La sorcière et le philosophe

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Nicolas GOGOL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DÈS que la cloche du séminaire, qui était à la porte du couvent des Confrères, dans la bonne ville de Kiev, faisait entendre à pointe d’aube ses appels sonores, des groupes d’écoliers – grammairiens, rhétoriciens, philosophes, théologiens – accouraient de toutes parts. Les grammairiens, d’un âge encore tendre, se bousculaient les uns les autres et se lançaient des injures d’une voix de fausset. Leurs habits étaient le plus souvent sales, déchirés, et leurs poches toujours remplies de mille objets hétéroclites : osselets, sifflets de plume, croûtes de pâté, jeunes moineaux même, dont le pépiement indiscret, rompant parfois le silence sacré de la classe, attirait sur leur possesseur force coups de férule, force cinglées de verge. Les rhétoriciens marchaient avec plus de gravité ; mais, si leurs habits étaient souvent vierges d’accrocs, leurs visages se paraient presque toujours d’ornements assez semblables aux figures de rhétorique, un œil au beurre noir, par exemple, une cloque sur la lèvre ou quelque autre marque distinctive ; ceux-là devisaient et juraient en voix de ténor. Quant aux philosophes, ils parlaient une octave plus bas et n’avaient dans leurs poches que des rognures de tabac. Ils ne faisaient jamais de provisions, préférant dévorer illico tout ce qui leur tombait sous la patte ; ils sentaient tous la pipe et le brandevin, de si loin parfois que plus d’un artisan allant à sa besogne s’arrêtait en les croisant et flairait longtemps l’air comme un limier qui s’évente.

À cette heure matinale, le marché s’ouvrait à peine, et les vendeuses de craquelins, de pains mollets, de pépins de pastèque, de tourteaux de pavots, se pendaient aux basques des écoliers dont les habits étaient faits de drap fin ou de coton.

– Par ici, mes jeunes messieurs, par ici ! criaient-elles à qui mieux mieux. Voyez les beaux craquelins, les beaux pains mollets, les beaux tortillons, les beaux croque-en-bouche.

– Regardez-moi la belle sucette, achetez-la, mes jeunes messieurs ! criait une autre en brandissant une sorte de longue tresse en pâte de guimauve.

– Ne lui achetez rien, disait une voisine. Voyez comme elle est laide. Quel nez à faire peur ! Quelles mains dégoûtantes ! Pouah !

Nos commères se gardaient toutefois d’importuner les philosophes et les théologiens, sachant, du reste, que, tout en se servant à pleines mains, ces effrontés ne prenaient jamais les marchandises qu’à l’essai.

En arrivant au séminaire, la gent écolière s’éparpillait dans les classes, grandes pièces basses pourvues de petites fenêtres, de larges portes et de vieux bancs maculés. Les répétiteurs faisaient réciter leurs leçons aux élèves. La voix perçante d’un grammairien se trouvait au diapason des petites vitres, qui lui répondaient presque à l’unisson. La voix de basse d’un rhétoricien que ses lèvres épaisses rendaient pour le moins digne d’appartenir à la philosophie bourdonnait dans un coin, et, de loin, l’on n’entendait qu’un confus « bou-bou-bou. ». Tout en écoutant les leçons, les répétiteurs regardaient du coin de l’œil sous le banc, où la poche de leur pupille laissait apparaître un pain mollet, un ramequin, des pépins de potiron.

Quand cette savante cohorte arrivait d’un peu trop bonne heure, ou quand on savait que les professeurs tarderaient un peu, alors, d’un consentement unanime, s’engageait une bataille à laquelle tout le monde devait prendre part, y compris les « censeurs », chargés pourtant de veiller au bon ordre et aux bonnes mœurs de la gent écolière.

Deux théologiens réglaient d’ordinaire l’ordonnance du combat : tantôt chaque classe se battait à part, tantôt la troupe se divisait en deux camps : la « bourse » et le « séminaire ». En tout cas, l’initiative appartenait aux grammairiens, qui, d’ailleurs, dès l’entrée en lice des rhétoriciens, se repliaient sur les hauteurs pour observer les chances de combat. Puis arrivait la philosophie et ses longues moustaches noires, puis enfin la théologie avec ses larges nuques et ses grègues horrifiques.

La théologie remportait presque toujours une victoire complète et refoulait jusque dans sa classe la philosophie, contrainte de se frotter les côtes et de s’affaler sur les bancs pour reprendre haleine. À son entrée, le professeur qui, dans son jeune temps, avait pris part à de semblables échauffourées, devinait aux visages cramoisis que la lutte avait été chaude ; et, tandis qu’il cinglait à coups de verge les doigts de la rhétorique, un autre professeur, dans une autre classe, caressait à coups de férule les doigts de la philosophie. Cependant les théologiens se voyaient traités de tout autre manière : chacun d’eux recevait « une mesure de gros pois » pour parler comme le régent, ou, en d’autres termes, une bonne quantité de coups d’étrivières.

Les jours de grande fête, séminaristes et boursiers s’en allaient dans les bonnes maisons montrer les marionnettes. Quelquefois, ils jouaient eux-mêmes la comédie où, dans les rôles d’Hérodiade ou de la femme de Putiphar, se distinguait toujours quelque grand flandrin de théologien, à peu près aussi haut que le clocher de Kiev. On leur offrait en remerciement une pièce de toile, un sac de millet, une moitié d’oie rôtie et d’autres bagatelles.

Tout ce peuple savant – le séminaire comme la bourse, en dépit de la haine héréditaire qui les divisait – souffrait d’une extrême gueuserie jointe à une voracité sans pareille : le nombre de rissoles que chacun d’eux absorbait à son souper défiait tout calcul ; les offrandes des riches propriétaires ne pouvaient donc suffire à leur consommation. Alors le sénat, à savoir les philosophes et les théologiens, envoyait, sous la conduite d’un philosophe, les grammairiens et les rhétoriciens remplir leurs sacs dans les potagers de la ville ; il lui arrivait même de diriger les opérations.

Ces soirs-là, la bourse faisait une galimafrée de citrouilles ; quant à messieurs les sénateurs, ils s’empiffraient à tel point de melons et de pastèques que le lendemain ils récitaient à leurs répétiteurs deux leçons au lieu d’une : tandis que leurs lèvres marmonnaient la première, la seconde grondait dans leur estomac. Boursiers et séminaristes portaient le même accoutrement : une sorte de longue lévite qui s’étendait « jusqu’à cette époque », terme technique qui voulait dire : « plus bas que les talons ».

De tous les évènements de l’année, le plus solennel, c’étaient les vacances qui commençaient au mois de juin. Alors, toute la bourse regagnait d’ordinaire ses pénates ; la grande route se couvrait de grammairiens, de philosophes, de théologiens ; celui qui n’avait pas de foyer était l’hôte d’un camarade. Les philosophes et les théologiens partaient « en condition », c’est-à-dire qu’ils allaient donner des leçons aux fils de riches campagnards qui leur octroyaient en retour une paire de bottes, parfois même de quoi se payer une lévite.

La confrérie voyageait en troupe, cassait la croûte en pleins champs et dormait à la belle étoile. Chacun d’eux portait un sac qui contenait une chemise et une paire de bandes molletières. Les théologiens se montraient particulièrement économes et soigneux pour ne pas user leurs bottes, surtout quand il y avait de la boue ; ils les portaient sur l’épaule, pendues à un bâton, et, retroussant leurs culottes jusqu’aux genoux, pataugeaient intrépidement dans les mares. Un village apparaissait-il à l’horizon, ils abandonnaient aussitôt la grande route et, s’alignant devant la maison de meilleure apparence, ils entonnaient à tue-tête une complainte.

Le maître du logis, quelque vieux Cosaque laboureur, les écoutait longtemps, la tête appuyée sur les deux mains, puis il se prenait à sangloter et, se tournant vers sa ménagère :

– Femme, lui disait-il, ce que chantent les écoliers est vraiment bien édifiant. Donne-leur donc du petit salé et ce que nous pouvons encore avoir de mangeaille.

Aussitôt une pleine terrine de ramequins était versée dans le sac des étudiants ; un beau morceau de petit salé, quelques pains de seigle, voire une poule attachée par les pattes complétaient l’aubaine. Puis, grammairiens, rhétoriciens, philosophes et théologiens poursuivaient leur route. Toutefois, plus ils allaient de l’avant, plus leur nombre diminuait ; la caravane s’éparpillait de droite et de gauche et ne comprenait bientôt plus que ceux dont les pénates étaient le plus éloignés de la ville.

 

 

*

*     *

 

 

Au cours d’un voyage de ce genre, trois boursiers quittèrent la grand’route pour se ravitailler dans le premier village qu’ils rencontreraient, car, depuis longtemps, leurs sacs étaient vides. C’étaient le théologien Haliava, le philosophe Thomas Brutus et le rhétoricien Tibère Gorobets.

Haut de taille et large d’épaules, le théologien Haliava avait la singulière habitude de s’approprier tout ce qui lui tombait sous la main. Il avait, en outre, – surtout après boire – des accès d’humeur sombre ; il se terrait alors au plus fort de la brousse et l’on avait toutes les peines du monde à l’y retrouver.

Le philosophe Thomas Brutus était, au contraire, un joyeux compagnon ; il aimait fort à rester couché, à fumer la pipe ; quand il faisait ribote, il ne manquait jamais de louer des musiciens et de danser un « trépak » endiablé. Il goûtait fréquemment aux « gros pois », aventure qu’il acceptait avec une parfaite indifférence : « Ce qui doit arriver arrive », constatait-il philosophiquement.

Le rhétoricien Tibère Gorobets n’avait encore le droit ni de porter moustaches, ni de boire la goutte, ni de fumer la pipe. Son crâne ne s’ornait que d’un « hareng 1 », preuve que son caractère se formait à peine. Toutefois, les grosses bosses au front avec lesquelles il arrivait souvent en classe permettaient de prévoir qu’il deviendrait un excellent homme de guerre. Le théologien Haliava et le philosophe Thomas lui témoignaient leur protection en le tirant souvent par le toupet et l’employaient non moins souvent en qualité de commissionnaire.

Le soir tombait déjà quand ils s’engagèrent dans un chemin de traverse ; le soleil venait de se coucher ; l’atmosphère était encore saturée de chaleur. Le théologien et le philosophe marchaient en silence, la pipe aux dents. Le rhétoricien Tibère Gorobets abattait à coups de bâton les têtes de chardons qui longeaient le chemin. Le chemin serpentait sous des bouquets de chêneaux et de coudriers disséminés parmi les prairies. Des coteaux, des collines vertes et rondes comme des coupoles d’église rompaient parfois la monotonie de la plaine. Par deux fois, des champs de blé semblèrent annoncer l’approche d’un village. Mais nos étudiants les avaient dépassés depuis une bonne heure sans qu’apparût encore la moindre habitation. Les ténèbres envahissaient le ciel, une dernière lueur rougeâtre pâlissait à l’occident.

– Que diantre ! s’écria enfin le philosophe Thomas Brutus ; il me semblait pourtant que nous devions arriver à un village.

Sans souffler mot, le théologien parcourut du regard les environs ; puis il remit sa pipe entre ses dents et tous trois poursuivirent leur route.

– Ma parole ! dit de nouveau le philosophe En s’arrêtant, on ne voit même pas le poing du diable !

– Nous finirons bien par trouver une maison, dit cette fois le théologien, mais sans quitter sa pipe.

Entre-temps, la nuit était venue, et une nuit fort sombre. De légers nuages augmentaient l’obscurité, et, selon toute apparence, l’on ne pouvait compter ni sur la lune ni sur les étoiles. Les boursiers s’aperçurent que, depuis un bon moment, ils faisaient fausse route.

