Le Ca-Grimani

 

ÉPISODE DE LA VIE DE JEAN HEMLING.

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Émile GREYSON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Dire que la scène s’ouvre à Florence, c’est déjà faire une description. Qui n’a vu Florence, au moins en rêve, et qui ne s’est plu à laisser errer son imagination au milieu des splendeurs de celle ville pleine de grands noms et de grands faits ? À ce seul mot, ne songez-vous pas à Dante, à Boccace et à Pétrarque, ce triumvirat qui ouvrit l’ère des lettres italiennes, à Machiavel qui expliqua au monde le secret des gouvernements, et à Galilée qui dévoila le vrai gouvernement des mondes ; à Guicciardini, à Americ-Vespuce, à Cimabué, à André del Sarlo, à Michel-Ange, à Raphaël ? Ne voyez-vous pas au sein de cette fière Athènes du moyen âge, et groupés les uns près des autres, celle coupole imposante et tant de fois décrite de Santa-Maria-del-Fiore, ce gracieux campanile élevé par le génie de Giotto, et ce baptistère de San-Giovanni, Ghiberti, complétant l’œuvre d’André de Pise, burina ces deux portes de bronze que Michel-Ange appela, cent ans plus tard, les portes du Paradis ?

Il suffit donc de savoir que nous sommes sur la place du Dôme, et au mois de mai de l’année 1476.

Le soleil, déjà fort bas à l’horizon, n’éclaire plus que le sommet des édifices ; la sombre architecture de la ville n’en paraît que plus saisissante.

Un jeune homme est assis sur un banc de pierre faisant face au Dôme. Sa physionomie trahit une extrême fatigue et un grand abattement. À son teint pâle, à sa chevelure blonde, on reconnaît aisément qu’il est loin du ciel d’Italie. La poussière qui recouvre ses habits et sa chaussure prouvent même qu’il vient d’arriver à peine. Oui, car à ses côtés se trouvent le bâton et le sac du voyageur.

Non loin du banc se tient un autre jeune homme, resté jusqu’ici inaperçu du premier. Il est de Florence, son costume l’annonce. Il se plaît depuis une demi-heure à analyser les traits de son voisin, comme s’il cherchait à deviner l’impression que devaient produire les prodigieux travaux d’architecture étalés devant lui. Ses yeux se dirigent sans cesse du même côté que les yeux de l’étranger et semblent vouloir lui faire admirer jusque dans leurs moindres parties, la majestueuse architecture de la coupole et la délicate exécution du campanile. Cependant le jeune étranger ne laisse percer aucun sentiment de véritable plaisir. Son œil se promène avec distraction et tristesse sur les deux œuvres de Giotto et de Brunelleschi.

Plusieurs fois, le jeune Florentin s’est senti pris d’un mouvement d’impatience et de dépit. Son orgueil patriotique est froissé : mais, insensiblement, sa colère fait place à la pitié. Il lit tant de souffrance sur cette ligure pâle et contractée, que presque involontairement il s’avance vers le voyageur, et que, la toque à la main, il lui adresse la parole.

Vous êtes étranger, signor, et je viens vous offrir mes services. Je ne sais quel secret instinct m’attire ; vous m’inspirez une sympathie dont je ne puis me défendre. Voulez-vous m’accepter comme guide et comme ami ? Je me nomme Cosimo Roselli, je suis peintre, et Florence est ma patrie.

L’étranger étonné se retourna. Il regarda pendant quelques instants le jeune Cosimo, comme pour s’assurer des intentions véritables d’une offre aussi inattendue et aussi gracieuse. Il trouva tant de franchise et tant de bonté dans son interlocuteur, qu’il lui tendit la main, obéissant à un de ces mouvements spontanés du cœur, souvent moins faillibles que les combinaisons les plus habiles du jugement.

J’accepte, signor Roselli, et je vous remercie de la confiance que vous voulez bien me témoigner. Je suis étranger, en effet. On m’appelle Jean Hemling, et je suis né en Flandre, non loin de cette ville de Bruges qui s’honore d’avoir donné le jour à Jean et à Hubert Van Eyck... Je voudrais me dire peindre, si je n’avais vu, il y a peu de jours, dans la chapelle des Brancacci, le chef-d’œuvre inimitable de Thomas Masaccio, et si je ne m’étais senti si inférieur à votre grand Pietro Vannucci ; et cependant j’éprouve quelque chose qui, par moment, m’exalte et m’enivre ; un souffle divin passe sur mon front, et ma main trace, presque malgré elle, une scène animée ou un type angélique. Il semble que Dieu me découvre soudain un coin de son prodigieux séjour !

Frère, dit Cosme Roselli, en pressant avec effusion la main de son nouvel ami, tu es peintre, tu es artiste ! J’ai vu s’allumer dans tes yeux la flamme du génie, le feu de l’inspiration. Comme toi, j’éprouve par moment cet enivrement subit ; maintes fois, je me suis surpris tout en larmes à la seule pensée d’une œuvre que venait de créer mon imagination, et, je le sens bien, il appartient à ma destinée de produire quelque œuvre de mérite.

Que je voudrais encore avoir cette espérance ! répondit tristement Hemling. Il ne s’est jamais jeté en travers de votre vie rien qui en troublât le cours... Vous n’avez pas eu, comme moi, le cœur brisé, et vous avez confiance dans l’avenir... Heureux ami ! ajouta-t-il, et sa tête se pencha avec tristesse.

Quoi ! signor Giovanni, vous parlez de malheur, vous qui entrez à peine dans l’existence ! Peut-on être malheureux quand on est jeune et qu’on a du talent ?... Quel âge est donc le vôtre ?

J’ai vingt et un ans à peine.

Je n’en ai pas davantage.

Vingt ans et se désespérer ! Oh ! je l’avais bien dit : Dieu nous a réunis aujourd’hui dans quelque généreux dessein, et peut-être ma folle insouciance parviendra-t-elle à faire renaître chez vous la joie et l’espérance, peut-être vous ferai-je retrouver la félicité perdue.

