La vie de l’âme
par
le Révérend Père Alphonse GRATRY
L’âme est une parole de Dieu.
C’était le soir d’un jour de fête. J’étais seul, dans ma chambre haute, sur l’un des points les plus élevés de Paris. J’attendais, depuis plusieurs heures, celui qu’ici je nomme mon maître. Or il semble, quand on se recueille lorsque les autres se dissipent, que les rayons de vérité délaissés par tant d’âmes se recueillent vers nous. Je croyais l’éprouver ; et, lorsque vint mon maître, j’étais mieux préparé que jamais à l’entendre.
Mon maître est le seul homme vraiment profond et pleinement savant que je connaisse. Il sait tout ce qu’ont su les siècles précédents, tout ce que sait le nôtre ; et il voit au delà. C’est le seul homme avec qui j’ose parler comme je pense, certain d’être compris et certain d’être instruit.
Le soleil d’une si splendide journée s’était lentement abaissé sous l’horizon. Depuis deux heures mes yeux voyaient s’effacer peu à peu la flamme ardente de l’Occident, et se réduire à la ceinture d’or qui succède à la flamme, et puis pâlir la ligne blanche et claire qui remplace l’or, et survenir enfin l’obscurité qui, pendant un instant, semble vouloir remplacer tout. Mais quand mon maître vint, les étoiles commençaient à paraître dans un ciel absolument pur ; et elles arrivaient une à une, comme des hommes dans une assemblée.
Nous regardions avec admiration et avec émotion se former l’assemblée des étoiles, et nous entendions en même temps au loin, avec encore plus d’émotion, le grand et vague murmure du peuple. Le souffle de cette assemblée d’âmes, de ce peuple d’étoiles raisonnables, aimantes et libres ! L’immensité de leurs douleurs, l’immensité de leurs espérances, et l’incessante action de la mort dans cette foule, et l’immuable sérénité du ciel qui regardait la foule, tout ce spectacle, visible et invisible, nous avait réveillé le cœur. Les larmes intérieures ruisselaient, roulant dans leurs torrents féconds d’innombrables germes d’idées.
Que deviendront-ils tous ? dis-je enfin à mon maître. Comment me ferez-vous comprendre, en toute clarté, que Dieu les voit, et les attend, et les développe, et veut en faire un immuable ciel, plein de sérénité, de lumière et d’amour, où tout ce que l’on a rêvé sera ?
C’est ce que mon cœur veut absolument. Mais pouvez-vous donner à mon esprit la certitude intuitive que les volontés du cœur aboutissent ?
LE MAÎTRE. Nous ne sommes pas encore dans l’âge de la lumière et de la claire démonstration. Cet âge pourtant approche, et il y a, dans beaucoup d’âmes, le besoin de la vérité. J’aurais voulu mener ce siècle à cette lumière ; mais les esprits sont encore bien partiels, bien isolés entre eux, bien séparés de l’âme et de la foi. Les hommes, d’ailleurs, sont encore loin de la sagesse pratique, indispensable condition de la lumière.
Pour avancer dans la vraie science, il faudrait jouir plus souvent de cette limpide conductibilité d’âme, où je vois que vous êtes maintenant : état vrai, où les facultés sont unies, et où les impressions pénètrent jusqu’où elles doivent.
N’avez-vous jamais constaté ce qui suit : lorsque l’on est dans cet état lucide, en présence de la création de Dieu, naturellement trois idées viennent : on voit une chose, et l’on en conçoit trois. On voit la terre, et l’on conçoit la terre, le ciel et Dieu.
LE DISCIPLE. Cela m’est souvent arrivé. Mais je n’ai pas assez suivi cette impression. J’ai voulu quelquefois la décrire, mais je n’ai pu. Éclairez-moi donc sur ce point.
LE MAÎTRE. La terre, c’est ce qui est et passe ; ce qui marche et circule pour arriver. Mais le ciel, c’est ce qui doit être, ce qui sera, ce à quoi tend la terre. Dieu est le créateur du ciel et de la terre ; le principe et la fin du mouvement. Or, si vous regardez profondément le monde, bientôt vous apercevez Dieu, et vous pensez au ciel.
LE DISCIPLE. Cela est vrai. Si je regarde le monde et l’homme, quand mon âme sent et voit, je suis à la fois plein de joie, d’admiration et de regret. J’admire, mais je veux autre chose. Je veux que ce beau monde et toutes ces belles choses aboutissent, soient délivrées du mal et de l’obstacle, et deviennent stables et parfaites. Je veux que les idées et les sentiments commencés s’accomplissent ! Je veux le ciel !
Mais quelle est donc la source de ces commencements, qui sont la terre, quelle est donc la force qui les pousse, les développe et les élève ? Quelle est la cause de leur beauté présente, et de leur perfection possible, et de leur translation de l’imparfaite mobilité à la perfection stable, si ce n’est Dieu, parfait actuellement et infiniment ?
Oui, de bonne foi, avant tout raisonnement discursif, on sent cela, si, par logique abstraite, on ne mutile pas les données de la vie. On voit la terre ; le ciel et Dieu.
LE MAÎTRE. Telles sont donc les trois choses que, dans une âme vivante, sous les influences que Dieu donne, la raison conçoit aussitôt.
J’en conclus, en toute certitude, ce que votre cœur veut savoir : qu’au-dessus de ces multitudes qui passent et se remuent, au-dessus de cette foule d’étoiles intelligentes et libres, mais informes encore et voilées, Dieu regarde et opère pour tirer de cette masse un immuable ciel ; plein de sérénité, où tout ce que l’on a rêvé sera. Et pourquoi ? Parce que cette tendance de la raison vivante, et cette prière de l’âme, tout cela n’est que l’effet même de ce regard, de cet attrait, de cette opération de Dieu.
LE DISCIPLE. Je n’en doute point. Et je vois que ceux qui en doutent ignorent, comme s’exprime saint Thomas, la force de la raison. Mais il faut l’avouer aussi, tous ces élans de l’âme et de la raison sont arrêtés et comprimés par le spectacle de la mort.
