La rançon du lépreux
Cet épisode est lire d’Amis et Amiles, – ou plus exactement d’Ami et Amile, – poème que M. Gaston Paris appelle « une vieille légende orientale sur un exemple d’incomparable amitié ». Cette légende devait trouver place dans le présent recueil, en raison de la célébrité dont elle a joui au moyen-âge. L’auteur a essayé de la transposer, en atténuant, dans la mesure du possible et sans la défigurer trop, son fond de barbarie, que parvient à peine à foire accepter un dénouement miraculeux.
Quant au « Jugement de Dieu », dont il est ici question, c’était, on le sait, les épreuves auxquelles on avait alors recours pour s’assurer de l’innocence ou de la culpabilité d’un accusé. Celui-ci devait, dans le duel judiciaire, qui était une de ces épreuves, avoir des otages ou garants de sa cause, et s’il était vaincu, on le déclarait coupable.
I
Or, écoutez, seigneurs ; écoutez, nobles dames,
Un chant que le jongleur fit pour toucher vos âmes,
Et dites si depuis Euryale et Nisus
Le monde vit jamais des amis s’aimer plus.
C’étaient deux chevaliers frères par le courage,
Et tellement pareils de cœur et de visage
Que leurs mères, souvent, les confondaient entre eux.
Ayant risqué cent fois leurs jours aventureux,
Tous deux s’étaient juré – ce temps est loin du nôtre ! –
De toujours et partout se secourir l’un l’autre.
Amile remplissait une charge à la cour ;
Amis, comte de Blaye, heureux d’un pur amour,
Avait pris devant Dieu Lubias pour compagne.
Or, la belle Élissent, fille de Charlemagne,
Pour Amile aux doux yeux s’éprit éperdument
Et, non moins épris qu’elle, il devint son amant.
Mais Ardré, le duc fourbe aux sourires aimables,
Un jour, à l’empereur dénonce les coupables,
Et comme lui, demain, d’autres témoigneront !
L’empereur en silence a pâli sous l’affront ;
Un terrible courroux en son âme s’amasse,
Et la preuve du crime, il faut qu’Ardré la fasse !
Provoqué par celui dont l’honneur est en jeu,
Il accepte en champ clos le Jugement de Dieu.
Mais de garant qui veuille épouser sa querelle,
Amile en cherche en vain... Ô minute cruelle !
Rester la rage au cœur et l’épée au fourreau !
Charlemagne a crié : « Qu’on le livre au bourreau ! »
Toutefois, en voyant pleurer l’impératrice
Il daigne, de huit jours, retarder le supplice,
Et le condamné vole auprès de son ami.
Encor hanté d’un rêve auquel il a frémi
Et qui lui montre Amile accourant en détresse,
Amis lui-même accourt, fidèle à sa promesse.
Il le trouve en chemin et, tombant dans ses bras,
Il apprend en deux mots son terrible embarras ;
Le Jugement de Dieu, c’est la mort ! Non qu’il tremble,
Mais c’est le déshonneur et la mort tout ensemble !
– « Non, lui répond Amis, non, ce ne sera pas !
Des garants, j’en aurai. Va, rejoins Lubias,
Sans lui dire surtout quel danger nous menace ;
Moi, qui suis innocent, je vais prendre ta place. »
Le délai de retour est à peine expiré
Qu’Amis arrive... Il entre en lice et tue Ardré,
Qui tombe transpercé d’un maître coup de lance,
Et Charles, proclamant alors son innocence,
Ordonne que sa fille épouse le vainqueur.
Bien qu’il ait à jamais déjà lié son cœur.
Amis se tait, craignant de trahir la méprise,
Et mène sur le champ Élissent à l’église.
Il va jusqu’à l’autel, il fait un faux serment...
Un tel crime s’expie, et par quel châtiment !
Amis repart. Bientôt, la lèpre dévorante
A fait de tout son corps un objet d’épouvante.
Sa femme avec horreur le fuit. – « De ce lépreux.
Prêtre, délivrez-moi, dit-elle, je le veux ! »
Invoquant la pitié, l’évêque en vain résiste ;
De plus en plus pressante, implacable, elle insiste,
Et, gagné par son or, le peuple menaçant
Le contraint d’obéir. – Hier encor si puissant,
Le pauvre comte Amis est chassé de sa ville,
Comme un être maudit ; insolente et servile,
La foule, en s écartant, hors des murs le conduit,
Pour l’enfermer vivant dans un triste réduit ;
C’est là qu’il doit languir en proie au mal immonde,
« Séparé » de sa femme et du reste du monde,
N’ayant plus ici-bas que son fils pour appui, –
Un enfant, qui proteste et qui pleure avec lui.
II
Depuis huit ans. Amis porte ainsi sa misère.