– Ah çà ! mais où est donc le chemin ? s’écria le philosophe d’une voix haletante, après avoir en vain tâtonné du pied de droite à gauche.

Le philosophe ne répondit d’abord rien, mais après mûre réflexion :

– Effectivement, la nuit est noire, proféra-t-il.

Le rhétoricien se coucha sur le ventre et se mit à chercher le chemin en rampant, mais ses mains ne rencontrèrent que des terriers de renards. Jamais chariot, semblait-il, n’avait laissé de traces dans cette steppe sans fin.

Au prix de nouveaux efforts, nos voyageurs avancèrent encore quelque peu sans que le tableau changeât. Le philosophe essaya en vain de crier : sa voix se perdit dans l’air, et, pour toute réponse, ils ne perçurent qu’un léger gémissement qui ressemblait à un lointain hurlement de loup.

– Diable ! que faire ? dit le philosophe.

– Nous arrêter et passer la nuit à la belle étoile, répondit le théologien, en mettant la main dans sa poche pour en tirer son briquet et rallumer sa pipe.

Le philosophe ne pouvait admettre pareille proposition. Il avait l’habitude de dévorer tous les soirs cinq bonnes livres de pain accompagnées de deux non moins bonnes livres de lard, il sentait donc dans son estomac un vide insupportable. En outre, malgré son humeur joviale, le philosophe craignait un peu les loups.

– Eh ! non, Haliava, jamais de la vie, déclara-t-il tout net. On ne peut tout de même pas se coucher comme un chien sans s’être mis quelque chose sous la dent. Essayons encore de trouver une habitation ; nous aurons peut-être la chance de boire au moins la goutte avant de dormir.

Au mot de goutte, le théologien cracha énergiquement de côté.

– Oui, bien sûr, approuva-t-il, nous n’allons pas coucher dehors.

Les boursiers se remirent donc en marche ; à leur immense joie, ils entendirent soudain un aboi dans le lointain ; après avoir écouté attentivement, ils se dirigèrent avec plus de courage de ce côté où venait cet appel et aperçurent bientôt de la lumière.

– Un village ! Parole d’honneur, un village ! s’écria le philosophe.

Ses conjectures ne le trompaient point. Au bout de quelques instants, ils rencontrèrent un petit hameau, qui ne comprenait que deux maisons réunies par une cour commune. On voyait de la lumière aux fenêtres ; une dizaine de pruniers étendaient leurs branches par-dessus la clôture. En regardant par les fentes du portail, nos voyageurs aperçurent, à la lueur de quelques rares étoiles, des chariots de rouliers.

– En avant, les gars ! dit le philosophe : il s’agit de ne pas flancher et d’avoir un gîte coûte que coûte.

Les trois hommes de science frappèrent ensemble à la porte et s’écrièrent tout d’une voix :

– Ouvrez !

La porte d’une des masures cria sur ses gonds et, au bout d’une minute, nos boursiers virent apparaître devant eux une vieille femme engoncée dans une peau de mouton.

– Qui est là ? cria-t-elle en toussant sourdement.

– Laisse-nous passer la nuit chez toi, ma bonne ; nous nous sommes égarés et il fait aussi mauvais dans la campagne que dans un ventre affamé.

– Et quelles gens êtes-vous ?

– Des gens de tout repos : le théologien Haliava, le philosophe Brutus et le rhétoricien Gorobets.

– Impossible, grogna la bonne femme, c’est plein de monde chez nous, tous les coins sont occupés. Où vous mettrais-je ? Et puis, grands et forts comme vous êtes, vous feriez crouler ma maison si je vous y logeais. Je les connais, ces philosophes et ces théologiens : quand on s’avise de recevoir de pareils ivrognes, tout ce qu’on a est au pillage. Allez-vous-en, allez-vous-en ; il n’y a pas de place ici pour vous.

– Prends pitié de nous, ma bonne. Tu ne vas pas laisser périr de gaieté de cœur des âmes chrétiennes. Mets-nous où tu voudras, et, si nous faisons quoi que ce soit, que nos mains se dessèchent et qu’il nous arrive... ce que Dieu seul peut savoir !

La vieille parut ébranlée.

– Soit ! dit-elle, après un moment de réflexion. Je vais vous ouvrir, mais je vous placerai tous trois dans des endroits différents ; je ne dormirais pas tranquille si je vous savais ensemble.

– Comme tu voudras, acquiescèrent les étudiants.

Le portail grinça et ils pénétrèrent dans la cour.

– Et, maintenant, ma bonne, dit le philosophe tout en la suivant, est-ce que, par hasard, il y aurait moyen de ?... Tu me saisis, hein ?... Ma parole, je sens comme des roues de chariot me circuler dans le ventre. Je n’ai pas eu depuis ce matin la moindre miette dans la bouche.

– Voyez-moi encore ce qu’il lui faut ! bougonna la vieille. Non, mon ami, ne t’attends à rien du tout de ce genre ; je n’ai pas chauffé mon poêle de la journée.

– Pourtant, insista le philosophe, nous t’aurions payé cela demain, et en belles espèces sonnantes...

« Compte là-dessus, ma vieille », ajouta-t-il à part soi.

– Marchez, marchez, et contentez-vous de ce qu’on vous donne. En voilà des faiseurs d’embarras !

Grande fut à ces paroles la déception du philosophe Thomas ; mais, soudain, son nez flaira une odeur de poisson séché : lorgnant aussitôt les grègues du théologien qui marchait à ses côtés, il vit qu’une énorme queue de poisson sortait de la poche du compère. Haliava avait déjà eu le temps de subtiliser une belle carpe dans l’un des chariots ; c’était d’ailleurs là un larcin purement désintéressé, commis par simple habitude ; il n’y songeait déjà plus et quêtait de ses yeux fureteurs quelque objet de bonne prise, fût-ce une simple roue cassée. Le philosophe Thomas put donc sans aucun scrupule plonger sa main dans la poche du digne théologien comme dans la sienne propre et en extraire fort adroitement le poisson.

La vieille assigna aux écoliers des gîtes différents : elle introduisit le rhétoricien dans la chaumine, puis elle enferma le théologien dans un réduit vide et le philosophe dans une bergerie également vide.

Resté seul, le philosophe dévora sa carpe en moins d’un instant, parcourut du regard le palis de la bergerie, donna un coup de pied à un cochon curieux qui passait son groin par une fente et s’étendit sur le côté droit ; il allait s’endormir du sommeil du juste, quand, soudain, la petite porte basse de l’enclos s’ouvrit, et la vieille entra en se courbant.

– Eh bien ! grand’maman, que viens-tu faire ici ? dit le philosophe.

Mais la vieille allait droit à lui, les bras ouverts.

« Hé, hé ! pensa le philosophe, voilà où tu veux en venir ! Grand merci, ma charmante ! »

Il recula d’instinct. Mais, sans plus de cérémonie, la vieille s’approcha de nouveau.

– Écoute, la petite mère, dit le philosophe, nous sommes en carême, et je suis ainsi fait que, pour mille ducats, je ne toucherais à la viande.

Cependant la bonne femme, toujours sans souffler mot, tendait vers lui des bras avides et tâchait de le saisir. Une terreur subite s’empara du philosophe, surtout quand il vit les yeux de la gaillarde étinceler d’une lueur étrange.

– Que me veux-tu ? Va-t’en, va-t’en, au nom du ciel ! s’écria-t-il.

Sans desserrer les lèvres, la vieille fonçait sur lui ; déjà ses bras l’agrippaient. Le philosophe bondit sur ses pieds, prêt à fuir. La commère lui barra la porte, darda sur lui son regard flamboyant, marcha de nouveau à sa rencontre. Il voulut la repousser, mais, à sa grande surprise, il s’aperçut que ses bras ne pouvaient se lever ni ses jambes bouger. Sa voix elle-même ne retentissait plus, ses lèvres remuaient sans émettre aucun son ; il ne percevait que les battements de son cœur. Il vit la vieille s’approcher de lui, lui croiser les deux bras sur la poitrine, lui courber la tête, se jeter sur son dos avec l’agilité d’un chat. Elle lui cingla les côtes de son balai et il partit d’un trait, trottinant comme un cheval de selle.

Tout cela s’était fait si rapidement que le pauvre philosophe n’avait pas eu le temps de s’y reconnaître ; il saisit ses genoux à deux mains dans l’intention d’arrêter sa course ; mais, ô stupeur, ses jambes bondissaient contre sa volonté. Le hameau était déjà loin ; une vaste plaine s’ouvrait devant eux, que flanquait une forêt d’un noir de suie. « Eh ! mais c’est une sorcière ! » put enfin se dire Thomas.

 

 

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La lune, en son premier quartier, brillait au ciel. La timide lumière de minuit, toute pénétrée de molles vapeurs, s’étendait doucement sur la terre comme un voile diaphane. Les bois et les prairies, le ciel et la vallée, tout semblait dormir les yeux ouverts ; aucune brise n’agitait l’air moite ; les ombres des arbres et des buissons tombaient longues et aiguës comme des queues de comète sur la pente douce de la plaine unie.

Telle était la nuit, tandis que le philosophe Thomas Brutus galopait avec son bizarre cavalier sur le dos. Une langueur inconnue, angoissante et douce à la fois, s’insinuait en son âme. Il baissa la tête : alors l’herbe de la steppe, que pourtant il frôlait presque, lui parut croître très loin, très bas, tandis qu’au-dessus d’elle s’étendait une nappe d’eau claire comme une source dc montagne. Cette herbe formait une sorte de fond de mer limpide, transparent jusqu’en ses profondeurs ; du moins il y voyait sa propre image réfléchie avec celle de la vieille qui chevauchait son dos. Au lieu de la lune, un soleil inconnu promenait sa lumière sur cette mer ; une ondine à l’abri d’une touffe de roseaux laissait entrevoir son dos, sa jambe, son corps souple, nerveux, tout étincelles. Tantôt, elle tournait vers lui son visage aux yeux clairs et perçants, s’approchait en roucoulant une chanson insinuante, et, quand elle avait atteint presque la surface de l’eau, elle tressaillait d’un rire éclatant, puis soudain plongeait et s’éloignait, tantôt elle se renversait sur le dos, ses formes vaporeuses ondulaient capricieusement, et, sous la caresse du soleil nocturne, ses seins prenaient une blancheur mate de porcelaine tendre ; une foule de petites bulles les couvraient comme autant de perles ; elle frissonnait toute et riait au fond de l’eau.

Voit-il cela ? Ne le voit-il pas ? Rêve-t-il ? Est-il éveillé ? Et là-bas qu’entend-il ? Est-ce le vent qui souffle, est-ce une musique qui s’élève ? Cela résonne, s’étend, s’approche, pénètre l’âme comme d’un trille aigu.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? » songeait, tout en regardant en bas, le philosophe Thomas Brutus, toujours lancé à fond de train. Ruisselant de sueur, il éprouvait une sensation diaboliquement agréable, une jouissance atroce, épuisante. Il croyait parfois n’avoir plus de cœur et posait avec effroi sa main sur sa poitrine. Éperdu, brisé de fatigue, il tâchait de se remémorer toutes les prières qu’il connaissait, quand, soudain, il éprouva un soulagement : sa marche devenait plus lente, la sorcière l’étreignait plus mollement, l’herbe drue frôlait maintenant ses pieds et il n’y voyait plus rien de surnaturel. Le pâle croissant de la lune brillait au firmament.

« Bien, bien ! » pensa le philosophe Thomas, qui se prit à réciter presque à haute voix ses exorcismes.

