Blanc-Loup

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marie-Antoinette GRÉGOIRE-COUPAL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL y avait, une fois, au fond d’un pays de montagnes, un monastère en ruines, juché sur un flanc de roc et auquel s’adossait une petite chapelle de pierres des champs dédiée à la Vierge, une chapelle qu’enguirlandait le lierre et dont le clocher était rempli de nids d’oiseaux.

Un jour, des voyageurs passèrent ; un homme, une femme, un garçonnet, une fillette. Ces ruines les intriguèrent ; ils descendirent de voiture et s’aventurèrent sur les marches branlantes et les pierres disjointes du perron de la chapelle. Le père posa la main sur la vieille porte noircie par les ans et les intempéries. Il vit qu’elle n’était pas verrouillée et il l’ouvrit afin de laisser passer les siens. Les gonds poussèrent une lamentation qui éveilla les papillons de nuit endormis pour le jour dans le creux des lézardes. Une chauve-souris frémit, ouvrit ses ailes, les referma et reprit son cauchemar. Les quatre personnages s’engagèrent dans le petit sanctuaire délabré qu’éclairaient des vitraux fracassés. Ils s’agenouillèrent aux pieds d’une Madone antique, sans couleur, qui tenait sur son épaule un Jésus aux bras amputés. Ils sourirent à une statue de saint Joseph qu’on avait imaginé chauve, avec ses restes de boucles frisées, tassées sur la nuque, et à un saint Jean-Baptiste dont le mouton n’avait plus de tête.

– C’est lugubre ici, murmura la fillette.

– C’est que c’est abandonné, répondit la mère. Rien n’est plus triste qu’un lieu de prière où personne ne vient plus.

– Regardez. Il y a une petite porte au fond qui doit donner sur le monastère. Allons-y voir !

– Allons-y !

Ils se levèrent tous quatre, poussés par la curiosité. Une clenche rouillée se laissa soulever et, devant eux parut le préau du cloître. Tout autour, des arcs et des colonnettes très joliment sculptées avaient résisté au temps. L’herbe poussait entre les dallages disjoints, et des grillons s’y appelaient de leur stridente façon. Au milieu, une solide croix de granit se dressait encore et des pensées sauvages lui tendaient leurs pétales mauves. À ses pieds, sur un socle large et bas, se trouvait un beau loup de marbre blanc, la tête haut levée, les oreilles dressées et les yeux fixés sur quelque imaginaire horizon.

– Voici qui est étrange remarqua le papa. Allons regarder ce monument de près.

Ils l’entourèrent à l’instant, et la maman lut d’abord, sur le granit de la croix :

 

À LA MÉMOIRE DE NOTRE

VÉNÉRÉ PÈRE ET FONDATEUR,

JEAN-MARIE BÉNÉDICT.

 

Sous la belle bête de marbre, un mot composé avait été gravé que rendaient illisibles la poussière et le sable accumulés. Les enfants cueillirent quelques feuilles de fougères dont ils se servirent comme d’un balai. Alors l’inscription apparut : BLANC-LOUP.

– Ce devait être le nom de cet animal qui était sûrement un bien brave loup pour avoir ainsi son monument dans un monastère. Ce n’est pas lui qui a croqué Chaperon-Rouge !

On échangeait d’amusantes réflexions quand un chant de psaume faiblement chevroté se fit entendre dans le cloître.

– Il y a donc quelqu’un ici !

Le chant se rapprochait et on vit un vieux moine tout courbé, tout ratatiné s’avancer dans l’une des galeries.

L’homme marcha à sa rencontre.

– Nous nous excusons, mon Père, de notre présence en ces lieux. Nous sommes étrangers et nous croyions les ruines abandonnées.

– Elles le sont en effet, répondit le vieillard, car je ne vaux guère mieux qu’une ombre et j’en suis le seul habitant.

Les mots sortaient d’une bouche édentée, percée au centre d’un fouillis de rides. Les yeux cependant étaient limpides encore et luisants d’intelligence. Il expliqua :

– J’ai quatre-vingt-dix-sept ans. Tous mes Frères sont morts. J’étais le plus jeune de notre communauté ; j’ai donc survécu aux autres qui, comme moi, refusaient de s’en aller dans des couvents mieux situés et plus solides. Ici, c’était voué à la destruction, car cette maison a trois cents ans d’existence.

– Trois cents ans... répétèrent les enfants ; ce n’est plus d’hier !

– C’est trois fois mon âge.

– Peut-on vous demander votre nom ?

– Que si ! Je suis le Père Juan-Fernandez, natif de Séville, en Espagne. Vous voyez cette croix. Elle est à la mémoire de notre fondateur, un bien saint homme qui était le fils unique du seigneur de cette région. Il employa sa fortune à la construction de ce monastère.

– Et le loup ? interrogèrent les enfants. Nous voudrions bien connaître l’histoire du loup.

