L’appel de la race

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Lionel GROULX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Père Fabien relisait pour la troisième ou quatrième fois ce billet qui l’intriguait au plus haut point :

 

Mon cher Père,

Réservez-moi une bonne heure. J’ai besoin de vous voir longuement. J’ai une double confession à vous faire. Il se passe quelque chose de grave dans ma vie. Je serai chez vous, demain, à cinq heures et demie.

C’était signé : Jules de Lantagnac.

Saint-Michel de Vaudreuil,

          30 juin 1915.

 

Le Père Fabien jeta le billet sur sa table et se remit à marcher dans sa chambre. « Pour cette fois, serait-ce la conversion ? » se demandait-il. « Tout de même, si Dieu voulait, quel chef pourrait devenir ce grand avocat ! »

Le religieux s’y connaissait en hommes. Lui-même, quel beau type d’humanité que ce Père Fabien, oblat de Marie ! Grand, buste cambré, stature robuste, harmonieuse, le religieux dégageait, en toute sa personne, de l’élégance, mais surtout de l’énergie. Du col de la soutane une belle tête émergeait encadrée d’une chevelure haute, noire, tête puissante et carrée, où les yeux forts et doux prenaient vite, quand ils s’arrêtaient sous leur arcade, une fixité métallique, froide, gênante. Les lèvres, fermes, mais facilement frémissantes, laissaient passer le sourire fin et le rire clair. Le Père Fabien respirait avant tout la santé spirituelle, le tempérament fortement discipliné. Esprit cultivé, homme de doctrine et plus encore de prière, chez lui, on le savait, le long crucifix de cuivre passé à la ceinture figurait mieux qu’un détail du costume : le sceau d’un caractère et d’une vie. Les plus hautes personnalités de la capitale canadienne allaient frapper à la cellule de cet incomparable directeur d’hommes. Du reste, il suivait de très près le mouvement des idées et de la politique de son pays. De la fenêtre de son couvent de Hull, n’avait-il pas, là-bas, sur l’autre rive de l’Outaouais, comme horizon persistant, la colline parlementaire ? Ajoutons qu’en ces derniers temps, les circonstances avaient mêlé l’oblat, de façon très active, au conflit scolaire ontarien. Ancien professeur à l’Université d’Ottawa, il avait laissé son cœur sur la terre voisine, parmi ses compatriotes opprimés. Sans cesse il cherchait à leur susciter des défenseurs, des chefs. Ce mot de « chef », c’était celui que spontanément lui avait soufflé tout à l’heure, à la lecture du billet de Lantagnac, son incurable optimisme.

L’oblat revint s’asseoir à sa table de travail.

– Cinq heures, dit-il ; dans une demi-heure Jules de Lantagnac sera ici.

Il laissa repasser dans sa mémoire l’histoire de ses relations avec l’homme qui venait de s’annoncer. Jules de Lantagnac fréquentait l’oblat depuis deux ans. Il y était venu une première fois pour une confession de Pâques. De ce jour une amitié franche, complète, se développa entre les deux hommes. Très ouvert, l’avocat ne cachait rien de sa vie à son confesseur. Depuis quelques mois, celui-ci pouvait suivre, en l’âme de son pénitent, la courbe d’une évolution passionnante.

Jules de Lantagnac descendait d’une ancienne famille noble canadienne tombée en roture. L’ancêtre, Gaspard-Adhémar de Lantagnac, le premier et le seul de ce nom venu au Canada, appartenait à la petite noblesse militaire. Promu à la majorité des troupes de Montréal en 1748, puis fait chevalier de Saint-Louis, il devint, en la même ville, lieutenant de roi. De son mariage célébré à Québec avec Mademoiselle de Lino, Gaspard-Adhémar de Lantagnac avait eu treize enfants. L’un de ses fils, Pierre-Gaspard-Antoine, l’aïeul de Jules, parvint au poste d’enseigne dans les troupes de la Louisiane. À ce moment, la parenté de Pierre-Gaspard avec le gouverneur de la Nouvelle-France lui permit d’obtenir, sous forme d’un fief de second rang, une concession de terre dans la seigneurie de Vaudreuil. Trop pauvre pour emmener sa famille en Louisiane, l’enseigne l’établit sur ses terres de Vaudreuil. Là, il fallut bientôt concéder, puis vendre une bonne partie du mince domaine, pour traverser les dernières années de la guerre de conquête. Puis, un jour, le mystère plana sur l’enseigne louisianais. Déjà, en 1746, fait prisonnier par les Cherokees des environs de Mobile, il était resté neuf ans sans donner de ses nouvelles. À partir de 1765, le silence absolu se fit sur lui. Restée seule avec six enfants, sa veuve lutta vainement contre une pauvreté déjà lourde. En peu de temps les descendants de Pierre-Gaspard-Antoine établis au bord de la baie de Saint-Michel de Vaudreuil, se fondirent dans la foule paysanne. La particule nobiliaire se perdit. À la deuxième génération on ne s’appelait déjà plus que Lantagnac tout court. Avec les années, et nous ne savons par quel mystère de morphologie populaire, Lantagnac se mua en Lamontagne. Dès le commencement du dix-neuvième siècle, il n’y avait plus guère, pour le bon peuple de Saint-Michel, que des Lamontagne sur la deuxième terre du rang des Chenaux.

C’est là qu’était né, en l’année 1871, Jules Lamontagne qui ne rétablirait l’orthographe de son nom que beaucoup plus tard. Longtemps les Lamontagne restèrent pauvres. Jules fut le premier dans la famille que l’on osa mettre au collège. Il avait dix ans lorsqu’il prit la route du Séminaire de X... D’intelligence précoce mais solide, l’enfant y fit de bonnes études. Une seule chose lui manqua affreusement : l’éducation du patriotisme. Ainsi le voulait, hélas l’atmosphère alors régnante dans la province de Québec.

Nul mystère plus troublant, pour l’historien de l’avenir, que la période de léthargie vécue par la race canadienne-française, pendant les trente dernières années du dix-neuvième siècle. Voyons-y l’influence rapide et fatale d’une doctrine sur un peuple, cette doctrine eut-elle à dissoudre, pour régner, les instincts ataviques les plus vigoureux. Comment, en effet, la vigilance combative du petit peuple du Québec, développée par deux siècles de luttes, avait-elle pu soudainement se muer en un goût morbide du repos ? Quelques discours, quelques palabres de politiques y avaient suffi. Pour faire aboutir leur projet de fédération, les hommes de 1867 avaient présenté le pacte fédératif comme la panacée des malaises nationaux. Hommes de parti et pour emporter coûte que coûte ce qui était le projet d’un parti, ils usèrent et abusèrent de l’argument. La fausse sécurité développée, propagée par ces discours imprudents produisit en peu de temps une génération de pacifistes. Un état d’âme étrange se manifesta tout de suite. On eût dit l’énervement subit de tous les ressorts de l’âme nationale, de tous les muscles de la conscience : la détente du chevalier qui a trop longtemps porté le heaume et la cuirasse et qui, l’armure délacée, s’abandonne au sommeil. Moins d’un quart de siècle de fédéralisme accepté avec une bonne foi superstitieuse amena le Québec français à la plus déprimante langueur. Du reste, les politiciens étaient devenus les guides souverains ; les nécessités des alliances de parti, l’ambition de se concilier la majorité anglaise les poussaient à l’abandon des positions traditionnelles. Peu à peu le vieux patriotisme français du Québec s’affaiblit, sans qu’on vît croître à sa place le patriotisme canadien. Les hommes de 1867 avaient manié, modelé l’argile ; ils avaient tâché de rapprocher les uns des autres les membres d’un vaste corps, laissant à leurs successeurs de les articuler dans une vraie vie organique. Par malheur, l’effort dépassait le pouvoir de ces petits hommes à qui manquait le souffle créateur. À la longue, avec la décadence des mœurs parlementaires, ce qui n’était d’abord que verbiage officieux devint sentiment, puis doctrine. Vers 1885, avec l’affaire Riel, vers 1890 avec la question des écoles du Manitoba, des orages grondèrent. L’endormi se livra à quelques bâillements. Mais les mêmes narcotiques opéraient toujours. Et comment espérer un ressaut de la conscience populaire, quand les chefs érigeaient le sommeil au rang d’une nécessité politique ?

Voilà bien l’atmosphère empoisonnée où avait grandi la génération du jeune Lamontagne. Un jour le Père Fabien lui avait dit en gémissant :

– Quel mystère tout de même, mon ami, que ces aberrations de l’instinct patriotique chez les jeunes gens de votre temps !

Ce jour-là, Lantagnac avait répondu un peu piqué :

– Mon Père, vous oubliez une chose : que je suis sorti du collège, moi, aux environs de 1890. Qu’ai-je entendu, jeune collégien, puis étudiant, aux jours des fêtes de la Saint-Jean-Baptiste ? Interrogez là-dessus les jeunes gens de ma génération. Demandez-leur quels sentiments, quelles idées patriotiques gonflaient nos harangues sonores ? La beauté, l’amour du Canada ? La noblesse de notre race, la fierté de notre histoire, la gloire militaire et politique des ancêtres, la grandeur de notre destin, pensez-vous ? Non pas ; mais bien plutôt les avantages des institutions britanniques, la libéralité anglo-saxonne, la fidélité de nos pères à la couronne d’Angleterre. Celle-là surtout, notre plus haute, notre première vertu nationale. Quant au patriotisme rationnel, objectif, fondé sur la terre et sur l’histoire, conviction lumineuse, énergie vivante, chose inconnue ! avait continué l’avocat... La patrie ! un thème verbal, une fusée de la gorge que nous lancions dans l’air, ces soirs-là, et qui prenait le même chemin que les autres... Ah ! que l’on nous soit indulgent ! avait enfin supplié Lantagnac. On n’a pas le droit d’oublier quels tristes temps notre jeunesse a traversés. Sait-on que, dans le monde d’alors, l’état d’âme, l’attitude du vaincu, du perpétuel résigné, nous étaient presque prêchés comme un devoir ? qu’oser rêver d’indépendance pour le Canada, qu’oser seulement parler de l’union des Canadiens français pour la défense politique ou économique, nous étaient représentés comme autant de prétentions immorales ? Le sait-on, mon Père ?