Et, soudain, avec la promptitude de l’éclair, il se débarrassa de la vieille et sauta à son tour sur son dos. La sorcière se mit à courir à tout petits pas, mais avec une rapidité telle que son cavalier pouvait à peine respirer. La terre semblait fuir sous ses pieds ; n’eût été la rapidité de la course qui les confondait devant ses yeux, il aurait pu, à la lueur indécise de la lune, distinguer les objets épars sur la plaine mate. Il saisit une bûche au passage et se mit à battre de toutes ses forces la sorcière, lui arrachant d’abord des hurlements de colère, puis des gémissements de plus en plus affaiblis, plus doux, plus langoureux : on eût dit le tintement frêle d’une clochette d’argent. Ces sons plaintifs pénétraient jusqu’à l’âme du philosophe.

– Est-ce bien une vieille femme ? se demandait-il.

– Oh ! je n’en puis plus ! murmura-t-elle enfin d’une voix brisée en se laissant choir sur le sol.

Le philosophe se remit sur pied et, comme l’aurore se levait, illuminant au loin les coupoles dorées des églises de Kiev, il osa dévisager la sorcière couchée devant lui. C’était une belle jeune fille avec de grands cheveux épars et des cils longs comme des flèches.

Ses bras nus et blancs écartés sur le sol, elle gémissait en levant au ciel des yeux remplis de larmes.

La pitié, l’effroi, un trouble étrange aussi s’emparèrent de Thomas. Tremblant comme la feuille, il se mit à courir à toutes jambes. Son cœur battait à se rompre ; il ne s’expliquait point le bizarre sentiment qui, pour la première fois, l’agitait. La campagne avait perdu tout attrait pour lui, et il se hâta de regagner Kiev, sans pouvoir oublier un seul instant l’hallucinante aventure.

On ne voyait presque plus d’écoliers dans la ville : tous, qu’ils fussent ou non pourvus de « conditions », avaient déjà pris la clef des champs, car, dans les campagnes de la Petite-Russie, il est bien facile de se régaler sans bourse délier de crème, de fromage, de boulettes, de ramequins larges comme votre chapeau. La grande bâtisse à demi ruinée où logeaient les boursiers était complètement vide ; notre philosophe eut beau fureter dans tous les coins, explorer même tous les trous du toit, cachettes ordinaires des écoliers, il n’y découvrit pas le moindre morceau de lard, pas le moindre chanteau de pain. Il ne perdit pas la tête pour autant et trouva rapidement remède à sa détresse.

Après avoir arpenté par trois fois en sifflotant la place du Marché, il échangea un clignement d’œil avec une accorte veuve en bonnet jaune, qui, tout au bout de ladite place, faisait commerce de rubans, de plombs de chasse et de roues de charrette. Le jour même, attablé dans une maisonnette en pisé, qu’ombrageait une cerisaie, il fit honneur à un poulet, à des galettes de millet, bref, à toutes sortes de victuailles dont l’énumération n’en finirait plus.

Ce soir-là on put voir le philosophe commodément établi au cabaret : étendu sur un banc, un grand pot d’étain devant lui, il fumait sa pipe comme de coutume ; il jeta ostensiblement un demi-ducat au cabaretier juif. Il regardait les allées et venues d’un œil insouciant et satisfait et ne pensait plus à sa fantastique aventure.

 

 

*

*     *

 

 

Cependant, le bruit se répandit en tous lieux que la fille d’un des plus riches sotniks (centeniers), dont la terre se trouvait à quelque douze lieues de Kiev, était revenue un jour d’une promenade toute rouée de coups et ayant à peine la force de marcher. Sentant son heure dernière approcher, elle avait témoigné le désir que l’oraison pour les agonisants, et, trois jours après sa mort, les prières pour les trépassés fussent récitées par un certain Thomas Brutus, séminariste dans la bonne ville de Kiev. Notre philosophe apprit la nouvelle du recteur en personne, qui le convoqua dans sa chambre pour lui signifier d’avoir à partir sans délais ; le noble seigneur avait mandé tout exprès une voiture et des gens pour l’amener chez lui.

Notre philosophe tressaillit : il éprouvait un malaise indéfinissable, la vague appréhension d’un malheur. Aussi déclara-t-il tout franc qu’il ne partirait point.

– Écoute, Thomas, lui répondit le recteur, qui, dans certains cas en usait fort civilement avec ses subordonnés, personne ne songe à te demander ton avis là-dessus. Note seulement ceci : si tu t’avises de refuser, je te ferai si gentiment frotter le dos et le reste avec de bonnes verges de bouleau que tu n’éprouveras pas d’ici longtemps le besoin d’aller te faire frictionner aux étuves.

Sans plus rien répliquer, le philosophe sortit en se grattant légèrement la nuque, bien résolu d’ailleurs à trouver, dès la première occasion, son salut dans la fuite. Il descendait tout pensif l’escalier plutôt raide qui menait à la cour complantée de peupliers, quand il perçut assez nettement la voix du recteur : l’excellent homme donnait des ordres à son cellérier ainsi qu’à une autre personne, envoyée sans doute par le sotnik.

– Remercie le digne seigneur de sa farine et de ses œufs, disait le recteur ; dis-lui que je lui enverrai, dès qu’ils seront prêts, les livres dont il me parle dans sa lettre : je les ai donnés à un écrivain pour qu’il les copie. Et n’oublie pas, mon bon ami, de rappeler à ton maître qu’il y a d’excellents poissons dans ses viviers, de beaux esturgeons principalement. Je le sais fort bien et lui serai reconnaissant de m’en faire tenir à l’occasion : ici, au marché, le poisson est cher et mauvais. Et toi, Iavtoukh, donne à ces braves gens un gobelet de brandevin ! Quant au philosophe, n’oubliez pas de l’attacher, sans quoi il aurait tôt fait de déguerpir.

– Voyez-vous, ce fils du diable ! ronchonna le philosophe à part soi. Il a bon nez, le vieux renard.

Descendu dans la cour, il aperçut une kibitka qu’il prit tout d’abord pour une grange montée sur roues. Elle avait, en vérité, la profondeur d’un four à briques. C’était l’habituel véhicule de Cracovie, dans lequel les Juifs s’entassent par cinquante à la fois, sans compter les marchandises, pour une tournée dans toutes les villes où se tient une foire. Une demi-douzaine de Cosaques, gaillards robustes encore qu’un peu mûrs, l’attendaient. Leurs caftans de drap fin à brandebourgs faisaient voir qu’ils appartenaient à un seigneur de quelque importance ; de légères cicatrices révélaient qu’ils avaient fait la guerre, et non sans gloire.

« Que faire ? songea le philosophe. Ce qui doit arriver arrive ! »

Et, s’adressant aux Cosaques :

– Bonjour, camarades, leur dit-il d’une voix forte.

– Bonjour, sire philosophe, lui répondirent certains d’entre eux.

– Alors, comme ça, il faut que je vous tienne compagnie ! Vous avez là une fameuse guimbarde, poursuivit-il en grimpant dans la voiture. Il n’y avait, ma foi, qu’à louer des musiciens : c’est une vraie salle de danse.

– Oui, c’est un équipage bien conditionné, répondit un des Cosaques en s’asseyant sur la ridelle à côté du cocher, dont la tête était enveloppée d’un torchon, car il avait eu le temps de laisser son bonnet en gage à quelque cabaretier.

Les cinq autres s’introduisirent avec le philosophe dans les profondeurs de la voiture et s’installèrent sur des sacs remplis d’objets de toutes sortes dont ils avaient fait emplette en ville.

– Je serais curieux de savoir, dit le philosophe, à supposer que l’on chargeât cette guimbarde de quelques marchandises, de sel ou de fer en barres, par exemple, combien il faudrait de chevaux pour la traîner.

– Pour sûr ! dit au bout d’un bon moment le Cosaque qui avait pris place auprès du cocher, on aurait besoin d’un nombre de chevaux en conséquence.

Après une réponse aussi pertinente, le Cosaque se crut en droit de garder le silence pour le reste de la route.

Notre philosophe grillait d’envie de savoir qui était ce sotnik, quel caractère il avait, ce qu’on pensait de sa fille, cette agonisante qui était rentrée de promenade dans un état si étrange, et dont l’histoire se trouvait brusquement mêlée à la sienne propre, bref, tout le train de vie de cette maison. Il pressa donc les Cosaques de questions ; mais lesdits Cosaques étaient sans doute des philosophes comme lui, car, affalés sur leurs sacs, ils se contentaient pour toute réponse de fumer leur brûle-gueule.

Cependant, l’un d’eux, se tournant vers l’automédon, lui fit cette courte recommandation :

– Prends garde, Overko, espèce de vieil étourneau ; quand tu arriveras au cabaret qui se trouve sur la route de Tchoukhraïlovo, n’oublie pas de t’arrêter et de nous réveiller, les camarades et moi, pour le cas où nous serions endormis.

Cela dit, il ne tarda pas, en effet, à ronfler. Mais sa recommandation était bien inutile, car, à peine la guimbarde fut-elle en vue du cabaret, que tous s’écrièrent d’une seule voix :

– Halte !

Au reste, les chevaux d’Overko avaient depuis longtemps pris l’habitude de s’arrêter d’eux-mêmes devant chaque bouchon.

Malgré la chaleur accablante d’une journée de juillet, tous nos gens sautèrent à bas de la voiture et se précipitèrent dans l’ignoble taudis. Le tenancier, qui était juif, accueillit ces vieilles pratiques avec force démonstrations de joie. Il apporta dans un pan de sa lévite quelques saucissons de porc et, après les avoir déposés sur la table, se détourna de ce mets interdit par le Talmud.

Quand tout le monde se fut installé, un énorme pot de terre apparut devant chaque convive. Le philosophe Thomas dut prendre part à la frairie. Et, comme les Petits-Russes ont le vin tendre, toute la pièce retentit bientôt de sonores accolades.

– Viens çà, Spirid, que je t’embrasse |

– Sur mon cœur, Doroche, sur mon cœur !

Une joue appuyée sur son poing, le plus vieux de la bande, à en juger par ses moustaches grises, sanglotait à fendre l’âme ; il n’avait plus ni père ni mère, il était seul au monde. Un autre, grand raisonneur, lui prodiguait des consolations.

– Ne pleure pas, voyons, ne pleure pas : Dieu sait ce qu’il fait.

Un autre, celui qui avait nom Doroche, se montra soudain fort curieux.

– Voyons, demandait-il sans cesse au philosophe Thomas, dites-moi un peu ce qu’on vous apprend au séminaire. C’est-y ce que notre chantre nous dégoise à l’église, ou bien c’est-y autre chose ?

– Laisse là tes questions, disait le raisonneur d’une voix empâtée. Va pour ce qui en est. Dieu sait ce qu’il faut. Dieu sait tout.

– Non, non, insistait Doroche, je veux savoir ce qu’il y a dans leurs livres : c’est peut-être pas du tout la même chose que dans ceux de notre chantre.

– Mon Dieu, mon Dieu ! reprenait le digne mentor. Peut-on dire des choses pareilles ! C’est la volonté du bon Dieu, voyons ! Et ce que Dieu a fait, on n’y peut rien changer.

 – Je veux savoir tout ce qui est écrit. Je veux entrer au séminaire. Parole d’honneur ! Tu ne me crois peut-être pas capable d’apprendre ce qu’on y enseigne ? J’apprendrai tout, tout.

– Ô mon Dieu, mon Dieu !... soupira le consolateur, et il laissa choir sa tête sur la table, car il n’était plus en état de la tenir debout.

Cependant, les autres Cosaques parlaient des seigneurs ou se demandaient pour quelle raison il y a une lune au ciel.

Cette disposition des esprits parut au philosophe Thomas, propice à ses desseins. Il s’adressa tout d’abord au grison qui se lamentait d’avoir perdu père et mère.

– Qu’as-tu à geindre comme ça, vieux frère ? Moi aussi, je suis orphelin. Laissez-moi partir, mes braves gens : qu’avez-vous besoin de moi ?