– Ah ! oui, je vois. Vous êtes encore à l’âge des légendes et des contes. Cela vous intéresse bien plus que l’archéologie et les biographies...

– S’il en était autrement, seraient-ils des enfants normaux ?

– Et la maman qui ne les défendrait pas serait-elle une maman normale ? Je comprends, je comprends ! Il reste encore un peu de cervelle sous ce capuchon. Asseyez-vous dans l’herbe, mes petits, et vous deux sur les degrés de pierre, à côté de moi. Je vais vous raconter l’histoire de BLANC-LOUP.

Ils s’installèrent dans ce décor presque incroyable de vieilles pierres mangées par les mousses et les souvenirs, et le vieux moine, d’une voix fêlée, commença le récit.

 

 

En ce temps là, il y a trois cents ans environ, les collines fertiles de ce magnifique paysage étaient couvertes de forêts, et ces forêts regorgeaient de bêtes sauvages qui étaient souvent la terreur des hommes. Les habitants du pays vivaient dans de petits bourgs groupés autour d’un château-fort. Ici, tout près, on en voit encore quelques ruines. C’était celui que notre bon Père Jean-Marie-Bénédict avait vendu afin de construire cette chapelle et les premiers murs du couvent.

Dans la forêt, donc, vivait une tribu de loups féroces qui étaient le cauchemar des gens dont ils dévoraient les troupeaux quand ce n’était pas les enfants. Un jour, au milieu d’eux, naquit un petit loup tout blanc, et ce fut un événement car tous les autres étaient gris et même d’un gris très foncé. Lui ne savait pas qu’il était différent des autres ; il ne voyait que le bout de ses pattes et elles étaient maculées de poussière et de boue.

Sa maman louve le soigna aussi bien que ses petits frères, mais quand il commença à prendre de la taille, on se mit à le regarder de travers comme s’il eût appartenu â une race étrangère. BLANC-LOUP était sociable et affectueux ; il en ressentit beaucoup de chagrin et il se mit à se tenir à l’écart et à broyer du noir, tout blanc qu’il fût. Cette attitude lui fut fatale. On pensa de lui qu’il était vaniteux de sa fourrure, pédant et dédaigneux à cause de sa belle mine. On le prit en grippe.

Quand on allait à la curée, après avoir égorgé un faon, un jeune daim ou une chevrette, il était le dernier à pouvoir se servir. Il ne mangeait donc que les restes et il avait presque toujours faim.

Les malheureux deviennent souvent farouches et solitaires. BLANC-LOUP était malheureux et il avait envie de devenir méchant comme les grands loups adultes qui prenaient les devants de la chasse et qu’il trouvait répugnants et laids. Il se disait que ce serait un excellent moyen de se faire craindre et respecter puisqu’on refusait de l’aimer pour sa beauté blanche. Il marchait seul en méditant ces projets, quand il aperçut, se désaltérant dans une fontaine, un agneau blanc comme lui et gentiment frisé. BLANC-LOUP avait faim. Il hésita cependant. Il se dit : « Je suis grand et fort et cette bête est jeune et sans défense. À l’attaquer, je ne trouverai ni honneur ni gloire. Et puis elle me ressemble ; elle est blanche et elle est seule... Mais si je veux devenir méchant, il faut que je renie toute pitié... » Alors il bondit et il dévora l’agneau. Et puis il descendit à la fontaine, il s’y pencha, afin de boire à son tour, et la fontaine lui rendit son image toute maculée de sang. Il se trouva horrible, il eut honte et il fut cent fois plus malheureux qu’avant.

À quelques jours de là, il se passa une chose atroce. BLANC-LOUP vit de ses yeux ses propres frères, et son père et sa mère dévorer deux petits enfants qui cueillaient des fraises à la lisière du bois. Il leur vomit son indignation, et les loups s’élancèrent sur lui et il lui fallut s’épuiser à courir afin de les dépister.

Il était à demi mort quand le bon Père Jean-Marie-Bénédict le découvrit. Il vit qu’il était blanc, que sa fourrure était sans tache et que son regard était triste infiniment. Il devina quelque drame de famille. On n’est jamais impunément blanc en ce monde. Il le caressa et le loup lui lécha la main. Le bon Père fut si touché qu’il le ramena avec lui.

Dès lors, BLANC-LOUP s’attacha à ses pas comme le plus fidèle des chiens, si bien qu’il ne fut plus besoin que le Père fût accompagné pour aller visiter les malheureux dispersés dans la campagne. Magnifique, prodigieusement forte et intelligente, cette bête, à elle seule, eût pu le défendre contre une meute d’agresseurs.

Ses frères loups qui, de loin, l’apercevaient comme un page à côté du moine, l’accusèrent de trahison et lui vouèrent une implacable rancune. Les chiens jalousèrent sa taille et son prestige. Les méchants voyaient en lui un adversaire redoutable. BLANC-LOUP se moquait de ces antipathies ; il connaissait les caresses et la confiance du meilleur des hommes et les enfants l’approchaient sans terreur. Pour un loup, quel destin merveilleux !

