ne pouvait appartenir qu’à une souveraine.
« Maintenant, que désirez-vous » ? demanda Catherine.
Les Zaporogues échangèrent des regards significatifs entre eux.
« Il est temps de parler », pensa le forgeron.
Et il s’inclina de nouveau.
« Majesté, ne me faites pas punir, mais pardonnez-moi. De quelle matière – que Votre Majesté ne se fâche pas – sont faits les souliers que vous portez ? Je suis d’avis qu’aucun cordonnier, dans aucun pays, n’est capable d’en faire de pareils. Mon Dieu ! si ma femme en portait de semblables ! »
La souveraine se mit à rire, et les courtisans suivirent son exemple. Les Zaporogues se poussèrent du coude, pensant que le forgeron était fou.
« Lève-toi, dit la tzarine d’une voix gracieuse. Si tu veux avoir des souliers semblables, il n’est pas difficile de les faire. Apportez à l’instant mes souliers les plus riches. Cette naïveté me plaît ! »
La tzarine fut obéie.
« Dieu ! quel travail magnifique ! s’écria le forgeron ravi. Majesté ! quand vous les revêtez et que vous glissez sur la glace, quels doivent être donc vos pieds ? Je crois qu’ils sont au moins de sucre ! »
La tzarine, qui avait, en effet, les pieds les plus petits et les plus charmants que l’on puisse voir, ne put s’empêcher de sourire en entendant ce compliment de la part d’un simple forgeron, qui, en dépit de son visage hâlé, était beau dans son costume de Cosaque.
Ce dernier, enhardi par la bienveillance qu’on lui témoignait, voulait déjà demander à l’impératrice s’il était vrai que les souverains ne mangeaient que du miel et du lard ; mais, sentant que les Zaporogues le poussaient du coude, il résolut de se taire. Profitant de ce que la tzarine interrogeait de nouveau ses compagnons, il se recula, s’inclina du côté de sa poche et dit tout bas :
« Emporte-moi loin d’ici au plus vite. »
Et il se sentit tout à coup au-delà de la barrière de la capitale.
IX
Pendant ce temps, le bruit courait, dans le village de Dykanka, que le forgeron s’était noyé. Oxana devint triste en apprenant cette nouvelle. Elle n’y croyait guère, car elle savait le forgeron trop pieux pour perdre son âme. Mais il pouvait avoir quitté le village pour ne plus y revenir. Et il l’avait tant aimée ! Plus longtemps que les autres, il avait supporté ses caprices ! La jolie fille ne put dormir de toute la nuit. Tantôt elle se faisait à elle-même des reproches, tantôt elle prenait la ferme résolution de n’y plus penser. Mais elle y pensait sans cesse, et, le lendemain matin, elle se leva, amoureuse du forgeron.
Le jour apparut. La foule remplissait l’église. Les matrones respectables, avec leurs mouchoirs blancs et leur capote en drap blanc, se signaient pieusement. Les femmes de la noblesse, dans leurs caftans verts ou jaunes, se tenaient en avant. Les jeunes filles, dont la tête étaient recouvertes de rubans, et le cou orné de croix et de colliers, étaient plus rapprochées de l’iconostase. Mais, au premier rang, on apercevait les nobles et les paysans aux longues moustaches, au toupet bien droit et au menton rasé. En voyant l’expression uniforme de tous ces visages, on devinait que c’était jour de fête.
Seule, Oxana était troublée et ne pouvait prier. Son cœur était oppressé par des sentiments divers, plus tristes l’un que l’autre. Son visage exprimait un trouble complet, et des larmes brillaient dans ses yeux. Ses compagnes ne pouvaient comprendre le motif de cette tristesse et étaient bien loin de deviner que le forgeron en était l’auteur.
Oxana n’était pas la seule à penser au forgeron. Tous sentaient que la fête n’en était pas une, que quelque chose y manquait. On se rappelait comme le forgeron entonnait le Notre Père. En outre, il remplissait les fonctions de sacristain. L’office du matin était terminé ; après, ce fut le tour de la messe. Où donc était Vakoula ?
X
Le diable, voyant la nuit approcher de son déclin, fut plus rapide dans sa course, et Vakoula, en un clin d’œil, se trouva devant sa cabane. À ce moment, le coq chanta.