LE MAÎTRE. Ce serait le contraire, si l’on savait ce qu’est la mort.
La mort est précisément la grande force qui fait passer de la terre au ciel, c’est-à-dire de l’état de la vie mobile, opaque, informe, à l’état nouveau qu’on attend.
La mort est le procédé principal de la vie. Ce qu’on appelle la vie est le procédé qui développe la donnée présente. La mort apporte les données nouvelles.
LE DISCIPLE. Je comprends. Ce sont deux procédés vivants, dont les deux procédés logiques sont le calque. Le procédé logique d’identité, qui développe ce que l’on tient, correspond à la vie ; celui de transcendance, qui élève à de plus hauts principes, correspond à la mort.
Il y a, de la vie par la mort, une transcendance à une vie nouvelle et plus grande. C’est ce que montre par analogie, dans le sein de la terre, la succession des espèces, qui meurent et que remplacent des espèces plus parfaites.
Oui, la mort est le procédé principal de la vie : son procédé de transcendance. Elle est l’opération qui, si elle n’est pas misérablement faite à contresens, transporte en Dieu, et réalise cette étonnante parole : « Sortir de soi pour entrer dans l’infini de Dieu. »
LE MAÎTRE. Fort bien. La mort est donc le procédé suprême de la vie, puisqu’elle met l’âme en Dieu. Elle anéantit la distance, la différence de son état réel et de son état idéal. En un sens, elle pousse la vie du fini à l’infini, non en ce sens que notre vie créée puisse devenir infinie, mais en ce sens qu’elle la réunit à la source infinie, qui la rend stable, éternelle et pleine.
De sorte que l’affreuse dissolution du corps, et cette disparition de l’homme entier, qu’on appelle mort, c’est l’anéantissement de l’obstacle qui séparait la vie réelle de l’idéal en Dieu.
Et comment ne serait-ce pas là vraiment le grand procédé de la vie ? La vie, dans son progrès, procède comme la logique, comme la géométrie, comme toute recherche de la vérité, comme la morale, comme Dieu lui-même, quand il veut faire passer l’humanité de la terre jusqu’au ciel.
La mort, comprenez-le donc, la mort n’est plus cette incompréhensible ennemie, cet épouvantable fantôme que voient les sens. La mort, bien traversée, est, dans la vie réelle de l’homme, ce qu’est, dans la vie de son intelligence et de sa volonté, la vraie méthode logique, la vraie méthode morale, et ce qu’est, dans la vie du monde, la vraie religion, et l’opération de l’homme-Dieu qui unit le ciel à la terre.
LE DISCIPLE. Oui, voilà bien la logique de la mort. Cela est beau. Mais, vous le dirai-je, ô mon maître ? depuis quelques années déjà, la logique, dont je comprends d’ailleurs mieux que jamais la certitude, la logique, dis-je, me paraît creuse. Aujourd’hui, quand on me parle logique et science, je suis toujours tenté de dire : Parlons d’amour, le reste est ennuyeux.
LE MAÎTRE. Je vous loue de ce grand progrès. Il y a longtemps que je travaille à vous y amener. Vous avez toujours eu de l’amour et de la pitié, mais vous aviez une enveloppe scientifique, qui n’était pas assez transfigurée, pas assez pénétrée de larmes, pas assez animée, dans le détail ; par le mouvement du cœur.
LE DISCIPLE. Il me semble aujourd’hui que je n’ai plus qu’une seule idée, ou pour mieux dire, un faisceau d’idées, enveloppées dans un seul sentiment, la pitié profonde, tendre, amoureuse à la vue de l’état des âmes et des souffrances du genre humain. Sans cesse, je vois ce que sont les âmes, et ce qu’elles pourraient être, si elles savaient, si elles voulaient, et je vis dans un empressement et un travail continuel, cherchant toujours comment l’on pourrait parvenir à verser la lumière dans ces ténèbres, la force dans ces langueurs.
LE MAÎTRE. Je le sais. Je connais votre but, et vous savez si je l’approuve. Eh bien, il vous reste maintenant à savoir éviter deux écueils : la confiance naïve et le découragement.
LE DISCIPLE. J’ai commencé par le premier. J’ai vécu, pendant un quart de siècle, dans une confiance sans bornes. Aujourd’hui j’arrive à l’autre écueil. Je ne sais plus s’il ne faut pas se taire, et cesser tout effort, et laisser survenir d’elle-même une autre époque du monde. Celle-ci n’est pas capable de science, ni de raison pratique. Je commence à douter qu’une puissante effusion de justice et de vérité puisse être donnée à ce siècle.
LE MAÎTRE. Ce que vous dites est presque vrai. Il est certain que l’humanité, sur cette terre, est encore bien informe. La vie de l’âme dans le corps est toujours la vie dominante. La vie de l’âme dans l’âme, et celle de l’âme en Dieu, ne sont encore qu’en germe. L’âge de la vie de l’âme dans l’âme, l’âge humain véritable, surviendra-t-il bientôt ? Cela dépend de l’élan des esprits, de la vigueur des volontés sous la lumière qui les inonde. Mais ne vous découragez pas. Qui sait ? Travaillez à l’avancement du royaume de Dieu jusqu’à la mort et avec une confiance croissante.
LE DISCIPLE. Bon maître, je ne suis pas découragé. J’ai eu des tentations, mais je n’y ai pas cédé. Je persiste. Mais je vous le demande, que faut-il dire, que faut-il faire ?
LE MAÎTRE. Tout est renfermé dans ces mots : « Si le grain de froment ne meurt pas, il reste seul. S’il meurt, il porte beaucoup de fruits. »
LE DISCIPLE. Sans doute ; mais dites-moi bien comment vous l’entendez.
LE MAÎTRE. Le genre humain n’en est encore qu’à l’union des âmes par les corps. Cette union multiplie les hommes. Mais si les esprits et les cœurs savaient s’unir en Dieu, ils multiplieraient les enfants de Dieu ! Avez-vous rencontré un seul esprit avec lequel le vôtre n’ait fait qu’un ?