Les années affermirent encore cette situation. On disait, par toute la région : « Père Bénédict et son loup » comme on avait dit « saint Roch et son chien ».

Mais notre cher fondateur avait beaucoup peiné, beaucoup jeûné, beaucoup marché à travers vallons et montagnes. Il se faisait vieux et les courses le fatiguaient de plus en plus. Certains jours, le souffle semblait lui manquer ; il lui fallait se reposer sur les talus ou sur le seuil des portes.

Une nuit d’hiver, un agonisant réclama sa présence. Il partit avec BLANC-LOUP. Il faisait mauvais temps et le vent tourbillonnait au-dessus des clairières. En revenant, à l’aube, le bon Père Jean-Marie-Bénédict fut terrassé par une attaque d’angine et il s’écroula dans la neige. Affolé, sentant rôder la mort, et réalisant son impuissance à secourir son maître, BLANC-LOUP se mit à hurler. Il espérait être entendu des moines du couvent qui devaient chanter matines dans la chapelle. Hélas ! Le vent emportait ses lamentations du côté de la forêt et ce fut une bande de chiens errants qui les entendit.

Elle approcha prudemment et, jugeant la bête absorbée par son chagrin, elle l’attaqua par derrière. BLANC-LOUP se retourna, se dressa, fondit sur eux, en abattit trois, en éventra un quatrième et les autres s’enfuirent, la honte au front.

Cependant BLANC-LOUP était blessé et, sur la neige, son sang semait des étoiles rouges. Sans lécher ses plaies, il revînt à son maître, réalisant qu’il ne bougeait plus et qu’il allait se refroidissant. Près du cadavre, il se posta tel une sentinelle, les yeux rivés sur le sentier qui menait au monastère et d’où finirait par surgir le secours.

C’est ainsi que l’aperçurent ses frères, les lâches qui ne lui avaient jamais pardonné son pelage blanc, son port de tête altier, son commerce de faveur avec les hommes. Ils s’approchèrent à pas de loups, c’est le cas de le dire, et ils le cernèrent.

BLANC-LOUP s’était fièrement défendu contre les chiens, mais contre ses frères, il ne s’en sentait pas l’énergie. Et puis qu’importait puisque son bienfaiteur n’était plus ? Il regarda tendrement le cadavre et il se laissa massacrer sans résistance.

On le trouva donc étendu et rigide près de la dépouille de son maître. Sa gorge était ouverte et sa belle fourrure blanche était toute maculée de sang. On l’apporta et on l’enterra dans le préau. Plus tard, un moine doué du génie de la sculpture l’immobilisa dans le marbre, honneur que les vilains loups de sa tribu ne connurent jamais.

 

 

– C’étaient de bien méchantes bêtes, s’écria le garçonnet que le récit avait impressionné.

Le Père Juan-Fernandez s’était levé.

– Avez-vous vu le puits à la margelle sculptée, au fond du préau, sous les arcades du cloître ? On y voit représentée la scène de l’étranglement de BLANC-LOUP.

Le groupe marcha vers un beau puits antique, entouré d’une maçonnerie de granit sculptée de bas-reliefs.

– Quel superbe travail ! s’extasia le père de famille.

– N’est-ce pas ? fit le vieux moine. C’est du grand art et cela date de deux siècles. Quant au puits lui-même, c’est le bon Père Jean-Marie-Bénédict qui l’avait fait creuser. Il est extrêmement profond. Son eau est délicieuse. Ne désirez-vous pas y goûter ?

Il accrocha à la corde du treuil un vieux seau de chêne cerclé de fer qui descendit par petits coups saccadés pendant que geignait drôlement la manivelle. La nappe liquide et sombre s’agita et forma de beaux cerceaux au-dessus desquels le seau remonta en semant des gouttelettes. On referma ses lèvres sur un gobelet d’étain bosselé.

– Cette eau est exquise. Quelle fraîcheur ! Dites, bon Père, il y a trois cents ans, BLANC-LOUP buvait aussi de cette eau ?

– La même où vous êtes, mes enfants.

– Cela fait rêver...

L’homme, la femme, le garçonnet, la fillette fermèrent les yeux, imaginant cette procession de moines, défilant entre les colonnettes en quinconces et, derrière eux, ce loup superbe et blanc, avec une expression presque humaine, ce loup que ses semblables avaient égorgé.

Les mains dans ses manches, le Père Juan-Fernandez avait repris le chant de psaume interrompu par l’arrivée des visiteurs.

– Je serai en retard pour l’office, murmura-t-il.

Bien que seul dans le monastère en ruines, il continuait fidèlement la tradition de prière et de pénitence du Père fondateur.

 

 

 

Marie-Antoinette GRÉGOIRE-COUPAL,

Les Révoltés du paradis, Beauchemin, 1956.

 

 

 

 

 

 

 

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