Nouvelles petites fleurs de Saint François
par
Claire et Yvan GOLL
FRANÇOIS RECONSTRUIT UNE ÉGLISE
FRANÇOIS savait qu’on ne sert pas Dieu seulement de son esprit, en l’adorant, de sa bouche en le louant, de ses oreilles en l’écoutant, de ses pieds en marchant dans sa direction, de son sommeil en le rêvant, et de son cœur en se perçant des cent mille dards du repentir, mais surtout de ses mains en les écorchant, en les déchirant, en les brûlant, en les ulcérant, en les ensanglantant par le travail, le plus humble, en se faisant son maçon, en lui construisant des sanctuaires.
Telle est la leçon qu’il reçut le jour où, effondré dans la prière parmi les orties et les ronces, qui rongeaient la chapelle de Saint-Damien, il perçut une voix qui lui ordonna : « Reconstruis ma maison » !
Ce fut le commencement d’une grande intimité avec son Seigneur. Quelle distinction pour un pécheur qui avait à peine renié son existence de débauche ! Oui, il ne suffisait pas de joindre les mains dans la prière reposante ou de les ouvrir pour demander l’aumône ou de les tordre dans la mortification, il fallait les employer au service du Bien-Aimé.
Des pierres, des pierres, il lui fallait avant tout des pierres ! Allait-il les arracher aux rochers, les chercher dans les carrières, les ramasser près des remparts de la ville toute proche ? Non, il fallait que les hommes les lui offrissent une à une, que chacun participât à l’œuvre.
Cours, cours, dépêche-toi, car il sera difficile de se procurer de la pierre, bien qu’elle soit partout : sous tes pieds dans le sentier qui descend vers Assise, dans les murailles qui entourent les vignes, entre les griffes des ceps, dans les lassos des racines. Personne n’en veut, personne ne les réclame, mais gare à toi, si tu y touches ! Ouvrier de Dieu, fais la grâce à tes frères de leur demander de la meulière, comme si c’était du minerai d’or.
Sur la grande place, à l’heure du marché, parmi les jongleurs et les vendeurs de bonne aventure, il va faire son boniment.
– Donnez-moi des pierres pour reconstruire Saint-Damien ! Celui qui me donnera une pierre, recevra un baiser de Dieu. Celui qui me donnera deux pierres, recevra deux baisers de Dieu. Celui qui me donnera sept pierres...
Et comme personne ne l’écoute, il crie plus fort :
– Donnez-moi des pierres : le royaume de Dieu pour une pierre !
Petit à petit, une foule amusée fait cercle autour de lui. Quelques pieux citoyens, trouvant que le royaume de Dieu est bon marché ce matin, lui apportent quelques pavés, qu’ils vont prendre dans un terrain vague ou dans la rue voisine qu’on répare. François accepte ces premiers dons avec gravité. Il manie les pierres avec précaution, comme s’il s’agissait de pierres précieuses. C’est alors que quelques badauds se mettent à pouffer de rire et qu’une ménagère s’écrie : « Il pazzo ! Il pazzo ! Le fou ! Le fou ! Il crève de faim et il demande des pierres ! »
François soulève dignement les offrandes, pour les emporter. La charge est lourde. Il lui semble qu’il porte déjà l’église sur son dos, mais la foi déplace des montagnes. Lorsque, ployant sous le fardeau, il s’engage dans une ruelle qui conduit vers Saint-Damien, des enfants le poursuivent en criant : « Pazzo, pazzo ! » Ils le huent, ils tirent la corde et les pans de son froc de bure, puis finalement, irrités par sa non-résistance, lui jettent des cailloux qui le blessent. ....
– Tu veux des pierres ? Tiens, en voilà, des pierres !
Alors, que fait François ? Il dépose sa charge pour ramasser les silex aigus qui l’ont frappé à la joue et à l’épaule. Il veut que ces pierres-là, colorées de son sang, deviennent la base de l’édifice de Dieu.