– Oui, oui, approuvèrent quelques-uns, laissons-le partir. C’est un orphelin, que diantre ! Qu’il aille où bon lui semble !

– Ô mon Dieu, mon Dieu ! dit le consolateur en soulevant la tête. Laissez-le partir. Qu’il aille son chemin, le pauvre !

Et déjà les Cosaques s’apprêtaient à lui donner d’eux-mêmes la clef des champs quand celui qui s’était montré si curieux les arrêta.

– Non, dit-il, je veux causer avec lui du séminaire, rapport que moi aussi je veux y entrer, au séminaire.

D’ailleurs, notre philosophe eût été bien incapable de prendre la fuite : en effet, dès qu’il essaya de se lever, ses jambes lui parurent de bois, et il aperçut une telle quantité de portes dans la pièce qu’il n’aurait pu trouver la véritable.

Le soir tombait déjà quand la compagnie songea à reprendre sa route. Après s’être enfournés dans la guimbarde, ils partirent en excitant les chevaux et en beuglant une chanson dont il eût été fort difficile de saisir les paroles et la mélodie. Ils errèrent ainsi une bonne partie de la nuit, perdant à chaque instant le chemin que pourtant ils connaissaient par cœur ; une côte très rapide les amena enfin dans un vallon, et le philosophe aperçut de chaque côté du chemin des palissades et des haies flanquées de petits arbres bas et dominées par des toitures. C’était le gros village du sotnik.

Il était déjà plus de minuit. De petites étoiles troublaient le ciel sombre. Aucune lumière ne brillait. Accueillis par un concert d’aboiements, ils pénétrèrent dans la grande cour, autour de laquelle se pressaient des granges et des masures. En face du portail, une bâtisse un peu plus considérable servait sans doute de logis au sotnik. La kibitka s’arrêta devant une sorte de hangar où nos voyageurs s’allèrent gîter. Le philosophe eût volontiers jeté un coup d’œil sur la demeure seigneuriale ; mais, si grands qu’il les écarquillât, tout se brouillait devant ses yeux : il prenait la maison pour un ours et la cheminée pour le recteur. Il eut un geste de dépit et s’en fut dormir, lui aussi.

 

 

*

*     *

 

 

Quand il s’éveilla, une agitation extrême régnait dans le domaine : la demoiselle était morte pendant la nuit. Les domestiques effarés couraient en tous sens ; quelques bonnes femmes pleuraient ; une foule de curieux regardaient par les trous de la clôture dans la cour, où il n’y avait pourtant rien à voir. Le philosophe put maintenant examiner à loisir les lieux que l’obscurité ne lui avait point permis de discerner. Le corps de logis n’était qu’une maisonnette couverte de chaume, telle qu’on les construisait autrefois dans la Petite-Russie. Un petit fronton haut et pointu, percé d’une fenêtre ronde assez semblable à un œil levé vers le ciel, tout peinturluré de croissants rouges, de fleurs jaunes et bleues, s’appuyait sur des colonnettes en bois de chêne, rondes jusqu’au milieu, hexagones à la base et curieusement travaillées au chapiteau. Ledit fronton abritait un modeste perron, flanqué de bancs. Des auvents étayés par des colonnes du même genre, mais torses, couraient le long de la façade, qu’ombrageait un poirier pyramidal aux feuilles tremblotantes. Deux rangées de granges parallèles formaient avenue au milieu de la cour. Près du portail, deux caveaux triangulaires, également couverts en chaume, se faisaient vis-à-vis ; une porte basse y donnait accès ; toutes sortes d’enluminures agrémentaient leurs trois pans de mur. Sur l’un d’eux, un Cosaque juché sur un tonneau brandissait au-dessus de sa tête un pichet orné de cette inscription : « Je boirai tout cela ! » Sur un autre, une gourde et des flacons formaient le fond d’un tableau que rehaussaient un cheval les pieds en l’air, une pipe, un tambour de basque et cette noble légende : « Le vin fait la joie du Cosaque. » À l’énorme lucarne de l’une des granges apparaissaient un tambour et des trompettes de cuivre. Deux canons étaient en batterie près du portail. Le seigneur, à n’en point douter, aimait à se réjouir ; les joyeuses clameurs des festins devaient souvent retentir dans tous les coins de son domaine.

Deux moulins à vent précédaient le portail. Un vaste jardin s’étendait derrière le logis : ses arbres touffus masquaient les masures du village ; seuls les faîtes noircis des cheminées apparaissaient à travers les cimes. Tout le village tenait à l’aise sur le large ressaut d’une colline. Une falaise bouchait la vue du côté du nord et dévalait presque à pic jusqu’à la porte même du domaine. Regardée d’en bas, elle semblait encore plus abrupte ; de maigres broussailles s’accrochaient de-ci de-là à son sommet et tranchaient en noir sur le ciel bleu ; ses flancs nus, tout sillonnés par les eaux torrentielles, inspiraient des pensées plutôt lugubres.

Deux chaumières s’agrippaient à cet escarpement : un gros pommier, dont les racines s’accotaient à de petits pieux soutenant de la bonne terre, étendait au-dessus de l’une d’elles ses vastes branches ; les pommes qu’abattait le vent roulaient jusque dans la grande cour. Une route en lacets descendait la colline et venait aboutir au village en passant devant la propriété.

Le philosophe mesura des yeux l’extrême inclinaison de cette pente, et, songeant au voyage de la veille :

« Allons, se dit-il, pour que, conduite par une bande d’ivrognes, l’énorme guimbarde et tout son chargement n’ait point culbuté dans ce précipice, il faut évidemment que les chevaux du sotnik soient des bêtes fort adroites ou que ses Cosaques aient la tête solide. »

Le philosophe se trouvait sur le point culminant de la cour ; quand il reporta ses regards du côté opposé, il découvrit un tout autre paysage : le village s’étendait par paliers jusqu’à la plaine, où des prairies déroulaient à perte de vue leur verdure dont l’éclat s’assombrissait par degrés ; des taches d’un bleu sombre y signalaient à plus de cinq lieues la présence de nombreux hameaux. Une chaîne de collines courait sur la droite de cette plaine ; la ligne sombre et miroitante du Dniepr se devinait au loin.

« Quel beau pays ! se dit le philosophe. Voilà où il ferait bon vivre, pêcher dans le fleuve et les étangs, chasser au filet ou au fusil le courlis et la canepetière ! Sans compter les outardes qui doivent abonder dans ces prairies. On pourrait aussi sécher des quantités de fruits et les vendre à la ville, ou, mieux encore, en tirer de l’eau-de-vie, car, à mon sens, la meilleure eau-de-vie de grains ne soutient pas la comparaison avec le ratafia. Il ne serait pas mauvais non plus de songer à jouer des jambes. »

Il aperçut derrière la haie un petit sentier envahi par les hautes herbes ; il y mettait le pied machinalement avec l’intention de faire d’abord un semblant de promenade, puis de gagner subrepticement le large à l’abri des maisons, quand soudain une main plutôt lourde s’abattit sur son épaule. Le même vieux Cosaque qui, la veille au soir, avait tant déploré et sa solitude et la perte de ses père et mère, était planté derrière lui.

– C’est en vain que tu t’imagines, sire philosophe, pouvoir t’enfuir de chez nous, lui dit-il. On ne s’échappe pas d’ici comme ça, et puis les chemins sont mauvais pour les piétons. Allons plutôt trouver notre maître : il y a beau jeu qu’il t’attend dans sa belle chambre.

– Eh ! mais... je ne demande pas mieux... Allons-y, dit le philosophe.

Et il emboîta le pas au Cosaque.

Le sotnik, barbon à moustaches grises, les traits empreints d’une morne tristesse, était assis devant une table, la tête appuyée sur ses deux mains. Il n’avait guère dépassé la cinquantaine, mais son visage bouleversé, sa pâleur cadavérique, témoignaient qu’un instant avait suffi à ravager son âme, que toute sa gaieté d’autrefois, toute sa vie bruyante avaient disparu pour toujours. À l’entrée de Thomas suivi du vieux Cosaque, il écarta une de ses mains et répondit d’un léger hochement de tête à leur profond salut.

Thomas et son Cosaque demeuraient près du seuil, à distance respectueuse.

– Quel est ton nom et ton état, mon brave ? s’enquit le sotnik d’une voix neutre.

– Je m’appelle Thomas Brutus, boursier de mon état et élève de philosophie, pour vous servir.

– Et qui était ton père ?

– Je n’en sais rien, noble seigneur.

– Et ta mère ?

– Je n’en sais rien non plus. J’ai dû en avoir une, bien sûr : le bon sens le veut. Mais qui était-elle, d’où venait-elle, quand a-t-elle vécu, aussi vrai que Dieu existe, messire, je l’ignore totalement.

Le sotnik parut réfléchir quelques instants.

– Comment as-tu fait la connaissance de ma fille ?

– Sa connaissance, messire ?... Mais je vous jure que je ne l’ai jamais faite ! Parole d’honneur, jamais ! Depuis que je suis au monde, je n’ai pas encore eu affaire aux demoiselles. Que le bon Dieu les bénisse, pour m’exprimer poliment !

– Pourquoi donc est-ce précisément toi qu’elle a choisi pour réciter les prières sur son cercueil ?

Le philosophe haussa les épaules.

– C’est le secret de Dieu. Les seigneurs ont parfois de ces lubies que le plus savant homme du monde ne saurait expliquer. Le fait est bien connu et le proverbe assure à bon droit qu’il faut hurler avec les loups et danser au son de la flûte.

– Tu ne m’en donnes pas à croire, sire philosophe ?

– Que le tonnerre me frappe sur place, si je mens !

– N’eût-elle vécu qu’une minute de plus, proféra douloureusement le sotnik, j’aurais certainement su de quoi il retournait. « Ne permets à personne de réciter les prières sur mon cercueil, papa, mais envoie tout de suite chercher au séminaire de Kiev le boursier Thomas Brutus ; qu’il prie trois nuits pour mon âme pécheresse : il sait... » Ce qu’il sait, je n’ai pas pu l’entendre : elle est morte sur ce dernier mot, la pauvre petite colombe... Il faut croire, mon brave garçon, que la sainteté de ta vie et tes actes agréables à Dieu t’ont fait avantageusement connaître : ma fille aura ouï parler de toi.

– De moi ? s’écria le philosophe en reculant de surprise. La sainteté de ma vie ? reprit-il en regardant le sotnik droit dans les yeux. Que le bon Dieu vous bénisse, messire, vous ne savez pas ce que vous dites !

– Il doit pourtant y avoir une raison à ce choix. Quoi qu’il en soit, tu vas commencer ton office aujourd’hui même.

– J’aurais à dire à votre seigneurie... Évidemment, tout homme tant soit peu versé dans la Sainte Écriture peut... Mais, à mon avis, il serait plus convenable de faire venir un diacre ou tout au moins un chantre. Ce sont gens d’expérience qui savent comment s’y prendre ; tandis que moi... Je n’ai pas la voix qu’il faudrait, voyez-vous... Et puis, regardez un peu comme je suis fait : je n’ai ni l’apparence, ni la gravité qu’il faudrait.

– Comme tu voudras, mon ami. Seulement, en ce qui me concerne, j’exécuterai fidèlement les dernières volontés de ma colombe. Si donc, trois nuits durant à partir de ce soir, tu récites sur son cercueil les prières des morts, je te récompenserai largement. Sinon... je ne conseillerais pas au diable lui-même de m’échauffer la bile !

Ces derniers mots furent proférés sur un ton si énergique que notre philosophe en comprit la signification.

– Suis-moi ! reprit le sotnik.