Non, non, c’est impossible !

Impossible !... Tenez, mio caro Giovanni, je ne sais comment il se fait que, malgré moi, le rire s’enfuit de mes lèvres, et que ce sombre abattement qui, vu chez tout autre, exciterait ma verve railleuse, m’attriste et me touche. Non ! vous ne resterez pas ainsi tant que vous serez à Florence, et Dieu veuille que vous y restiez longtemps ! Si mes soins et mon amitié ne parviennent pas à réchauffer et à ranimer votre âme, les coupes débordant des vins généreux de la Toscane, la joyeuse philosophie de Boccace, les yeux flamboyants des belles Florentines, nous auront bientôt rendu aux plaisirs, à la vie ! Allons donc, ami, chassez de votre esprit les noires appréhensions ; qu’aux soucis succèdent les rires, aux ennuis, les splendeurs de la jeunesse !

Et le front de Cosme Roselli rayonnait de bonheur et d’insouciance.

Mais Hemling, loin de s’éveiller au contact de cette pétulante et sympathique sortie, ne fit que s’assombrir encore.

Quel est, dit-il, comme pour s’arracher au cours de ses pensées, quel est, je vous prie, l’homme de génie qui a construit cette majestueuse coupole que nous avons devant nous ?

C’est Brunelleschi... l’homme de génie, vous avez raison de le dire. Pour accomplir cette œuvre, il fallait en effet être doué d’un esprit vraiment privilégié. Nul jusqu’à lui n’avait osé entreprendre de jeter ce dôme sur Santa-Maria-del-Fiore. On s’était adressé aux architectes de tous les pays. Mille expédients avaient été suggérés, et parmi les plus bizarres était celui de remplir le vaisseau de terre, et d’enfouir dans cette terre des pièces de monnaie, afin que l’avidité procurât des bras pour le déblaiement. Brunelleschi appela la science et l’étude à son secours, la science ce moyen toujours infaillible, et son plan fut bientôt conçu. Mais une dernière lutte lui restait à soutenir : il avait à combattre la défiance et l’envie. Heureusement il vint à bout de ces obstacles, comme il était venu à bout des autres, et il eut le bonheur, avant de mourir, de voir son œuvre terminée...

Sans vous en douter, peut-être, signor Giovanni, continua Cosme, vous vous trouvez à une place célèbre dans nos annales : vous êtes assis sur ce même banc où chaque soir venait se mettre Dante, contemplant l’édification de celle église de Fiore, dont vous admirez aujourd’hui le dôme... et peut-être y évoquait-il la vision de sa Béatrice bien-aimée, sortant de l’un de ces palais si majestueux, penchée au bras de son père et écoutant, avec dépit, la parole amoureuse de ce seigneur de la maison de Bardi qui l’épousa, comme nous le raconte Boccace...

En apprenant que ce banc qui lui servait de siège avait été touché par l’immortel chantre de la Divine Comédie, Jean Hemling se leva avec précipitation et se découvrit avec respect ; il écouta tout ému le récit du jeune Cosme, et suivit de l’œil le doigt de l’artiste florentin qui lui indiquait, sur la place, la maison où Dante avait sans doute cru voir apparaître Béatrice, – quand soudain il poussa un cri... Avait-il une vision à son tour ?... De cette même habitation qu’il regardait, plein du souvenir d’Alighieri, sortait un vieillard ayant au bras une jeune femme, tandis qu’à côté de celle-ci marchait un cavalier à la mine fière et hautaine, le hausse-col au cou, l’épée à la ceinture et faisant retentir, à chaque pas, les molettes de ses longs éperons d’or.

Eh ! signor Giovanni, que vous êtes impressionnable et que vous voilà pâle et défait ! Oh ! continua Cosme, en riant de grand cœur, ne croyez pas que vous ayez devant vous Folco Portinari, Béatrice et Bardi !... Ce vieillard n’est autre qu’un marchand riche, avare et ambitieux. Ne se rappelant, des circonstances qui ont amené les Médicis au rang suprême, que leur commerce et leur fortune, il croit comme eux avoir le droit d’aspirer à gouverner la Toscane. Ce grand cavalier qui l’accompagne est Jérôme Riario, neveu de Sixte IV et allié des Pazzi... C’est vous dire qu’il ne rêve rien moins que le renversement de Laurent et de Julien de Médicis. La souveraineté, qu’il brigue pour lui-même peut-être, il la promet à ce vieillard, Lorenzo Arnoldo, et parvient, grâce aux relations nombreuses du marchand, à étendre son influence. Quant à cette jeune fille que vous regardez avec des yeux si justement émerveillés, elle n’est à Florence que depuis quelques semaines à peine... Eh ! j’y pense ! il doit vous être intéressant de la connaître : elle est Flamande. Par malheur, j’ignore son nom, et je ne sais d’elle que ce que tout le monde peut en savoir à première vue, c’est que c’est une délicieuse et noble créature...

Hemling n’avait pas écouté un mot de cette explication. En proie à une émotion insurmontable, il regardait la jeune fille ; il n’était occupé que d’elle.

Maria ! Maria ! murmura-t-il avec amertume.

Cosme, étonné, demanda au jeune Flamand s’il connaissait cette charmante personne.

– Non ! non ! répondit-il avec embarras, en relevant la tête, comme quelqu’un qu’on éveille brusquement.

Mais en ce moment les trois personnages qui avaient si vivement impressionné le compatriote des Van Eyck étaient arrivés au bout de la place, à l’angle de l’une des rues sombres qui y aboutissent. Plusieurs fois l’homme aux éperons s’était penché avec déférence vers la jeune fille, et chaque fois l’artiste flamand avait éprouvé un tremblement convulsif. Ils allaient disparaître aux yeux de ce dernier et de Roselli, quand Hemling, prenant le bras de son ami, l’entraîna brusquement.

Qu’est-ce ? demanda Cosme surpris.

