La chasse maudite
par
Charles GRAD
Ce soir-là, j’ai rencontré dans la forêt du Hohlandsburg le père Léonard Meyer, un bon vieux et brave homme, fort connu dans tout le canton. Les gens de notre commune l’estiment et en disent du bien. Serviable envers chacun, incapable de faire tort même à un enfant, franc, honnête, affable, Meyer compte autant d’amis qu’il a de connaissances. Seuls peut-être les forestiers ou les gardes-chasse le regardent avec défiance. Serait-ce parce que le brave vieux, mieux que nul chasseur, sait raconter les habitudes du gibier ou suivre une piste ; parce que, la nuit, il fréquente les bois et paraît le matin sur tous les chemins ; parce que quand le juge de paix, le maire ou une autre autorité a besoin en temps prohibé d’un lièvre ou d’un gigot de chevreuil, le bonhomme ne refuse pas de rendre service ? Ce qui est certain, c’est que jamais on n’a pris le père Léonard en flagrant délit de braconnage. Mais le garde de Saint-Gilles ne porte pas moins sur lui de forts soupçons, sans pour cela le suivre de près. Le garde agit avec circonspection, car la prudence a ses avantages. Quoique sa tête grisonne, le vieux Meyer, lors de sa dernière visite à Brisach, a rossé d’importance quatre fantassins badois qui se sont permis de plaisanter sur la cocarde attachée à son chapeau.
Donc je m’étais assis sur les rochers, en avant de la Hohlandsburg, pour regarder la nuit venir. Tout près des rochers, dans le taillis de chênes, le père Meyer allait et venait, malgré l’heure avancée, comme s’il ramassait des branches sèches pour un fagot. Les rochers se dressent au-dessus du bois, sur la tête d’un contrefort de la montagne. Gris et nus, rongés à la surface par des plaques de lichens, ils supportent quelques pins chétifs dont les racines étreignent les aspérités de la pierre et se serrent dans ses fissures, dont le branchage dépouillé plie sous le vent. Un sentier contourne la base de cet escarpement, que les ruines du château dominent à une hauteur plus grande. J’admirais depuis là les effets du soir sur les murs de la ruine, sur la plaine baignée de vapeurs tièdes et sur les cimes des montagnes du val de la Fecht. C’est un mélancolique spectacle que la venue de la nuit dans ce site. Les ombres s’allongent au fond de la vallée. Le soleil retire un à un ses rayons du feuillage sombre, le silence grandit de seconde en seconde. On regarde derrière soi pendant qu’on chemine. Tous les massifs prennent à vos yeux des proportions colossales, fantastiques. Une grive sur la cime du plus haut arbre salue le jour qui va disparaître. Vous entendez les feuilles mortes bruire sous vos pas, et tout au loin, bien bas, le torrent qui remplit la vallée silencieuse de son bourdonnement monotone.
Quand le dernier rayon du jour se fut éteint sur la tête du Hohenack, je me rapprochai de maître Léonard, qui semblait lier son fagot de bois mort. Je lui tendis ma gourde en lui serrant la main.
– Bonsoir, voisin ; une gorgée de kirschwasser ne nous fera pas de mal avant de voir boire les chevreuils à la mare du château.
– Merci, Charles ; un ancien troupier ne refuse jamais la goutte. Ça vous ranime quand la vue devient trouble et quand parfois la main commence à trembler. Pour ce qui est des chevreuils, ils n’ont rien à craindre de mes lacets. Le forestier de Saint-Gilles y met bon ordre : Rentrons-nous à la maison ?
Le braconnier allait charger le fagot sur ses épaules pour partir. Moi, je n’étais pas pressé du tout, et Léonard ne venait pas à la forêt en quête de bois mort. Je lui demandai quels cris aigus on entendait du côté des rochers à droite.