Ils passèrent dans le vestibule. Le seigneur ouvrit la porte d’une chambre qui se trouvait vis-à-vis de la sienne, et dont le philosophe, après s’être arrêté un moment pour se moucher, franchit le seuil avec un effroi instinctif.

Une grosse cotonnade rouge recouvrait le plancher. Dans un coin, sous les saintes images, et sur une haute table parée d’un velours bleu frangé d’or, était étendu le corps de la morte. De grands cierges enguirlandés de viorne se dressaient près des pieds et de la tête ; leur lumière blafarde se perdait dans les rayons du jour.

L’inconsolable père s’était assis devant la couche funèbre, tournant le dos à la porte et dérobant ainsi aux regards le visage de la défunte, à laquelle il tenait des propos peu faits pour rassurer le philosophe.

– Ce que je regrette le plus, ma bien-aimée fille, ce n’est pas de te voir abandonner la terre à la fleur de ton âge, avant le terme qui t’était fixé, me laissant en proie à la tristesse et à l’affliction. Ce que je regrette, ma douce colombe du bon Dieu, c’est d’ignorer le nom de mon plus cruel ennemi, j’entends le misérable qui a causé ta mort. Si je savais qui a pu avoir l’audace de te faire affront ou proférer sur ton compte la moindre médisance, je jure devant Dieu que cet homme-là ne reverrait jamais ses enfants s’il est vieux comme moi, ni son père et sa mère s’il est encore dans la fleur de ses ans : son corps servirait de pâture aux oiseaux de proie, aux bêtes fauves de la steppe. Mais, hélas ! ma fleurette, ma caillette, ma mignonnette, je devrai passer dans la douleur le reste de mes jours, contraint d’essuyer avec un pan de mon habit les grosses larmes qui couleront de mes yeux flétris, tandis que mon ennemi se donnera du bon temps et rira en cachette d’un vieillard impuissant...

Il s’arrêta, à bout de forces : sa douleur déchirante éclata en un torrent de larmes. Touché d’une pareille affliction, le philosophe toussota pour éclaircir sa voix. Le sotnik se retourna et lui désigna sa place, près du chevet de la morte, devant un petit pupitre où reposaient quelques livres.

« Trois nuits seront bientôt passées, se dit le philosophe, et puis le seigneur me remplira les poches de ducats. »

Il s’approcha du lutrin, et, après avoir toussé encore une fois, commença son office sans détourner les yeux et sans pouvoir se résoudre à dévisager la morte. Au profond silence qui s’établit, il devina que le sotnik s’était retiré. Il tourna lentement la tête, jeta sur la morte un regard furtif et...

Un tremblement le saisit ; il avait devant lui une beauté comme il n’en paraît que bien rarement sur la terre. Jamais sans doute visage n’avait offert des traits aussi fortement accusés et en même temps aussi splendidement harmonieux. Elle paraissait encore vivante. Son beau front pur comme l’argent, doux comme la neige, semblait penser ; ses sourcils soyeux et réguliers – ténèbres tranchant sur cette clarté éblouissante – dominaient ses yeux clos dont les cils tombaient en flèches sur des joues qu’embrasait l’ardeur des désirs secrets ; ses lèvres, rubis écarlates, souriaient d’un sourire de béatitude, un flot de délices allait s’en échapper...

Cependant, le philosophe discernait dans ces traits quelque chose d’effrayant. Une angoisse sourdait dans son âme comme un chant funèbre entonné soudain parmi les ébats d’une foule en liesse.

Soudain, son sang ne fit qu’un tour : il venait d’être frappé d’une ressemblance horrible.

– La sorcière ! s’écria-t-il d’une voix étranglée.

Il pâlit, détourna les yeux, reprit sa lecture. C’était bien la sorcière qu’il avait tuée !

 

 

*

*     *

 

 

Au coucher du soleil, on porta la morte à l’église. Le philosophe, qui soutenait sur son épaule un des coins du cercueil recouvert de drap noir, eut l’impression d’un contact glacial. Le sotnik ouvrait la marche, soutenant lui aussi de la main le côté droit de l’étroite cassette qui serait la dernière demeure de sa fille.

Presque au bout du village, une morne église de bois, noircie, rongée par une mousse verdâtre, dressait timidement ses trois pauvres coupoles coniques. Depuis longtemps sans doute aucun service ne s’y célébrait. Des cierges brûlaient maintenant devant presque toutes les images saintes. On déposa le cercueil au milieu de l’église, juste en face du chœur. Le vieux sotnik embrassa encore une fois la morte, se prosterna et sortit avec les porteurs, auxquels il enjoignit de faire un bon repas pour le philosophe et de le ramener ensuite à l’église.

En arrivant à la cuisine, tous ceux qui avaient porté le cercueil appliquèrent leurs mains contre le poêle, suivant la coutume de nos Petits-Russes quand ils ont vu un mort. La faim, qui commençait à talonner le philosophe, lui fit pour un moment oublier la défunte.

La cuisine s’emplit peu à peu : c’était une sorte de club où se réunissaient tous les êtres vivants du domaine, y compris les chiens, qui venaient, en agitant la queue, mendier jusque sur le seuil des os et des débris. Quelque part et pour quelque affaire qu’un valet fût dépêché, il entrait d’abord se reposer un instant et fumer une pipe dans la cuisine. Tous les célibataires du lieu, qui se pavanaient dans leurs hoquetons à la cosaque, passaient là le plus clair de leurs journées, affalés sur les bancs, sous les bancs, sur le poêle, bref, partout où il était possible de s’étendre. Comme par un fait exprès, chacun d’eux y oubliait toujours ou son bonnet ou son fouet, ou quelque objet de ce genre. Toutefois l’assemblée la plus nombreuse se tenait à l’heure du souper, auquel assistaient et le meneur de chevaux, qui avait déjà rentré ses bêtes dans l’enclos, et le vacher, que rappelait l’heure de la traite, et tous ceux qu’on ne pouvait voir dans le cours de la journée.

À ce moment, les langues les plus paresseuses se déliaient : on parlait de tout, et de ce que l’un s’était fait une culotte neuve, et de ce que l’autre avait vu un loup, et de ce qui se trouve au centre de la terre. Il se rencontrait toujours dans la compagnie plusieurs faiseurs de bons mots. Ils sont fort nombreux en Petite-Russie.

Le philosophe entra avec les autres dans le cercle en plein air installé devant la porte de la cuisine. Une commère en bonnet rouge apparut bientôt sur le seuil, tenant dans ses mains un grand pot de rissoles fumantes qu’elle déposa au milieu du cercle. Chacun tira de sa poche une cuillère de bois ou, à son défaut, un simple poinçon, également en bois. Dès que les mâchoires jouèrent avec moins de rapidité et que l’appétit dévorant de tous les convives se fut un peu assouvi, bon nombre d’entre eux engagèrent une conversation dont la morte devait naturellement faire les frais.

– Est-il vrai, dit un jeune berger qui portait attachés à la courroie de sa pipe tant de boutons et de plaques de cuivre qu’il ressemblait à une échoppe de ferblantier, est-il vrai que notre demoiselle – que le bon Dieu lui pardonne ! – avait des accointances avec le mauvais esprit ?

– La demoiselle ? dit notre vieille connaissance Doroche. Pour sûr que c’était une sorcière. Oui, une vraie sorcière, j’en mettrais ma main au feu.

– Tais-toi, tais-toi, Doroche, reprit un troisième, celui qui, au cours de la route, avait montré tant de propension à consoler les autres. Ces choses-là ne nous regardent point et mieux vaut ne pas en parler.

Mais Doroche n’était nullement disposé à se taire. Il venait de faire une visite à la cave, en compagnie du sommelier, pour une affaire importante et, après s’être penché deux ou trois fois sur deux ou trois tonneaux, il en était sorti si guilleret qu’il ne pouvait plus retenir sa langue.

– Que je me taise ? s’écria-t-il. Mais elle m’a chevauché, moi qui te parle. Oui, parfaitement, je le jure devant Dieu.

– Dis-moi, mon oncle, dit le jeune berger aux boutons, y a-t-il moyen de reconnaître les sorciers à un signe quelconque ?

– Non, répondit Doroche, il n’y a pas moyen. Tu auras beau lire tous les psautiers les uns après les autres, jamais tu n’y arriveras.

– Dis pas ça, Doroche repartit l’infatigable consolateur. Rien de plus facile, au contraire. C’est pas pour rien que le bon Dieu a donné à chacun une marque particulière ; les gens de science disent que toute sorcière a une petite queue.

– Toute vieille femme est une sorcière, décréta flegmatiquement un Cosaque à cheveux gris.

– Vous êtes peut-être de jolis cocos, vous aussi, protesta la commère qui remplissait le pot de rissoles fraîches. Gros verrats que vous êtes !

En voyant que ses paroles avaient piqué la bonne femme au vif, le vieux Cosaque, dont le nom était Iavtoukh et le sobriquet La Plique, laissa errer sur ses lèvres un sourire de satisfaction ; de son côté, le bouvier éclata d’un rire si gras qu’on aurait dit que deux de ses bœufs, arrêtés nez à nez, s’étaient mis à mugir à la fois.

Cependant, la curiosité de notre philosophe était en éveil ; il brûlait de connaître dans toutes ses particularités la vie de la défunte. Aussi, désireux de ramener l’entretien sur ce sujet :

– Je voudrais bien savoir, demanda-t-il à son voisin, pourquoi l’honorable société ici présente tient la demoiselle pour une sorcière ? Aurait-elle jeté des sorts aux gens ou peut-être même fait périr quelqu’un par des maléfices ?

– Y a eu de tout cela, répondit un des convives, dont le visage glabre et plat avait toute l’apparence d’une pelle.

– Qui ne se souvient du piqueur Mikita ou bien de...

– Le piqueur Mikita ? interrompit le philosophe. Qui était-ce ?

– Minute, s’écria Doroche. Je vais te raconter l’histoire du piqueur Mikita.

– Non, dit le gardeur de chevaux, c’est moi qui la raconterai, son histoire. Mikita était mon compère, n’est-ce pas ? Alors...

– Non, dit à son tour Spirid, c’est moi qui vais la raconter.

– Oui, oui, que Spirid la raconte ! s’écria toute la troupe.

Spirid commença en ces termes :

– Quel dommage, messire philosophe, que tu n’aies pas connu Mikita. C’était un homme rare : il connaissait chaque chien comme s’il l’avait mis au monde. Notre piqueur d’à présent, Mikola, que tu vois là, assis à deux places de moi, ne lui vient pas à la cheville. Mikola connaît aussi son affaire, je ne dis pas non, mais, en comparaison de Mikita, ce n’est qu’une mazette.

– Tu racontes bien, y a pas à dire, tu racontes bien, fit Doroche avec un signe de tête approbateur.

– Oui, reprit Spirid, il apercevait un lièvre en moins de temps qu’il n’en faut à un autre pour éternuer. Quand, des fois, il sifflait : « Tiens bon, Ravageur ! Tiens, Vole-au-Vent », tout en lançant son cheval ventre à terre, on ne savait dire qui des deux devançait l’autre, le chien le piqueur, ou le piqueur le chien. Et il vous lichait une pinte d’eau-de-vie en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Oui, c’était un fameux piqueur. Seulement, les derniers temps, il n’avait plus d’yeux que pour notre demoiselle. Lui avait-elle jeté un charme ou s’en était-il entiché pour de bon ? Je n’en sais rien. En tout cas, le gaillard se perdit complètement ; ce ne fut bientôt plus qu’une femmelette, qu’un... Fi, j’aime mieux ne pas dire ce qu’il devint, rapport à la décence.

– Bien ! approuva Doroche.