Lantagnac avait raison. À sa sortie du collège, le hasard, le besoin de gagner l’avaient conduit vers l’étude du célèbre avocat anglais George Blackwell. Ce hasard lui valut d’aller faire ses études de droit à l’Université McGill. Dans ce milieu le jeune homme acheva de perdre le peu qui lui restait de son patriotisme français. En peu de temps il se convainquit que la supériorité résidait du côté de la richesse et du nombre ; il oublia l’idéal latin, la culture française ; il se donna l’arrogance de l’anglicisé. Le mépris de ses compatriotes n’était pas entré dans son cœur ; mais la pitié y était, une pitié hautaine pour le pauvre qui ne veut pas guérir de sa pauvreté. Devenu avocat, se sentant mal à l’aise parmi les siens, il prit la route d’Ottawa. Sa belle intelligence, son ardeur au travail, son don de la parole lui valurent rapidement une opulente clientèle. Lantagnac – il ne s’appelait plus maintenant que M. de Lantagnac – devint l’avocat le plus achalandé de la capitale, le conseiller de plusieurs puissantes compagnies et maisons d’affaires anglaises, entre autres de la célèbre « firme » de construction Aitkens Brothers. Dans l’intervalle, il avait épousé une jeune Anglaise convertie. Quatre enfants lui étaient nés de ce mariage : deux garçons et deux filles. Les garçons avaient fait leurs études au Loyola College de Montréal ; le cadet s’y trouvait encore ; les filles allaient à Loretta Abbey.

Tout alla bien pour l’anglicisé jusqu’au jour où le désir de jouer un rôle s’alluma en lui. Il atteignait alors sa quarante-troisième année. La richesse, la notoriété du barreau ne suffisaient plus à son ambition ni à ses aspirations d’honnête homme. Il souhaitait se donner à quelque chose de plus vaste, élargir son esprit et sa vie. D’une nature trop élevée pour aborder la politique sans préparation, il se remit à l’étude. Convaincu que, dans la politique canadienne, la supériorité n’appartient qu’au maître des deux langues officielles, il voulut réapprendre sa langue maternelle. Il choisit donc, parmi les auteurs français, ses maîtres en économie politique. Il lut Frédéric Le Play, l’abbé de Tourville, la Tour du Pin, Charles Périn, Charles Gide, Charles Antoine, le Comte Albert de Mun, et quelques autres. Là l’attendait la première secousse. La lecture de ces ouvrages lui apporta une sorte d’éblouissement. Il reprenait contact avec un ordre, une clarté, une distinction spirituelle qui l’enchantait. À ce moment un homme entra dans sa vie qui devait y exercer une action profonde. C’est alors que Lantagnac se mit à fréquenter le Père Fabien. Depuis quelque temps, du reste, l’avocat ne savait trop quel vague malaise, quelle nostalgie d’un passé qu’il croyait éteint, l’agitait jusqu’au fond de l’âme. Serait-il le jouet d’une simple illusion ? Il sent qu’avec l’amour de sa race envolé, un coin de son cœur est vide comme un désert. Il lui paraît que tout son esprit est désaxé, que sa mystique anglo-saxonne se dissout comme une creuse idéologie. En même temps, le voici qui se découvre effroyablement pénétré par les infiltrations protestantes. Ce catholique d’intègre conscience sent tous les jours les plus sacrés de ses principes ébranlés par de sourdes attaques intérieures. Où le mènent ces troubles nouveaux ? Une sorte de libre examen, lui semble-t-il, le pousse à se faire soi-même ses règles de conduite. Démantèlement de son être moral qui l’inquiète et le dégoûte.

Le Père Fabien eut vice fait de diagnostiquer l’état d’esprit de son nouveau pénitent. « Encore le coin de fer ! » se disait-il. Dès ses premières entrevues avec le grand avocat, le religieux en acquit la conviction : une qualité de fond sauverait Lantagnac, s’il pouvait l’être : sa droiture d’esprit, droiture foncière qui prenait chez lui le caractère d’une vertu hautaine, absolue. En son reniement d’autrefois le jeune étudiant avait mis une entière sincérité. De bonne foi, il s’était persuadé que, pour le type français tel que le sien, enrichissement et anglicisation s’imposaient comme des termes synonymes.

– Derrière ce mirage, faisons poindre la vérité, se disait le Père Fabien ; l’illusion s’évanouira.

Il orienta son dirigé vers la culture française, et même vers la grande littérature classique. C’est René Johannet qui a écrit : « Les classiques français sont ainsi faits qu’il ne convient jamais de désespérer d’un homme de culture, pas plus qu’il ne convient de désespérer du salut de la culture française. » Dans le cas de Lantagnac le tonique intellectuel agit vigoureusement. Chaque quinzaine, en dépliant sa serviette pour remettre au Père Fabien les volumes empruntés, l’avocat parlait avec enthousiasme de ses lectures, de l’effet prodigieux qu’elles produisaient sur lui. Un jour, plus ému que d’habitude, il dit au religieux :

– C’est étrange, depuis que je me refrancise, je sens en tout mon être une vibration harmonieuse ; je ressemble à l’instrument de musique que l’on vient d’accorder. Mais à d’autres moments, vous le dirai-je ? je ne sais quelle nostalgie, quelle inexprimable tristesse m’envahit. À quoi bon vous le cacher ? Un être demi-mort se remue en moi et demande à vivre. J’ai la nostalgie de mon village, de la maison paternelle que je croyais avoir oubliés, que je n’ai pas revus depuis vingt ans.

– Il faudra les revoir, tout simplement, lui avait proposé le Père Fabien.

Lantagnac hésitait quelque peu à entreprendre ce voyage. Là-bas, qui trouvera-t-il pour l’accueillir ? Son père et sa mère décédés pendant ses études universitaires à Montréal, il ne lui restait plus, dans le vieux patelin, que des frères et des sœurs. Son changement de nom, son mariage avec une anglaise, l’éducation tout anglaise donnée à ses enfants, sa fortune rapide et considérable, sa pitié pour ceux de sa race, tout l’avait séparé de sa famille.

– Quelle réception là-bas me fera-t-on ? se demandait-il, non sans inquiétude.

Par une gêne bien naturelle, il hésitait à reparaître au milieu des siens, après une absence si longue qu’elle ressemblait à un oubli. Un jour pourtant, n’en pouvant plus de son malaise, il se résolut à prendre le train. Un soir de juin 1915, une voiture le déposait à la maison blanche de la deuxième terre des Chenaux, à Saint-Michel de Vaudreuil. C’est de là qu’il avait écrit son billet au Père Fabien. Et le Père avait hâte de revoir le pèlerin de la petite patrie, d’entendre le récit de son voyage, et, qui sait ? d’apprendre peut-être où il en était de son évolution spirituelle.

À cinq heures et demie quelqu’un frappa à la cellule du religieux. M. Jules de Lantagnac entra. Grand, avec une tête fine, sculpturale, une tenue impeccable d’où émanait une élégance naturelle, l’homme n’était pas loin de la distinction parfaite. Rien en lui de la raideur, des mouvements anguleux du fils de terrien. Après plus d’un siècle et demi le grand ancêtre, le beau lieutenant de roi du temps de la Nouvelle-France, s’était réincarné, semblait-il, dans son lointain descendant. Une calvitie commençante élargissait le front déjà vaste. La figure gardait bien quelques lignes trop dures, trop glaciales, rançon de l’âme d’emprunt que l’homme s’était donnée ; mais les yeux, la voix corrigeaient cette froideur trop raide ; les premiers, par leur bleu profond, par un éclair, un air impressionnant de loyauté ; l’autre, par un timbre grave et doux, timbre de voix d’orateur, qui fusait, sous la moustache en brosse, entre les lèvres fines, chargée de vibrations sympathiques.

L’avocat paraissait joyeux, en verve, avait le front illuminé.

– Et donc ! on revient de la petite patrie ? lui dit le Père Fabien, quand ils se furent assis, après l’échange du premier bonjour.

– Oui, d’un pèlerinage de huit jours, commença Lantagnac. Et quelle huitaine, mon Père ! quelle huitaine ! Savez-vous que l’on m’a suivi presque jour par jour depuis vingt ans ? que ces pauvres parents n’ignorent rien de ma petite renommée ? Puis, tenez, si vous aviez vu avec quelle aisance, quelle joie franche, la vieille maison s’est prêtée à m’accueillir ! Rien de la réception de l’enfant prodigue. On s’est ingénié à me faire oublier que j’avais pu être coupable. Soyez francs, leur disais-je ; vous ne m’attendiez plus ?

– Mais non, on attend toujours tant qu’on n’est pas venu, me répondit-on.

– Ne vous l’avais-je pas dit, Lantagnac ? Nulle urbanité ne vaut la délicatesse paysanne, vraie fille de la charité chrétienne. Mais alors, cher grand seigneur, ajouta le Père, demi-taquin, qu’est devenue votre pitié pour le pauvre « habitant » ?

– Ma pitié ! dit l’avocat, franchement contrit, si nous parlions d’autre chose. Croiriez-vous que j’ai eu grand-peine à reconnaître la ferme ? que chez les Lamontagne on a des fils qui sont passés par l’Institut agricole d’Oka, que l’on ne compte plus, dans la paroisse, les familles qui ont de jeunes diplômés ?... Je crois bien que je laisserai à d’autres désormais le cliché du Québec arriéré et routinier.

– Et vous avez revu vos paysages d’enfance ? interrogea le Père qui toujours avait hâte d’aboutir.

Les yeux de Lantagnac se voilèrent d’émotion pieuse :

– Oui, j’ai revu Saint-Michel, les Chenaux, la terre des Lantagnac depuis cinq générations. Et j’en rapporte, je le confesse tout de suite, une sorte d’enivrement. Que me servirait de m’en défendre ? Mon « climat moral », comme on dit aujourd’hui, est bien de ce côté-là. Vous allez me trouver fort romantique, mon cher Père ; mais enfin, il y a maintenant là-bas, au bord de la baie, une maison blanche au pignon ombragé de lilas, dont l’image, je le sens, ne pourra plus me revenir sans une nostalgie. Vous connaissez le paysage, mon Père ?