– Ce sont des fouines, dit Meyer avec un geste énergique et un éclair dans le regard. Ces animaux se poursuivent la nuit comme les rats par un beau clair de lune ; on en voit quelquefois deux, trois et plus, à la suite les uns des autres, monter les rochers aussi vite que s’ils couraient à terre. Tous les matins on voit tourbillonner aussi autour de ces rochers des nuées d’oiseaux de proie, des éperviers, des buses. On y trouve encore des renards, des hérissons, des belettes, des loirs et maints autres animaux qui se plaisent dans le creux ou au fond des cavernes.
La nuit devenait plus sombre, mais le chasseur s’animait. Au lieu de partir, nous nous assîmes dans les bruyères tous deux. Longtemps mon vieil ami parla de la vie des bois avec une animation fébrile, avec une intarissable verve. Par moments il se levait pour jeter un regard du côté des grands rochers, puis il reprenait son récit. Un tressaillement nerveux remuait ses lèvres. À l’entendre, on sentait un homme qui aimerait mieux périr dans les montagnes, sur la rosée du ciel, que de renoncer à sa passion. Ni les nouvelles maisons forestières élevées de tous côtés, ni les avertissements des gardes ne le retenaient. À l’ouverture de la chasse, il acquittait honnêtement son port d’armes. Venait le moment de la prohibition, le fusil restait au bois dans une cachette sûre. Les lacets et les pièges abattaient aussi plus de gibier que les coups de feu, et quand vous demandiez une pièce à Meyer, il vous l’apportait au moment voulu. Si les gardes voulaient ou osaient le suivre, il aurait plus de procès-verbaux qu’un âne n’en porterait à l’audience. Oh ! la chasse tient le braconnier comme le vin tient l’ivrogne.
Mais les braconniers en chair et en os ne sont pas seuls à rôder dans les bois la nuit. Vous avez entendu parler sans nul doute de la haute chasse, de la chasse maudite, du chasseur nocturne. Au dire de nos campagnards, des bruits étranges, mystérieux, inexplicables, éclatent souvent dans les ténèbres. Ici, c’est une musique sérieuse, un concert de voix ou d’instruments qui s’approche, passe ou s’éloigne. Ailleurs, un tumulte discordant comme les cris d’une meute, mêlés de jurements, d’éclats de cor, de bruits de chevaux lancés au galop comme pour une chasse invisible ou dans une cavalcade infernale. Tantôt encore un appel comme celui d’une voix humaine retentit brusquement dans l’air au-dessus de votre tête, pour se renouveler à quelque distance, puis plus loin, sur un ton décroissant : « Houds dada !... houds dada !…. » À ne pas en douter, vous avez entendu le chasseur nocturne, le maudit. Cette voix d’en haut est celle du terrible veneur lancé à la poursuite du gibier des ténèbres, ou fuyant lui-même sous la poursuite de Satan.
Que de fois je suis sorti pour écouter ces voix de l’air, ces bruits mystérieux, mais sans discerner jamais, au milieu du calme de la nuit, que la plainte du vent dans les grands arbres ou le frôlement des feuilles sèches sur le sol. En cheminant avec maître Meyer et après lui avoir passé ma dernière gorgée de kirschwasser, je lui demandai :
– Père Meyer, croyez-vous aussi au chasseur nocturne et à sa chasse maudite ?