– Dès que la demoiselle lui jetait un regard, la bride lui tombait des mains ; Ravageur, il l’appelait Sourcilleur ; il trébuchait, il faisait tout de travers. Voilà qu’une fois notre demoiselle est allée le trouver à l’écurie, où il pansait un cheval : « Écoute, Mikita, qu’elle lui a dit, laisse-moi mettre sur toi mon petit pied. » Et lui, le sot, de répondre tout enchanté : « Non seulement ton pied, mais assieds-toi tout entière sur moi, si tu veux. » La demoiselle a levé son pied, et, quand il a vu cette jambe si blanche, si ferme, le charme l’a rendu complètement stupide, à ce qu’il nous a raconté plus tard. Le voilà qui courbe les épaules, saisit les deux pieds nus de la demoiselle et se met à galoper à travers champs comme un cheval. Il est revenu à demi mort, incapable de dire où ils avaient été ; il était devenu maigre comme un échalas, et, un beau jour qu’on est entré à l’écurie, on n’a plus trouvé qu’un monceau de cendres à côté d’un seau vide : il avait brûlé, brûlé tout à fait, et de lui-même. Et un piqueur comme ça, on aurait fait le tour du monde avant de trouver son pareil !

Dès que Spirid eut fini son histoire, chacun se mit à prôner les mérites du défunt piqueur. Mais Doroche s’adressant à Thomas :

– À propos, lui demanda-t-il, et l’histoire de la Rebouteuse, la connais-tu, au moins ?

– Non.

– Eh ! eh ! faut croire qu’on ne vous apprend pas grand-chose dans votre séminaire. Eh bien ! écoute. Nous avons dans votre village un Cosaque qu’on appelle le Rebouteux. C’est un brave Cosaque. Il lui arrive de chaparder, de dégoiser des menteries, mais ce n’en est pas moins un brave Cosaque. Sa maison n’est pas très loin d’ici. Un jour, à l’heure où nous sommes maintenant, le Rebouteux et sa femme, après leur souper, ont voulu faire dodo. Et, comme le temps était beau, la Rebouteuse s’est étendue dans la cour et le Rebouteux sur un banc, dans la maison... Non, c’est le contraire : la Rebouteuse s’est couchée sur le banc et le Rebouteux dans la cour !

– Non, interrompit la maritorne qui se tenait debout sur le seuil, c’est sur le plancher qu’elle s’est couchée, la Rebouteuse, c’est pas sur le banc,

Doroche la regarda, puis regarda par terre, puis la regarda encore, puis après un moment de silence :

– Une supposition que je t’enlève ta jupe devant tout le monde, ça sera-t’y de ton goût, des fois ?

Cet avertissement produisit son effet : la commère se tut et n’interrompit plus personne.

Doroche reprit le cours de son histoire.

– Or, dans le berceau qui était suspendu au milieu de la cabane se trouvait un poupard d’un an, fille ou garçon, je n’en sais trop rien. La Rebouteuse était donc couchée et voilà que, tout à coup, elle entend une chienne qui gratte à la porte et qui hurle à faire fuir les loups. Elle prend peur. Pourtant, elle eut le cœur de se dire : « Il faut que je donne sur le museau à cette maudite chienne, peut-être cessera-t-elle de hurler. » Elle a sauté sur son tisonnier et s’en est allée ouvrir la porte. Mais elle ne l’avait pas plus tôt entr’ouverte que la chienne lui a passé à travers les jambes et a couru au berceau tout droit. La Rebouteuse s’est alors aperçue qu’en fait de chienne c’était notre demoiselle. Encore si ç’avait été notre demoiselle sous sa forme ordinaire ! Mais le mauvais de l’affaire, c’est qu’elle était toute bleue et que ses yeux étincelaient comme des charbons ardents. Elle s’est emparée de l’enfant, l’a mordu à la gorge et s’est mise à lui sucer le sang. La Rebouteuse n’a fait qu’un cri : « Ah, malheur ! » et elle a voulu se jeter dehors. Mais voilà qu’elle trouve la porte de la cour fermée. Alors elle s’est sauvée dans le grenier. Elle tremblait de tous ses membres, la sotte, blottie dans un coin, quand voilà que notre demoiselle s’est jetée sur elle et a commencé à la mordre à son tour. Ce n’est qu’au matin que le Rebouteux a tiré du grenier sa bête de femme toute meurtrie, toute mordue. Elle est morte le lendemain. Il se joue comme ça de ces tours, voyez-vous. On a beau sortir d’une portée de seigneurs, quand on est sorcière, on l’est bien.

Ce beau récit terminé, Doroche promena autour de lui un regard satisfait, cura sa pipe du doigt et se mit en devoir de la bourrer. Il n’avait d’ailleurs pas épuisé le sujet, et chacun des convives y alla de son histoire. Chez l’un, la sorcière, sous la forme d’une meule de foin, était venue en visite jusqu’à la porte de sa cabane ; elle avait volé le bonnet de celui-ci, coupé les tresses de plusieurs filles du village, et bu chez d’autres quelques seaux de sang.

Entre-temps, la nuit était complètement venue et les bons compagnons daignèrent enfin s’apercevoir qu’ils avaient un peu trop joué de la langue. Chacun s’empressa de regagner son gîte habituel, à savoir la cuisine pour ceux-ci, les granges pour ceux-là, et, pour d’aucuns, la belle étoile.

– Eh bien ! messire Thomas, dit alors le vieux Cosaque, voilà le moment d’aller rejoindre la défunte.

Alors tous les quatre, car Spirid et Doroche se joignirent à eux, se dirigèrent vers l’église, en écartant du fouet les chiens qui erraient en bandes sur la route et mordaient rageusement les bâtons de nos compères.

Pour se donner du cœur au ventre, le philosophe avait eu beau lamper une large pinte de brandevin, il n’en sentait pas moins, à mesure qu’il approchait de l’église, sourdre et grandir dans son âme une inquiétude secrète. Les étranges histoires qu’il venait d’ouïr ne pouvaient qu’exciter davantage son imagination alarmée. L’ombre cependant devenait moins épaisse : les arbres et les haies se faisaient plus rares. Ils pénétrèrent enfin dans l’enclos dénudé de l’église au-delà duquel on ne voyait plus d’arbre : seuls des champs, des prairies, déployaient leur sombre immensité.

Les trois Cosaques gravirent avec Thomas les degrés rapides dû parvis ; après lui avoir souhaité d’accomplir heureusement sa tâche, ils l’enfermèrent dans l’église suivant l’ordre du seigneur.

 

 

*

*     *

 

 

Une fois seul, le philosophe commença par bâiller, s’étirer, souffler dans ses doigts, puis enfin il s’enhardit à examiner les lieux. Devant lui se dressait le cercueil, tout noir. Les cierges allumés devant les images saintes n’éclairaient guère que l’iconostase ; leur faible lumière atteignait encore le centre de l’église, mais ne parvenait point à percer les ténèbres environnantes. L’iconostase, très élevée à la manière antique, montrait une affligeante vétusté ; ses découpures à jour, jadis couvertes d’or, n’étincelaient plus que vaguement, la dorure était tombée en maint et maint endroit, les visages des saints avaient complètement noirci, leurs yeux brillaient d’un éclat lugubre. Le philosophe promena encore une fois les regards autour de lui.

« Eh bien ! quoi, se dit-il, qu’y a-t-il à craindre ? Nul être vivant ne peut venir ici, et j’ai des prières si puissantes contre les morts et les revenants qu’ils n’oseront pas me toucher du bout du doigt. Allons, à l’œuvre ! » conclut-il avec un geste de résolution.

En s’approchant du lutrin, il aperçut quelques paquets de cierges.

« Excellente trouvaille ! songea le philosophe. Il faut éclairer l’église de façon qu’on y voie clair comme en plein midi. Quel dommage qu’on ne puisse fumer une bonne pipe dans la maison du Seigneur ! »

Et, sans ménager les cierges, il se mit à les allumer sur toutes les corniches, sur tous les lutrins, devant toutes les images. Une vive clarté envahit bientôt l’église entière, hormis les parties hautes où les ténèbres semblèrent encore plus épaisses et les saints lancer de leurs vieux cadres à demi scintillants des regards encore plus farouches. Il s’approcha du cercueil, leva sur le visage de la morte des yeux timides et qu’un léger tressaillement lui fit aussitôt refermer : quelle souveraine, quelle terrifiante beauté !

Il détourna la tête et voulut s’éloigner ; mais mû par une étrange curiosité – ce sentiment contradictoire latent en chacun de nous et que la peur développe avec une intensité particulière – il ne put se défendre de la contempler encore une fois. Et, vraiment, ce superbe masque mortuaire était bien fait pour inspirer une terreur qu’une beauté moins parfaite n’eût sans doute point provoquée, car il n’y avait en lui rien de terne, de défait, d’amolli : il vivait ! Notre philosophe s’imagina même que la défunte le suivait du regard bien que ses yeux fussent clos ; il crut voir une larme sourdre sous les cils de l’œil droit, rouler sur la joue, s’y poser, et il reconnut alors que c’était une goutte de sang.

Il alla au plus vite s’installer devant le lutrin, ouvrit son rituel et, pour se donner du courage, se mit à psalmodier de son ton le plus haut. Sa belle voix de basse alla frapper les vieilles parois assourdies de l’église sans y éveiller aucun écho ; elle prenait dans ce silence de mort un accent singulier, quelque peu inquiétant, et qui n’échappa point au récitant lui-même.

– Bah ! dit-il, qu’y a-t-il à craindre ? Elle ne se lèvera pas de son cercueil ; la parole de Dieu la tiendra en respect. Et quel Cosaque serais-je si j’avais peur ? J’ai un peu trop levé le coude, ça m’a donné le trac. Voyons, prenons un peu de tabac. Ah ! quel bon, quel excellent tabac !

Néanmoins, tout en feuilletant son livre, il coulait des regards vers le cercueil, tandis qu’une voix intérieure lui murmurait : « Elle va se lever, se dresser, me regarder ! »

Mais le silence restait sépulcral, le cercueil ne remuait pas, les cierges versaient des torrents de lumière. Quel lugubre spectacle qu’une église illuminée, au cœur de la nuit, avec un cadavre au beau milieu, et pas une âme à l’entour !

Pour chasser ses dernières craintes, Thomas se mit à chanter en haussant la voix et sur tous les tons, mais, à tout instant, il tournait les yeux vers le cercueil, comme harcelé par l’impitoyable pensée :

– Si elle allait se lever... Si elle allait se lever !

Mais non, le cercueil demeurait immobile. Aucun son ne décelait la présence d’un être vivant, pas même d’un grillon. On n’entendait que le léger grésillement d’un cierge éloigné, ou le bruit mat d’une goutte de cire tombant sur le plancher.

– Si elle allait se lever ?....

Elle souleva la tête.

Il se frotta les yeux, tout effaré. Non, il ne rêvait pas ; elle n’était plus couchée, elle s’était mise sur son séant. Il détourna les yeux pour les reporter l’instant d’après sur la morte. Horreur ! Elle s’était levée, elle marchait les yeux fermés, les bras étendus comme si elle voulait saisir quelqu’un !

Elle alla droit à lui. Dans son effroi, il traça du doigt un cercle autour de sa place et prononça avec effort les prières, les formules d’exorcisme que lui avait enseignées un moine expert en la matière, pour avoir eu toute sa vie commerce avec les sorcières et les esprits immondes.

La morte s’avança jusqu’à la trace du cercle, mais n’osa pas franchir cette limite. Devenue subitement bleue et livide comme le cadavre d’une personne décédée depuis plusieurs jours, elle offrait cette fois des traits tellement hideux que Thomas n’eut pas la force d’en soutenir la vue. Elle fit claquer ses dents les unes contre les autres et ouvrit ses yeux morts, mais elle ne vit rien, car son visage trembla de fureur. Alors elle se dirigea d’un autre côté, les bras toujours étendus : tâtant les murailles, s’accrochant aux colonnes, elle cherchait de toute évidence à saisir Thomas. Elle s’arrêta enfin, leva un doigt menaçant et se recoucha dans son cercueil.