– Oh ! je l’ai entrevu une fois, presque en courant, un automne que je passais là pour une courte mission. Le curé, un brave homme qui raffolait naturellement de sa paroisse, comme ils font tous, m’avait pris en voiture ; il m’avait conduit sur les hauteurs de ce que vous appelez, je crois, la Petite-Côte. Là, me montrant la plaine en bas, il m’avait dit : « Voyez quel beau pays ! » En effet, c’était beau. De loin, du haut de ces terrassements que le mont de Rigaud prolonge jusqu’aux Cascades de Quinchien, j’enveloppai d’un coup d’œil cette plaine qui pousse de larges antennes au milieu de son beau lac et qui s’encadre doucement dans la ligne bleue des Deux-Montagnes. J’aperçus des champs superbes, panachés de grands ormes, les vrais rois, vous savez, des terres franches et riches. « D’éclatantes génisses », eut dit Lamartine, émaillaient le vaste damier aux carreaux verts et jaunes. Puis, au bout de chaque terre, s’élevait la maison, tantôt blanche, tantôt grise ou rouge, mais toujours large et trapue, comme il convient à une ruche d’enfants. À quelques pas des maisons, les granges, vastes aussi, se donnaient un petit air féodal avec les hautes tours de leurs silos. Que vous dirai-je encore, mon cher pèlerin ? Dans le bain vivifiant de ses grandes eaux et dans son pittoresque discret, ce pays me parut la patrie naturelle d’une race robuste et fine, bien équilibrée, laborieuse... Voyons, est-ce cela ?

– Oui, c’est le cadre et joliment brossé, acquiesça Lantagnac. Souffrez pourtant que je vous ramène à mon petit coin, à celui de mon pèlerinage, ma vraie petite patrie. Car, il faut que vous le sachiez, Père Fabien : dans Saint Michel, le beau pays, il y a aussi le plus beau coin du monde : le rang des Chenaux.

Puis, sur le ton de la plaisanterie :

– Mettons que tour de suite après, je place votre rang de Saint-Charles, au pays de Saint-Hermas.

– J’attendais cette concession ! fit le Père.

– Excusez du peu, reprit l’avocat : vous n’avez encore que la plus modeste explosion de mon chauvinisme. Comment vous dire ce que m’ont fait au cœur ces paysages revus après si longtemps ! À la baie de Saint-Michel ovale et calme en son clos d’îles, « d’îlons et d’îlettes » – j’emprunte ces jolis vieux mots à nos contrats de famille – j’ai pourtant préféré, vous le confierai-je, les rives du lac. Là ! voyez-vous, sont les Chenaux, les vrais, où se prolonge le domaine des Lantagnac. Puis là aussi, sur les bords du grand bassin, s’égrène une géographie locale dont il faut que je vous révèle la saveur. Supposez donc un instant, Père Fabien, que je vous prends en canot, et voilà que nous partons ensemble vagabonder et recueillir mes souvenirs le long de la rive aimée. Cette rive est celle où j’ai posé partout mes pieds d’enfant, les jours où nous y venions, parmi les aulnaies, ramasser le bois de grève, cueillir les framboises et les catherinettes – surtout les catherinettes, ma passion de ce temps-là – ; elle est celle où, à travers le petit sentier sous bois, nous courions, par les matins d’été, trempés de rosée jusqu’aux aisselles, à la poursuite du troupeau de moutons parti en déserteur vers les plages du Détroit. Et me voyez-vous qui souris à ces vieilles choses retrouvées où je me retrouve moi-même comme en un visage qui me ressemble ? Je me nomme, avec le cœur autant qu’avec les lèvres, ces lieux qui portent encore une vieille résonance historique et française : la baie des Ormes, la Grande-Pointe, le Fer-à-Cheval, le Grand-Rigolet, le Petit-Rigolet. Puis voici les îles dont les anneaux verts se déploient le long des rives, l’île Cadieux et l’île aux Tourtes, pareilles à deux môles qui s’avanceraient vers l’eau profonde ; et voici, entre elles, l’île du Large, vrai phare avec sa touffe d’arbres plantés comme des signaux sur ses hautes roches, et plus près de la rive, l’île aux Pins, plus basse, plus poétique ; le bruissement des roseaux y accompagne l’orgue des grands arbres ; et voici enfin la dernière, d’un bois épais et noir et dûment nommée l’île à Thomas, parce qu’autrefois, – goûtez ce joli détail, je vous prie, – un vieux Thomas Dubreuil y venait fagoter avec la permission des seigneurs, mes ancêtres.

... Songez, après cela, chantait toujours le pèlerin, moitié riant, moitié solennel, déclamant tout cela avec une emphase souriante, songez, cher Père, que, parti maintenant à travers champs, je revois cette nature, à la fin de juin, l’époque incomparable en nos campagnes québécoises. C’est l’heure, le point de recoupement entre les grandes poussées végétales et les maturités commençantes. Les arbres étalent abondamment leur chevelure d’un vert dru, vigoureux, gonflé de sève. Pas une herbe encore fauchée. Les pièces de mil et de trèfle sont pleines de senteurs embaumantes ; les cerisiers, le long des clôtures, cachent partout des nids d’oiseaux sonores. Des bords des fossés monte un parfum de fraises champêtres. Un air enivrant vous gonfle les narines ; et je ne sais quel fluide de jeunesse et de printemps vous pénètre, vous redresse la poitrine, vous rend les jambes plus élastiques, pendant que nu-tête vous foncez dans le vent chaud et que vos pieds, vos pauvres pieds fatigués des durs pavés des villes, dansent presque sur la douceur de l’herbe.

Terrien lui-même, le Père Fabien écoutait ce discours, visiblement pris par une évocation qui lui ramenait toute son enfance paysanne. Il se garda pourtant d’oublier son impatiente préoccupation. Et tout de suite :

– Mais, mon cher poète, ces paysages ne vous ont-ils confié que des souvenirs ?

Lantagnac parut hésiter. Son front devint subitement soucieux ; et le pèlerin eut l’air de rassembler de loin ses idées :

– Père, vous êtes un fils de la terre comme moi. Donc vous avez dû goûter, une fois ou l’autre, aux bonnes rêveries du soir, au bout du champ ? Disons que nous sommes à l’heure où le serein redonne du ton à l’odeur du foin coupé ; la chanson ardente des moulins s’apaise ; la campagne se recueille pour entendre l’angelus... C’est le moment et le lieu des fécondes méditations, vous en souvient-il ? Moi, presque chaque jour, quand venait six heures, je partais, j’allais m’asseoir, comme au temps de mon enfance, sur la clôture du trait-carré, au bout du dernier cintre. Sans jamais m’en fatiguer, je contemplais les longues étendues de labour et de verdure. J’avais là, devant moi, le champ de bataille de mes ancêtres, les vieux défricheurs, les vainqueurs des forêts vierges. Effort obstiné, violent qui absorba la vie de cinq générations. Et pourtant, par quelle merveille, ce peuple d’une vie si rude est-il resté de visage si serein, d’âme si joyeuse ? Chaque fois, en effet, que mes yeux revenaient aux longues terres, ils ne pouvaient manquer d’aboutir à une maison où flottait, mêlée comme autrefois à la petite fumée bleue, la respiration du bonheur. Le suggestif tableau, et quelle philosophie m’en est venue !...

– Et le clocher, vous ne l’avez pas oublié, j’en suis sûr ?

– Non, j’ai regardé vers le clocher. Chez nous, le vrai pôle des âmes. Et puisqu’il vous tarde de l’apprendre, de la petite patrie, Père Fabien, je rapporte, et avec quel bonheur, une vérité lumineuse.

Il se remit à parler avec lyrisme :

– Non, ce n’était pas le reflet de mon âme sur les choses. Cette vérité, je l’ai vue, je l’ai sentie partout : dans le rire clair des femmes et des filles, dans les chansons que les enfants chantaient le soir derrière leurs vaches, dans le bonjour que les paysans me disaient le long de la route ; je l’ai aperçue dans le regard que, le dimanche, ils rapportaient de la messe. Ajouterai-je qu’en cette harmonie le son des cloches ne me paraissait qu’une note à peine transcendante ?

Le pèlerin s’arrêta sur ces mots, mais pour conclure bientôt avec une conviction joyeuse, souveraine :

– Partout, je vous le dis, Père Fabien, j’ai retrouvé l’âme d’une race fine, sentimentale, d’une essence ordonnée, aimantée par en haut.

Le Père Fabien applaudit :

– J’étais sûr, quant à moi, Lantagnac, que vous concluriez ainsi...

Puis, repoussant de la main quelques livres sur sa table, pour réprimer, semble-t-il, une protestation qu’il sentait lui venir, le Père continua :

– Si seulement on savait lire nos mœurs et nos paysages ! Mais voilà, on ne sait pas les lire ou on ne les lit qu’avec des yeux distraits ou rapportés de l’étranger.

Lantagnac était devenu plus songeur, plus grave.

– Y a-t-il encore autre chose, cher pèlerin ? demanda le religieux.

– Oui, il y a autre chose, recommença l’autre, d’une voix contenue. Mon pèlerinage, je l’ai prolongé jusqu’au cimetière.

– Allez, je vous suis jusque-là.

– Le cimetière de Saint-Michel, vous en souvient-il ? c’est d’abord un vieux, très vieux cimetière ; c’est le premier et le seul de la paroisse. On y retrouve, dans l’herbe, de vieilles tombes de chêne, rongées, déchiquetées par le temps, sans plus une lettre de leur épitaphe. Quelques-unes, détail touchant, sont presque adossées aux murs de l’église. Autre note pittoresque : le long du cimetière de Saint-Michel, coule la Petite-Rivière, entre deux allées d’arbres, étrangement romantique par les ruines de deux manoirs, ceux des miens, qui naguère encore se dressaient sur ces bords. C’est dans ce paysage impressionnant, à quelque distance de vieilles ruines féodales, qu’un exilé de vingt ans a retrouvé les anciens de sa famille, a repris avec eux la conversation. Mon Père, je puis le dire, sur la tombe des miens s’est achevée l’évolution de ma pensée ; dans le vieux cimetière, j’ai recouvré toute mon âme de Français.