– Oui ; j’ai entendu de mes oreilles la chasse du grand veneur, dit le braconnier sans hésitation. Vous souriez peut-être et vous penserez que maître Léonard se laisse abuser par des contes d’enfants. Eh bien, je ne répète pas un conte, mais j’affirme le fait dont j’ai été témoin. Un ou deux ans après ma première communion, j’ai conduit les bœufs de mon père à la Hohlandsburg. Mon camarade d’école, Frantz Baumann, le charpentier, se trouvait avec moi. C’était au mois de juin, le soir. La nuit était sereine comme maintenant. Nos bœufs broutaient devant le vieux château, et Baumann et moi nous étions couchés sur les bruyères dans les taillis de chênes. Nous ne dormions pas et nous n’avions pas peur de la nuit. Tout à coup, de forts aboiements se firent entendre à l’angle du château, du côté de la grande poterne. En même temps des sons de cor éclatants retentirent au milieu des cris des chiens. Puis on entendit un bruit de chevaux lancés au galop. C’était le tumulte d’une grande chasse. Mais comment l’expliquer à cette heure, au milieu de la nuit ? Comment surtout comprendre le galop des chevaux sur la pente rapide de la montagne et à travers les bois ? Les échos répétaient tous ces bruits étranges. Je me frottais les yeux pour savoir si je dormais. Mon ami Baumann demandait si j’entendais la chasse ou s’il rêvait. Point d’illusion possible. Ce que nous croyions entendre était bien réel. La chasse venait de notre côté, et l’effroi nous gagnait. Déjà la meute nous entourait de ses aboiements et nous distinguions les cris des chasseurs. Instinctivement le grand Frantz et moi nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre, nous étreignant avec force. Alors nous vîmes s’élancer une troupe d’ombres, des chiens, des hommes à pied et à cheval qui fuyaient devant une bête monstrueuse, ayant la forme d’un taureau gigantesque. La bête, les chiens, les cavaliers étaient noirs ; ils avaient les yeux enflammés. Les chevaux au galop faisaient rouler des pierres, des éclats qui se détachaient sous leurs pieds, sur la pente rapide, pour aller rebondir contre les arbres. Au passage de la bête monstrueuse, nous fûmes soulevés de terre, Frantz et moi. Nous étions épouvantés ; mais cette meute, cette chasse, je les ai vues, Frantz les a vues, comme je vous vois vous-même à mes côtés en ce moment. Seulement les chasseurs, les chiens, le monstre n’étaient que des ombres, car autrement nous aurions été foulés à leurs pieds où écrasés par les pierres. Toute la chasse descendit par la vallée de Saint-Gilles. Longtemps après que cette vision eut disparu, nous l’entendîmes encore dans le lointain !
Léonard m’inspirait trop d’estime pour que je doutasse de la sincérité de son récit. Ce qu’il avait raconté, il croyait bien l’avoir vu, et vous perdriez votre temps à lui soutenir le contraire. La tradition de la haute chasse nocturne se retrouve d’ailleurs dans bien des pays, en Suède, en Danemark, chez les paysans de la Bretagne comme dans nos vallées d’Alsace, et jusque dans l’Inde asiatique. Ma mère, qui s’inquiète de mes promenades nocturnes dans la forêt, m’a raconté tout à fait la légende du chasseur maudit. Alors, quand nous étions bien sages, ma bonne mère nous rapportait cette histoire des vieux temps et beaucoup d’autres encore. Comme les enfants écoutaient avec attention ! Comme nous restions tranquilles pour ne pas perdre un mot du récit ! Je m’en souviens comme si c’était hier.
Il y a bien longtemps de cela. Les vieux châteaux, dont les pierres maintenant tombent une à une sur les cimes solitaires de nos montagnes, étaient habités par de puissants seigneurs. Dans l’un de ces châteaux demeurait le comte Rodolphe, grand chasseur et homme violent. Je ne sais plus si ça été la Hohlandsburg, la Plixburg ou le Stauffen, le Hohenack ou la Schwarzburg. D’un bout de l’année à l’autre, au milieu des neiges de l’hiver comme pendant les journées chaudes d’été, le comte Rodolphe courait avec ses piqueurs, par monts et par vaux, sur la piste des sangliers et des cerfs. Le dur chasseur ne respectait pas même les jours de fête, qui devaient être consacrés à la prière et à la religion. Sans croyance, sans foi ni loi, il était impie envers Dieu et méchant à l’égard des hommes. Si par moments il laissait un peu de répit aux bêtes sauvages, c’était pour molester les gens. Aucune propriété ne trouvait de garantie contre ses rapines. Il faisait enlever le bien des paysans comme le sien propre : les moutons, les bœufs comme les fruits de la terre. Trop heureux les pauvres gens de pouvoir seulement conserver la peau vive !
