Une réponse à Jean-Jacques Rousseau

 

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Frédéric-Melchior GRIMM

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UNE des meilleures réponses à faire aux paradoxes de J.-J. Rousseau sur l’abus des sciences, ce serait peut-être l’exemple touchant de ces hommes de bien qui ont cultivé leur esprit et leur raison avec beaucoup de soins, sans altérer en aucune manière la simplicité de leur vie et de leurs mœurs. Il est malheureux que ces exemples aient toujours été infiniment rares. Nous avons vu peu de phénomènes dans ce genre aussi intéressants que celui qui vient de paraître un moment sur notre horizon littéraire ; c’est un vigneron de Montereau, près de Fontainebleau, dont le hasard a procuré la connaissance à M. Senac de Meilhan, intendant de Valenciennes, lequel à recommandé à M. le maréchal de Noailles, qui l’a renvoyé avec la lettre suivante à M. de Marmontel :

« M. le maréchal de Noailles a l’honneur de faire bien des compliments à M. de Marmontel, et le prie d’accueillir favorablement celui qui lui remettra cette lettre. C’est un simple vigneron qui est né avec beaucoup d’esprit et qui l’a cultivé par la lecture des meilleurs auteurs. C’est l’homme de la nature, et il sera intéressant pour M. de Marmontel de voir jusqu’où peut s’élever l’esprit naturel sans aucune éducation, en consultant seulement ses besoins. Le bonhomme, arrivé à Paris par hasard, désire ardemment de voir et d’entretenir l’auteur de Bélisaire ; cet ouvrage lui a fait la plus grande impression, et il dit que M. de Marmontel n’a fait que développer ses idées. M. le maréchal de Noailles sera très aise de savoir le jugement qu’il en aura porté. Il le prévient que Pope est sa lecture favorite, et qu’il est fort bien instruit de l’Histoire romaine et de l’Histoire de France. »

Le nouveau Socrate rustique est un vieillard d’une petite taille, mais dont le maintien ferme et modeste annonce encore beaucoup de force et de vigueur. L’âge a blanchi sa tête, mais n’a point éteint le feu de ses yeux. Tous ses traits expriment la candeur, la paix et la sérénité de son âme. Voici le récit simple et fidèle des deux conversations qu’on eut avec lui chez M. Marmontel. Le sieur Linguet les a parodiées dans le dernier numéro de ses Annales, avec une fausseté qui ne fait pas moins d’honneur à la sagesse de son goût qu’à la bonté de son cœur, et qui prouve encore mieux combien l’on peut compter sur l’exactitude et sur le choix des correspondances qu’il entretient à Paris.

Dans la première visite du vigneron on lui demanda quelles avaient été ses lectures ?

Plutarque, Montaigne, Pope et quelques livres d’histoire, parmi lesquels il fait un cas particulier de Salluste. Il nomma aussi Bélisaire, et dit que ce livre était selon son cœur.

– S’il avait lu Voltaire ?

– Oui, j’en ai lu le bon ; mais, monsieur, dites-moi comment on abuse d’un si grand talent ?

– S’il avait des livres ?

– Je n’en ai point, mais on m’en prête quelquefois... Il tira de sa poche l’Essai sur l’Homme : ce livre était usé à force d’avoir été lu. Voilà, dit-il, où j’ai pris le peu d’esprit que j’ai.

Invité à dîner pour le lendemain, il se rendit à l’invitation. À table il fut sobre et gai, très réservé, mais à son aise, ne parlant jamais qu’à propos. On lui demanda quel âge il avait ?

– Soixante-dix neuf ans.

– S’il avait des enfants ?

– J’en ai sept.

– S’il les avait instruits ?

– Qu’il avait essayé de les instruire, mais qu’ils n’avaient pas répondu à ses soins ; qu’un seul avait un peu mieux réussi.

– S’il était à son aise ?

– Qu’il vivait du travail de ses mains.

Ses mains en effet portaient l’empreinte d’un travail assidu et pénible.

– Si sa femme avait pris le même goût que lui pour la lecture ?

– Non, ma femme n’est instruite que des choses du ménage, et j’en suis bien aise. Les femmes ne sont pas faites pour être savantes, à moins qu’elles n’aient un esprit supérieur, ce qui est fort rare. La science les accable et leur ôte le bon sens.

– Comment il avait été connu de M. le maréchal de Noailles ?

– Qu’il n’avait pas l’honneur d’en être connu personnellement, mais que M. Senac de Meilhan avait eu la bonté de le recommander à lui.

– Comment il était connu de M. Senac ?

– Qu’il était allé à sa maison de campagne parler à un paysan ; que le hasard lui avait fait rencontrer le maître de la maison, et qu’ayant eu l’honneur de causer avec lui, M. Senac l’avait engagé à dîner à l’office, et lui avait fait donner après dîner un bon habit et du linge. Quand je me vis dépouillé par ses gens, « me voilà, dis-je, au milieu de corsaires d’une nouvelle espèce ».

– Et vous avez accepté sans peine les habits que M. de Meilhan vous faisait donner ?

– Oui, monsieur. L’orgueil est supportable dans les riches, mais dans un pauvre il serait monstrueux. J’ai reçu avec plaisir le bienfait de M. de Meilhan. Il y avait une noce dans le château, et l’on me fit ouvrir le bal avec madame.

– Ce qui l’avait amené à Paris ?

– J’y suis venu vendre quelques effets de la succession d’un homme qui m’a nommé en mourant son exécuteur testamentaire.

– S’il y ferait quelque séjour ?

– Qu’il s’en retournerait dès que cela serait fini.

– Où il logeait ?

– Chez M. de Meilhan.