Lantagnac avait prononcé ces dernières paroles avec une solennité émue qui lui coupa la voix. Il reprit d’un ton raffermi :

– Les grands maîtres de la pensée française, grâce à vous, Père Fabien, avaient accordé peu à peu mon être intellectuel ; la campagne de Saint-Michel, les personnes, les choses, l’horizon, les souvenirs de la maison paternelle ont accordé mon être sentimental. Sur la tombe des Lantagnac je me suis accordé à mes ancêtres, à ma race. Je l’ai éprouvé, je l’ai touché comme une réalité sensible : le Lantagnac que j’étais allait devenir une force anarchique, perdue. Malgré moi, pendant que je me promenais, d’une tombe à l’autre, ces pensées m’assaillirent : nous ne valons ici-bas qu’en fonction d’une tradition et d’une continuité. D’une génération à l’autre, il faut se donner un épaulement moral. On ne fait point de grande œuvre d’art avec des phrases ou des fragments désarticulés ; on ne fait point une grande race avec des familles qui ne se soudent point. La voix de mes morts me l’a dit : « C’est parce qu’autrefois, sur la deuxième terre du rang des Chenaux de Saint-Michel, Gaillard de Lantagnac succéda à Roland de Lantagnac, que Salaberry de Lantagnac succéda ensuite à Roland de Lantagnac dit La montagne, que Guillaume Lamontagne succéda enfin à Paul Lamontagne, c’est par eux tous, par les labeurs additionnés de ces générations, qu’un morceau de la patrie a été défriché, qu’une compétence agricole s’est créée, que des essaims de Lamontagne ont pris possession d’une large partie de la paroisse de Saint-Michel et que s’est conservée dans leur foyer une force morale qui t’a ramené toi-même à l’unité. »

La figure du religieux laissait voir une joie grandissante :

– Vous parlez d’or, mon ami.

Lantagnac se leva. Les mains légèrement posées sur les hanches, le buste fier, toute sa personne bien dégagée, attitude familière à l’orateur chaque fois que les grandes émotions lui montaient aux lèvres :

– Ce n’est pas tout, Père ; là, dans le cimetière de Saint-Michel, sur les tombes de ma famille, j’ai pris une solennelle résolution. Vous dirai-je laquelle ?

– Dites, se hâta de répondre le Père Fabien qui espérait de son dirigé le mot décisif.

– J’ai promis à mes ancêtres de leur ramener, de leur restituer mes enfants.

– Bravo !

– Mes fils et mes filles, continua Lantagnac, ont, par leur mère, du sang anglais dans les veines ; mais par moi, ils ont surtout le vieux sang des Lantagnac, de ceux du Canada d’abord, puis, de ceux de France, les Lantagnac de Monteil et de Grignan. Soit quarante générations. Je me le suis juré : c’est de ce côté-là qu’ils pencheront.

– Bravo ! répéta le Père Fabien.

– Je tiens à l’ajouter : l’avenir chrétien de mes enfants me préoccupe plus que toute chose. Mes études de ces derniers temps m’ont démontré par-dessus tout les affinités profondes de la race française et du catholicisme. C’est pourquoi, sans doute, on la dit la race de l’universel. Rivarol a écrit de la langue française, qu’elle porte « une probité attachée à son génie ». Moi, j’ajoute que cette probité lui provient de la meilleure substance de la pensée latine et chrétienne. Je l’ai donc décidé : mes enfants seront repris à leur éducation première. S’ils le veulent, je les remettrai dans la lignée de leurs ancêtres.

Le Père Fabien exultait. Il se leva à son tour ; il prit les mains de son dirigé et les lui pressant affectueusement :

– Ah ! mon ami, Dieu soit béni ! vous y êtes enfin ! Si vous saviez comme il y a longtemps que je vous attends ! Lantagnac, je m’en vais prononcer un mot qui va peut-être vous étonner : aujourd’hui, c’est un grand jour pour la minorité française de l’Ontario : un chef lui est né !...

Un instant les deux hommes se regardèrent sans parler, remués jusqu’au fond de leur être. Lantagnac rompit le premier le silence :

– Mon Père, je vous en prie, épargnez ma faiblesse. Je n’ai pas le droit de l’oublier : je ne suis encore qu’un néophyte.

– Non pas, reprit vivement le Père Fabien, mais un converti ; ce qui est bien autre chose.

– Mais le converti persévérera-t-il ? insista Lantagnac avec une humilité sincère. Parviendrai-je à me dégager entièrement ? Si vous saviez comme je me sens faible au moment de rentrer dans mon milieu, avec cette âme nouvelle. Puis, entre mes enfants et moi, il y a quelqu’un... Hélas, je le sais trop : en les reprenant à leur éducation anglaise, c’est à leur mère d’abord que je vais les reprendre. Le pourrai-je sans me préparer une catastrophe ?

Le Père Fabien s’employa à réconforter le converti :

– N’ayez crainte, mon ami. Un aristocrate comme vous est né diplomate ; vous surmonterez l’obstacle extérieur. Vous avez entendu quelque chose d’irrésistible. Il y a plus. Le coin de fer est entré en vous ; il achèvera son œuvre, malgré vous s’il le faut.

Et comme l’avocat paraissait attendre une explication, l’oblat reprit :

– Vous êtes-vous jamais demandé, Lantagnac, le pourquoi de ces conversions, de ces retournements de vie comme le vôtre qui s’accomplissent vers la quarantaine ? Voici ma théorie à moi ; je l’appelle la théorie du coin de fer. Je me dis que la personnalité psychologique, morale, la vraie, ne saurait être composite, faite de morceaux disparates. Sa nature, sa loi, c’est l’unité. Des couches hétérogènes peuvent s’y apposer, s’y adapter pour un temps. Un principe intérieur, une force incoercible pousse l’être humain à devenir uniquement soi-même, comme une même loi incline l’érable à n’être que l’érable, l’aigle à n’être que l’aigle. Or, cette loi, qui ne le sait ? agit plus particulièrement quand l’homme s’achemine vers ce que Dante appelle « le milieu du chemin de la vie ». Si l’homme est pétri de bonne argile, si la personnalité foncière est vigoureuse, c’est pour lui l’instant unique, c’est le moment de la maturité où il se décide à posséder l’intégrité de ses forces, où il cherche à unifier sa pensée et son être moral. Alors, attention ! C’est aussi l’heure du coin de fer. La moindre circonstance, un incident, une parole, un rien, – un pèlerinage, par exemple, à la petite patrie, – introduit le coin au point de soudure du tuf humain et des couches d’emprunt. L’effet est rapide, soudain. Les couches, les apports étrangers volent en éclats. La personnalité se libère. Et l’homme véritable, l’homme de l’unité surgit, se dégage comme la statue se délivre de sa gangue.

... Ainsi, mon ami, conclut le Père Fabien, allez bravement vers l’avenir. La délivrance va s’achever.

– Dites plutôt : le travail, la lutte commence.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au numéro 240 de la rue Wilbrod on s’inquiétait ce jour-là de la longue absence de Jules de Lantagnac. On venait de se mettre à table pour le dîner ; le chef de la famille n’était pas encore rentré.

– N’est-ce pas à midi que devait arriver papa ? demanda Nellie, l’aînée des filles.

– Précisément, répondit Madame de Lantagnac ; sa dernière carte m’annonçait son retour par le train de onze heures et demie.

– Si au moins notre pauvre père peut avoir laissé là-bas son spleen, interjeta Wolfred, l’aîné des fils. À dire vrai, je le crois très fatigué.

– Je le crois, moi aussi, reprit Madame. Ne trouvez-vous pas un peu étrange ce long voyage dans sa famille où il n’a mis les pieds depuis vingt-trois ans, où surtout il a voulu aller seul ?

– Rien que de naturel en tout cela, dit Virginia, la cadette ; ce cher papa a trop bon cœur pour oublier toujours. Puis, bonnement, que serions-nous allés faire à Saint-Michel, nous qui ne parlons pas leur français ?

– Leur français ! s’exclama Nellie ; dis plutôt leur patois. Ah ! voyez-vous cela d’ici ? Papa qui se remet à ce langage !...

– En tous cas qu’il arrive le plus tôt possible, ajouta William, le cadet. Moi, j’ai hâte de partir pour notre villa d’été. Par cette chaleur, c’est à suffoquer sur le Sandy Hill. Et papa nous le décrit si beau son pays de Québec.

 

*

*     *

 

Pendant que chez lui on s’inquiétait de son absence trop prolongée, Jules de Lantagnac quittait à peine Saint-Michel. Malgré la hâte de revoir les siens, le matin du départ il était reparti à travers champs, pour une dernière promenade. Il voulait condenser, humer, une dernière fois, disait-il, ses enivrantes impressions. Du reste, il avait décidé d’aller voir le Père Fabien avant de rentrer chez soi. Il se sentait obsédé par la promesse solennelle faite aux ancêtres du cimetière ; il brûlait d’annoncer au religieux le terme de son évolution.