Un dimanche matin, de fort bonne heure, Rodolphe se démenait sur le perron de son château, jurant de colère, maugréant contre ses gens à cause du retard mis aux préparatifs de la chasse. C’était le jour de la Fête-Dieu. La châtelaine, fort contristée de l’impiété de son mari, pour le retenir au service divin une fois du moins, avait donné ordre de ne préparer ni chiens, ni chevaux ; ainsi que les autres domestiques, les deux piqueurs devaient rester pour la messe. Irrité de ne voir personne, le comte allait et venait, appelant ses valets avec de gros jurons. Personne ne répondait, mais le temps s’annonçait magnifique. Sous les chauds reflets du soleil levant, les murs du château ressemblaient à des parois de bronze poli. Pas un nuage au ciel. Dans le fond des vallées de tièdes vapeurs se condensaient sur le feuillage, sur les herbes. Sous les massifs de vieux chênes, mille oiseaux gazouillaient gaîment. Comment, en présence de cette nature en fête, ne pas éprouver un sentiment d’admiration qui se dégage en une prière au Créateur ? Mais en dehors de ses passions violentes, le comte Rodolphe ne sentait rien. En ce moment-là colère du retard imposé à la chasse l’animait seule. Le farouche chasseur détacha sa meute. Il amena à coups de cravache un palefrenier pour seller son coursier. Au bruit de ses jurements, la châtelaine accourut suppliante, l’exhortant à ne pas profaner la grande fête du jour. « De grâce, seigneur, ne chassez pas, sous peine de grand malheur ! » Mais Rodolphe s’irritait de la prière, et repoussait sa femme rudement. Ses piqueurs intimidés sont à ses ordres. La châtelaine insiste : « Au nom du ciel, ne partez pas ! »
À l’instant où le pont-levis s’abaisse devant la grande poterne, deux cavaliers étrangers se présentent au château, venant de côtés différents. L’un des cavaliers est vêtu de blanc, l’autre tout noir. Tous deux saluent la châtelaine et Rodolphe. Le cavalier blanc demande l'hospitalité pour le jour. Le cavalier noir déclare venir exprès pour la haute chasse.
– Soyez les bienvenus, leur dit le comte, nous chasserons ensemble.
– Demain, ajoute le cavalier blanc, car cette journée est sainte et nous la devons au Seigneur.
– Aujourd’hui, réplique le cavalier noir, nous suivons nos plaisirs.
– Au diable ! pour votre plaisir à l’instant même ! commande Rodolphe.
Et les cors résonnent, les chevaux piaffent, la meute aboie. Vainement la châtelaine renouvelle sa prière, appuyée par le cavalier blanc. Rodolphe obéit à sa passion seule, et à son signal la troupe des chasseurs a mis les chevaux au trot. Le cavalier blanc fait un signe de croix et exhale un soupir au ciel. Le cavalier noir répond par un ricanement sinistre et lance à ses compagnons un regard de mauvais augure. Puis la chasse commence avec de joyeuses fanfares répétées par tous les échos de la montagne. Au fond de la vallée, au-dessus de chaque village, le carillon des cloches annonce aux populations pieuses la fête du jour.
Avez-vous jamais admiré les scènes gracieuses que présentent le matin les vallons retirés des Vosges ? Voici un de ces vallons avec ses grands arbres, sa verte pelouse, son torrent. Sur les rives du torrent qui murmure, la prairie dessine un ovale gracieux. Un rideau de noisetiers, de frênes et de sureaux enlace la prairie, dominé par de profonds massifs de hêtres et de sapins. Les rayons du soleil levant se jouent dans le feuillage tendre des arbres, des buissons, et miroitent dans les flots du torrent. Sur la lisière du bois un cerf magnifique, aux fortes ramures, se lève de son lit de mousse, secouant la rosée du matin déposée sur son poil humide. Voyez le noble animal élever vers le ciel ses yeux d’un noir brillant, comme pour rendre grâces de son repos. Il se réjouit de sa solitude et de sa sécurité, broutant les jeunes pousses, réchauffant au soleil sa tiède fourrure, venant au bord du torrent boire l’eau limpide, s’ébattant sur la pelouse avec des sauts joyeux. Mais quoi ! voici que soudain le cerf s’arrête avec un cri ; la brise lui a apporté à travers la forêt un bruit inconnu, et, d’un regard inquiet, il interroge les massifs, flaire la terre, dresse les oreilles, fait quelques pas, recule de nouveau. La pauvre bête pressent un danger prochain.
