Les deux sœurs

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean GRANGE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LORSQUE ces messieurs furent sortis sur la terrasse pour fumer leur cigare : « Madame, dit le percepteur, qui était resté au salon, voilà une histoire bien obscure : sont-elles deux sœurs, ou quatre sœurs ? Qu’est-ce que la vie active et la vie contemplative ? On parle un peu par énigmes dans votre beau pays.

– On voit bien, dit Mme de Nollet, que vous êtes nouveau venu en Poitou.

– Je ne suis que depuis quinze jours à Saint-Julien ; vous avez eu ma première visite, les visites officielles ne comptent pas ; vous m’engagez à dîner j’accepte ; je rencontre des convives charmants, mais qui racontent des choses que je ne comprends guère.

– C’est qu’il y a des antécédents que vous ignorez.

– Je le vois bien. Vous mettriez le comble à vos bontés en me donnant quelques éclaircissements.

– C’est, dit Mme de Nollet, une histoire assez simple et qui n’a rien de romanesque.

– Justement les histoires que j’aime.

– Et puis il y est beaucoup question de religion.

– Me prenez-vous pour un impie ?

– Vous le voulez ! soit. Connaissez-vous la Coudraie ?

– J’en ai passé hier à quelque distance... Une belle habitation !

– Un château, Monsieur, s’il vous plaît, et un des plus anciens du pays. Vous saurez donc qu’il y a un mois que le château est désert. Mlles de la Coudraie sont parties pour... Bon ! voilà que j’arrive tout d’un coup au dénouement, moi qui voulais nuancer mon récit.

– Nuancez, Madame, et prenez le chemin le plus long.

– Paule et Lucile de la Coudraie, dit Mme de Nollet, sont sœurs jumelles. Leur naissance coûta la vie à leur mère. M. de la Coudraie ne se consola jamais de la mort de sa femme ; il mourut quelques années après, laissant ses deux jeunes filles aux soins de leur tante, Mme de Brimont. Paule et Lucile furent placées, à onze ans, au couvent du Sacré-Cœur, à Paris. Leur arrivée dans ce petit monde fut un événement. Vous n’avez jamais vu deux sœurs se ressembler aussi parfaitement : même figure, même taille, même genre de beauté ; on fut obligé de les différencier par la couleur de la ceinture. M. le receveur d’enregistrement appelle cette ressemblance un jeu de la nature ; je soutiens qu’il faut l’appeler un dessein de la Providence, ou mieux une volonté de Dieu. Qu’en pensez-vous, monsieur le percepteur ?

– Je suis de votre avis, Madame, rien n’est fortuit, et je crois que Dieu entre dans les détails.

– Vous me faites plaisir. Paule et Lucile, qui étaient pieuses, devinrent bientôt de vraies petites saintes. Leur piété, pourtant, différait : Paule s’oubliait à la chapelle, et doublait toutes ses prières ; ma fille, qu’on avait placée près d’elle, l’a vue souvent pleurer de ferveur ; Lucile était la providence de ses compagnes, surtout des plus jeunes. Elle réparait les accrocs faits aux robes, guérissait les engelures, pansait les bobos, et répétait le catéchisme et les fables à celles qui avaient la mémoire malheureuse.

« Mlles de la Coudraie grandirent avec ces goûts, et un jour on ne les appela plus dans le couvent que Marthe et Marie. »

« Et pourquoi cela ? » dit le percepteur.

Mme de Nollet ne put réprimer un sourire. « C’est une allusion, dit-elle.

– Une allusion qui m’échappe, répliqua l’honorable fonctionnaire : ayez pitié de mon ignorance, Madame.

– Vous vous souvenez bien de l’histoire de Lazare, ressuscité par Notre-Seigneur ?

– Certes ! un admirable récit, que ce pauvre Renan a défiguré, et même travesti.

– Lazare (c’est dans l’Évangile) avait deux sœurs, nommées Marthe et Marie : la première s’occupait à servir Jésus, et pourvoyait à ses besoins corporels ; la seconde, assise aux pieds du Maître, écoutait sa parole, la méditant dans son cœur. Depuis, lorsqu’un chrétien se dévoue spécialement aux œuvres extérieures de charité, on dit qu’il suit la vocation de Marthe ; les âmes qui s’appliquent à la prière et à la méditation ressemblent à Marie.

