Légende de Notre-Dame de Liesse, près Laon
par
Camille GRAMACCINI
Un pâtre vêtu du sayon de peau s’avance en jouant du flageolet dans l’aube grandissante ; à la vue d’une jeune fille enveloppée de longs voiles qui repose sur le gazon parsemé de fleurs printanières, il s’arrête soudain, saisi d’une admiration superstitieuse, et, rassemblant son troupeau, impose silence à ses chiens.
Mais trois nouveaux donneurs surgissent de l’herbe parfumée, ils sont jeunes, eux aussi, leur teint hâve décèle une extrême fatigue, la croix rouge des hospitaliers se distingue sur leurs vêtements usés ; le plus profond étonnement se lit dans leur regard encore embrumé de sommeil.
À la lisière de la prairie, s’étend un bois où les hêtres, les bouleaux, les peupliers et les chênes frissonnent sous la brise matinale. Une alouette s’élève dans l’air, les inconnus suivent son vol comme en extase ; apercevant le berger ils l’interpellent, des sons bizarres et inconnus s’échappent de leurs lèvres.
– Hélas ! Je ne vous comprends pas, mes seigneurs, soupire le pâtre, en élevant les deux bras vers le ciel.
À ces simples paroles, les dormeurs, tout à fait réveillés, manifestent la joie la plus vive, et s’écrient en français :
– Nous sommes donc en France ? Mais dans quelle partie de la France ? Dans quel diocèse ? Parlez vite !
– Dans le diocèse de Laon, près des marches de Champagne. Vous-mêmes, mes seigneurs, qui, malgré la présence de cette étrangère, parlez notre langue, et portez la croix du Christ, revenez-vous de Palestine ? Voyez là-bas, tout proche de Pierrepont, la châtellerie d’Eppes où notre chère maîtresse pleure la perte de ses trois fils, la mort de son époux que la douleur a tué. Peut-être, dans vos voyages, avez-vous rencontré les chevaliers : ah ! s’il en est ainsi, permettez que je vous conduise près de leur mère.
En entendant ce discours, les voyageurs éclatent en sanglots, et tombent la face contre terre, les bras en croix, célébrant à haute voix les louanges du Christ.
La jeune fille les a rejoints, elle tient dans ses mains une image de la vierge-mère taillée dans un bois à peine plus noir que son teint ; des yeux magnifiques et doux illuminent son visage, et le pâtre, repris de son émoi superstitieux, baise le bord de son voile.
– Nous sommes, déclare l’aîné des jeunes gens, les chevaliers d’Eppes, hospitaliers de Saint Jean, qui furent faits prisonniers à Ascalon par les Sarrazins d’Égypte ; notre compagne est la princesse Ismérie, fille du sultan ; son père l’envoya vers nous pour nous séduire et nous gagner à l’islamisme ; mais la prière et la protection de Notre-Dame l’ont conquise au Christ.
La princesse, enrichie de ce précieux trésor, nous ouvrit sans peine les portes de notre prison et celles de la ville du Caire, nous faisant jurer de l’emmener avec nous en France pour y recevoir le baptême.
Quand nous eûmes atteint un bois d’orangers, de palmiers et de sycomores, notre compagne épuisée tomba endormie, et bientôt, malgré notre résolution de veiller sur son repos, nous succombâmes tous les trois, en même temps, à un profond sommeil.
Et voici que par un prodige du Christ et de Notre-Dame, nous nous réveillons dans notre douce France, non loin de notre mère bien-aimée.
Berger, soyez comme autrefois à Bethléem, le messager de la bonne nouvelle, allez dire à la noble châtelaine d’Eppes que trois chevaliers qui ont rencontré ses fils en Palestine demandent à la voir ; faites diligence et soyez prudent.
Ismérie se lève pour suivre ses compagnons et, dans sa hâte, oublie sa chère statue déposée près d’une fontaine ; revenant vers ses pas, elle trouve l’image sainte baignée par les eaux, devenues plus abondantes, de la source, qui, poursuit la légende « guérit depuis cette époque la fièvre et beaucoup d’autres maux ».
Nos voyageurs formèrent le projet de bâtir en cet endroit un sanctuaire à Notre-Dame, mais le sol où ils se réveillèrent n’est pas assez stable ; tout en cheminant vers le château d’Eppes, ils cherchent un endroit propice à leur projet.
Tout à coup, la statue s’alourdit dans les bras d’Ismérie, forcée de la déposer par terre. Les efforts réunis des frères et du berger sont impuissants à la soulever ; ils comprennent que la volonté du ciel a marqué l’emplacement du sanctuaire futur, et aussitôt la sainte image s’allège dans leurs mains.
C’est ainsi que fut fondée en 1134 la première église de Notre-Dame de Liesse, d’abord Notre-Dame de Liance, du nom du village voisin.
Camille GRAMACCINI.
Paru dans Les Annales politiques
et littéraires en 1908.