LE DISCIPLE. Pas tout à fait. Pourtant ce n’est pas faute de l’avoir désiré : ce n’est pas non plus faute d’aimer. Que d’espérances j’ai portées dans mon cœur ! Mais jamais elles n’ont abouti. Eh bien, malgré cela, j’espère encore. Il me semble que mon esprit est lisible, et que je saurais lire dans un esprit qui le voudrait. Du reste, si j’étais certain que jamais sur cette terre je n’entrerai dans une autre âme, de manière à la voir et à la sentir comme la mienne, je crois que je commencerais à ne plus avoir d’espérance que dans la mort.
LE MAÎTRE. Vous l’avez dit. Il n’y a pour cela d’espérance que dans la mort. Mais n’oubliez pas que la mort n’est pas seulement l’instant dernier qui nous ôte à la terre. La mort comme nous l’entendons, vous et moi, est applicable et praticable dès cette vie.
LE DISCIPLE. Oui, mais nous n’avons pas le courage de mourir.
LE MAÎTRE. C’est bien à tort. Car en tout cas la mort vous tient. Quoi qu’on fasse, on mourra demain. Qu’avez-vous donc à perdre ? Pourquoi ne pas employer la mort à glorifier la vie, à dilater et traverser, dès ce monde, cette courte vie au delà de sa limite présente ? Mais la crainte tient les hommes esclaves sous le joug du présent, resserrés dans les limites connues, et chargés de toutes les vieilles chaînes.
La masse des hommes, qui tourne le dos à la mort et qui fuit devant elle, constitue le troupeau de la mort. La mort est le pasteur, et le genre humain le troupeau. Plus on tourne le dos, plus elle frappe. Plus on va vite, plus elle nous écrase de fardeaux. Mais que dire de celui qui la regarde en face et qui marche sur elle ! Comprenez bien ceci : l’homme qui marche au devant de la mort, marche au sens contraire de la mort. Cela est manifeste. Il la rencontre, c’est vrai ; mais libre, mais éveillé, mais debout, mais en face. Il la traverse, elle passe, et lui aussi. Mais elle, qui est la force répulsive de Dieu, la force qui repousse le vide et le néant, le mensonge et le mal, elle emporte du corps et de l’âme qui se sont laissé traverser de part en part, elle emporte les obstacles à Dieu, ces obstacles, innés ou acquis, dont nous sommes pleins. Elle brise l’obstacle, nous fait traverser la vie, au delà de sa limite présente. Nous passons de l’autre côté, dégagés, purifiés, baptisés dans notre être ; nous entrons dans la sphère centrale d’attraction, dans la région de la vie croissante.
LE DISCIPLE. Voici ce que j’ai souvent entrevu, mais jamais vu dans le détail. Je le vois mieux en ce moment. C’est bien ce que j’ai lu dans l’Évangile : « Qui consent à perdre la vie la trouve, et qui prétend la conserver la perd. »
LE MAÎTRE. Précisément. L’Évangile donne la loi même de la vie.
Cette loi est vraie, scientifiquement vraie pour la vie du corps, pour celle de la pensée, pour celle du cœur et de l’action.
Évidemment, si le genre humain tout entier, se retournant enfin, se décidait à regarder la mort en face et à marcher sur elle, la force physique des races, leur santé, leur longévité, leur bien-être croîtraient dans une incalculable proportion. Alors se multiplieraient sur la terre, comme une rosée de la vie éternelle, ces principes d’une consistance immuable, que Dieu jette dès à présent dans nos corps, pour travailler d’avance à la résurrection glorieuse.
Les ténèbres, le doute, l’erreur, seraient en partie balayés ; la dispersion des cœurs, dans l’indifférence et la haine, s’arrêterait, et les âmes marcheraient, dès à présent, vers l’unité. Le règne de Dieu commencerait en la terre comme au ciel. Mais laissons ces faciles évidences.
LE DISCIPLE. Oui, et parlons de ce que peut, dès aujourd’hui, non pas le genre humain, mais une âme, si elle comprend et si elle veut.
LE MAÎTRE. Chaque âme peut, pour elle-même, ce que pourrait le genre humain. Celui qui, dans le sens évangélique, offre sa vie et traverse la mort, celui-là se consacre par le sacrifice, comme une hostie consacrée sur l’autel. Il consacre son corps, son intelligence, sa volonté, son cœur, ses œuvres. L’inflexible limite qui resserre toutes les âmes et, dans chaque âme, les facultés, est brisée par la mort : les limites nécessaires du fini ne sont plus que les limites grandissantes, souples, dociles sous tous les souffles de la vie. Les obstacles brisés, la vie, qui est entrée au centre, entre partout, et devient la racine du tout. La vie, c’est-à-dire Dieu, devient principe direct, immédiat de l’homme entier, parce que le principe de ce monde, « le prince du monde », dit l’Évangile, a été chassé par la mort, qui est la force répulsive de Dieu.
LE DISCIPLE. Ah ! Si l’on voyait en détail, et au dedans, l’âme et la vie entière de celui qui est mort librement, et qui a traversé la vie, et qui par là enracine dans cette vie présente les forces de la vie à venir !
LE MAÎTRE. Voici l’état intérieur de cette âme. Je vous dirai ensuite ses relations.
Les séparations sont brisées. La vie n’est plus divisée, elle est simple. Chacune de ses trois vies, prise en elle-même, est ramenée à l’unité, et les trois à leur tour sont en un. Si votre œil est simple, dit l’Évangile, tout votre corps est éclairé. C’est la loi.
Dans la vie corporelle, il n’y a plus cet égoïsme ardent qui veut jouir et dit : « Donnez-m’en trop », et attire tout dans le violent sentir. La sensation n’épuise pas la racine, et n’entrave pas le mouvement ; les trois fonctions, au lieu de se détruire, s’appuient ; chacune d’elles vit ; elles sont trois, parce qu’elles vivent en un.