– Très bien, Madame, je vous remercie, et je vous serai reconnaissant si vous voulez continuer.

– À dix-huit ans, Marthe et Marie, ou, si vous aimez mieux, Lucile et Paule, quittèrent le couvent du Sacré-Cœur, et revinrent habiter avec leur tante, Mme de Brimont, le vieux château de la Coudraie. Je ne sais si je vous ai dit que ces demoiselles étaient riches. La terre de la Coudraie vaut presque un million. Vous jugez de l’accueil que Saint-Julien fit aux deux héritières : ce fut pendant un mois une pluie de visites. On organisa en leur honneur des concerts et des bals. Celles pour qui tous ces frais étaient faits en profitèrent très peu ; elles parurent rarement aux fêtes de Saint- Julien. Le grand âge et la mauvaise santé de Mme de Brimont servirent de raisons ou de prétextes. Mais quelle joie lorsque les deux sœurs acceptaient une invitation ! Saint-Julien, qui les avait fêtées d’abord à cause de leurs richesses, ne vit plus que leur mérite. Je crois qu’on les aurait épousées sans dot.

« Vous ne pouvez pas vous faire une idée de cette perfection : belles, douces, modestes, instruites et spirituelles ! Un bachelier, frais émoulu, qui était un peu leur cousin, abusait de la parenté pour les taquiner à propos de l’église et du pape. Ce manège finit par impatienter Lucile. Un jour, elle prit le bachelier à partie, et, sous prétexte de lui demander des explications, lui fit dire tant de sottises que nous éclatâmes tous de rire. Je ris encore, en y pensant, de la mine de ce pauvre Adolphe.

« Il y avait à peu près un an que Mlles de la Coudraie étaient parmi nous, lorsque commença à circuler un bruit étrange ; on assura qu’elles allaient entrer en religion. Le scandale fut grand dans Saint-Julien. Les deux sœurs, qui étaient des anges auparavant, ne furent plus que deux petites dévotes, au cœur sec et à l’esprit étroit. Était-ce ainsi qu’elles comprenaient les obligations qu’imposent la naissance et la fortune ? Ne pouvaient-elles pas se sauver dans le monde, et y faire même beaucoup plus de bien que dans le cloître ?

« Les mères qui avaient des fils à marier jetaient les hauts cris : ces messieurs n’étaient pas déjà si disposé au mariage ; qu’arriverait-il si les couvents enlevaient ainsi la fleur et le dessus du panier ! Quelques pères de famille avaient placé leurs filles au Sacré-Cœur : ce funeste événement leur fit ouvrir les yeux sur l’imprudence qu’ils avaient commise. Ils se hâtèrent de rappeler ces demoiselles, et les placèrent dans un pensionnat tenu par des dames, et dans lequel la piété était distribuée à une dose incapable de produite aucune exaltation funeste.

« Je ne voudrais pas que ce que je vous dis là vous donnât une mauvaise opinion de Saint-lulien. On y est curieux, bavard et cancanier, mais pas beaucoup plus qu’ailleurs. Au reste, je pense qu’il serait difficile de trouver une ville, petite ou grande, qui ne témoignât pas quelque étonnement, mêlé de dépit, en voyant deux jeunes filles riches et brillantes préférer Dieu au monde. Au bout de quelques semaines, la société de Saint-Julien oublia Mlles de la Coudraie, et parla d’autres choses.

« J’ai une fille religieuse, et je sais que c’est la plus heureuse de mes six enfants : je fus donc bien éloignée de blâmer la conduite des deux sœurs, et je pris même leur parti au moment où le déchaînement contre elles était le plus général. Elles le surent, et nos relations devinrent fréquentes et intimes. Grâce à cette intimité, j’ai su bien des particularités ignorées de Saint-Julien, en dépit de la curiosité et des commérages.