Maintenant il est sept heures du soir. Il s’en revient vers son domicile, se redisant les dernières paroles prononcées par lui, tout à l’heure, au seuil de la cellule du Père Fabien : « Vers le travail et vers la lutte. » Au moment de commencer sa nouvelle vie, Jules de Lantagnac éprouve cette peur de soi-même, ce mouvement en arrière que connaissent bien les plus fermes. L’enthousiasme du rêve une fois tombé ainsi que le rideau au théâtre antique, c’est l’action, la tragédie qui commence. D’une nature trop sincère, l’avocat n’entend point résonner sans effroi à ses oreilles le mot si grave du Père Fabien :

« Un chef nous est né ! »

Pendant qu’il s’engage sur le pont interprovincial pour regagner Ottawa, le converti voit se dresser devant lui, symbole de son âpre avenir, l’image de la capitale avec ses roides falaises. À droite, sur la colline parlementaire, les palais des Chambres et des ministères fédéraux, la tour du parlement où flotte, hautain, le drapeau du conquérant. À gauche, les murs de l’hôtel de la monnaie, écrasé comme une usine, le pavillon à peine plus élégant des Archives ; plus au loin, au centre, le quadrilatère en briques rouges de l’Imprimerie Nationale, les murailles donjonnées du ministère des douanes. Autant de lieux, autant d’institutions, Lantagnac se le répète en marchant, où ceux de sa race obtiennent péniblement leur part d’influence et de travail. La haute-ville anglaise à elle seule, du haut de son piédestal, lui paraît afficher, plus que tout le reste, la domination du vainqueur sur le vaincu dont les quartiers plus modestes s’échelonnent vers l’emplacement de la basse-ville. Dans ce panorama de défaite, une vision cependant attire soudainement les yeux de Lantagnac. Devant lui, au plus haut de la colline Nepean, un homme de bronze, de stature héroïque, se dresse sur son socle, face à la ville, le pied hardiment de l’avant, son astrolabe au bout de la main. Ce chevalier aux bottes évasées, au large feutre ancien, c’est Samuel de Champlain, un héros de race française, le fondateur de la Nouvelle-France. Cette vision dans ce paysage, ce Champlain armé de son astrolabe, pour marquer aux siens la route des conquêtes illimitées, paraît à Lantagnac un symbole qui corrige le premier, qui réconforte son courage.

– Quelle belle race énergique que celle des Français de jadis ! se dit-il. Ceux-là n’avaient besoin que d’un astrolabe ou d’une boussole pour aller au bout du monde.

D’un pied plus léger il se hâte vers la rue Wilbrod où, depuis dix ans, il habite, presque en face de l’église Saint-Joseph. Chemin faisant, il se livre malgré soi à l’étude de son terrain d’action.

– Tout à l’heure, songe-t-il, je m’en vais rentrer chez moi, avec une âme changée, retournée. C’est un homme nouveau, entièrement neuf que je ramène à ma femme, à mes enfants. Personne n’en sait rien parmi les miens ; personne ne se doute. Personne ne doit se douter. Si je dois conquérir mes enfants, ne faut-il pas que ce soit à leur insu, à l’insu de leur mère surtout. Ah ! leur mère...

Lantagnac se sent repris de nouveau par toutes ses inquiétudes.

– Leur mère ! répète-t-il, toujours angoissé, leur mère ! En mon zèle si nouveau pourra-t-elle ne pas soupçonner une révolution menaçante, un mouvement enveloppant destiné à lui ravir la direction intellectuelle, sinon même l’affection de ses enfants ? Et si la pensée, la crainte de cette dépossession allait tout brouiller entre nous ? Si même mon prosélytisme français devait réveiller, aviver en elle l’instinct de race ?

Lantagnac voyait se dresser devant lui l’obstacle dont tout d’abord on fait le tour sans savoir si on pourra jamais le surmonter ou l’écarter. À son arrivée dans Ottawa, vingt-quatre ans passés, ses relations d’affaires avaient conduit le jeune avocat, vers les salons anglais du Sandy Hill 1. Un jour il y rencontra Miss Maud Fletcher, fille d’un haut fonctionnaire au ministère des finances. Les deux jeunes gens se plurent rapidement. Un obstacle toutefois s’opposait à leur union : Miss Maud Fletcher appartenait à l’Église anglicane. Le jeune de Lantagnac, plus attaché à sa foi religieuse qu’à sa foi nationale, se promit d’obtenir la conversion de sa fiancée. Au début, les Fletcher y mirent, à la vérité, quelque mauvaise humeur. Fort heureusement pour le jeune homme, la foi religieuse n’était restée qu’une forme de la foi nationale dans la famille de Miss Maud. La religion du flag, la foi britannique et impérialiste primait tout dans les idées et dans les sentiments de ces Anglicans très orthodoxes. Pour eux, comme pour la plupart des Anglo-Canadiens, qui n’en sont pas encore à la troisième ou à la quatrième génération née au Canada, the Old England, the Old Mother country gardait le charme et la dignité du seul « home », de l’unique patrie. Les Fletcher, une fois bien rassurés sur l’esprit parfaitement saxonisé du jeune prétendant, laissèrent tomber leurs résistances. Maud se convertit très sincèrement et Jules de Lantagnac l’épousa. Dans les commencements, le jeune homme se laissa aller à l’exaltation d’un triomphateur ; il se para glorieusement de sa femme comme d’une conquête. Pour lui, anglomane mystique, ce mariage devenait son affiliation officielle à la race supérieure, au populus Anglicus. Et il entendit bien que sa descendance continuât la courbe triomphante. Auquel des deux époux, à laquelle des deux races appartiendrait l’âme de ses enfants ? Leurs seuls prénoms reçus au baptême le signifiaient sans équivoque. L’aîné des fils retenait la trace de sa double origine : on l’avait appelé Wolfred-André de Lantagnac ; mais pour les autres un seul prénom avait suffi, prénom de consonance anglaise ; ils s’appelaient par ordre d’âge : Nellie, Virginia, William.

Wolfred, Nellie, Virginia, William ! Lantagnac prononçait à voix basse ces noms qui, mieux que toute chose, lui rappelaient quelle atmosphère il avait voulue à son foyer.

– Et c’est moi, devait-il convenir, qui me suis laissé imposer ces prénoms. Imposer ! que dis-je ? qui les ai plutôt accueillis joyeusement, comme un signe de l’ascension sociale de mon nom, de ma famille ? N’est-ce pas moi encore qui ai rompu avec la société française de la capitale pour ne plus me laisser entraîner que du côté de ma femme ? Moi toujours qui ai choisi de ne parler qu’une langue dans ma maison, langue qui n’a pas été la vieille langue des Lantagnac ?

Hélas, de l’anglomanie, il s’en accusait, humilié, il s’était constitué le doctrinaire, le prosélyte fervent, l’apôtre enthousiaste.

– Combien de fois, devant mes enfants, ne me suis-je pas extasié sur la supériorité anglo-saxonne, sur l’excellence de la plus grande race impériale de l’histoire, race de gouvernants, race de maîtres du monde... L’un des premiers livres que j’ai fait lire à mes fils, ne fut-ce pas ce bréviaire, ce manuel de l’impérialisme anglo-saxon qui s’appelle : The Expansion of England de Seely ? Et ce sera moi, méditait-il avec confusion, ce sera moi qui demain devrai dire à ces mêmes enfants : Illusion, mensonge que tout cela ! Mes fils, mes filles, j’ai fourvoyé vos esprits. La supériorité est d’une autre essence.

Tout en ruminant ces pensées, Lantagnac parvint au No 240 de la rue Wilbrod. La maison était là, spacieuse, de mine bourgeoise, mais élégante, bordée d’une large véranda. À peine eut-il fait jouer le verrou du portillon de fer qui fermait l’enclos des gazons, que Virginia, la cadette de ses filles, alors âgée de seize ans, accourut se jeter dans ses bras.

– Que vous avez été longtemps, vieux gamin de papa ! s’écria-t-elle, avec un petit air mutin et grondeur.

– Huit jours ! C’est donc si long ! fit le père, taquin.

– Oh ! le méchant ! de reprendre la fillette, il va nous faire croire qu’il n’a pas trouvé le temps long, aussi long que nous, pour le moins.

Heureux de se retrouver parmi les siens, Lantagnac remarqua à peine que sa femme et ses enfants ne lui parlaient qu’anglais. Pendant le souper qu’on lui servit en hâte, tout le monde s’attabla et tous se mirent à parler en même temps, multipliant les questions sur le voyage, sur les parents de Saint-Michel, les parents inconnus, mais qu’on brûlait de connaître, tant ce monde québécois paraissait neuf, inédit, une belle scène de cinéma champêtre, une belle gravure de magazine. Lantagnac dut répondre à dix questions à la fois. Et lui qui rentrait du pays natal, le cœur plein de ses émotions d’enfance, la mémoire enchantée des paysages élégiaques de Saint-Michel, combien de fois, ce soir-là, il se vit obligé de parer les coups douloureux que bien inconsciemment ses propres enfants lui portaient au cœur ! Ainsi lui avait demandé William :

– Mais comment as-tu fait, papa, toi si dédaigneux, si délicat, pour t’asseoir et manger à la table des Lamontagne ? On les dit si malpropres ces « habitants » du Québec !

À peine avait-il répondu à William que rien n’est plus blanc que la nappe des « habitants », qu’aussitôt Nellie revenait à l’assaut avec une question encore plus blessante :

– Mais alors, papa, tu as pu causer avec eux ? Tu n’avais donc pas oublié leur patois ?

Pour le coup Lantagnac ne put retenir un franc éclat de rire :

– Leur patois ? Mes pauvres enfants ! si vous saviez comme là-bas ils se moquent du Parisian french qu’on vous enseigne parfois dans nos High Schools et nos Collegiates. Ils lisent les journaux ; ils lisent même des revues, nos parents des Chenaux de Saint-Michel. Or savez-vous ce que ces journaux et ces revues servent de temps à autre à leurs lecteurs comme pages comiques ? Tout bellement des échantillons du Parisian french ontarien. Et si vous voyiez, mes pauvres petits, quel succès de fou rire ces morceaux obtiennent dans le Québec !

Décidément les enfants n’y comprenaient plus rien.

– Est-il vrai, avait encore demandé William, que « l’habitant » cultive toujours sa terre comme au temps des Français, selon les mêmes procédés, les mêmes machines vieillottes ?

Lantagnac fit alors à ses enfants, de sa voix chaude, la description de la terre paternelle, la terre des Lantagnac dit Lamontagne, telle qu’il venait de la revoir après plus de vingt ans. Il leur décrivit la maison, refaite, mais subsistante encore en beaucoup de ses parties antiques ; il peignit les « bâtiments » entièrement remodelés, remis au point des plus récents progrès ; il leur parla de leurs cousins dont le diplôme de bacheliers de l’École d’Oka s’étalait dans le salon de famille ; il fit défiler le beau troupeau de vaches Holstein, montra les larges pièces de la terre drainées, roulées, fit évoluer les attelages percherons traînant les machines agricoles les plus modernes : le semoir-automatique, l’épandeur de fumier, la herse à roulettes, la lieuse, etc. Enfin, au-dessus du paysage, le poète dressa la silhouette des ormes géants épandant leur parasol royal dans la blonde lumière des soirs ! Et ce fut un enthousiasme. Sur-le-champ, tous voulaient partir pour Saint-Michel, pour une visite chez ces braves Lamontagne du rang des Chenaux.