Venez ! venez ! répondit Jean, vous saurez tout ; mais que je la voie encore !

El ils suivirent Lorenzo, la jeune fille et Riario.

 

 

 

II

 

 

Un jour s’est écoulé. Roselli et Hemling revenaient de visiter quelques-uns des monuments de la ville des Médicis. À peine si le jeune Florentin avait pu arracher le jeune Flamand à ses tristes préoccupations.

Vous l’aimez donc bien ? lui demanda Cosme avec un accent plein de compassion.

Je vous l’ai dit, ami ; pour elle, j’ai quitté mon pays et j’ai entrepris ce long voyage de Bruges à Florence. El c’est lorsque je l’ai rejointe et que je l’ai revue que je vais peut-être la perdre pour toujours. Avez-vous remarqué quels soins et quelles prévenances avait pour elle ce Riario, que je déleste sans le connaître !

Oui, mais j’ai constaté aussi la froideur avec laquelle elle semblait lui répondre.

S’il était vrai, Roselli ! s’écria Jean de l’accent d’un homme chez qui renaît l’espérance. Pût-elle le haïr autant que je le hais !

Mais, se hâta d’ajouter Cosme, il ne suffît pas d’espérer seulement, il faut agir.

Et que faire ? mon Dieu !

Il faut revoir cette jeune femme, et l’étroite surveillance dont elle est l’objet de la part de Lorenzo ne rend la chose possible que si vous vous présentez à sa demeure. Je vous l’ai dit, ce vieux marchand spécule sur toutes choses ; il vendrait sa peau, s’il pouvait croire qu’elle eût une valeur. C’est cette manie qu’exploite Riario ; il veut acheter la jeune fille au prix de promesses brillantes. Il faut nous présenter chez Lorenzo et lui offrir également quelque bonne marchandise... Per Dio ! s’écria-t-il, je tiens le moyen de capter sa confiance et de vous faire entrer en relations avec lui ! Venez ! dit-il, nous allons à sa demeure. En route je vous exposerai mon plan.

Et les deux jeunes gens marchèrent côte à côte. Pâle d’émotion, Giovanni, le Flamand, écoutait Cosimo, le Florentin.

Un quart d’heure après, ils montaient les degrés du perron qui conduisait chez le marchand Lorenzo.

L’un tenait le front levé et avait le sourire sur les lèvres ; l’autre suivait, ému et la main sur le cœur, comme pour en calmer les battements fréquents.

Il signor Arnoldo ! demanda Cosme en entrant, la face épanouie et s’inclinant avec une politesse presque railleuse.

On les fit pénétrer dans une grande salle qu’éclairaient deux fenêtres hautes et étroites, formées de vitres opaques d’une couleur verdâtre, et au travers desquelles le jour tamisait scrupuleusement sa lumière.

Aux murs, sur les meubles, sur le sol, partout enfin étaient pendus, entassés, des produits du commerce du monde entier. C’était un entrepôt universel en miniature. On y voyait, à côté de ces chefs-d’œuvre de joaillerie et d’orfèvrerie du Nord, dont les ducs de Bourgogne avait relevé le goût et le luxe, les cristaux et les miroirs de Venise, les soieries de la Chine, les tissus de Damas, les pierreries de l’Inde, les armes et les coraux travaillés à Gênes, les cuirs dorés d’Ypres et de Malines, les velours d’Utrecht et de Tournay, les draps de Tarse, du Vicentin, de Bruges et de Bruxelles, les instruments de musique de Perasco, les toiles de Champagne, les laines d’Angleterre. L’atmosphère était saturée des mille aromates dont les échantillons s’étalaient de toutes parts : c’étaient les parfums de l’Arabie, les savons et les sels manipulés à Venise.

Au milieu de ce chaos de l’industrie humaine, on remarquait un homme grand et sec, tout couvert d’une robe de drap brun qui lui descendait jusqu’aux pieds ; son visage anguleux, son œil gris cherchant à se dérober sous des sourcils durs et épais, lorsqu’il ne l’abritait pas derrière de larges besicles, avaient quelque chose d’astucieux et de méchant ; il tenait à la fois du renard et du bouledogue. Assis devant une table, sur laquelle étaient étalées des monnaies de tous les pays, il plaçait délicatement dans le plateau d’une balance des pièces d’or et en déterminait ainsi la valeur, après les avoir examinées une à une avec une attention défiante, puis il les classait, les empilait et en inscrivait le montant sur un registre.

Derrière lui, et près de l’une des fenêtres, se trouvait une jeune femme, belle, rose, vive et gracieuse. Son maintien respirait tant de candeur, qu’on ne pouvait s’empêcher de se sentir épris à sa vue. Ce n’était pas le moindre trésor, en un mot, qui fût enfermé dans cette chambre. Elle brodait d’une façon fort distraite, et sa poitrine se soulevait fréquemment sous l’impulsion d’un soupir.

À l’entrée de Cosme et de Jean, le vieux Lorenzo leva à peine la tête ; il se borna à jeter un regard furtif au-dessus de ses besicles et continua de compter ses écus.

Deux cent vingt-sept... deux cent vingt-huit, deux cent vingt... Deux cent vingt-neuf pièces à la rose, et prenant d’entre ses dents une plume qui balançait au moindre mouvement de ses lèvres, il inscrivit gravement ce chiffre sur son registre. Il essuya sa plume et la déposa.

C’est vous, signor Cosimo Roselli ! dit-il au jeune Florentin qui s’était résolument avancé jusqu’auprès de Lorenzo, encourageant par ce mouvement son ami à s’approcher à son tour de la jeune femme. Mais Jean restait comme cloué à sa place. De son côté, celle qu’il venait voir avait pâli dès qu’elle l’avait aperçu. Un cri de surprise lui eût sans doute échappé, si, par un suprême effort, elle n’était parvenue à se maîtriser.

Que voulez-vous ? demanda assez brutalement le marchand.