« Mlles de la Coudraie cessèrent d’aller dans le monde, et on ne les vit plus guère qu’à l’église et chez les pauvres. Quelques bonnes langues assuraient qu’elles allaient vendre leur calèche, congédier leur femme de chambre, et prendre, avec des robes démodées, des coiffes de veuve. Il n’en fut rien : elles gardèrent leur voiture, et restèrent charmantes. Paule était toujours Marie, et Lucile Marthe. Les goûts du couvent persévéraient dans le monde. Paule apprenait-elle qu’un malheur était arrivé à quelqu’un du voisinage, son premier mouvement était de courir à la chapelle du château, et d’y prier avec ferveur pour les personnes éprouvées. Lucile, pendant ce temps, était allée visiter la famille, et lui porter une consolation et une aumône. Un pauvre petit enfant déguenillé venait-il chercher du pain à la Coudraie, Paule songeait tout de suite à son âme ; elle s’informait s’il savait sa prière et s’il allait au catéchisme et à l’école. Lucile s’emparait du gamin, et, en un tour de main, l’avait peigné et débarbouillé : il était rare qu’elle ne trouvât pas une blouse à sa taille, et des sabots neufs qui lui allaient comme un gant.

« Où le scrupule va-t-il se nicher ? Croiriez-vous que ces deux saintes se trouvaient pleines de défauts ? Paule s’accusait de paresse, et Lucile se désolait de la froideur de ses prières : en d’autres termes, Marie aurait voulu ressembler à Marthe, et Marthe souhaitait les dons de Marie. Elles essayèrent d’empiéter sur le terrain l’une de l’autre ; mais cela leur réussit mal : Lucile s’embrouillait dans les neuvaines qu’elle commençait ; quant à Paule, elle perdait le long du chemin la moitié du bouillon qu’elle portait aux malades. Elle essaya un jour de faire le lit d’une femme infirme : le lendemain, la pauvre malade avoua à Lucile qu’elle n’avait jamais trouvé sa couche si dure.

« Mais, mon Dieu, monsieur le percepteur, je m’embarque dans des détails puérils, et vous raconte là des choses bien ennuyeuses.

– Du tout, Madame, dit le percepteur. J’ai lu des romans dans lesquels l’auteur emploie plusieurs pages à décrire le costume d’une châtelaine ou les ferrements d’une vieille porte ; je préfère la description détaillée d’une âme, surtout quand cette âme est noble et pure comme celles de vos héroïnes.

– Vous m’encouragez, Monsieur », répondit Mme de Nollet, et elle continua :

« Mlles de la Coudraie ne se pressèrent pas de mettre leur projet à exécution : la majorité sonna, et les deux sœurs ne bougèrent pas. Saint-Julien se prit alors à concevoir des espérances ; évidemment, les jeunes héritières avaient réfléchi, et elles étaient revenues sur une résolution prise dans un moment d’exaltation mystique.

« Mlle Robichon, la modiste en vogue, assurait que la femme de chambre de ces demoiselles lui avait confié que ses maîtresses ne songeaient plus au couvent, et qu’elle, Mlle Robichon, allait se voir commander, au premier jour, des parures dont il serait parlé dans le département des Deux-Sèvres.

« Le doute n’était plus possible : on jugea qu’il ne fallait pas laisser attendre à la porte les nouvelles converties. Invitation à une soirée dansante fut adressée, pour ses nièces, à Mme de Brimont. La vieille dame écrivit pour remercier et dire que sa santé ne lui permettait pas en ce moment d’accompagner ses nièces.

« La réponse lue, épluchée et commentée, toute la société de Saint-Julien tomba d’accord que les parures n’étaient pas prêtes, mais qu’on les attendait avec impatience à la Coudraie, et qu’une autre invitation serait bien accueillie.