En même temps cette vie de l’âme dans le corps n’épuise pas toute la vie de l’âme ; il reste à l’âme des forces pour elle-même et pour Dieu. Le corps n’est plus un gouffre qui épuise, mais un sol ferme qui supporte. Le corps devient réflecteur de lumière. La sensation se tourne en clairvoyance, livre à l’intelligence les choses sensibles comme point d’appui, et lui présente tout ce monde visible comme un miroir de vérité. L’âme n’étant plus clouée, arrêtée dans le corps, ne prend plus seulement la sensation comme principe exclusif où elle s’arrête, mais bien comme point d’appui et base d’élan, pour s’élever à un plus haut principe, qui est elle-même ou Dieu. La pensée prend sa véritable étendue logique, et n’est plus seulement le lien des sensations, la servante des données sensibles ; elle en est juge et reine. Elle sépare et abstrait, elle élimine, elle dilate ou anéantit les limites, pour passer des faits aux idées, aux lois, à l’âme, à Dieu. Mais c’est surtout par sa vie morale qu’elle exécute ce procédé de transcendance. La sensation, transformée par la mort purificatrice, retentit à partir du corps jusqu’à l’âme et à Dieu. La sensation, dans l’âme très pure, éveille le goût de Dieu. Dans l’âme impure, elle sépare de Dieu. Dans l’âme pure, elle dilate le cœur en amour d’autrui ; dans l’âme impure, elle précipite le cœur dans l’égoïsme brutal des voluptés. Ainsi, dans l’âme purifiée par la mort, la vie remonte, intellectuellement et moralement, depuis le corps jusqu’à l’âme et à Dieu. Mais l’âme elle-même n’arrêtant plus sa vie dans ce foyer d’en bas qui se nomme sensualité, ne veut pas non plus l’arrêter dans ce foyer d’en haut, qui est orgueil d’esprit, intelligence stérile. La pensée se tourne à aimer, à opérer la vérité qu’elle sait. La perception dans l’âme ne s’isole point de l’émotion inspiratrice et ne s’arrête presque plus à elle-même, mais passe à l’acte libre et à l’amour. L’âme entière, à son tour, délivrée par la mort du principe qui sépare, n’offre à Dieu nul obstacle. Dieu l’occupe, et, d’une manière ineffable, superpose de plus en plus, à la vie propre de cette âme, sa vie éternelle et divine, comme l’âme elle-même superpose à la vie du corps sa vie spirituelle et libre et raisonnable. L’émotion corporelle n’étouffe point l’émotion de l’âme, et l’émotion de l’âme ou la conscience de l’âme par l’âme n’étouffe point la conscience de Dieu. Le sens divin meut et inspire ; Dieu opère directement et indirectement, par la nature ou par lui-même. L’intelligence très souple, et très liée aux émotions, les transforme en lumière. La volonté très libre, et très identifiée à la raison, en transforme courageusement les lumières en amours nobles, en œuvres vives. Et l’âme émue en Dieu, en même temps qu’en elle-même et par la nature, voit et connaît en Dieu, en même temps qu’en elle-même et dans les faits visibles. Et elle opère en Dieu, en même temps qu’elle opère en elle et agit en ce monde. Frère bien-aimé, si l’on avait essayé seulement de pratiquer ces choses, on saurait les comprendre.
LE DISCIPLE. Malgré toute ma langueur pratique, j’ai cependant compris cet état de l’âme purifiée par la mort, mais parlez-moi de ses relations. À vrai dire, là est la récompense. Que m’importe, après tout, mon état psychologique et physiologique interne ? Ai-je besoin de savoir cela et de le regarder ? Je suppose même que mon âme soit maintenant dans la grâce et dans l’amour de Dieu ; si je veux en jouir et m’en glorifier, je perds cette grâce, et je tombe ou dans l’orgueil stérile des pharisiens, qui disent et ne font point, ou dans la jouissance inerte des mystiques qui jouissent, mais n’obéissent point : double mal qui fait mourir la grâce. Une seule chose est véritablement bonne, c’est l’amour, l’amour qui se donne et qui sort de soi, par l’œuvre et la parole, par l’enthousiasme, par la sainte communion de la vie.
LE MAÎTRE. Oui, l’amour qui opère, cet amour seul est bon, et il suffit. C’est toute la loi de Dieu, tout l’Évangile, tout le progrès de la vie présente, toute la beauté et toute la félicité de la vie éternelle. Le grain de froment est-il mort : il n’est plus seul, il a donné son fruit, il est groupé. L’âme n’est plus une personne isolée, mais une personne groupée. La foi chrétienne l’annonce, et il me semble que l’expérience et la raison le prouvent ; la personne humaine délivrée de son isolement et de sa limite fixe par la mort sainte, libre, acceptée, cette personne n’est plus seule. Il y a, intérieurement, d’elle à Dieu, une véritable communication personnelle, un réel commerce d’amour : l’amour lui-même, la substance de l’amour, la personne de l’amour est dans l’âme, et les torrents de flamme que verse cet amour substantiel à partir du fond de cette âme sur toute la terre, et sur les âmes plus proches, groupées dans l’unité du même épi céleste, ces torrents ne peuvent être connus que des âmes qui en sont la source, et non pas même de celles qui, ayant été source, se sont taries. Être source, ô mon fils, être source, transmettre la vie, ressusciter les morts !