Rien pour moi, signor Lorenzo, je vous amène un artiste flamand qui, je le pense, peut vous être utile pour l’affaire dont vous m’avez parlé naguère.

Un artiste flamand ! s’écria le marchand. Et son œil alla se promener, plein d’inquiétude, de l’artiste à la jeune fille, comme s’il redoutait qu’ils ne se connussent.

Tous les deux, heureusement, avaient pu affecter assez vivement une parfaite indifférence, qui se traduisait chez la pensionnaire de Lorenzo par une ardeur inaccoutumée au travail, et chez Jean Hemling par un regard circulaire jeté avec un intérêt des mieux simulés sur tous les objets étalés dans la chambre.

Cet artiste, continua Cosme, heureux de voir Lorenzo tranquillisé, a un talent tout spécial pour la miniature, et je suis certain que si vous voulez lui confier l’achèvement de ce travail qu’ont commencé ses deux compatriotes Guérard Van der Meer et Liévin de Mitte, votre bréviaire sera un des plus précieux livres qui aient jamais existé.

Lorenzo releva ses lunettes et inspecta l’artiste qu’on lui présentait. Le cœur de celui-ci battait à se rompre.

Votre nom ? dit brusquement le marchand.

Giovanni...

De Borsèle, acheva aussitôt Cosme Roselli, qui venait de voir la jeune fille appuyant son doigt sur sa lèvre et cherchant à faire comprendre qu’il y avait danger à dire la vérité.

êtes-vous né ? continua Lorenzo.

À Gand, répondit de nouveau Roselli.

Diavolo ! signor Roselli, pourquoi ne pas laisser répondre ce jeune homme ?

Je crains qu’il ne vous comprenne pas... et puis vous lui parlez du ton d’un gonfalonnier interrogeant un coupable ! C’est un artiste éminent qui vous offre son talent en guise de marchandise. Il vous suffit de prendre ou de laisser.

Lorenzo examina de nouveau le Flamand de la tête aux pieds, tout en se frottant le menton comme un homme qui calcule. Il lui trouvait une mine bien modeste. Mais c’était une garantie ! il aurait le droit de tenir la bride haute à ses prétentions.

– Mais qui me répond, dit-il, que ce jeune homme soit capable d’exécuter le travail qu’il s’agit de lui confier ?

Moi, Cosimo Roselli, et le Pérugin Pietro, mon ami et mon maître ? Croyez-vous que ce dernier ne soit pas une garantie suffisante ?

Je n’ai pas moins de foi dans votre appréciation, signor Roselli : je sais à quel point Vannucci estime votre talent... Mais, voulais-je dire, fera-t-il aussi bien que ses compatriotes ?

Il fera mieux, beaucoup mieux, j’en parierais ma tête !

Vrai ! dit Lorenzo, ne pouvant réprimer un mouvement à la fois d’admiration et de cupidité. Restez, ajouta-t-il, restez, jeune homme, je vais vous chercher ce trés... ce bréviaire... attendez-moi.

Il se dirigea vers la porte ; mais un dernier et vague instinct de défiance l’arrêta : il regarda de nouveau l’artiste flamand et la jeune fille ; l’un et l’autre avaient la mine si naturelle, si tranquille, qu’il se sentit rassuré. Il secoua la tête comme pour se gourmander de sa sottise, et sortit.

Il n’y a pas de temps à perdre, cria Cosme. Vite, parlez-lui ! et il poussa son ami aux pieds de la jeune femme.

Maria ! s’écria Hemling. Ah ! que de souffrances ce seul moment efface !

Imprudent ! répondit Maria, bouleversée. Quoi ! me suivre jusqu’ici !

Je voulais vous revoir, vous entendre, vous dire et vous répéter encore : je vous aime !... Oh ! douce amie ! seul bien qui me rattache à la vie, vous me testiez donc bien que vous vouliez me faire mourir de douleur ?...

Me suivre ! disait la jeune fille, qui, préoccupée seulement de l’idée de la présence d’Hemling à Florence, ne pensait pas à répondre, et jetait au ciel un regard d’admiration, et de remerciaient peut-être.

Eussiez-vous été aux limites du monde, j’y serais venu vous rejoindre à deux genoux !

Je n’ai pas la force de vous en vouloir, Jean ; une pareille démarche désarme ma colère...

Votre colère ! quand vous m’avez déchiré l’âme ! quand vous m’avez fui, sans un mot d’explication, sans un regard de pitié ! Pourquoi avoir quitté si subitement Bruges ?...

Jean, dit-elle, n’accusez pas mon cœur d’indifférence ou de froideur... vous saurez tout. Demain, sans doute, je pourrai sortir... J’irai à Saint-Ambroise... Dieu nous secondera et me permettra de vous dire à quelle volonté j’ai dû céder...

Alerte ! avait crié tout à coup Roselli au milieu du discours des deux amoureux, qui n’avaient pas même entendu ce cri d’alarme, voici un nouvel ennemi. Soyez prudents, je vais tâcher de retarder son entrée.

Il avait remarqué en effet Riario qui, se dirigeant vers la demeure de Lorenzo, s’apprêtait à gravir les degrés du perron.

Roselli courut à sa rencontre juste au moment le beau Jérôme mettait le pied sur la dernière marche ; mais le jeune peintre florentin vint donner si impétueusement du bras contre la poitrine de Riario, que celui-ci, dont les longs éperons s’embarrassèrent l’un dans l’autre, dégringola jusque sur le pavé. Il se releva furieux et meurtri.

Misérable étourdi ! vociféra-t-il.

Eh ! signor Riario, est-ce ma faute, à moi, si vous portez de ces ferrailles qui ne sont bonnes qu’à accrocher les gens ?... Fi ! quelle mode affreuse. Per Dio ! à vous entendre venir de loin, on croirait que vous traînez à vos pieds les cloches du Campanile.

Birbante ! exclama Jérôme, tout en se frottant les coudes. Je te corrigerai pour tes impertinences !

Ah ! quand vous voudrez, lui dit Roselli.