– Si on lui avait fait voir le spectacle ?

– Qu’on l’avait envoyé une fois à la comédie ; qu’il avait vu l’Amphitryon.

– S’il avait eu du plaisir ?

– Qu’un roi trompé par un Dieu n’était pas quelque chose de fort intéressant.

Comme il s’était un peu assoupi à table, on le mena dans un cabinet où il y avait une chaise longue, et on l’invita à faire la méridienne. Il se coucha, mais un quart d’heure après il vint rejoindre la compagnie. On lui demanda lequel des grands hommes de l’Antiquité il estimait le plus ?

– Scipion.

– Et Pompée ?

– Il ne sut jamais se décider. S’il y avait beaucoup de gens indécis à ce point, ils feraient le malheur du genre humain.

– Et d’Auguste, qu’en pensez-vous ?

Il répondit sur-le-champ par cette strophe de J.-B. Rousseau :

 

                En vain le destructeur rapide

                De Marc-Antoine et de Lépide

                Remplissait l’univers d’horreurs ;

                Il n’eût point eu le nom d’Auguste

                Sans cet empire heureux et juste

                Qui fit oublier ses fureurs.

 

– Et de nos rois lequel préférez-vous ?

– Louis XII, car il était bon, et ce n’est pas sans raison qu’on l’a nommé le Père du peuple.

– Et Henri IV ?

– Henri IV fut un grand guerrier ; si on ne l’avait pas tué, il aurait peut-être fait un grand homme.

– Et Louis XIV ?

– Vous connaissez les paroles mémorables qu’il adressa en mourant à son successeur encore enfant.

– Et Louis XV ?

– Ah ! ne parlons plus de cela.

– Vous aimez beaucoup Bélisaire ?

– Oui, beaucoup.

– Est-ce que vous pensez comme lui ?

– Il a développé mes idées.

– Vous croyez donc que Titus, Trajan, les Antonins sont dans le ciel ?

– Où voulez-vous qu’ils soient ? Ils ont fait tant de bien au monde !

– Quoi ! Marc-Aurèle n’est pas en enfer ?

– Le bon Marc-Aurèle en enfer ! il convertirait tous les diables.

– Mais la religion vous ordonne de croire que tous ces gens-là sont damnés.

– Non, monsieur, la religion ne l’ordonne pas.

– Ne savez-vous pas qu’on a condamné les sentiments de Bélisaire ?

– On a eu tort. Qu’a-t-on besoin de damner tant de monde ? Si on met en enfer si bonne compagnie, on donnera envie d’y aller.

– Vous croyez donc aussi que les Turcs, les Chinois, s’ils font le bien, seront sauvés ?

– Eh ! pourquoi non ? J’aime mieux les honnêtes gens de ces pays que les fripons du nôtre.

– Et vous, avec ces sentiments, croyez-vous aller en paradis ?

– Ah ! monsieur, en levant au ciel ses mains et ses yeux mouillés de larmes, vous auriez bien de la peine à me persuader que je n’irai pas en paradis ; c’est là mon héritage.

– Vous pensez donc que Dieu ne demande qu’à vous sauver ?

– C’est pour cela qu’il m’a mis au monde.

– Vous le croyez bien bon ?

– S’il n’était pas bon il n’existerait pas ; il est la bonté par essence : regardez ses ouvrages !

– Vous n’avez donc pas peur de la mort ?

– Non monsieur, je l’attends sans trouble et sans crainte.

– Avez-vous de la dévotion à la sainte Vierge, et l’invoquez-vous dans vos prières ?

– Oui, monsieur ; les femmes sont puissantes dans le ciel comme sur la terre, surtout lorsqu’elles sont belles !

– Vous la croyez donc mère de Dieu ?

– Je ne me permets jamais d’examiner ces questions.

– Il me paraît que vous aimez les femmes ?

– Elles sont le chef-d’œuvre de la main de Dieu : il aurait fait inutilement tout le reste ; s’il n’avait pas créé la femme, son ouvrage serait imparfait.

– Que pensez-vous des athées ?

– Ce sont des fous.

– Cependant Plutarque et Montaigne que vous aimez tant...

– Ils n’ont pas été jusque-là.

– Vous distingue-t-on dans votre petite ville ?

– Fort peu, monsieur.

– Et comment vivez-vous avec les autres vignerons ?

– Assez bien.

– Instruit comme vous l’êtes, vous ne devez pas vous plaire à causer avec ceux qui ne vous entendent pas ?

– Pardonnez-moi ; je ne leur parle point de mes lectures, je leur parle bon sens et raison ; ils entendent fort bien cela.

– Et votre curé, qu’en pensez-vous ?

– C’est un homme de bien, ce n’est pas un génie.

Un de nos bons poètes, M. Roucher, était présent, et on l’engagea à lui dire des vers. Ceux qu’il récita faisaient la peinture de la condition des laboureurs. Le vigneron les écouta avec une grande admiration, et deux ruisseaux de larmes coulaient de ses yeux pendant cette lecture.

Quand elle fut finie, on lui dit :

– Voilà de beaux vers.

Il répondit :

– Monsieur, vous les appelez beaux, moi je les appelle sublimes.

Comme cette conversation fut répétée par ceux qui l’avaient entendue, on voulait voir le vigneron ; on le désirait dans le monde. M. de Meilhan a prévenu les suites de cet empressement : il lui a donné un contrat, sur la Ville, de 150 livres de rente, et l’a renvoyé à Montereau cultiver sa vigne et finir en paix ses vieux ans.

 

 

 

Frédéric-Melchior GRIMM, Les salons de Paris.

 

Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,

Quatrième série, Tome premier, 1890.

 

 

 

 

 

 

 

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