Porter en soi les forces de l’amour créateur, et, riche de ce trésor, rencontrer, dans le chemin par où l’on passe, une de vos plus belles créatures laissée pour morte, ou engourdie dans un sommeil invincible et mortel : apercevoir tout à coup, devant soi, sur la terre, cette belle morte !... et, dans ce corps, comme sous le marbre d’un sépulcre, l’âme repliée, enveloppée, et portant en elle-même tous les traits, froids et secs, mais distincts, de l’éternelle idée qui l’a créée ; concevoir dans la lumière de Dieu ce que serait cette âme si elle vivait ; sentir son cœur frémir et s’émouvoir, comme Jésus au tombeau de Lazare ; pousser un cri vers Dieu, puiser en lui la force ; envoyer un souffle brûlant ; envelopper, pénétrer de flammes vivifiantes la morte ou l’endormie ; tout à coup saisir son regard, qui d’abord ne vous comprend pas, puis vous comprend ; voir sa résurrection, sa vie ; ses mouvements ; bientôt, après un mystérieux travail de Dieu, sentir qu’on porte cette âme dans son âme, comme une mère son enfant : puis la voir se développer, grandir en Dieu, devenir plus forte que vous peut-être, et vous soutenir à son tour, et vous aimer ! Ô Seigneur, ce pouvoir de résurrection que vous donnez à ceux qui consentent à mourir, n’est-ce pas une magnifique récompense du sacrifice !
Commencez-vous maintenant à comprendre que la mort est notre grande ressource et notre grande consolation ? La mort est le procédé principal de la vie. Elle donne les forces de la vie éternelle.
Il faut donc critiquer, par l’intelligence de la mort, la vie avant de l’entreprendre, et, par la pratique de la mort, traverser, dès le début, la limite de la vie présente ; c’est la ressource du monde et de chaque âme. Le sacrifice est la méthode universelle. Très certainement, la bonté, la beauté, l’amour, la vertu, le génie, la force, la force même du corps, sa santé, sa longévité, le progrès de chaque âme et du monde, tous les biens, en un mot la vie, tout est toujours, partout, nécessairement, précisément proportionnel à l’intelligence et à la pratique du sacrifice ou de la mort. C’est évident, puisque le sacrifice est la rupture de l’obstacle à la vie.
LE DISCIPLE. Oui, j’ai quelquefois conçu, entrevu cet état de l’âme où il semble que l’on ait le pouvoir de ressusciter toutes les âmes par un irrésistible feu qu’on porte en soi. Dieu nous montre parfois de loin cet état d’âme, comme une étoile au-dessus de nous, pour nous donner le courage de vaincre ce qui nous en sépare.
LE MAÎTRE. Avez-vous jamais bien compris cette parole : « Je suis venu apporter le feu sur la terre, et j’attends qu’il s’allume ! » Et cette autre : « Vous tous, faites éclater le feu, et ceignez-vous de flamme, et marchez dans la lumière de votre feu ! »
Regardez bien cette foule qui emplit ces places et ces rues, image de la grande foule humaine qui couvre le globe terrestre : écoutez cet immense murmure ! Eh bien, sous cette masse, dès aujourd’hui le feu couve et serpente. Le feu du ciel, le feu de la vie éternelle est apporté, et il entraîne les âmes, une à une, dans la vie. Éclatera-t-il jamais ? Enveloppera-t-il de sa flamme le monde entier ? Heureux ceux qui l’espèrent ? Et plus heureux ceux qui l’opèrent, et dont l’âme est un feu, et qui, courant à travers la foule, allument tous ces flambeaux éteints, et multiplient les feux humains !
L’ennui, le doute et les ténèbres seraient bientôt bannis de la face de la terre, si le nombre des âmes de feu venait à se multiplier
La vie ne serait plus ce court espace, où l’on est enfermé par la naissance et par la mort. La vie serait la vie entière, la vie présente et la vie à venir en un. La mort, qui les distingue et les sépare, la mort librement traversée les unit. Il n’y a plus de mort. Celui qui se nourrit de moi, dit la substance de la lumière, l’excitateur du feu, celui qui se nourrit de moi, ne mourra pas. Il a la vie en lui. Il mourra tous les jours sans doute, et c’est pour cela même qu’il vivra toujours. La mort n’interrompt plus la vie ; la mort est traversée, elle est absorbée par la vie. Ma mort, qui doit en un instant m’enlever cette robe matérielle, que la vie ordinaire n’enlève que peu à peu et en plusieurs années, ma mort corporelle et visible n’arrêtera pas plus ma vie que le sommeil de la nuit prochaine. Je ne dirai donc plus : « Ce soir tout est fini » ; mais, comme j’ai l’expérience du réveil, je fais un tout du jour présent et de son lendemain, et je sais que ma vie continue, en traversant le sommeil et la nuit.
Ainsi, mon bien-aimé, nous voici dans la vie, dans la vie pour toujours, dès à présent. Il ne faut plus nous attrister comme ceux qui n’entendent pas la mort. Nous sommes, dès aujourd’hui, dans un vrai paradis terrestre, mille fois plus beau que le premier, depuis que le feu éternel et sa lumière sont avec nous.
Ne vous êtes-vous pas dit quelquefois : Oh ! si j’étais dans les étoiles, si j’étais dans ce monde céleste, chargé de quelque mission sainte sur l’univers, avec quelle joie et quel transport j’accomplirais la volonté du Père envoyé par mon Dieu, je serais fort et confiant. Comme le jour me paraîtrait beau ! comme j’aimerais les anges mes frères ! comme je saurais bénir et admirer les merveilleux ouvrages sortis des mains de Dieu ! Eh bien, dès aujourd’hui nous sommes dans les étoiles, serviteurs du domaine de Dieu, chargés par Dieu d’une mission sainte sur l’univers, entourés des enfants de Dieu : nous vivons et nous nous mouvons parmi les œuvres de sa main au sein desquelles sa gloire éclate : nous sommes en Dieu et nous vivons en lui. Qu’attendons-nous pour nous livrer à la joie la plus pure, au travail saint, à l’obéissance intrépide, au dévouement sans bornes, à la plus grande tendresse pour tous les hommes, et déployer enfin ces forces saintes que la tristesse ingrate, l’ennui, l’incrédulité, la paresse tiennent engourdies dans notre sein ?
LE DISCIPLE. Oh ! maître bien-aimé ! aidez-moi donc à entrer dans cette joie. N’est-ce pas celle dont il est dit : « Que votre joie soit pleine ! » La joie pleine dès cette vie !