Déjà les sons deviennent plus distincts, comme des éclats de cor et les aboiements d’une meute, d’abord éloignés, puis plus proches. C’est la chasse de Rodolphe qui arrive sur la piste du noble gibier. De loin le cerf voit les chiens accourir dans le bas du vallon, et derrière eux, à distance, le bruyant hallali des chasseurs. Serrée de près, la fière bête se dresse un instant pour défier la meute, et bondit ensuite à travers le hallier. Rochers et buissons sont franchis en sauts rapides. Limiers et chasseurs se stimulent aussi à la vue de la proie. Emporté sur son cheval fougueux, le comte Rodolphe frémit de plaisir. Le cavalier noir est à sa gauche, le cavalier blanc le suit à droite. Aucun obstacle ne les arrête, ni les ravins, ni le torrent, ni les fatigues de la course fougueuse, ni la rapidité de la fuite du gibier poursuivi. On entend les cors éclater, retentir toujours plus fort et plus fort. On entend les chevaux qui hennissent, et Rodolphe qui excite l’ardeur de la chasse par son geste et son cri : « Houds dada !…. houds dada !... houds dada ! » Cette course furibonde se prolonge sans répit pour les chasseurs, sans trêve pour le gibier. Mais le cerf échappe toujours. Quand les limiers sont sur le point d’atteindre la bête, celle-ci les distance de nouveau en quelques bonds plus vifs. Des forêts de la montagne, la chasse arrive au milieu des champs cultivés. Là peut-être la rivière grossie, plus large, plus profonde, arrêtera le cerf au passage, et la meute acharnée le retiendra sur la rive. Pas encore cependant, car après avoir secoué la tête ornée comme le cimier d’un chef, le fugitif s’élance dans le courant pour gagner l’autre bord. Est-il sauvé par cet effort ? Non ! car la meute a franchi aussi la rivière, et après la meute les cavaliers.
La fraîcheur de la rivière a raidi les membres de la bête exténuée. Haletante, elle s’affaisse et sent la dent des limiers sur ses flancs. Elle leur fait face au milieu d’un champ de seigle. Elle se redresse et lutte encore, en éventrant les plus acharnés de ses ennemis. Cette lutte donne aux chasseurs le temps d’arriver. Rodolphe va donner le coup de grâce après avoir foulé les épis du champ sous les pieds des chevaux. À cet instant un paysan accourt :
– Puissant seigneur, pitié ! Épargnez le pain du pauvre ! Au nom du ciel, la récolte de ce champ sera la seule ressource de ma famille !
Et à la prière du paysan le cavalier blanc joint la sienne :
– De grâce, chevalier, épargnez les malheureux !
Et le chevalier noir, de son côté :
– Dans nos plaisirs, point de pitié !
Le chevalier blanc se voile les yeux pour ne pas voir le terrible chasseur renverser sous les pieds de ses chevaux le laboureur suppliant et fouler tout son blé prêt à mûrir. La femme du paysan, son vieux père, ses petits enfants se lamentent sur le champ dévasté. Le cavalier noir éclate d’un rire féroce. Le cerf s’échappe encore. La chasse continue.
Furieux de voir leur proie leur manquer, les limiers s’élancent à sa poursuite avec un acharnement redoublé, et forcent le cerf à se réfugier au milieu d’un troupeau de brebis conduit par un enfant. Les brebis affolées fuient à leur tour, et sont déchirées par les chiens affamés de carnage. Comme le petit berger implore miséricorde, le cavalier blanc, sur la droite du comte Rodolphe, appuie sa prière :
– Chevalier, épargnez le bien de la veuve ! Soyez clément ; craignez la vengeance du ciel !
Le cavalier noir réplique avec violence :
– Le ciel !... c’est notre plaisir ; nous ne devons point de compte aux manants !