Le philosophe n’arrivait pas à reprendre ses sens, et jetait des regards peu rassurés sur l’étroit repaire de la sorcière. Tout à coup, le cercueil s’élança de sa place et, avec un sifflement aigu, se mit à décrire dans l’église des zigzags sans fin. Thomas le vit un moment presque sur sa tête, mais s’aperçut en même temps qu’il ne pouvait franchir le cercle tutélaire. Il multiplia les exorcismes. Le cercueil se précipita avec fracas à son ancienne place, y reprit son immobilité. Alors le cadavre, devenu d’un vert livide, se souleva ; mais, comme à cet instant même retentit le chant lointain du coq, il se recoucha aussitôt et le couvercle du cercueil se referma bruyamment.

Le cœur du philosophe battait à se rompre ; son corps était couvert d’une sueur glacée ; mais, rassuré par le chant du coq, il regagna le temps perdu et s’acquitta de son office. Aux premières lueurs du jour le chantre vint le remplacer, assisté du vieux Iavtoukh qui, pour le moment, remplissait les fonctions de marguillier.

 

 

*

*     *

 

 

De retour à son lointain gîte, Thomas fut longtemps à trouver le sommeil ; pourtant la fatigue le vainquit et il ne fit qu’un somme jusqu’au dîner. Quand il ouvrit les yeux, il crut avoir fait un mauvais rêve. Une pinte de brandevin qu’on eut soin de lui servir le remit à peu près dans son assiette : pendant le repas, sa langue se dénoua, il hasarda par-ci par-là quelques remarques et dévora presque à lui seul un cochon de lait d’assez belle taille. Cependant, un instinct secret lui fit garder le silence sur les évènements de la nuit ; aux questions que lui posaient les curieux, il répondait évasivement :

– Oui, oui, j’en ai vu de drôles |

Le philosophe était de ces gens que la bonne chère rend d’une extrême bienveillance envers l’humanité. Étendu par terre, il fumait sa pipe en crachotant sans cesse et en considérant ses semblables avec des yeux d’une douceur sans pareille.

Il profita de cette excellente disposition pour parcourir le village ; il prit langue avec presque tous les indigènes et s’arrangea si bien qu’il se fit chasser de deux maisons ; une accorte jeune personne lui donna même un grand coup de pelle sur le dos au moment où, mû par un désir curieux, il allait se convaincre par le toucher de quelle étoffe étaient faits son justaucorps et son cotillon. Mais, plus le soir approchait, plus notre homme devenait soucieux. Une heure avant le souper, presque tous les gens de la maison se mirent à jouer aux kragli, sorte de jeu de quilles où les boules sont remplacées par de longs bâtons. Comme le gagnant a le droit de monter à cheval sur le perdant, ce jeu ne laissait pas d’offrir certains spectacles piquants : quelquefois le meneur de chevaux, large comme un flanc, grimpait sur le dos du porcher, petit bonhomme malingre et tout ratatiné ; d’autres fois, c’était le meneur de chevaux qui présentait son dos, et Doroche, en sautant dessus, ne manquait jamais de dire : « Quel gros bœuf ! » Les gens plus posés fumaient leurs pipes près de la cuisine et contemplaient les joueurs d’un air grave ; ils ne se déridaient même pas quand la jeunesse riait à se tenir les côtes d’une facétie de Spirid ou du meneur de chevaux.

– Eh bien ! sire écolier, lui dit le vieux Cosaque en se levant de table avec Doroche, voilà le moment d’aller à notre affaire.

On reconduisit Thomas à l’église, on l’y enferma tout comme la veille. Dès qu’il fut seul, son angoisse s’accrut à la vue des sombres images dans leurs cadres dorés et du noir cercueil dans son immobilité menaçante.

– Voyons, proféra-t-il, je suis maintenant au fait de tout ce beau sabbat ; il ne me surprendra plus ; ce n’est terrible que la première fois. Oui, la première fois, évidemment, c’est un peu effrayant, mais ensuite ce n’est plus terrible, non, plus terrible du tout.

Il gagna rapidement le lutrin, s’entoura d’un cercle, prononça quelques exorcismes et se mit à psalmodier, après avoir pris la ferme résolution de ne pas lever les yeux du psautier et de ne prêter attention à quoi que ce fût. Au bout d’une heure, il commençait à toussoter, à ressentir quelque fatigue ; il tira sa tabatière de sa poche et, avant de porter le tabac à son nez, il lança un coup d’œil timide sur le cercueil. Son cœur se serra d’épouvante : la morte se tenait déjà sur la trace du cercle et fixait sur lui des yeux ternes et vitreux ; il tressaillit, baissa les yeux, précipita ses orémus et ses exorcismes. Il entendit la morte grincer des dents, il devina qu’elle agitait furieusement les bras dans l’intention de le saisir ; mais un regard qu’il osa lui décocher à la dérobée le convainquit qu’elle ne pouvait le voir, car elle ne le cherchait point où il était. Le spectre se prit soudain à grommeler de ses lèvres glacées des paroles étranges, incompréhensibles, dont le son rauque rappelait le pétillement de la poix bouillante, et dont le sens, à coup sûr, devait être effroyable. Thomas comprit avec terreur que c’étaient des conjurations.

Bientôt, en effet, un grand vent s’éleva dans l’église, tandis qu’au dehors éclatait le fracas d’un vol tumultueux. Thomas entendit des ailes battre les vitres et les grillages des fenêtres, des griffes grincer sur le fer, une poussée formidable ébranler la porte. Son cœur battait avec violence ; les yeux obstinément clos, il multipliait exorcismes et patenôtres. Enfin, un cri aigu monta dans le lointain : c’était le chant du coq. À bout de forces, notre philosophe s’arrêta, poussa un soupir de soulagement.

Quand, au matin, on vint le relayer, on le trouva à demi mort. Adossé à la muraille, les yeux hors des orbites, il regardait les braves Cosaques d’un air hébété. Il fallut le porter en quelque sorte hors de l’église, et le soutenir tout le long du chemin. Une fois arrivé, il se secoua, s’étira, se fit donner une chopine, en vida le contenu d’un trait, passa la main dans ses cheveux et dit :

– Que ne voit-on pas comme vermine en ce bas monde... et...

Au lieu d’achever sa phrase, il eut un geste qui en disait long.

Ce qu’oyant, les bonnes gens réunis autour de lui baissèrent la tête. Un galopin même, que tous les paysans se croyaient le droit d’envoyer à leur place puiser de l’eau ou balayer l’écurie, ce rien du tout de galopin osa, cette fois, ouvrir la bouche comme les autres.

Dans ce moment vint à passer une femme encore assez jeune, dont un justaucorps serré à la taille faisait ressortir les formes rebondies. C’était l’aide de la vieille maritorne, une faraude à tous crins, qui épinglait toujours quelque babiole à sa coiffe, un bout de ruban, un œillet, voire une papillote à défaut d’autre chose.

– Bonjour, Thomas, dit-elle en apercevant le philosophe. Ah ! mon Dieu, que t’est-il arrivé ? s’écria-t-elle tout à coup en frappant de surprise ses mains l’une contre l’autre.

– Quoi donc, espèce de sotte ?

– Mais tu es devenu tout gris !

– Eh, eh ! c’est ma foi vrai ! constata Spirid, après avoir considéré Thomas avec attention. Te voilà quasiment aussi blanc que notre vieux Iavtoukh.

À ces mots, le philosophe se précipita dans la cuisine, où il avait remarqué un morceau de miroir, petit triangle sali par les mouches et destiné à la toilette de la faraude, à en juger par les myosotis, par les pervenches, par la guirlande de soucis qui l’entouraient.

En effet, une partie de ses cheveux étaient devenus blancs ! Thomas Brutus dut le reconnaître, non sans épouvante. Il baissa la tête et réfléchit profondément.

« Je vais de ce pas tout conter au seigneur, se dit-il enfin, et lui déclarer tout franc que je ne veux plus réciter les prières. Qu’il me renvoie tout de suite à Kiev. »

Et il se dirigea dans cette intention vers le corps du logis.

Il trouva le sotnik dans sa chambre, figé dans une immobilité presque rigide. La même expression de désespoir était répandue sur ses traits, mais ses joues s’étaient creusées encore : il ne prenait évidemment que peu de nourriture, peut-être même aucune. Une pâleur singulière donnait à son visage la rigidité de la pierre.

– Bonjour, mon garçon, dit-il en apercevant Thomas qui s’était arrêté sur le seuil, son bonnet à la main. Alors, où en sont tes affaires ? Tout va très bien, n’est-ce pas ?

– On ne peut mieux, en effet. Il se passe là-bas de telles diableries que je n’ai plus qu’à sauter sur mon bonnet et prendre mes jambes à mon cou.

– Comment cela ?

– Mais, noble sire, votre fille... Elle est, bien sûr, de noble extraction, personne n’osera prétendre le contraire... Seulement, ne vous fâchez pas, et que Dieu veuille avoir son âme...

– Eh bien ! quoi, ma fille ?

– Elle s’est accointée avec Satan et elle fait de telles peurs aux gens qu’aucune prière n’y remédie.

– Récite toujours ; ce n’est pas pour rien qu’elle a exigé ta présence : elle songeait à son âme, la pauvre chère colombe, et voulait, par des prières, chasser toute mauvaise pensée.

– Sur l’honneur, messire, cela surpasse mes forces.

– Récite toujours, insista le sotnik. Il ne reste plus qu’une nuit. Tu feras œuvre pie et je te récompenserai.

– Excusez-moi, messire, mais, quelles que soient vos récompenses, je ne lirai plus, déclara Thomas de son ton le plus ferme.

– Écoute, philosophe, repartit le sotnik, et, de persuasive, sa voix devint menaçante. Je n’aime pas les caprices. Garde ces manières-là pour ton séminaire, parce que, chez moi, si je te fais donner une raclée, ce sera d’une autre façon que ton recteur. Sais-tu ce que c’est que les étrivières ?

– Bien sûr, répondit le philosophe en baissant la voix. Tout le monde connaît ça. En dose massive, c’est intolérable.

– Oui, seulement tu ne sais pas encore comment mes garçons s’entendent à étriller les gens ! s’écria le sotnik en se levant brusquement.

Son visage prit une expression hautaine et farouche, trahissant ainsi la rudesse d’un caractère assoupli un moment sous l’influence du chagrin.

– Ici, vois-tu, on commence par caresser les côtes, puis on jette de l’eau-de-vie dessus, et alors on les frotte pour de bon. À ton office, mon garçon ; si tu ne veux pas, tu es un homme mort ; si tu le remplis jusqu’au bout, tu auras mille ducats.

« Oh, oh ! voilà un gaillard avec qui mieux vaut ne pas plaisanter, se dit le philosophe en sortant. Mais attends, mon bel ami, je vais si bien jouer des jambes que tes chiens et toi, vous n’arriverez pas à me relancer ! »

Bien décidé à gagner le large, Thomas attendit impatiemment l’heure propice de l’après-dîner, où tous les gens avaient coutume de se fourrer dans les granges à foin et d’y dormir la bouche ouverte, en laissant échapper de vigoureux ronflements.