LE MAÎTRE. Efforcez-vous, par le sacrifice sans réserve, de parvenir à la plénitude de cette joie.
LE DISCIPLE. Oui, il faut consoler les âmes, notre âme et celles des autres. On est trop triste et trop découragé. « Toute tête est abattue, et tout cœur languissant », dit Isaïe.
LE MAÎTRE. Je veux vous fortifier, et vous aider à fortifier les autres, en vous faisant connaître non plus la vanité, mais bien la solidité de la vie ; non plus la mobilité fugitive, mais la stabilité de toute l’œuvre de Dieu !
Oui, la figure de ce monde passe, mais sa substance demeure. Qu’est-ce qui sera ? C’est ce qui est déjà. Qu’est-ce que la vie à venir ? C’est la vie présente transformée. Qu’est-ce que le ciel ? C’est la terre pénétrée et transfigurée par le feu. Rien de tout ce qui est ne sera jamais anéanti. Les êtres subsistent, la création subsiste, mais prend une autre union à Dieu. Les mêmes êtres, les mêmes âmes persistent. Ils vivaient, mais ils vivaient dans la mobilité par une union partielle à Dieu. L’union, par l’amour infini de Dieu, source de l’immense joie qu’il faut répandre, l’union n’est plus partielle, mais pleine, et les êtres sont régénérés pour l’éternelle et immuable perfection. Mais de plus, ces deux vies, ces deux états de l’œuvre divine, ne sont plus séparés par cet abîme que l’on a quelquefois nommé l’intervalle du ciel à la terre. Comprenez-le, il n’y a plus maintenant d’intervalle. Depuis la mort et le sacrifice de celui qui est l’Homme-Dieu, le ciel est sur la terre, mêlé à tout, à nos âmes, et à l’histoire du monde. Dès à présent nous avons la vie éternelle subsistante au milieu de nous.
Mais comprenez bien tout. Ce qui sépare encore ces deux vies mêlées, et les maintient en lutte, et empêche la vie éternelle d’absorber l’autre, c’est ce que nous avons nommé l’obstacle, ou mieux encore ce que l’Évangile a nommé le prince de ce monde. Chasser, anéantir de plus en plus ce principe de séparation, par le sacrifice continu ; en d’autres termes, rassembler les âmes par l’attrait du baiser de feu, ou du baiser de paix, baptême de feu, c’est ta mission, ô âme en qui le feu a pénétré.
Il faut avoir en soi le germe du feu que Dieu donne, le déployer, en traversant la mort, et dévorer l’obstacle dans l’holocauste ; cela même est l’union des âmes entre elles et avec Dieu ; cela même est la transformation du monde, la transfiguration de la nature.
LE DISCIPLE. Vous m’expliquez l’admirable histoire que je ne puis jamais me rappeler sans être ému, mais que je ne comprends pleinement qu’aujourd’hui.
C’est saint Vincent de Paul qui l’a vue, qui a écrit ceci ; lui, le moins visionnaire des hommes, et il commence par nous assurer qu’il « aimerait mieux mourir que de mentir ». « Étant à genoux pour prier Dieu, il lui parut, – le saint parle ici de lui-même –, il lui parut un petit globe, comme de feu, qui s’élevait de la terre, et s’alla joindre à un autre globe plus grand et plus lumineux, et les deux réduits en un s’élevèrent plus haut, entrèrent et se répandirent dans un autre globe infiniment plus grand et plus lumineux que les deux autres, et il lui fut dit intérieurement que ce premier globe était l’âme de notre mère Françoise de Chantal, le second l’âme de notre bienheureux père François de Sales, et le troisième l’essence divine. »
LE MAÎTRE. Oui, quand la mort a brisé l’obstacle, les âmes s’unissent, comme des pôles électriques, et elles s’élancent en Dieu. Et ce n’est pas une vague fusion dans l’unité des faux mystiques, c’est une pénétration mutuelle de plusieurs, de personnes distinctes, comme l’union des personnes de la Sainte Trinité. Vous-même, et l’âme que vous aimez le plus, et les autres que vous aimez, ces êtres avec leurs noms, leurs traits, leur caractère et leur histoire, sont et subsistent, et vous les connaîtrez, les verrez, les aimerez toujours !
Ils sont, et ils seront toujours, et vous comme eux et avec eux.
Contemplez donc toute cette nature, visible et invisible, les âmes, les corps, les terres et les étoiles : tout cela c’est l’œuvre de Dieu commencée. Au fond de tout couve et fermente le feu, le principe de consommation qui, par la mort, l’amour, le sacrifice, travaille à tout achever, pour l’éternelle et immuable perfection, et vous êtes l’ouvrier de cette œuvre.
Pourquoi donc êtes-vous triste ? Et que pourriez-vous craindre ? Que la joie remplisse votre cœur, et que votre joie soit parfaite. Nous avons la force de Dieu et son irrésistible feu. Allumons donc beaucoup de feux humains. Tressaillons de joie dans l’amour, car ces feux, une fois allumés, resteront dans la vie, et ils seront groupés autour de nous, dès aujourd’hui et pour l’éternité, comme des constellations, comme des grappes et des épis du ciel.
LE DISCIPLE. Je comprends encore mieux maintenant. C’est là la stabilité de la vie et la solidité des choses, quand la vie, quand les choses, quand les âmes consentent à s’enraciner en Dieu par la mort.
LE MAÎTRE. Voici sur la stabilité des choses une belle image, ou plutôt une vérité physique qui peut éclairer et toucher.
Vous savez que la lumière, dans son immense vitesse, est cependant soumise au temps. Elle vient du soleil à la terre en huit minutes. Elle nous vient des plus proches étoiles en trois ans, et des plus éloignées de notre groupe en trois mille ans, six mille ans, ou même plus.