À mi-chemin entre Assise et Saint-Damien, il se laisse tomber dans une touffe de menthe. Il prend des pierres dans sa main, une à une, pour les caresser. Elles sont fraîches dans sa paume, comme des pêches cueillies à l’aube. Elles rient, elles vibrent, elles le regardent joyeusement. Elles sont semées de paillettes comme des danseuses. Leurs atomes n’exécutent-ils pas un ballet perpétuel, malgré leur apparence immobile ?
Il en porte une à son oreille comme une conque pour écouter sa chanson minérale. Il la porte à sa bouche, pour goûter le sel des terrains tertiaires. Il la pose sur son cœur pour entendre son battement. Et la pierre ouvre son masque pour lui et lui fait entrevoir le secret de sa pérennité.
Une autre pierre a des veines de jeune fille, une autre les rides d’une momie. Une autre garde les secrets de la mer. Celle-ci recèle le frai d’une nébuleuse. Celle-là renferme la sagesse des âges. Mais la plus gaie, c’est celle qui porte la fleur desséchée de son sang.
Reposé et fortifié par ses sœurs les pierres, François se remet en route vers Saint-Damien.
* * *
FRANÇOIS RESPECTE LA PRIORITÉ DU VER DE TERRE
FRANÇOIS monte une pente aride du Mont Alverne.
Une pomme vient de se jeter à ses pieds. On dirait qu’elle sait qu’il a soif. Il la ramasse avec précaution, et sa paume se réjouit de la fraîcheur inespérée du fruit.
– Magnifique créature, s’écrie-t-il ! Ta rondeur me donne le vertige, oui, je chavire devant tant de perfection ! Pomme-enfant, ô pomme espiègle ! Comme tu ris de toutes tes fossettes, si satisfaite d’être pomme ! Mais es-tu vraiment si innocente et si calme, petit globe vert et rouge, es-tu sans curiosité et sans angoisse ? Peut-on être parfait sans avoir souffert ? Oh ! je sais, tu as eu peur, frôlée par les ailes meurtrières d’une nuit de gel. Combien de solitude t’a-t-il fallu pour éviter les appels étrangers ! Combien de ténacité pour retarder ta chute ! Combien de fois as-tu tremblé devant les périls du printemps ! Tantôt légère dans la ronde, tantôt lourde dans l’immobilité, avec quelle simplicité as-tu obéi à la volonté de ton Seigneur !
Mais torturé par la soif, François porte le fruit à ses lèvres exsangues et va le mordre, lorsqu’il découvre près de la tige un trou minuscule, indiquant qu’un ver y a élu domicile. Il retire ses dents de la peau parfumée.
– Ah, petite pomme, quelle leçon me donnes-tu là !
Tu n’es pas aussi insouciante et aussi imperméable à la souffrance que je croyais. Tu as déjà la sagesse de ceux qui ont beaucoup vécu. Tu as préféré le don de toi-même, qui implique la douleur, à la quiétude et tu souris dans ton supplice. En donnant l’hospitalité à ton ennemi qui te dévorera, tu as mérité la bénédiction de notre Seigneur.
Et moi qui ai failli assouvir ma soif, en privant mon frère le ver de la nourriture que la loi lui a destinée. Lui auquel je n’ai pu offrir ma propre chair, hélas, plus blette et plus coupable que la tienne, chère pomme !
Et joyeux de garder sa soif, François replace la pomme dans l’herbe, respectant le droit de priorité du ver.
* * *
LE PLUS GRAND DES AMANTS N’EST PLUS
LES anges se sont envolés de Santa Maria degli Angeli. Car celui qui les avait apprivoisés ne lèvera plus sa main magique.
Le plus grand des amants n’est plus.
Pleurez, frères ! Pleurez, sœurs ! Sanglote, gibier des bois ! Élevez vos plaintes, oiseaux des plaines ! Fanez-vous, fleurs des champs ! Arrête-toi, soleil ! Suicidez-vous, poissons ! Séchez, mauvaises herbes ! Couleuvres, mettez vos peaux de deuil ! Pluie, inonde ma pensée !