C’est ici que Lantagnac attendait ses enfants.

– Non, pas maintenant.

– Et pourquoi donc ? risqua Nellie.

– Mais parce que vos parents de Saint-Michel ne comprendraient pas votre patois, ma pauvre enfant, lui jeta son père, riant de bon cœur.

Chacun s’amusa de la repartie. Lantagnac, qui voulait battre sans retard le fer déjà prêt, proposa donc à son petit monde une heure au moins de conversation française par jour, durant toutes les vacances.

– Acceptez-vous ?

Un « oui » unanime manifesta au futur professeur les bonnes dispositions de ses élèves. Le même soir, quand il rentra dans sa chambre, quelqu’un l’arrêta au passage. C’était Virginia. Elle prit son père par le cou et, le baisant doucement, lui dit à l’oreille :

– Si vous saviez comme je vais les aimer nos leçons de français ! Il y a si longtemps que je les désire, que je songeais même à vous les demander !

Ces paroles de sa cadette remuèrent délicieusement le père. Décidément tout irait bien. Ce soir-là, le converti de Saint-Michel s’endormit dans la joie de sa première victoire.

Le lendemain on partait en vacances pour le lac Mac Gregor. Lantagnac venait d’acquérir là, à quelque vingt milles d’Ottawa, à un demi-mille à peine de l’embouchure de la Blanche, en plein pays de Québec, une villa d’été. Il l’avait choisie sur une île isolée et très escarpée qui surgissait des profondeurs du lac comme une ancienne crête de montagne immergée. En ce lieu de repos, l’avocat espérait satisfaire à la fois son goût de la tranquillité et du pittoresque. Il voulait surtout se retremper, lui et les siens, dans l’atmosphère française. Cette année-là, disposant encore de quinze jours de congé, il avait résolu de les prendre avec ses enfants. Il s’était dit : « L’occasion est trop belle ; entrons tout de suite dans notre rôle de professeur. » Le premier jour de l’arrivée à la villa, le lac, un peu troublé dans la journée, se remit vers le soir au calme parfait. Tout invitait à la promenade.

– Allons sur le lac, dirent les enfants.

– Allons sur le lac, acquiesça leur père.

Il prit tout son monde dans une chaloupe qu’on eut vite fait de pousser à l’eau ; la première leçon de français, fut-il décidé, se donnerait en plein air. Lantagnac donna l’ordre de cingler vers le fond d’une baie où le lac paraissait s’élargir et les montagnes se hausser. La musique d’une fanfare fit s’arrêter tout à coup les rameurs.

– Qu’est-ce que cette musique, dans cette solitude ? demanda Madame de Lantagnac.

– Ce sont, sans doute, les scolastiques oblats, répondit son mari. Justement, ils ont leur maison de vacances à ce bout du lac.

– Mais n’est-ce pas le Père Fabien qui nous a déjà parlé de ces concerts en plein air ? fit à son tour Nellie.

– Tu dis vrai, lui répondit son père. Et ils les donnent, paraît-il, dans une vaste barque, au milieu du lac, pour jouir des échos des montagnes. Écoutez...

La fanfare dont on se rapprochait, exécutait en ce moment un pot-pourri de chansons canadiennes. Sur ce, l’on aperçut, le long des îles, des religieux en canots, disséminés çà et là, avironnant doucement, cherchant, sans doute, les points de la solitude où les échos résonnaient le mieux. Juste en face, au creux d’une anse profonde, un génie moqueur semblait reprendre, l’un après l’autre, comme un mime incomparable, les sautillants refrains : À Saint-Malo beau port de mer... Derrière chez nous y-a-t-un étang... En roulant ma boule... et enfin la langoureuse mélopée : Perrette est bien malade...

– Quelles jolies choses que ces airs-là ! s’écria, ravie, Madame de Lantagnac.

– Ce sont de vieilles chansons québécoises, dit Wolfred ; je les reconnais maintenant. Au Loyola, c’était la grande joie de nos camarades canadiens-français que de nous les chanter.

– Si vous saviez comme on les chante joliment à Saint-Michel ! ajouta Lantagnac, que les vieux airs ramenaient à son pèlerinage.

Suivit alors un intermède assez long. Le soir s’achevait. Là-bas, derrière les monts, le feu du soleil, tout à l’heure rouge, s’éteignait dans une pâleur de cierge. Soudain les cuivres entonnèrent avec ensemble le chant final : Ô Canada, terre de nos aïeux ! Le génie léger de l’anse profonde se tut. Il laissait à la voix des hauts sommets, semblait-il, de se faire entendre. À mesure que l’air apportait une phrase de la symphonie patriotique, au loin les larges échos la reprenaient, l’harmonisaient sur leur clavecin, la magnifiaient sur un rythme grandiose. Des orgues géantes s’ébranlaient, en vastes crescendos, le long des escarpements ; et, dans la résonance qui emplissait l’air, on eût dit que l’hymne national devenait l’acclamation naturelle, le chant inné de la terre canadienne.

Les enfants étaient émerveillés. Ils ne le furent pas moins du spectacle qui s’offrit à leurs yeux, pendant que, lentement, les promeneurs reprenaient la route de la villa. La nature sauvage des Laurentides s’étalait, ce soir-là, dans le calme d’une incomparable nuit d’été. Le silence s’était fait sur le lac, dans les hautes futaies. À peine croyait-on percevoir, en écoutant bien, la vibration mystérieuse du fourmillement de la vie sur le revêtement de granit des altitudes. Parfois, à de rares intervalles, un chœur de bois-pourris, la flûte aiguë du huard s’élevaient au fond des baies, mais pour s’éteindre aussitôt et agrandir le silence. La chaloupe glissait à peine sur le calme de l’eau noire et profonde. Par moments l’on traversait des zones d’air chaud, respiration douce et moite du lac qu’une odeur de résine mouillée par le serein, souffle venu de la terre, tempérait aussitôt. Sur le flanc de la montagne un petit défriché apparut. Au centre, une maisonnette blanche dormait du sommeil lourd qui suit les rudes travaux. Seules, du tuyau de son toit gris et pointu, quelques rares bouffées de fumée inconsistante s’échappaient, comme une prière trop lasse qui s’endort. Là-haut, cependant, la lune montait dans un ciel uniformément clair. Sous ses lueurs blanches, les montagnes faisaient voir des crêtes illuminées, de grandes étendues de forêt dans une verdure argentée. Puis, cet éclat s’atténuait, par dégradations rapides, et s’allait perdre dans le ton fauve des pentes et des gorges obscures. C’était grand et saisissant. En apparence immobile, l’astre blanc mettait un silence religieux dans le paysage nocturne, quelque chose du recueillement de la nature qui se fût sentie en présence de Dieu.

Dans la chaloupe qui s’en retournait à la villa, on gardait le silence depuis quelques instants. Plus que les autres, Lantagnac s’abandonnait à la solennité de la scène. Quelle Providence attentive avait ainsi ménagé les évènements et les choses pour qu’en cette première rencontre de ses enfants et de la patrie québécoise, celle-ci leur fût révélée avec la plénitude de son charme et de ses grandeurs ? Lantagnac se sentait le cœur en fête. Les courants d’air chaud qui caressaient parfois son front et qui lui arrivaient du sein de la vaste nature, sous la lumière divine, lui paraissaient un vent de bonheur, l’haleine d’un nouvel avenir où sa vie allait recommencer sur un plan agrandi. Virginia, la première, rompit le silence :

– Quel beau pays tout de même que ces Laurentides du Québec ! s’écria-t-elle, les yeux levés vers les pentes silencieuses. N’est-ce pas qu’ici l’on parle naturellement français ?

– Oui, dit Wolfred, il me semble qu’ici cela va tout seul.

Et la conversation française reprit de plus belle. Commencée en une telle soirée, elle se continua, les autres soirs, quelquefois sur le lac, le plus souvent dans le salon, ou sur la galerie de la villa. On s’y mettait chaque fois avec un entrain extraordinaire. Tout le monde voulait en être. L’air du pays semblait opérer. Madame de Lantagnac venait s’asseoir elle-même, près du groupe, avec son panier de broderie ; et, tout en jouant du crochet, se mêlait à la conversation, risquait de temps à autre des bouts de phrases timides. Si bien que, de jour en jour, Lantagnac s’en persuadait : l’âme des siens se mettait en accord plus harmonieux avec l’âme de la terre.

Hélas ! pourquoi fallut-il que bientôt les pauvres élèves en fussent à déchanter et leur maître bien davantage ? Toute la classe croyait parler un français impeccable ; le professeur se trouvait en face de ce beastly horrible french, dont se moquent si amèrement les gazettes de Toronto en le prêtant à l’« habitant » du Québec. Wolfred et William parlaient peut-être quelque peu mieux, ayant fréquenté au Loyola College des camarades canadiens-français. Nellie et Virginia articulaient, ô ciel ! le vrai français d’essence ontarienne, le pur et authentique Parisian french. Non seulement leur père devait leur apprendre une langue nouvelle, ignorée ; force lui était de nettoyer d’abord leur esprit, du jargon prétentieux et barbare dont un faux enseignement l’avait encombré.

Cependant les vacances prirent fin. La villa fermée, l’on s’en revint à la rue Wilbrod. Nellie et Virginia ne retournèrent plus à Loretta Abbey. Leur mère avait décidé de les garder auprès d’elle pour les confier à une institutrice privée. Cette décision de Maud, tour à fait inattendue, intrigua beaucoup Lantagnac qui n’osa pourtant s’y opposer. Wolfred, qui se destinait au droit, au lieu de prendre la route de Toronto, partit pour l’Université française de Montréal, à la grande et joyeuse surprise de son père. Mais Wolfred, le personnage mystérieux qui ne se livrait jamais, désabusa sur-le-champ une joie qu’il estimait trop hâtive.