La lumière terrestre, à son tour, monte vers les astres dans le même temps ; et le détail des choses visibles sur notre terre, étant visible par la lumière et les couleurs, toutes ces choses, leurs états et leurs mouvements, sont des images qui montent dans les espaces avec la vitesse même, ou le temps même de la lumière. L’image de notre globe avec tous ses détails visibles monte ainsi toujours vers le ciel, s’élève vers les étoiles, et arrive aux premières étoiles en trois ans, et arriverait aux dernières de notre groupe en six mille ans.
Par exemple, sur le Calvaire, lorsque Jésus était en croix, la lumière de sa face divine, celle de son corps, et celle de son divin regard, élevé vers le ciel, aussi bien que la lumière pourpre du sang béni, toute cette lumière montait dans les espaces ; et quand il eut rendu l’esprit, le soleil inclina sa lumière devant la sienne, pour ne pas troubler ce spectacle de ses rayons. Il laissa tout monter dans toutes les directions du ciel. Eh bien, tout ce spectacle de la croix n’est en aucune sorte effacé. Puisqu’il n’y a que deux mille ans, il est encore dans les étoiles de notre groupe, et si, sur une étoile moyenne, se trouve une créature armée de puissants instruments, ou d’un regard plus perçant que le nôtre, elle voit, en ce moment même, elle voit la croix, elle voit cette face, ces membres, cette couronne d’épines, ce sang qui coule et ce doux et divin regard ! Oui, cet être créé voit cela, aujourd’hui, à cette heure, si son œil y regarde. S’il ne regarde pas, ou s’il dort, cette merveille, en tout cas, passe près de lui : toute la scène du Calvaire y arrive avec tout son détail et tous ses mouvements, et y sera visible pendant trois heures. Et cela dans mille et mille mondes, et cela demain encore, puis après, et pendant cent ans, pendant mille ans, jusqu’à la fin du monde. Oui, il y a maintenant dans l’immense univers des milliers de mondes où arrivent la nouvelle et le spectacle entier de la Passion du Fils de Dieu, avec les trois heures de ténèbres : et peut-être il y a réellement une créature qui le voit de ses yeux éveillés, mourant sur le Calvaire pour mettre dans l’ancienne création la substance de l’immortalité. Peut-être, au moins, y a-t-il quelque créature délicate à qui ces grandes images arrivent avec leur sens, leur divine impression, sous forme de rêve prophétique. En tout cas, Dieu le voit, et les anges et les âmes des saints dans le ciel le voient en Dieu, et peut-être quelques âmes sur la terre, par je ne sais quel reflet céleste, le voient aussi.
LE DISCIPLE. Oh ! je voudrais sortir du cercle étroit des sens et du cercle plus stupide encore de l’habitude, pour m’arrêter un peu dans la contemplation de ces prodiges. En ce moment de moindre obscurité, où du moins je soupçonne la lumière, aidez-moi donc, mon maître, à regarder encore le ciel pour mieux comprendre la vie et l’immortalité, que poursuivent ma raison et mon cœur. Restons ici, nous y sommes bien. Continuez, je vous en prie.
LE MAÎTRE. Il est donc vrai que l’univers est un livre vivant où se grave toute l’histoire. Non seulement la scène du Calvaire, mais toutes les scènes de la vie de l’humanité sont gravées dans l’espace, et y avancent, et y montent encore aujourd’hui. La terre qui boit le sang d’Abel, dit la sainte Écriture, crie vers le ciel. Oui, sans doute ; car elle crie encore. Le bras de Caïn, qui se lève et qui frappe, se voit encore ; les flots du sang qui coule sont visibles actuellement, et le doigt de la science peut nous montrer au ciel des étoiles vers lesquelles arrive en ce temps-ci la tache du sang d’Abel. Et il en est ainsi de toute l’histoire de l’humanité sur la terre, et de toute votre histoire, et de l’histoire de ceux que vous avez aimés, de ceux que vous avez perdus. Il est un cercle dans le ciel où cette mère tant pleurée, qui aujourd’hui repose dans son tombeau et dans le sein de Dieu, se voit dans sa jeunesse, avant votre naissance. On montrerait l’étoile où l’œil pourrait la voir jouant dans son berceau.
Et vous, âme brisée de douleur, cet être aimé que vous avez perdu est encore, pour des étoiles voisines, un petit enfant dans vos bras. Sa première enfance s’y déroule, sa jeunesse y viendra, puis ses nobles actions, et peut-être sa mort héroïque, et son dernier soupir qu’il pousse en vous nommant. Et vous, flétrie par le poids de la vie, vous qui ne savez plus que vous incliner vers la tombe, sachez que votre douce et gracieuse enfance, votre belle et riante jeunesse, votre splendide maturité, tout cela est encore dans le sein de ce monde visible. Si Dieu vous avait donné la beauté, c’est-à-dire l’expression de l’éternelle et divine idée, qui est votre modèle en Dieu, s’il vous avait donné d’offrir aux yeux des hommes cette visible splendeur de la noblesse morale, de la pureté, du courage, de l’intelligence, de l’amour, eh bien, toute cette splendeur subsiste, elle se propage dans l’immense univers, et y subsistera pendant des siècles et des siècles de siècles. Et qui vous dit que Dieu ne saura pas un jour rassembler toute cette dispersion ?
Ma vie est donc ainsi conservée tout entière et se conservera. Me voici donc, en un sens, immortel, moi et mes ouvres. Tous mes états, toutes mes actions subsistent. Oh ! Dieu ! puisse donc ma vie n’être jamais que belle et noble, et digne des regards du ciel ! Oh ! puissé-je ne jamais propager dans le sein de cet univers, théâtre de la vie que Dieu donne, le spectacle de la honte et du crime. Que de pensées me pressent ici et me saisissent ! Non, ce n’est point une illusion, et ces réalités sont encore plus réelles qu’on ne le pense. Oui, l’image de toute ma vie visible, sous le soleil physique, subsiste et monte au ciel. Sans doute, l’image en s’avançant s’affaiblit sur chaque point, mais elle subsiste tout entière dans l’ensemble du mouvement. Rien ne se perd. Le principe de la conservation des forces vives s’applique à tout, à la lumière, à la chaleur, à l’électricité, tout aussi bien qu’à l’attraction.