Rodolphe blasphème contre Dieu et le ciel. Toujours impitoyable, le terrible chasseur a renversé le berger d’un coup d’épieu. Pendant que les limiers tiennent le cerf épuisé, les brebis fuient ou sont assommées. Cette fois du moins, la proie est prise. Une fanfare éclatante annonce la curée. Les hurlements des limiers couvrent le bruit des cors.
Mais un nouvel effort désespéré dégage une seconde fois le cerf aux abois. Plein de nouvelles forces et ne sentant plus ses morsures saignantes, il a secoué l’écume qui ruisselle de ses flancs, rejeté les limiers, qui s’attachent maintenant aux brebis égorgées. De nouveau le terrible chasseur excite sa meute et ses piqueurs par des blasphèmes horribles, mais le cerf est loin dans la direction des montagnes. La chasse est à recommencer, et elle continue avec un acharnement redoublé et des frémissements de rage. Les chasseurs, la meute, le gibier s’enfoncent dans une gorge sombre, et les échos répètent l’hallali sauvage. Sous la voûte des. noirs sapins, les rochers entassés, les ravins n’arrêtent pas cette course furibonde. Elle ne s’arrête pas non plus devant les menaces d’un orage dont les grondements de plus en plus rapprochés couvrent les cris de la meute et le bruit des cors. Mais quoi ! voici qu’un vieil ermite paraît à un détour de la gorge, et d’un signe réduit les chiens au silence. Derrière l’ermite s’ouvre une large galerie comme taillée entre deux parois de rochers abrupts. Au fond de la galerie, il y a un autel en pierre avec deux torches allumées. Le cerf, poursuivi par la meute, s’est couché à l’abri de l’autel. Cette scène inattendue, les piqueurs stupéfaits avec leurs chiens haletants arrêtés devant un vieillard, pendant qu’au fond du couloir sa bête pourchassée le regarde d’un œil tranquille, étonne Rodolphe. Le cavalier blanc, à sa droite, le retient en le conjurant de respecter cette retraite consacrée et l’autel de Dieu. Le cavalier noir de gauche demande si un plaisir trouve des scrupules. L’ermite continue la célébration du sacrifice commencé. Le sauvage chasseur blasphème et lance son épieu à la tête de l’homme de prière. Point de respect pour le sanctuaire. Le cavalier blanc disparaît. Le cavalier noir pousse un rire infernal. Une voix terrible venue d’en haut a crié : « Rodolphe, je te maudis pour ton sacrilège ! » Et le sol se mit à trembler, et dans la sombre gorge de la montagne les rochers s’écroulèrent avec un fracas effrayant, et dans le tumulte d’une tempête déchaînée, les éclairs sinistres, comme une volée d’oiseaux effarouchés au sein des ténèbres, se touchaient du bout de l’aile. Et le sauvage fuit sur son cheval avec un cri de terreur, et mille autres cris répondent aussi effrayants que les malédictions des réprouvés au jour du jugement. Tous les démons de l’enfer, lancés à la poursuite du maudit avec sa meute et ses valets lui font une chasse qui sera éternelle.
Telle est la légende du chasseur sauvage et de sa chasse maudite. La tradition en a transmis le récit à travers les âges. Cette tradition se perpétue toujours. Quand un bruit étrange retentit brusquement dans les nuits silencieuses, c’est le maudit qui passe, toujours chassé par Satan, sans merci, pendant des siècles et des siècles. Quand la meute infernale vous rencontre sur les chemins déserts, ne répondez pas à l’appel du terrible chasseur. Vous seriez enlevé de terre par une force invisible, entraîné par monts et par vaux par le cortège du maudit. Surtout ne provoquez pas le chasseur en imitant son cri, car il jette à vos pieds quelque cuissot de haut goût qui vous attache, vous emporte avec la chasse maudite jusqu’à ce que mort s’ensuive. « Kannst mit mir jagen, so musst mit mir nagen ! » s’écrie le veneur avec un rire bruyant. « Houds dada !... Houds dada !... »
Charles GRAD, La chasse maudite.
Repris dans Contes populaires et légendes d’Alsace,
Presses de la Renaissance, 1974.