Tendre époux d’Élissent, Amile est deux fois père,
Mais par instant son cœur se serre de pitié,
Quand il songe à l’ami qui s’est sacrifié
En prenant, innocent, la place du coupable,
Et que tout proche d’eux tant d’infortune accable !
C’est à ce dévouement trop magnanime, hélas !
Qu’ils doivent tous les deux leur bonheur ici-bas,
Et pendant que leur vie, égoïste et tranquille.
S’écoule, il attend, lui, que le guérisse Amile.
Le guérir ? Eh ! comment chasser ce mal hideux
Qui le mine et le ronge ?... Or, voici que tous deux
Ont un songe pareil : « L’heure est enfin venue !
Amile a deux enfants, que lui-même il les tue
Et, lavé de leur sang, le lépreux guérira !... »
Non, c’est un songe horrible ! à l’aube il s’enfuira...
Et le réveil soudain a rassuré le père.
Amis aussi, pourtant, eut un songe naguère ;
Il y crut et sauva son ami de la mort...
La vision revient dès qu’Amile s’endort.
Obsédante, implacable... et la terreur dans l’âme.
Jour et nuit, pour pleurer, le père fuit sa femme.
Un père ! En est-il un d’assez dénaturé
Pour égorger l’enfant par lui-même engendré ?
Ah ! plutôt mille fois il donnerait sa vie !
Mais non ; l’ordre est formel : « Il faut qu’il sacrifie
Ses fils, car il peut seul délivrer aujourd’hui
Celui qui sans regret s’est dévoué pour lui.
Ne lui jura-t-il pas qu’en toute circonstance
Il saurait, corps et biens, lui prêter assistance ? »
– Pour éprouver la foi d’Abraham, Dieu jadis
A pu lui commander d’immoler son seul fils ;
Mais il n’exigea point un pareil sacrifice,
Car sa miséricorde égale sa justice...
– « Abraham devant Dieu fut sans fautes, mais toi,
Fornicateur, menteur, sacrilège et sans foi,
Crois-tu donc vivre ainsi, crie une voix intime,
Et pouvoir éviter la peine de ton crime ?... »
Contre l’appel fatal Amile se débat.
– « Lâche, expie à ton tour ; tiens ton serment, ingrat !
Amis compte sur toi, reprend la voix terrible ;
Il sait qu’il n’est sans toi de guérison possible,
Mais trop noble est son cœur pour jamais demander
Ce que spontanément tu lui dois accorder.
Pour toi, depuis huit ans, la vie a tous les charmes ;
Depuis huit ans il pleure et nul ne voit ses larmes ;
Mais il préférerait – car il est père aussi ! –
Être encor ta rançon, rester à ta merci,
Plutôt que d’attenter à ton bonheur fragile... »
Une invincible force entraîne, emporte Amile.
Il s’en va, comme en rêve ; il entre chancelant
Dans la chambre où blottis au fond du berceau blanc
Les deux blonds chérubins, les lèvres demi-closes,
Dorment en souriant, vermeils comme des roses...
Ah ! s’ils doivent mourir, qu’ils passent, sans réveil,
Du doux rêve qu’ils font à l’éternel sommeil !
Mais voici que leurs yeux s’ouvrent ; leur regard tendre
Sourit au malheureux qui cherche à s’en défendre,
Et pleure et les embrasse avec des transports fous !
– « Père, qui vous afflige et pourquoi pleurez-vous ?
– Il faut nous séparer, le bon Dieu vous réclame,
Et vous devez mourir pour le rachat d’une âme.
– Qu’est-ce donc que mourir ?
– C’est s’en aller aux Cieux !
– Et comment irons-nous ?
– Rien qu’en fermant les yeux.
– Mais, avant de partir, verrons-nous notre mère ?
– Presque aussitôt que vous nous quitterons la terre,
Et tous deux nous irons vous rejoindre là-Haut !
– Alors, nous sommes prêts, père, puisqu’il le faut ;
Mais encore un baiser, et ce dernier pour Elle... »
Et comme les oiseaux se couvrent de leur aile,
Sur leurs yeux de pervenche ils ont posé leurs doigts...
S’affermissant le cœur par un signe de croix,
Amile a soulevé la reine des épées
Et roule défaillant près des têtes coupées !...
Le lépreux le reçoit en jetant un grand cri ;
Par le sang innocent il est soudain guéri
Et mêle ses sanglots à ceux de sa victime.
Cependant, on connaît bientôt l’horrible crime ;
Partout avec stupeur on va le répétant.
Élissent affolée accourt, se lamentant
À travers le palais. Près de franchir la porte,
Elle contient son cœur, elle croit tomber morte
Et n’ose ouvrir les yeux.
Ô prodige nouveau !
Ses deux fils souriants jouaient dans leur berceau !
Georges GOURDON,
Chansons de geste et poèmes divers,
1901.