Mais, loin d’insister, Riario se remit à gravir ces marches qu’il avait été forcé de redescendre d’une façon si peu commode.

Roselli eût voulu le retenir encore, mais Lorenzo venait des étages supérieurs, son précieux manuscrit sous le bras. Ils rentrèrent : Jean et Maria, plus attentifs cette fois, avaient été prévenus par le bruit des pas. L’artiste flamand avait repris son attitude candide, tandis que la jeune fille avait feint d’être plus absorbée que jamais par sa broderie.

Voici, dit Lorenzo, du ton d’un antiquaire ouvrant quelque relique... et, tout en feuilletant le livre, il le remit à Hemling.

L’artiste examina presque avec avidité les miniatures dont ses deux compatriotes avaient orné le manuscrit. Il parut ravi à la vue de ces charmantes et délicates peintures.

Ce sont des chefs-d’œuvre, dit-il, mais, Dieu aidant, je tâcherai de ne pas rester trop au-dessous de si admirables modèles. Et son regard alla chercher furtivement le regard de la belle Maria.

Ah ! signor Giovanni, si vous parveniez jamais à faire aussi bien !...

Vous en jugerez plus tard, répondit Hemling transporté, mais, si je réussis, qu’il me soit permis de déterminer la récompense que je désire... Oh ! rassurez-vous, ajouta-t-il aussitôt en voyant la mine refrognée que faisait tout-à-coup Lorenzo, je ne pratiquerai pas une trop large saignée à votre or !...

Les deux jeunes gens se retirèrent. Mais, au moment de sortir, l’artiste flamand vit le regard de menace et de défi que Riario lançait à Roselli ; il comprit que le jeune Florentin venait, pour le servir, de se créer un cruel ennemi. Il en éprouva à la fois du regret et de la reconnaissance.

 

 

 

III

 

 

Jean le Brugeois est seul et tout à la composition d’une des miniatures que lui a confiées Lorenzo. Il semble travailler avec ardeur, avec amour. Il ne lève la tête que pour chercher quelque inspiration, et alors son regard, courant par la fenêtre dans le riche paysage de la campagne de Florence, suit pendant quelque temps dans ses circuits nombreux l’Arno coulant limpide entre les riantes collines toutes chargées de fleurs. Deux heures se passent ainsi. Bientôt le zèle de l’artiste se ralentit. Il prend un air d’inquiétude et de tristesse.

Pourquoi tarde-t-il à rentrer, dit le jeune peintre, se parlant à lui-même, quand j’ai tant et de si heureuses choses à lui apprendre ?

Mais bientôt des pas retentissent. Roselli entre.

Jean, tout au bonheur de revoir son ami à qui il lui tarde de faire quelque confidence, ne remarque ni sa pâleur, ni le désordre de sa physionomie.

Cosme, s’écrie-t-il, je suis le plus heureux des hommes. J’ai retrouvé celle que j’aime, et je l’ai retrouvée m’aimant encore. Oh ! ange de mon génie, te voilà revenu... et avec toi, mes forces, mon courage, mon espérance... Elle m’a tout expliqué ce matin à Saint-Ambroise. En partant de Bruges, elle ne fuyait pas mon amour, elle obéissait à l’ordre de son père. Louis de Grutheuse avait été instruit que, depuis quelque temps, toute ma pensée s’était reportée sur sa fille, et que, sans cesse préoccupé du soin de lui plaire, je la cherchais en tous lieux. On me dépeignit à ses yeux comme un artiste sans talent, sans nom, sans famille, ne briguant la main de Maria que pour recueillir un jour une part de sa fortune... Ah ! Roselli, que ces suppositions étaient basses et honteuses !... Tout entier à sa passion pour l’élude et pour les livres, passion à laquelle il ne parvenait à s’arracher à grande peine que pour s’occuper des intérêts de son pays, de Grutheuse ne prit pas le temps de vérifier si mon amour pouvait ou non convenir à sa fille. Le sort m’était contraire. Des marchands florentins allaient s’embarquer pour l’Italie. Il se rappela qu’au-delà des Alpes, il avait non-seulement des relations et des amis, mais un parent riche, qui lui devait sa richesse. Le départ de Maria fut décidé. Une fois éloignée, son amour s’éteindra, pensait de Grutheuse, s’il est vrai qu’elle aime cet artiste. Quant à celui-ci, voyant que sa proie lui échappe, il cherchera ailleurs... Marie ne partit pas... elle fut enlevée, sans qu’elle pût ou m’écrire ou me faire connaître un mot de son sort...

Ici, elle est l’objet d’une surveillance étroite. Mon départ de Bruges a été signalé à son oncle. Et, circonstance funeste, elle est, comme vous l’aviez supposé, promise à ce Riario... Ah ! Roselli, Roselli, je tuerai cet homme !

Je crains fort, mon ami, répondit Cosme d’un ton grave qui frappa Hemling, que je ne vous aie enlevé ce plaisir, aujourd’hui même !

Que dis-tu ?

Je dis qu’en ce moment peut-être Riario expire d’un coup d’épée que je lui ai porté il y a une heure.

Un duel ! malheureux ! et pour moi... pour me servir, dit Jean Hemling ému, car il se rappelait que c’était en protégeant son entrevue avec Maria que Roselli s’était attiré la haine de Jérôme.

Non, répondit le jeune Florentin, jouant l’insouciance ; il s’agissait d’un point de controverse, d’une question de politique : il est pour les Pazzi, moi je tiens pour les Médicis !

Ami, ne cherche pas à cacher cette action, si digne de ton grand cœur, mais qui aurait pu te coûter bien cher !

Ah ! cria tout à coup Roselli dans un mouvement d’admiration motivé par la vue de la miniature que venait d’achever son ami. Eh ! qui ne serait heureux de verser son sang pour l’artiste capable de faire une œuvre pareille ! Jean, Jean ! Dieu te conduit par la main ! Rien n’égale ce travail, rien ne peut le surpasser !