« Où vas-tu ? cria le forgeron en arrêtant par la queue le diable qui voulait s’enfuir. Attends un peu, camarade, je dois te remercier. »
Et prenant une branche noueuse, il lui en administra trois coups, et le pauvre diable se mit à courir aussi vite que le paysan qui vient d’être rossé par le commissaire.
Vakoula entra ensuite dans sa cabane, et faisant un trou dans le foin, s’endormit jusqu’au dîner. À son réveil, il fut effrayé en voyant le soleil déjà élevé à l’horizon.
« Mon Dieu, j’ai manqué l’office du matin et la messe ! »
Cette pensée le remplit de tristesse ; mais il s’en consola en pensant qu’il s’en confesserait au pope la semaine suivante. Puis il prit délicatement les souliers de la tsarine et admira de nouveau leur richesse. Il se lava, revêtit le même habit que lui avaient donné les Zaporogues, prit dans son coffre son plus joli bonnet fourré qu’il n’avait pas encore mis depuis qu’il l’avait acheté, une ceinture neuve aux couleurs bariolées, une nahaika 6, mit tout cela dans son mouchoir et se dirigea du côté de la cabane de Tchoub.
Tchoub ouvrit de gros yeux quand il aperçut le forgeron. Il ne savait de quoi il devait le plus s’étonner, ou de ce que le forgeron était ressuscité, ou qu’il osât venir chez lui, ou enfin qu’il se fût habillé si élégamment comme un Zaporogue. Mais il fut encore plus surpris lorsque Vakoula eut délié son mouchoir et étalé devant lui un bonnet tout neuf, une ceinture comme il n’y en avait pas au village, et se fut prosterné à ses pieds en disant d’une voix suppliante :
« Aie pitié de moi, petit père, et ne te fâche pas ; voilà ma nahaika, frappe-moi tant que tu voudras, je me repens. Rappelle-toi seulement que tu as mangé et bu avec mon père défunt. »
Tchoub éprouva une vive satisfaction en voyant à ses pieds le forgeron, qui ne se laissait jamais marcher sur le pied, qui brisait des fers à cheval comme si c’eût été des gâteaux de sarrasin. Afin de compléter son triomphe, il prit la nahaika et lui en donna trois coups.
« En voilà assez et lève-toi. Écoute toujours les vieillards, oublions tout ce qui s’est passé et dis ce que tu veux.
– Petit père, donne-moi Oxana. »
Tchoub se mit à réfléchir. Il regarda le bonnet et la ceinture ; ils étaient magnifiques. Il dit alors d’une voix ferme :
« Bien ! envoie tes marieurs.
– Aïe ! s’écria Oxana en entrant et en fixant sur le forgeron des yeux dans lesquels se peignaient à la fois l’étonnement et la joie.
– Voilà donc les souliers que je t’ai apportés, lui dit Vakoula. Ce sont ceux que porte la tzarine.
– Non, je n’en veux pas de tes souliers, dit-elle sans le quitter des yeux ; je n’en ai pas besoin pour... »
Elle se tut toute confuse.
Le forgeron s’approcha d’elle et la prit par la main. La jeune fille baissa les yeux. Elle n’avait jamais été si belle ! Le forgeron, fasciné, l’embrassa tout doucement, et le visage de sa fiancée se colora encore davantage.
L’évêque, en passant un jour par Dykanka, s’arrêta devant une cabane récemment bâtie.
« À qui appartient-elle ? demanda-t-il à une jolie femme qui se tenait sur le seuil avec un enfant sur les bras.
– Au forgeron Vakoula, répondit Oxana en faisant un salut ; car c’était elle.
– C’est un travail fort joli », fit l’évêque en considérant les portes et les fenêtres.
Ces dernières étaient peintes en rouge ; sur les portes, le forgeron avait dessiné des Cosaques à cheval, la pipe à la bouche.
Mais l’évêque fut encore plus enchanté quand il apprit que Vakoula avait fait pénitence, et qu’il avait peint d’une couche verte, avec des fleurs rouges, tout le côté gauche du chœur de l’église.
Ce n’est pas tout. Sur la muraille de gauche, près du portail, Vakoula avait dessiné le diable en enfer, mais si laid que tous crachaient en passant à côté, et que les mères le montraient à leurs enfants pour faire cesser leurs cris.
Nicolas GOGOL, Les souliers de la tzarine.
Paru dans la Revue britannique en 1884.
Traduit par C. COURRIÈRE.