– Si je vais à Montréal, eut-il soin de préciser, c’est tout naturel ! Je retrouverai là mes camarades du Loyola ; puis, destiné à pratiquer à Ottawa, mon intérêt le plus élémentaire me commande de devenir bilingue.

Quant à William il avait accepté, d’assez mauvaise grâce, sur les vives instances de son père, de prendre le chemin de l’Université française de la capitale. Mais au bout de trois semaines, le collégien têtu déclarait si opiniâtrement la grève de l’étude et du thème, qu’il fallut le renvoyer au Loyola College.

Vrai coup de théâtre, mais non le premier, dans la maison de la rue Wilbrod. Fort attristé de l’indiscipline de William, Lantagnac l’était bien davantage de la conduite de Maud en cette affaire. Les plus graves indices lui donnaient lieu de soupçonner une conspiration entre la mère et le fils. Que se passait-il en l’âme de Maud Fletcher depuis quelque temps ? Son changement d’attitude se faisait indéniable. Comment Lantagnac aurait-il pu oublier, par exemple, cette scène malheureuse du dernier soir des vacances ? La famille était rentrée, ce jour-même, à la maison de la rue Wilbrod. La classe de français allait tout juste commencer. Le professeur venait de prendre place à son fauteuil. Ce soir-là, le dernier avant le départ de Wolfred, il s’était promis d’apporter à sa tâche plus d’âme que jamais, plus d’amour persuasif, pour que l’élan pris en vacances se continuât. Tout à coup Maud, qui se trouvait dans le cercle, affecta de se lever avec vivacité ; à la hâte elle ramassa son tricot, ses ciseaux, ses pelotons de laine et de fil et s’en fût au plus profond du salon, travailler seule. Au cœur de tous, ce fut un choc douloureux. On se sentit au commencement d’un drame. Des regards s’échangèrent entre les enfants : de surprise gênée entre Wolfred et Virginia, d’intelligence à peine déguisée entre Nellie et William. Ce même soir, Nellie et William n’apportèrent à la leçon qu’une attention distraite. Jamais plus Madame de Lantagnac ne reparut à la classe de français.

Que se passait-il en l’âme de Maud Fletcher ? Lantagnac ouvrirait bientôt les yeux à la dure réalité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était quelques jours à peine après le départ de William pour Loyola College. Lantagnac, que la classe de français à jamais close ne retenait plus au salon après dîner, revenait à une ancienne habitude. Son cigare allumé, il avait coiffé une casquette, endossé un paletot et reprenait ses marches d’autrefois sur la véranda. La longue pratique des affaires n’avait pas tué en lui le méditatif. Il aimait beaucoup ces promenades du soir. Elles lui permettaient de s’évader des soucis emprisonneurs de son étude de la rue Elgin, des mille tracas de sa vie harassante. Ces quelques moments de solitude apportaient une détente à son cerveau, une diversion agréable à l’homme de pensée qui aimait remuer autre chose que des chiffres et des articles de code. Ce soir de fin de septembre, Lantagnac éprouvait plus que jamais le besoin de se sentir seul. La petite révolte de William l’avait beaucoup affecté. Il y voyait un échec considérable de ses projets à l’égard de ses enfants.

– Ils sont deux au moins, deux, peut-être trois, martelait-il avec amertume, qui vont m’échapper. Wolfred, il est vrai, s’adonne à l’étude du français ; il s’y est mis passionnément. Mais à quoi bon me faire illusion ? Ce Wolfred n’est en somme qu’un dilettante, un affamé de culture. Quant à Nellie, une enfant d’un entêtement effroyable et que sa mère a totalement reprise, qu’attendre de celle-là ?...

Il en était là de sa mélancolique méditation, lorsque Virginia parut sut la véranda. Il l’avait aperçue, à travers les rideaux, sous le store à demi baissé, qui prenait son manteau et se préparait à sortir. Sa cadette, il le devina, s’en venait marcher avec lui ; il s’en trouvait bien aise. En ces derniers temps, Virginia lui était devenue une véritable confidente ; avec elle, il pouvait ouvrir son cœur entièrement.

– Acceptez-vous une compagne, mon papa ? Je n’aime pas vous voir seul, lui dit-elle avec une gronderie affectueuse. Il me semble que vous broyez du noir.

– Tu es toujours la bienvenue, tu le sais, ma Virginia, répondit-il, lui offrant le bras.

Puis, évitant de répondre à la réflexion de son enfant :

– Voyons, où en es-tu de tes études de français ? Raconte-moi cela.

– Oh ! mais cela va très bien, le mieux du monde, commença tout de suite Virginia, avec l’élan, la chaleur qu’elle mettait en tous ses discours. Vous l’ai-je dit ? Je n’ai plus seulement un maître de français, j’ai aussi une maîtresse. Il me fallait bien employer à quelque chose l’argent que vous me donnez si généreusement pour mes menues dépenses.

Et comme son père esquissait un geste de désapprobation :

– Ne me blâmez pas ; je suis allée l’autre jour au couvent de la rue Rideau. Une de mes amies françaises, car j’en ai maintenant, m’avait dit : « Allez voir Sœur Sainte-Anastasie ; c’est plus qu’une bonne religieuse, c’est une femme patriote et qui sait admirablement sa langue. » Je me rendis donc au couvent ; je vis Mère Sainte-Anastasie ; et c’est convenu : deux fois par semaine j’irai prendre ma leçon. Voyez-vous, mon papa, continua la jeune fille, baissant un peu la voix, je me suis trouvée l’autre jour dans une réunion de jeunes Canadiennes françaises. Le croiriez-vous ? Beaucoup ne parlaient qu’anglais. Cela m’a fait mal au cœur. Je me suis dit qu’une petite de Lantagnac se devait de faire autre chose. Ai-je tort ?

Lantagnac pressa contre le sien le bras de la noble enfant. Avec une surprise joyeuse il venait de constater qu’elle lui avait parlé, cette fois, dans un français presque irréprochable.

– Ah ! ma petite Virginia, s’écria-t-il, tu es bien, toi, la fille de ta race. Tu te plais donc beaucoup à l’étude du français ?

– C’est une passion, mon père ; et j’apprends vite, allez. C’est étrange : le français me revient comme une langue que j’aurais déjà sue. Mère Sainte-Anastasie me dit que je suis une petite intuitive, que je n’ai qu’à lire en moi-même pour tout apprendre.

– Ne t’enseigne-t-elle que du français, Mère Sainte-Anastasie ?

– Elle m’enseigne aussi l’histoire du Canada français. C’est moi qui l’en ai priée. Savez-vous que j’achève Ferland, que j’ai lu Faillon, que je lirai aussi Garneau ? Oh ! les beaux volumes ! Vous savez si j’aime les histoires de chevalerie. Je retrouve là mes chansons de geste les plus belles. Les guerres iroquoises, l’exploit de Dollard, de Madeleine de Verchères, la découverte du Mississipi, celle de l’Ouest, les randonnées de nos chevaliers à la baie d’Hudson, les actes de nos martyrs, c’est de l’épopée toute pure, n’est-il pas vrai ? De la grande épopée chevaleresque, avec de la matière chrétienne et en quel cadre ! Il y a mieux ! ces lectures me ramènent aussi je ne sais quel souvenir, quelle résurrection d’une vieille âme héréditaire. Vous souvenez-vous de ce soir où, ici-même, vous me disiez : « Ma Virginia, il n’y a pas seulement quatre générations de Lantagnac qui te réclament ; il y aussi la longue lignée des aïeules de France, puis celle des aïeules de la Nouvelle-France, toutes les femmes héroïques qui on fait notre famille. » Non, mon père, cette voix des aïeux et des aïeules, cet appel de la race n’est pas une chimère. Je l’entends nettement en moi, à mesure que j’apprends leur histoire...

Ici la jeune fille fit une pause. Elle appuya sa tête sur l’épaule de son père et pour dire avec l’accent de la plus forte conviction :

– Non, je ne me trompe pas. Je me sens toute changée. C’est bien, comme vous me l’aviez dit, mon papa : à mesure que je me refrancise, je pense plus clair et je sens plus finement.

Lantagnac écoutait son enfant, sans l’interrompre, jetant seulement sur elle un regard attendri quand, au bout de la véranda, la lumière de l’intérieur leur projetait un de ses rayons. Il considérait alors avec fierté la belle enfant brune, tout en ardeur et en lyrisme, fine et vibrante créature dont les joues se coloraient quand le cœur devenait chaud.

– Tu es donc tout à fait heureuse, ma chérie ?

Et, brusquement, pour se soulager d’un remords qui parfois l’assaillait, il risqua :

– Tu ne m’en veux point de t’avoir reprise à ta première éducation ?

– Vous en vouloir ? Oh ! comment le pourrais-je ? répondit vivement Virginia. Heureuse ? c’est autre chose...

L’enfant baissa la voix ; puis dissimulant mal un chagrin secret :

– Heureuse, je le serais, s’il n’y avait notre mère...

– Que veux-tu dire, Virginia ? fit anxieusement Lantagnac.

– Il y a, mon père, vous n’avez pu manquer de vous en apercevoir, il y a que notre mère est malheureuse, très malheureuse depuis quelque temps. Si elle n’a pas voulu nous laisser partir pour Loretta Abbey, c’est qu’elle se sentait seule, affreusement seule dans sa maison, nous a-t-elle dit.

– Seule dans sa maison ? Et comment cela ? fit Lantagnac qui s’arrêta de marcher.

– Demandez à Nellie ; c’est la confidente de maman ; peut-être vous en dira-t-elle davantage. Avec moi elle se sent mal à l’aise, vous ne savez combien. Elle m’évite le plus possible. Mais je sais que souvent elle pleure.

– Et depuis quand ces malheurs et ces larmes ? demanda Lantagnac, toujours plus anxieux.

– Depuis que nous faisons du français. C’est elle, vous le savez encore, sans doute, qui a détourné William de l’Université d’Ottawa. Un matin qu’au déjeuner j’exhortais notre collégien à demeurer près de nous, maman a pris subitement la parole :

– C’est votre droit, William, de continuer vos études en anglais, comme c’est le droit de Virginia, je suppose, de prendre deux leçons privées de français au lieu d’une.