Hélas ! dit le jeune homme, je n’y ai pas seulement mis toute mon âme, j’y ai mis tout mon amour !

Te le dirai-je, mon ami ? je caresse une secrète espérance ; c’est de parvenir à prouver que je ne suis pas indigne de Maria. Louis de Grutheuse est un grand cœur et un grand esprit. Ce travail le désabusera sur mon compte, et il saura enfin que ce Jean Hemling, qu’il croyait n’être qu’un vagabond, possède du talent et du génie.

Voici quel est mon plan ; j’irai avec ce précieux livre auprès de Lorenzo. Si comme vous, si comme moi, qui me suis senti inspiré en peignant ces figures, il trouve que j’ai fait un œuvre de mérite, je tombe à ses pieds, je dévoile tout mon secret et je demande, pour récompense unique de mon travail, son appui auprès de Louis de Bruges. Mes larmes, celles de Maria lui feront comprendre à quel point nous nous aimons, et que son refus entraînerait la ruine de deux cœurs si bien faits pour s’entendre !...

S’il en est ainsi, Giovanni, dit Cosme devenu tout à coup sérieux et pensif, remets-toi à l’œuvre et tâche de terminer ce travail le plus tôt qu’il le sera possible... Le temps est précieux ; on ne peut prévoir les évènements !...

L’hésitation, l’embarras avec lequel Roselli prononça ces paroles inquiétèrent Hemling.

Il insista pour connaître la pensée tout entière de Cosme, jurant qu’il ne reprendrait ses pinceaux que s’il était mis au fait du motif de cette précipitation qui lui était recommandée.

Cosme hésita un instant.

Ce Riario est un homme dangereux, dit-il enfin. C’est un de ces méchants animaux qu’on n’écrase jamais tout à fait : il en revit toujours assez pour commettre une lâcheté. Bien que je lui aie passé mon épée au travers du corps, et que je l’aie laissé expirant, il se pourrait qu’il retrouvât assez de force pour appeler l’attention de Lorenzo sur nous. Une fois la défiance éveillée dans l’esprit du vieux marchand, la situation deviendrait difficile... Il faut donc faire un effort suprême et devancer toutes les prévisions. Rassure-toi pourtant : avant deux jours Riario ne pourra parler.

Mon ami, j’aurais besoin de dix jours, au moins, pour finir, comme je les rêve, les images qui me restent à faire. Mais, pour mériter Maria, je tenterai l’impossible !...

Et, le jeune Flamand, tout agité, tout ému, reprit ses pinceaux et ses couleurs, et se remit à l’œuvre.

 

 

 

IV

 

 

Fidèle à sa promesse, Maria, comme nous l’a dit Hemling, s’était rendue, le lendemain de l’entrevue de nos deux héros avec le marchand Lorenzo, dans l’église Saint-Ambroise. On comprend aisément que Jean l’y avait précédée, accompagné de son fidèle ami, qui, une fois sous les voûtes du temple, s’était discrètement retiré à l’écart, méditant sans doute les sujets des peintures dont il devait plus tard enrichir cette église. Hemling et Maria, qu’accompagnait une camériste dévouée, avaient, pour se parler, saisi le moment chacun d’eux allait enflammer un gros cierge en l’honneur de la madone. Ils restèrent à causer longtemps, leur passion s’allumant bien plus que leurs cierges, qui s’obstinaient à s’éteindre toujours et qu’il fallait toujours rallumer. Rosseli étudiait l’architecture, regardait les cintres de la voûte, mesurait l’élévation du chœur et des transepts, calculait la distance de l’abside à l’entrée, lorsque tout à coup il frémit... Il venait de voir, s’abritant derrière une colonne et épiant les moindres mouvements des deux amoureux, ce Riario qu’il avait la veille accosté d’une façon si étrange. Il lut tant de méchanceté, tant de projets sinistres sur ce front orgueilleux, qu’il eut peur pour son ami. Il fallait à tout prix empêcher cet homme de rejoindre Lorenzo. Toutes les espérances du jeune Brugeois auraient été déçues du même coup. Il ne médita pas longtemps sur le parti qu’il avait à prendre ; il vit Riario se diriger vers la sortie ; il précipita sa marche et l’y précéda. Le beau Jérôme parut.

Vous m’aviez promis hier de me corriger de mes insolences, multo illustre signore, dit Roselli d’un ton plein d’ironie ; je suis fort impatient de m’amender, car malgré moi j’éprouve le désir de vous insulter encore...

Ah ! ah ! répondit Riario avec assez de sang-froid ; c’est vous, mon petit jeune homme. Eh ! qu’à cela ne tienne, ce soir ou demain, si vous voulez... Mais, en ce moment, je suis fort pressé !

Je suis pressé aussi, moi, exclama Cosme en se campant devant le complice des Pazzi, mais c’est d’en finir... Je veux que vous me suiviez, non pas ce soir, mais à l’instant même !

Impossible ! vous ai-je dit.

J’en suis fâché, mais vous viendrez ou je vous crache au visage.

Un nuage passa sur les yeux de Riario ; sa bouche écumait. Venez, venez ! dit-il, au comble de la fureur.

Et, suivi de Roselli, il se dirigea vers un endroit presque désert, fort propice pour le genre d’entrevue que l’un et l’autre voulaient avoir.

Dieu protégea le bon et courageux Roselli. Au bout de quelques passes, son adversaire tombait, percé d’un vigoureux coup d’épée. La lividité de la mort était étendue sur son visage. Cosme fut effrayé. Il demanda le secours de deux moines qui passaient non loin de là. La blessure paraissait grave, et, pour le jeune Florentin, il n’y avait pas de doute, il devait se passer longtemps avant que Jérôme pût reprendre la parole.

On sait comment Roselli instruisit son ami de ce duel, et comment il poussa la magnanimité jusqu’à ne pas lui dire dans quelles circonstances nouvelles cette rencontre avait eu lieu.