« Le monde se trompait : Paule et Lucile n’avaient pas eu sur leur vocation une seule hésitation et un seul doute. Il y avait longtemps que Mme de Brimont leur avait dit : « Mes chères petites, ne vous préoccupez pas de moi, et allez où Dieu vous appelle. » De ce côté-là, point d’obstacles. Une seule chose, peut-être, les aurait arrêtées, c’eût été la nécessité, pour les deux sœurs, de se quitter ; or elles n’avaient jamais pensé à une séparation. Elles voulaient se donner à Dieu ensemble, le même jour, et dans la même maison. Elles s’aimaient tant ! Il y avait entre elles des sympathies si mystérieuses et si extraordinaires ! Il était rare que l’une ne partageât pas les émotions de l’autre ; elles avaient été malades en même temps, du même mal, et avaient guéri presque à la même heure. Un jour que Lucile avait accompagné sa tante dans un court voyage, Paule, restée à la Coudraie, fut prise d’une crise de tristesse et de larmes qu’elle ne pouvait s’expliquer. En ce moment, la voiture dans laquelle se trouvaient Mme de Brimont et sa nièce était renversée, et Lucile n’échappait à la mort que par miracle. Qui donc oserait séparer ces deux sœurs ? Non, elles vivraient ensemble dans la solitude et la prière ; et qui sait si Dieu, qui les avait fait naître à la même heure, ne les appellerait pas à la gloire du ciel à la même heure aussi ? Telles étaient les pensées intimes des deux sœurs.

« Cependant le temps s’écoulait, et Lucile et Paule ne quittaient pas la Coudraie ; à vingt-quatre ans elles y étaient encore. On se permettait, à Saint-Julien, quelques railleries sur les deux vieilles filles, qui allaient, dit-on, coiffer certaine sainte. Elles étaient allées plusieurs fois faire des retraites à X... ; des ecclésiastiques célèbres par leur talent et leur piété avaient visité la Coudraie. Dans chacune de ces circonstances, Saint-Julien avait annoncé le départ des deux sœurs, et les deux sœurs n’étaient pas parties.

« Il leur était indifférent (elles le croyaient du moins) d’entrer dans un ordre ou dans un autre.

« – Je n’ai pas de préférence, disait Paule, et j’entrerai les yeux fermés dans le couvent où Lucile entrera.

« – Choisis le costume que tu voudras, disait, en souriant, Lucile à sa sœur ; je suis sûre qu’il sera de mon goût et m’ira parfaitement. »

« J’assistai un jour à ces débats, et je me retirai les yeux pleins de larmes.

« Dieu prononça.

« Dans le cours de l’été dernier, les deux sœurs se promenaient en récitant le chapelet, dans la grande charmille du château ; un petit berger accourut essoufflé, et tout en larmes.

« – Qu’y a-t-il, Léonard ? dit Lucile, en s’arrêtant court au milieu d’un Pater.

« – Demoiselle, répondit l’enfant, ma grande sœur vient de tomber malade tout d’un coup ; mon père est allé chez le médecin et le curé, et moi je me suis encouru vous chercher.

« – Nous te suivons, petit », dirent les deux sœurs ; et elles se rendirent à la métairie, qui n’était séparée que par la grand-route et deux châtaigneraies.

« Quand elles arrivèrent, la jeune paysanne était morte. Elles l’embrassèrent pieusement, prièrent et pleurèrent avec la famille ; puis, après avoir vidé en cachette leur bourse sur un coin de la table, elles partirent, et les pauvres gens, absorbés dans leur douleur, ne songèrent pas à les accompagner.

« Arrivées sur la route qu’elles devaient traverser, Paule et Lucile aperçurent quelque chose qui brillait dans une touffe d’herbe venue sur les bords du fossé. Elles se mirent instinctivement à courir toutes deux, et saisirent en même temps l’objet de leur naïve curiosité. C’était un petit reliquaire d’argent ; il s’ouvrit, et chacune des deux sœurs en garda la moitié dans la main. Sur le fond du reliquaire que tenait Paule, l’artiste avait représenté sainte Thérèse en prières ; quant à Lucile, elle vit, sur le couvercle qui lui était échu pour sa part, saint Vincent de Paul bénissant des sœurs de Charité à genoux, et les bras chargés de petits enfants.

« Elles regagnèrent, sérieuses et à pas lents, le château de la Coudraie.

« Quinze jours plus tard, Paule entrait au couvent des carmélites de X..., et Lucile partait pour Paris afin de commencer son noviciat dans la maison des sœurs de Charité.

« Elles ne se reverront qu’au ciel. »

Mme de Nollet se tut ; les convives rentrèrent en ce moment au salon, et le percepteur, assis à une table de whist, oublia peut-être bientôt les impressions qu’avait pu lui causer cette simple histoire.

 

 

 

Jean GRANGE, Proverbes et nouvelles, 1885.

 

 

 

 

 

 

 

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