Mais alors, s’il en est de même de toutes les forces, il n’y a pas seulement mes actes visibles, sous le soleil, qui se conservent et se propagent : il y a mes actes invisibles dans le sein de la nuit. Tous mes mouvements, mes actions, mes états, mes contenances, tous mes battements de cour, s’inscrivent, se gravent, se moulent dans l’espace éthéré à mesure que je les produis.
Mais ma pensée du moins est-elle secrète ? et les battements du cœur de l’âme sont-ils cachés ? Non, grâce à Dieu ! Ma pensée, mon cœur et mon âme, en déroulant leur vie, laissent encore plus de traces que mon corps, et subsistent bien mieux conservés que tous mes mouvements physiques. Une médaille, dans l’obscurité, par je ne sais quelle force galvanique, grave la forme de son relief sur une plaque qui ne la touche pas. Moi-même, je grave mon regard, ma figure sur l’acier. Et il n’y aurait pas une substance, un milieu, où se graveraient les formes et les mouvements de ma pensée, les ardeurs, les élans, les enthousiasmes de mon âme ? Je suis en Dieu, je vis en Dieu et je me meurs en Dieu. Comment alors un regard en Dieu, un acte de foi et d’amour, un sanglant sacrifice à la justice et à la volonté de Dieu, pourraient-ils ne laisser aucune trace en Dieu ? Dieu n’est-il pas le milieu véritable où tout vit ? N’est-il pas le milieu universel, absolu, infini, éternel, au-dessus de l’espace et du temps ? L’air est un milieu grossier qui reçoit et transmet ma parole, lentement et péniblement. L’éther est un milieu incomparablement plus solide et plus souple, plus pénétrant, plus subtil, plus actif, plus rapide, plus durable, mais cependant soumis au temps et à l’espace ; à l’espace qu’il remplit, au temps que les forces emploient à parcourir l’espace. L’éther conserve, mais il disperse et remporte d’ici ce qu’il porte là-bas. Je vieillis sur cette terre ; pendant qu’il porte aux étoiles ma jeunesse. Il n’en est pas de même de Dieu, milieu surnaturel, éternel, immuable, infini. Il voit tout, reçoit tout, conserve tout et ne disperse point. En lui, comme en un point et en un seul instant, se conserve distincte, totale et rassemblée, toute la suite de ma vie passée. C’est en lui qu’un jour je dois la retrouver et la lire tout entière d’un coup d’œil, vie physique et visible, vie invisible du cœur et de la pensée. Ô mon Dieu ! qu’ai-je inscrit en vous ? Quelle unité ? quel résumé ? quelle conclusion sortira de la suite de tous ces caractères qui sont ma vie ? Je comprends maintenant ces paroles que j’ai lues dans la vie d’une sainte : « Tu es inscrite et gravée en moi, avec toutes les années et tous les nombres de ta vie, avec toutes tes actions, tes souffrances et tes impressions, avec tous tes défauts et tes péchés que j’ai couverts de ma miséricorde. »
Il en est ainsi de toute âme.
Nous voilà donc encore, de ce point de vue, dans la vie pour toujours. Dès lors qu’attendons-nous pour servir Dieu, pour aimer, pour connaître, pour travailler au royaume de Dieu, pour tressaillir de joie dans la joie qu’apporte l’homme-Dieu ?
LE DISCIPLE. Mais ici revient ma question : ô maître, que faut-il faire ?
LE MAÎTRE. Il faut d’autres plaisirs, d’autres affaires ! Il faut une ligue pour donner au monde un élan. Le monde est beaucoup moins lourd qu’autrefois. Évidemment, il est plus petit. Bientôt on en fera le tour entier en quelques jours, et déjà nous avons une force qui l’enveloppe et le traverse en un instant. Il est donc beaucoup plus saisissable. Que pouvait autrefois un homme par la parole ? Il atteignait une assemblée. Aujourd’hui, une seule voix peut parler, en un jour, au globe entier. Les progrès approuvés de Dieu, les efforts vrais, les impulsions du cœur, la lumière des idées, peuvent soulever le monde mille fois plus tôt et plus haut qu’autrefois ! Que quelques âmes soient lumineuses et possèdent véritablement le feu, elles peuvent réaliser la divine attente du Sauveur : « Je suis venu apporter le feu sur la terre ; et j’attends qu’il s’allume. » La flamme, ce semble, pourrait bientôt jaillir. Qu’un des grands peuples européens vienne à s’unir, autant qu’il est possible sur la terre, dans la vraie foi de Dieu ; qu’il rassemble toute la science moderne, la compare, la pénètre et la consacre dans la lumière sacrée ; mais qu’il rassemble, avant cela, les pauvres, c’est-à-dire les membres réels et substantiels de Jésus-Christ, dispersés et souffrants, qu’il établisse et organise enfin magnifiquement le culte de ces membres divins ; que les bons cœurs trouvent dans ce culte la félicité de la vie. Que la risible et animale avidité de la race inférieure pour l’argent soit arrêtée par la pudeur, flétrie par le dégoût, réprimée par la loi, dans ses fureurs et dans ses fraudes ! Que la richesse régénérée soit source, et non pas gouffre ; que le luxe homicide des joueurs et des courtisanes, et de ceux qui les suivent, suscite enfin le soulèvement efficace de tout ce qui n’a pas perdu le sens ; que l’énervante sensualité soit tempérée par la passion du vrai, et surtout par le grand amour, que la paix, et non pas la guerre, soit l’honneur et la gloire des peuples ; qu’en un mot, une nation chrétienne fasse son devoir, et je vois éclater la flamme, et la force du feu remplit le monde et le soulève.
Révérend Père Alphonse GRATRY.
Recueilli dans Pages choisies des grands écrivains :
Rév. P. Gratry, Armand Colin, 1899.