La lettre d’une mère

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean GRANGE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

RIEN n’est pénible comme un début dans la carrière de la médecine. Que de jeunes docteurs instruits et de bonne volonté ont dû attendre de longues années la clientèle ! Êtes-vous, comme il convient, modeste et discret, un petit silence s’organise autour de vous, qui menace d’être éternel. Essayez-vous de vous produire, des confrères charitables vous qualifient de charlatan. Ces ennuis me furent épargnés. J’étais à peine installé dans mon cabinet de docteur, qu’un vieux praticien tomba malade et me céda ses fonctions de médecin du bureau de bienfaisance. Les clients étaient nombreux, les courses longues, et maigres les appointements : je fus heureux néanmoins de pouvoir exercer tout de suite ma profession, que j’aimais passionnément.

Un des malades que je visitais était un jeune homme d’environ trente-cinq ans. La débauche l’avait conduit, à travers la misère, sur le lit de mort. Je m’attachai à ce malheureux, et, ne pouvant le sauver, j’essayai d’adoucir ses souffrances. Froid, silencieux, strictement poli, mon malade acceptait mes remèdes et mes soins sans croire beaucoup à leur efficacité. Il aurait voulu dormir toujours, et ne cessait de me demander de l’opium.

Je rencontrai dans l’escalier de la maison un vieux prêtre qui me dit :

« Monsieur, j’ai entendu dire que vous étiez chrétien : rendez donc à ce malheureux jeune homme un service : dites-lui quelques mots de Dieu. Je lui ai fait, sans résultat, plusieurs visites. Il m’accueille poliment, mais c’est tout. Je suis sûr qu’une parole de vous ferait plus d’effet que toutes mes exhortations. »

Je promis d’essayer.

Le lendemain, je m’efforçai de faire causer mon malade ; et comme il s’y prêtait d’assez bonne grâce, j’amenai peu à peu la conversation sur le terrain religieux ; le jeune homme s’en aperçut et me dit d’un ton ferme :

« Je vous en prie, Monsieur, ne me parlez pas de religion ; je n’y crois pas.

– Vous croyez au moins à l’existence de l’âme ?

– Je crois à l’opium, dit-il en souriant, et au sommeil. »

Et il prit la position d’un homme qui essaye de dormir.

À quelques jours de là, je fis une seconde tentative, qui tourna encore plus mal que la première.

« Écoutez, docteur, me dit le malade, j’ai étudié un peu de philosophie, et j’en sais assez pour ne pas croire à l’existence de l’âme. »

Et il se mit à me développer quelques-uns des arguments de l’école matérialiste.

Ces erreurs qui m’avaient choqué dans la bouche d’un professeur éloquent, me parurent, dans cette mansarde et sur les lèvres de ce mourant, révoltantes et monstrueuses.

Je sortis navré.

Cependant nous continuions, le vieux prêtre et moi, à soigner sans plus de succès l’un que l’autre, le corps et l’âme de ce malade.

Le corps marchait à grands pas vers le tombeau.

L’âme s’en allait à la perdition éternelle.

Un jour que je posais à ce jeune homme une ventouse, j’eus besoin d’un morceau de papier : j’aperçus une espèce de lettre posée à côté de son chevet ; je la pris, et j’allais m’en servir, lorsque le jeune homme me saisit brusquement la main et m’arracha la lettre. Un peu surpris, je déchirai une feuille à un vieux livre et je fis mon opération.

Le soir du même jour, je retournai voir mon client, qui baissait de plus en plus. Je l’aperçus tenant à la main et s’efforçant de lire la lettre que j’avais voulu brûler le matin.

« Docteur, me dit-il, voici la dernière lettre que ma mère m’a écrite ; il y a un an qu’elle ne me quitte pas, et je l’ai lue plus de cent fois ; je voudrais la relire avant de mourir ; mes mains tremblent et ma vue s’obscurcit ; soyez bon jusqu’à la fin, lisez-moi tout haut cette lettre. »

Je pris la lettre et j’en commençai la lecture. Non ! jamais, depuis, je n’ai rien lu d’aussi tendre et d’aussi touchant. C’était Monique écrivant à Augustin. J’avais beau être médecin, je n’avais que vingt-six ans, et je venais de perdre la meilleure des mères : les sanglots étouffaient ma voix : je sentais des larmes venir à ma paupière.

Je regardai le malade : il pleurait silencieusement ; mes larmes se mêlèrent aux siennes.

Tout à coup je me levai et m’écriai :

« Malheureux ! pouvez-vous croire que celle qui a écrit une semblable lettre n’avait pas une âme ? »

Il garda le silence, et ses larmes coulèrent plus abondamment.

Le lendemain il fit appeler le vieux prêtre, et eut avec lui un long entretien.

Le surlendemain, j’ai appris qu’il avait reçu les sacrements.

Il vécut encore une semaine. Sa froideur polie n’était qu’un masque cachant un cœur égaré sans doute, mais bon et généreux. Il mourut entre les bras du vieux prêtre et les miens, couvrant de baisers les pieds du crucifix et la lettre de sa mère.

 

 

 

Jean GRANGE, Proverbes et nouvelles, 1885.

 

 

 

 

 

 

 

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