Suivant ses conseils, Jean Hemling travailla avec ardeur, avec frénésie. Jamais il ne s’était senti tant de force, tant de puissance, et quatre jours ne s’étaient pas écoulés, qu’il avait fini les précieuses miniatures qui devaient compléter l’œuvre des deux peintres d’Anvers et de Gand.

Roselli était stupéfait, moins de cette énergie de la volonté, que du merveilleux effet de ces peintures. Il ne pouvait se lasser de les louer.

Le cœur enivré, la joie du triomphe dans l’âme, Hemling se disposa à gagner la demeure du marchand Lorenzo.

Il partit ; mais, à mesure qu’il approchait de cette maison de la place du Dôme, il semblait que son enthousiasme se dissipait. La pensée vivifiante, qui pendant si longtemps avait soutenu son ardeur, s’effaçait de son esprit. Des pressentiments vagues et fâcheux venaient l’inquiéter, et il sentait qu’autour de lui se faisait de nouveau ce vide affreux qu’il avait éprouvé, lorsque la première fois il avait perdu celle qu’il aimait... Il marchait craintif, indécis, et cependant le palais qu’habitait Maria allait lui apparaître. Il n’aurait su dire si c’était l’effet de son imagination préoccupée, mais à ce moment il lui parut entendre prononcer son nom, dans un appel suprême et lointain ; il regarda et crut voir une litière tournant rapidement l’angle d’une rue... Il chercha à se rassurer, s’efforça d’être calme, monta les degrés du perron et entra.

Lorenzo était seul ; il prit, à l’entrée d’Hemling, un ton railleur et acerbe que l’artiste n’avait certes pas remarqué à la première entrevue.

Ah ! c’est vous, dit-il, signore... et il suspendit sa phrase comme s’il cherchait le nom de la personne qu’il avait devant lui. Eh ! Eh ! voyons donc ce que vous m’avez fait là. Et plaçant ses besicles sur son nez, il affecta de regarder avec indifférence les dessins de l’artiste brugeois.

Hemling était à la torture. Il avait la conscience de son mérite et souffrait le martyre à la vue de cet examen froid et calculé.

Vous n’êtes pas, mon cher, de la taille que vous avait faite il signor Roselli, auquel j’ai eu tort de me fier... je le vois bien : vous avez encore beaucoup à apprendre, jeune homme...

Et si cet accueil n’avait pas interdit le Brugeois au point de lui enlever le sentiment de son existence, il aurait pu remarquer qu’à l’aspect de son travail, le vieux Florentin trahissait malgré lui un mouvement tout à la fois de surprise et de satisfaction. Il aurait vu aussi qu’emportant précipitamment le livre, Lorenzo alla le serrer avec un soin presque religieux. Mais le pauvre jeune homme ne voyait rien... il était atterré... Il entendit encore quelques paroles ; il sentit qu’on lui glissait dans la main quelque chose de rond et de froid, et, mécaniquement, sans conscience, sans volonté, il se dirigea vers la rue, le front incliné, comme s’il eût eu à rougir de quelque action mauvaise.

Jean Hemling ! appela Lorenzo d’une voix forte. Jean, oubliant qu’il avait caché jusqu’ici son nom véritable, et cédant à un mouvement tout naturel, se retourna et regarda le marchand de cet air interrogatif que traduit si bien la physionomie.

Il est donc bien vrai, cria Lorenzo en fureur, que vous m’aviez trompé ! Riario avait raison, Hemling est votre nom et vous vous êtes introduit ici frauduleusement pour séduire et enlever cette jeune enfant ? Ah ! Ah ! drôle, vous aviez affaire à plus rusé que vous. Maria n’est plus libre : fiancée avec l’assentiment de son père à ce brave chevalier Jérôme, que vous eussiez été bien aise de faire tuer par procuration, n’est-ce pas ? elle se dirige en ce moment vers son beau pays de Flandre, en compagnie de son heureux époux. Allez ! ajouta-t-il avec insolence, vous n’avez plus rien à prendre ici... vous êtes payé !...

Comment Hemling se retrouva dans la rue, il n’aurait su le dire. Son front, pressé par l’effort intérieur de ses artères, semblait vouloir éclater. Une sueur abondante l’inondait de toutes parts, tandis qu’un souffle glacial venait lui arracher des frissons involontaires.

Sa main crispée serrait quelque chose qui, par l’effort convulsif qu’il faisait, venait s’incruster dans ses doigts contractés. La douleur le fit regarder : c’étaient des pièces d’or. Quatre risponi au lys, représentant un peu plus de cent francs, étaient le prix de son admirable travail !

Le malheur vint aigrir son cœur et le rendit injuste. Il accusa Roselli de l’avoir trompé, d’avoir exalté son talent pour mieux jouir de sa déception.

Qui l’eût rencontré en ce moment dans les rues de Florence n’eût certes plus reconnu ce beau jeune homme, se dirigeant, il y avait quelques jours, vers l’église Saint-Ambroise, rayonnant de joie et de bonheur.

L’infâme voleur ! s’écria Roselli, lorsqu’il apprit de quelle somme Lorenzo avait payé les miniatures de son ami. Avant ce soir, dit-il, il aura vendu ce bréviaire pour un prix qui représente toute une fortune.

Le soir même, en effet, le marchand florentin en recevait la somme de 1,800 risponi.

Et qu’on ne s’étonne pas de ce prix exorbitant. Ce livre, qu’illustrèrent trois grands peintres flamands, n’est autre que le fameux bréviaire de Ca-Grimani, qui se trouve encore aujourd’hui, conservé avec le soin d’une relique, dans la bibliothèque Marciana à Venise, où il passa au milieu des troubles de cette conjuration de Florence qui, un an plus tard, coûta la vie à Julien de Médicis.