Cette heure arriva enfin. Iavtoukh lui-même s’étendit au soleil et ferma les yeux. Le philosophe, tout tremblant, gagna à pas de loup le parc, d’où il lui semblait plus facile de prendre la clef des champs. En effet, ce parc, comme tous ceux de ce genre, était livré à l’abandon et par cela même très propre à toute entreprise secrète. Hormis un petit sentier, frayé pour les besoins de la maison, tout le terrain disparaissait sous des buissons de sureaux, de cerisiers devenus sauvages, au-dessus desquels les tiges élancées des glouterons érigeaient leurs capitules roses et cotonneux. Le houblon jetait, sur ce fouillis d’arbustes, un réseau dont les mailles se pressaient jusque sur la haie, et retombaient de l’autre côté en grappes serpentantes, entrelacées aux vrilles du liseron. Par delà cette haie, limite extrême du parc, s’étendait une véritable forêt de broussailles, où jamais personne sans doute ne s’était aventuré : toute faux qui se fût attaquée à leurs tiges fortes et ligneuses aurait volé en éclats.

Quand le philosophe se décida à franchir la haie, ses dents se prirent à claquer et son cœur à battre si fort qu’il s’en épouvanta lui-même. Le bas de sa longue lévite semblait collé, cloué à terre. Il croyait entendre une voix tonitruante lui corner à l’oreille : « Où vas-tu ? »

Le pas sauté, il s’enfonça à toutes jambes dans la brousse, écrasant taupe sur taupe, trébuchant à chaque minute sur de vieilles souches. Il voyait qu’au sortir de ce fourré il n’aurait plus qu’à traverser un champ pour trouver un asile sûr dans une épaisse ronceraie qui, suivant ses conjectures, aboutissait à la route de Kiev. Il franchit le champ au galop, mais dut, pour se frayer un passage à travers la ronceraie, abandonner à mainte épine un morceau de sa lévite. Et, soudain, il déboucha dans une petite clairière : un saule y éployait ses branches, dont certaines tombaient presque jusqu’à terre ; une source étincelait dans l’herbe, fraîche, argentée. Le philosophe se coucha aussitôt à plat ventre et but à longs traits, car il avait une soif intolérable.

– Quelle bonne eau ! fit-il en s’essuyant les lèvres. Si je me reposais ici !...

– Non, continuons plutôt à courir ; on s’est peut-être déjà mis à notre poursuite !

Ces derniers mots, prononcés au-dessus de sa tête, le firent se relever brusquement. Iavtoukh était devant lui.

« Iavtoukh du diable ! se dit-il tout en colère. Avec quel plaisir je te donnerais un bon croc-en-jambe pour t’envoyer ensuite une volée de coups de trique à travers le museau et toute ta vilaine personne ! »

– Pourquoi, diantre ! as-tu fait un si grand détour ? reprit le bonhomme. Tu n’avais qu’à prendre, comme moi, le chemin qui longe les écuries : il mène tout droit ici. Comme ça, tu n’aurais pas déchiré ta lévite ; dommage de voir abîmer un drap pareil ! Qu’as-tu payé l’aune ?... Mais, assez promené pour le moment, hein ? S’agit de regagner le bercail.

L’oreille basse, le philosophe emboîta le pas à Iavtoukh.

« C’est pour le coup, songeait-il, que la maudite sorcière me fera avaler du poivre ! Mais non, voyons, qu’ai-je à craindre ? Suis-je Cosaque, oui ou non ? J’ai déjà récité les prières pendant deux nuits ; Dieu m’’assistera encore pendant la troisième. Pour que le Malin la protège ainsi, il faut que la maudite sorcière ait bien des péchés sur la conscience. »

Ces réflexions et d’autres du même genre lui redonnèrent du cœur. Aussi, dès son retour, pria-t-il Doroche qui, grâce à la protection du sommelier, avait parfois l’entrée des caves seigneuriales afin d’en tirer un quartaut de brandevin ; quand les deux compères, commodément installés à l’abri d’un hangar, eurent lampé une demi-douzaine de pintes, le philosophe se dressa d’un bond en criant :

– Des musiciens, je veux des musiciens. Donnez-moi des musiciens !

Et, sans attendre, il se mit à danser, dans le coin le plus net de la cour, un « trépak » tellement endiablé qu’il en oublia l’heure du goûter ; les gens de la maison, qui avaient fait cercle autour de lui, comme cela se pratique en pareil cas, finirent par cracher d’impatience, et par l’abandonner à ses entrechats en bougonnant :

– A-t-on idée de gigoter si longtemps !

Enfin, il se coucha et s’endormit sur la place. Quand vint le moment de dîner, il fallut lui verser sur la tête un plein seau d’eau froide pour le réveiller. Pendant le repas, il décrivit prolixement les qualités du vrai Cosaque, lequel, à l’entendre, devait avant tout ignorer la crainte.

– Il est temps, allons ! dit soudain Iavtoukh.

– Allons ! répéta le philosophe en se levant.

« Que la langue te pèle, ragot de malheur ! », ajouta-t-il à part soi.

Tout le long du chemin, le philosophe ne cessait de scruter les alentours. C’est en vain qu’il essaya de faire parler ses compagnons : Iavtoukh gardait le silence et Doroche lui-même n’était pas en train. Il faisait une nuit d’enfer. Une bande de loups hurlait dans le lointain et l’aboiement même des chiens avait quelque chose d’angoissant.

– Ce ne sont pas des loups qui hurlent, fit observer Doroche ; on dirait des hurleurs d’une autre espèce.

Iavtoukh continuait à se taire et le philosophe ne trouva rien à répliquer. Ils pénétrèrent enfin dans la vétuste église, dont les lambris vermoulus accusaient le peu de souci que le seigneur prenait de Dieu et de son salut. Iavtoukh et Doroche se retirèrent comme les soirs précédents et le philosophe resta seul.

Il s’arrêta un instant. Tout, autour de lui, gardait le même aspect lugubre. Le cercueil de la terrible sorcière était toujours là, au milieu, dans sa sinistre immobilité.

– Je n’aurai pas peur ; non, Dieu m’en est témoin, je n’aurai pas peur, dit-il.

Et, après s’être entouré de son cercle protecteur, il se remémora tous les exorcismes qu’il connaissait. Dans l’église qu’illuminait la flamme tremblotante des cierges, un silence atroce planait. Le philosophe tourna une page, puis une autre et remarqua soudain qu’il récitait tout autre chose que le contenu de son rituel. Il fit un signe de croix et se mit à chanter ses psaumes. Cela le rassura quelque peu ; les feuillets se suivaient l’un après l’autre, quand tout à coup, au milieu du silence, le couvercle en fer du cercueil éclata avec un horrible vacarme, et la morte se leva, encore plus hideuse que la veille. Ses dents claquèrent furieusement, des convulsions agitèrent ses lèvres, et, dans un odieux glapissement, elle commença ses invocations. Un tourbillon s’éleva, brisant les vitres, jetant à terre les saintes images ; la porte fut arrachée de ses gonds ; une horde se rua dans le saint lieu, qu’elle emplit bientôt d’un grand bruit d’ailes, d’un long froissis de griffes : cela rampait, courait, volait, cherchait partout le philosophe.

Les dernières fumées de l’ivresse s’étaient dissipées. Tout en multipliant ses signes de croix, en marmottant tant bien que mal ses patenôtres, Thomas entendait la troupe immonde s’agiter autour de lui. Les monstres l’effleuraient du bout de leurs ailes et de leurs horribles queues. Il n’avait pas le courage de les considérer avec attention ; il n’en distinguait qu’un, gigantesque, celui-là, et qui occupait tout un pan de muraille. Ce monstre n’était qu’une immense forêt de poils ébouriffés au fond de laquelle deux yeux fixes regardaient, en soulevant légèrement leurs paupières. Au-dessus de lui se tenait en l’air une sorte d’énorme vessie allongeant un millier de pinces et de dards auxquels pendaient des lambeaux de terre noirâtre. Tous ces êtres fabuleux cherchaient Thomas, tous le regardaient, mais ne pouvaient le voir, entouré qu’il était de son cercle magique.

– Allez chercher Viï, s’écria la morte. Amenez-le, amenez-le !

Et, sur-le-champ, il se fit dans l’église le plus profond silence. Un hurlement monta dans le lointain, des pas lourds retentirent bientôt sous les voûtes. Un coup d’œil furtif permit au philosophe de voir qu’on amenait un petit bonhomme trapu, courtaud, cagneux, tout souillé d’une terre noire sur laquelle ses pieds et ses mains faisaient saillie comme des racines noueuses. Il ne marchait qu’avec peine et trébuchait à chaque pas. Les longs cils de ses paupières fermées tombaient jusqu’au sol. Thomas remarqua avec terreur que son visage était de fer. On le conduisit, en le soutenant sous les bras, tout droit devant la place où se trouvait le philosophe.

– Levez-moi mes paupières, je ne vois rien, prononça Viï d’un ton caverneux.

– Ne regarde pas, souffla au philosophe une voix intérieure.

Il ne put retenir sa curiosité et regarda.

– Le voilà ! s’écria Viï, en le désignant de son doigt de fer.

La horde entière se rua sur le philosophe. Frappé d’épouvante, il tomba de son haut et trépassa sur le coup.

Alors retentit le chant des coqs. C’était déjà le second ; les gnomes n’avaient pas fait attention au premier. Dans leur effroi, ils se précipitèrent aux portes et aux fenêtres ; mais il n’était plus temps, et ils demeurèrent à jamais plaqués à ces fenêtres et à ces portes par où ils voulaient s’envoler.

Le prêtre qui vint le matin pour dire l’office des morts recula à la vue de cette profanation. Depuis lors, l’église abandonnée, avec ses monstres figés à leur place, est toujours restée dans le même état, mais elle a disparu sous les ronces, les broussailles, les arbrisseaux. Personne ne pourrait, aujourd’hui, en retrouver le chemin.

 

 

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Quand le bruit de cette mémorable aventure atteignit enfin la bonne ville de Kiev et que le théologien Haliava apprit la triste fin du philosophe Thomas Brutus, il y réfléchit toute une heure. Entre-temps, de notables changements étaient survenus dans son sort. La fortune lui avait souri : ses études terminées, on l’avait fait sonneur du plus haut clocher de la ville, et il se montrait le plus souvent avec un nez meurtri, l’escalier en bois de ce clocher étant bâti en dépit du bon sens.

– As-tu entendu dire ce qui est arrivé à Thomas ? demanda en s’approchant de lui Tibère Gorobets, qui était devenu philosophe et portait moustaches.

– C’est Dieu qui l’a voulu, dit le sonneur ; allons prendre un verre à sa mémoire.

Le jeune philosophe usait de ses nouveaux privilèges avec un enthousiasme si fervent que sa culotte, sa lévite, et jusqu’à son bonnet sentaient l’eau-de-vie et le tabac ; il s’empressa donc d’accepter la proposition.

– Quel excellent homme que notre Thomas ! dit le sonneur au moment où le cabaretier boiteux posait devant lui la troisième cruche. Oui, c’était un fameux homme ! Et le voilà qui a péri pour rien !

– Moi, je sais pourquoi : c’est parce qu’il a eu peur. S’il n’avait pas eu peur, la sorcière n’aurait pu lui faire aucun mal, Dans ces cas-là, il faut seulement faire le signe de la croix, et puis lui cracher en plein sur la queue. Je m’y connais : ici, à Kiev, toutes les bonnes femmes du marché sont des sorcières.

Le sonneur approuva d’un signe de tête. Mais, comme il s’aperçut en même temps que sa langue lui refusait tout service, il se leva non sans peine et s’en alla en titubant se terrer au plus épais des broussailles. Cependant, fidèle à sa constante habitude, il n’oublia point de dérober en passant une vieille semelle de botte qui traînait sur un banc.

 

 

 

Nicolas GOGOL, La sorcière et le philosophe.

 

Traduit du russe par Henri Mongault.

 

Paru dans Les œuvres libres en 1946.

 

 

 

 

 



1 Longue touffe de cheveux que l’on enroule derrière l’oreille (Note de Gogol).

 

 

 

 

 

 

 

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