Le plus grand des amants n’est plus !
Les chemins ne mènent plus nulle part. Ils chavirent sous les pas de Claire. Elle est ivre, ivre de douleur. Ah, le cruel amant, qui pour s’emparer d’elle à jamais, l’avait enfermée dans la tour de Jésus, l’abandonne ! Les murs sont ébréchés, les portes sont défoncées. Plus de gardien, la prisonnière erre pour le retrouver.
Le plus doux des geôliers n’est plus.
Il est là tout blanc et de blanc vêtu.
Il ne te veille plus, celui qui fut ton horticulteur et ton tuteur. Claire, rosier de Saint-Damien ! Il est étendu sur son lit avec sa sœur, la mort. Ils ne font qu’un. Et déjà, ils ne t’admettent plus dans leurs conciliabules. Tu as beau t’accrocher à sa main, Claire ! Est-ce donc encore une main ? Accroche-toi à quelques osselets, à quelques phalanges !
La main la plus tendre n’est plus !
Mais Claire s’acharne sur ce vestige. Peut-être que la tiédeur de ses larmes va faire refleurir cette rose de Jéricho osseuse et calcifiée. Elle pose son oreille contre la conque de la main, pour y surprendre encore la voix séraphique du Seigneur. Car cette voix-là ne se taira jamais. Elle baise cette main avec la soumission et la tendresse d’une fiancée, d’une sœur, d’une fille, d’une amie et d’une servante céleste.
Le baiser d’une femme que la mort aurait trompée, il aurait contenu toutes les pertes, toutes les privations terrestres : tous les chemins qu’ils n’avaient pas parcourus ensemble, les lis et les roses qu’ils n’avaient pas, ensemble, vus fleurir et mourir, les fruits qu’ils n’avaient pas cueillis de compagnie, les eaux qui n’avaient pas murmuré pour eux deux, les champs qui jamais ne les avaient frôlés d’une même caresse, les oiseaux dont le chant ne les avait pas jetés dans les bras l’un de l’autre, les feux qui avaient brûlé sans eux, le soleil et la pluie qui les avaient toujours comblés séparément, bref, toutes les jouissances du monde.
Mais le baiser de la sainte contenait toutes les joies supraterrestres dont elle était redevable à l’âme du bien-aimé : cet envol vers le ciel, en quoi il avait transformé sa vie, toute la suavité des souffrances dont elle s’était chargée pour lui, les fêtes intérieures qu’elle avait célébrées grâce à lui, et pour lesquelles elle avait renoncé aux fêtes du dehors, toutes les nobles angoisses qu’elle avait endurées dès le début de sa longue maladie, toutes les larmes qu’elle s’était interdit de verser, tous les soupirs qu’elle avait contenus, sauf dans la prière, en un mot, toute la splendeur du sacrifice pour lequel il l’avait enflammée, lui qui avait été et qui serait éternellement son fiancé, son frère, son père, son ami et son seigneur divin.
Alors comment pourrait-elle être morte, une main qui parle, qui chante, qui murmure ?
Émerveillée, Claire scelle son baiser dans cette main vivante. Mais aussitôt elle recule, aveuglée par le bijou monstrueux, le rubis de stigmate serti dans l’ivoire de la main.
– Ô main --- itinéraire vers la Très-Sainte-Croix !
– Ô main --- racine qui pompais sa vigueur dans les nuages !
– Ô main --- soleil qui alimentais toute l’Ombre d’un blé spirituel !
– Ô main --- miroir qui indiquais la bonne direction aux alouettes !
Main qui n’a plus ni poids ni mesure !
Main sainte, que Claire croit couvrir et qui la couvre. Main qui déjà appartient aux pauvres du monde entier !
Lève-toi, fiancée des fiancées ! Veuve des Veuves ! Le plus grand des amants n’est pas mort !
Claire et Yvan GOLL.
Écrit exclusivement pour les Cahiers de Nouvelle-France
et paru dans cette revue en juillet-septembre 1957.