Cosme Roselli ne s’émut pas des reproches immérités que lui adressait Hemling. Il sut faire la part de la douleur. Il ne put croire cependant que, comme l’avait dit Lorenzo, Maria s’était dirigée en compagnie de Riario vers la Flandre, sa patrie. Voir le conspirateur florentin entreprendre un pareil voyage après la blessure qu’il avait reçue eût été constater un miracle. Roselli avait trop de bon sens pour croire à l’intervention du ciel dans de semblables affaires et pour un pareil homme. Une autre circonstance le préoccupait encore. Comment Lorenzo avait-il découvert que le jeune artiste flamand avait nom Hemling ! Per Dio ! s’écria-t-il tout à coup, après avoir approfondi un moment cette pensée : c’est moi, c’est moi seul qui suis coupable ! En frappant ce Riario détesté, je lui ai crié, dans ma fureur : Voilà qui venge à la fois Jean Hemling, mon ami et ton rival, et qui enlève à cet imbécile de Lorenzo l’espoir de la souveraineté !... Et, me penchant sur lui, lorsqu’il était tombé : Du reste, ai-je ajouté, je te rends un service, je te tue par le fer, toi qui tôt ou tard eusses péri par la corde !

Et il se rappela qu’au nom de Hemling et au mot de rival, Jérôme avait fait une grimace très-significative.

Plus de doute, Riario avait été plus vite sur pied que ne l’avait prévu Roselli, et il avait tout dévoilé.

Le jeune Florentin s’informa. Maria avait en effet quitté Florence, mais seule, c’est-à-dire sans son fiancé. La jeune fille, disaient ceux de la maison qui furent interrogés, avait montré une rare force de volonté : elle avait refusé la main de Jérôme, préférant la mort à un époux autre que Jean de Bruges. Ne pouvant venir à bout de ses répugnances, on la menaça du cloître : elle accepta cette menace avec résignation. Enfermée enfin, et placée dans la nécessité de choisir, elle préféra renoncer au monde que de renoncer à l’artiste brugeois. Des vœux solennels la séparèrent à jamais de lui.

C’était tout ce que l’on pouvait savoir. Quant au lieu de sa réclusion, on ignorait s’il était en Flandre ou en Toscane.

Hemling vit se briser comme verre ses illusions et son amour. Il avait désormais la mort dans le cœur. Ni la tendre sollicitude de son ami, ni cet éternel sourire de l’art si plein de charme, si plein d’attrait, ne purent le retenir longtemps dans la ville du Dante. Moins heureux que l’amant de Béatrice, il ne put vivre seulement du souvenir de Maria. Moins heureux, il n’aurait su dire avec l’auteur de la vie nouvelle :

« Oh ! nobles cœurs ! venez entendre mes soupirs, qui s’échappent heureusement de mon sein, sans quoi je mourrais de douleur ! »

Mais au-delà des Alpes retentissait le clairon de la guerre. Hemling prêta l’oreille à ce bruit. La Bourgogne était en lutte avec l’Allemagne, avec la Suisse, avec la Lorraine. Au milieu des soldats de Charles le Téméraire, Hemling comptait des compatriotes, des amis : sans joie pour le présent, sans espoir pour l’avenir, il ne rêvait de repos que dans la mort. C’est au milieu du combat, et du combat pour sa patrie, qu’il voulut l’aller chercher.

En vain tous les grands noms dont s’honore Florence, Roselli, Verrochio, le Pérugin, cet heureux maître de Raphaël, cherchèrent-ils à réveiller le feu sacré dans cette âme d’élite. Soins inutiles ! À tous leurs efforts, Hemling répondit : « L’amour de l’art s’est éteint le jour j’ai perdu l’ange de mon génie. »

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Mais, pour que le récit soit complet, pour que l’on sache comment, dans les dispositions où nous laissons l’ami de Roselli, il a pu peindre un an plus tard ce Mariage mystique de sainte Catherine, auquel succédèrent la Châsse de sainte Ursule, l’Adoration des Mages et tant d’autres précieux chefs-d’œuvre, il est indispensable que nous ajoutions quelques ligues.

Alité dans cet hôpital Saint-Jean à Bruges, où il était venu, malade et blessé, demander des soins et un abri, il vit, un jour que la fièvre appesantissait son cerveau, une tête de femme, une tête d’ange pour mieux dire, se pencher sur son lit. Il lut, même au milieu du chaos de sa pensée en délire, tant d’intérêt, tant de compassion et d’amour dans ces deux yeux attachés sur lui, qu’il poussa un cri. La tête se releva discrètement et disparut. Mais, dès ce moment, le malade sentit la chaleur de la vie ranimer son cœur. Pour la seconde fois, il lui sembla changer d’élément et flotter dans un milieu meilleur. Son esprit s’arrêta au souvenir de celle apparition, et la santé rentra insensiblement dans ce corps affaibli autant par les souffrances de l’âme que par les fatigues d’une guerre terrible. Peu de temps s’écoula, et la même figure douce et compatissante revint le consoler. Cette fois, il avait bien vu : Maria ! s’écria-t-il, c’est toi, seule amie ! Ah ! puissé-je vivre ; je t’ai revue !

Dès ce moment, il fut sauvé. Maria, car c’était elle, lui était rendue. Mais elle était séparée à jamais de lui. Cherchant dans une vie de dévouement et d’abnégation l’oubli de son amour, elle s’était faite sœur hospitalière. Hemling se sentit de nouveau inspiré. Il reprit sa palette et entama, encore faible et tremblant, ce triptyque où il représenta le Mariage mystique, donnant à la madone les traits si purs de sa Maria bien-aimée.

Et que ceux qui vont admirer les trois œuvres de ce maître si précieusement conservées à l’hôpital Saint-Jean de Bruges ne s’étonnent pas que Hemling ait payé d’une pareille richesse l’hospitalité que lui avait donnée une maison aussi pauvre ; c’est qu’il y avait retrouvé celle qui, la première, avait fait rêver son âme, celle dont l’amour avait conduit son pinceau dans ces images du Ca-Grimani, et qu’il avait appelée lui-même l’ange de son génie.

 

 

 

Émile GREYSON, Les récits d’un Flamand, 1859.

 

 

 

 

 

 

 

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