– Elle savait donc, ma fille, que tu allais à la rue Rideau ?

–Non, mais je l’avais dit à William.

À ce moment Virginia, qui commençait à prendre froid, demanda la permission de rentrer. Lantagnac continua de marcher seul. Ce qu’il venait d’entendre l’avait bouleversé. Ces confidences de Virginia ne lui découvraient pas, à vrai dire, l’état d’âme de Maud ; il le soupçonnait en partie, sans pourtant y attacher ce caractère de gravité.

– Ainsi, se disait-il, elle a bel et bien soutenu William dans sa révolte ; elle l’y a poussé ; elle est allée jusque-là !

Sur le pavé de la véranda, les premières feuilles d’automne arrachées par le vent glissaient l’une après l’autre. Elles passaient, avec le léger crissement d’un papier froissé, l’envol d’une chose fanée et funèbre. Et Lantagnac se demandait, navré, pourquoi, ce soir-là, le même vent d’automne lui mettait au cœur un bruissement de feuilles mortes. Une profonde inquiétude l’envahissait. En était-ce fini de tout son rêve ? Allait-il avorter ?

– Peut-être, s’accusait-il, ai-je manqué de diplomatie ? Sans doute eût-il fallu patienter, aller plus lentement, ne pas tant compter sur l’enthousiasme du début... ?

Dans son ardeur première, en homme d’action ambitieux d’aller vite, non, vraiment, il n’avait guère ménagé les étapes. C’est par caisses entières, il se souvenait, que les livres français étaient venus des librairies de Montréal. Chaque enfant possédait maintenant sa petite bibliothèque. Virginia et Wolfred en découpaient à peine quelques pages. Aux revues et aux magazines du salon de lecture, il avait également ajouté les meilleures revues françaises et québécoises, lesquelles obtenaient les mêmes égards et les mêmes froideurs que les volumes. Jusqu’où n’était pas allé son zèle de converti ? Toujours pour fortifier à son foyer l’atmosphère nouvelle, Lantagnac avait voulu substituer çà et là, dans les diverses pièces de sa maison, aux images et aux gravures, toutes hélas ! dans le goût américain ou anglo-saxon, des reproductions des meilleures œuvres de l’école classique française. Il y avait même mêlé quelques sujets de peinture canadienne. Dans la chambre de Wolfred, un Dollard sonnant la dernière charge de Delfosse remplaçait, depuis quelque temps, un George Washington en grand uniforme de général. Dans la chambre de Virginia une bonne copie de la Jeanne d’Arc d’Ingres avait pris la place d’un vague sujet de Reynolds. Dans le couloir menant au grand salon, un Louis-Hippolyte La Fontaine s’était mis dans le cadre doré d’un lord Monck et un Louis-joseph Papineau dans celui de lord Durham.

– Sans doute, c’était trop et trop vite ! ne cessait de se reprocher Lantagnac. Et il continuait de battre sa coulpe :

– Non, je n’ai pas su, je n’ai pas su. Qu’ai-je fait, en somme, pour préparer Maud à la transition ? Que n’ai-je pas fait plutôt pour la lui rendre déconcertante, presque impossible ? En rompant avec les miens, dès avant mon mariage, en renonçant, ici-même, à toutes mes relations françaises, ne l’ai-je pas rejetée fatalement vers les siens, livrée sans défense à l’esprit anglo-saxon ? Puis, pourquoi me le cacher ? J’ai été heureux avec mademoiselle Fletcher, mais d’un bonheur qui connut vite ses frontières. On aura beau dire : la disparité de race entre époux limite l’intimité. Si l’on veut que les âmes se mêlent, se reflètent vraiment l’une à l’autre, il faut que d’abord existent entre elles des affinités spirituelles parfaites, des façons identiques, connaturelles de penser et de sentir. Ne le sais-je pas trop ? À cause de nos diversités, en toute une partie de ma vie intérieure, je suis resté impénétrable, isolé. Il en fut de même, sans doute, pour Maud. La mère, chez elle, dut consoler l’épouse. Je lui abandonnai l’éducation de mes enfants ; elle-même, elle seule choisit le collège pour mes fils, le couvent pour mes filles. Mais alors il est arrivé ce qui devait arriver. Maud entendit posséder plus pleinement ce que je lui abandonnais. Ses enfants furent le tout de sa vie. Et faut-il m’étonner maintenant, si après qu’elle a régné en ce domaine, en maîtresse omnipotente et si longtemps, elle s’étonne à son tour, elle souffre même de mes interventions soudaines ?... Oui, reprenait Lantagnac, pour la centième fois, oui, dans la conduite de Maud il n’y a rien que de naturel, rien que d’inévitable. Mais s’il y avait autre chose ? Si, outre la surprise et le chagrin d’une dépossession, s’ajoutait, comme chez moi, la reprise de l’instinct de race ?...

C’est à ce moment de son analyse que Lantagnac retraitait brusquement. Ses réflexions repartaient par une autre route, tant il avait peur, en s’engageant dans cette voie, d’aboutir à un abîme. Sa pensée s’en allait donc, haletante, puis revenait sur elle-même, comme si le chemin, en se faisant plus long, eût pu changer d’issue.

L’abîme, il lui fallut bien, malgré qu’il en eut, l’envisager bientôt, avec son vertige. Un soir Lantagnac veillait seul avec Maud. Depuis une heure au moins Virginia et Nellie avaient gagné leur chambre. Entre les deux époux, la conversation languissait. À peine un mot par ci par là, une réflexion restée souvent sans réponse, rompait la monotonie du lent tic-tac de la grande horloge normande au coin du salon. Chacun tenait un livre à la main ; mais les yeux des deux erraient bien au delà des pages. Lantagnac se risqua à rompre ce demi-silence qui lui pesait :

– Êtes-vous souffrante, Maud, que vous ne parlez point ?

La tête de Maud se pencha plus profondément sur son livre. Soudain, sa poitrine se souleva dans une convulsion trop longtemps comprimée ; elle éclata en sanglots.

Lantagnac s’était levé.

– Mais, qu’y a-t-il donc, ma pauvre enfant ?

Maud ferma précipitamment son livre.

– Il y a, mon ami, répondit-elle, en entrecoupant ses mots d’effusions de larmes, il y a que vous regrettez votre mariage et que notre bonheur est fini...

Lantagnac n’eut pas le temps de répondre. Maud gravissait en toute hâte l’escalier du salon, laissant seul son mari, acculé, cette fois, sans retour possible, à la réalité poignante.

Pour de bon, le pauvre mari comprit, à cette heure, que sa vie accédait à la tragédie. Pendant qu’il restait là, dans cet isolement du grand salon qui le glaçait, une vision très nette traversa son esprit. Il aperçut, dans sa propre existence, ce que lui avait durement révélé son expérience du tribunal, en particulier celle des cours d’assises : l’implacable retentissement d’une faute à travers une vie humaine, l’enchaînement fatal des expiations. Il est des existences, il le savait, qu’une seule erreur a faussées, entièrement désaxées. Cette erreur, Lantagnac n’en doutait plus : il l’avait commise lui-même, vingt-trois ans passés ; et c’en étaient les dures répercussions qui commençaient de l’atteindre.

Cette scène de Maud, les réflexions douloureuses qui la suivirent, ralentirent de beaucoup l’ardeur du converti. Ce ne fut d’abord qu’une lassitude contre laquelle il se défendit. Mais peu à peu une tentation, un découragement se précisa et envahit tout le champ de sa conscience. Maintenant qu’il pouvait poser, à côté des pertes certaines et affreuses, les gains seulement probables de son effort, cela valait-il la peine de tant risquer ? À quoi bon vraiment ? De ses contacts plus intimes avec ses enfants n’avait-il pas recueilli d’assez troublantes révélations ?

– Quelle était donc, s’était-il demandé souvent, l’étrangeté de ces cerveaux d’adolescents ?

Lantagnac n’avait suivi que de loin l’éducation de ses fils et de ses filles. Chez eux il connaissait le fond, les qualités du tempérament ; peu ou point la forme de l’esprit. Leurs succès l’ayant toujours rassuré sur leur dose d’intelligence, il s’était abstenu de pousser plus loin son enquête. Et maintenant voici qu’il découvrait, chez deux surtout de ses élèves, il ne savait trop quelle imprécision maladive, quel désordre de la pensée, quelle incohérence de la personnalité intellectuelle : une sorte d’impuissance à suivre jusqu’au bout un raisonnement droit, à concentrer des impressions diverses, des idées légèrement complexes autour d’un point central. Il y avait en eux comme deux âmes, deux esprits en lutte et qui dominaient tour à tour. Fait étrange, ce dualisme mental se manifestait surtout en William et en Nellie, les deux en qui s’affichait dominant le type bien caractérisé de la race des Fletcher. Tandis que Wolfred et Virginia accusaient presque exclusivement des traits de race française : les traits fins et bronzés des Lantagnac, l’équilibre de la conformation physique ; en revanche l’aînée des filles et le cadet des fils, tous deux de chevelure et de teint blonds, plutôt élancés, quelque peu filiformes, reproduisaient une ressemblance frappante avec leur mère.

– Une fois de plus les formes intérieures de la vie, les modalités de l’âme auraient donc façonné, sculpté l’enveloppe charnelle, se disait le pauvre père.

Dans le temps, Lantagnac s’en souvenait, sa découverte sur la complexion mentale de ses enfants l’avait atterré. Involontairement il s’était rappelé un mot de Barrès : « Le sang des races reste identique à travers les siècles ! » Et le malheureux père se surprenait à ruminer souvent cette pénible réflexion :

– Mais il serait donc vrai le désordre cérébral, le dédoublement psychologique des races mêlées !

Il se rappelait aussi une parole terrible du Père Fabien, un jour que tous deux discutaient le problème des mariages mixtes :

– Qui sait, avait dit le Père, avec une franchise plutôt rude, qui sait si notre ancienne noblesse canadienne n’a pas dû sa déchéance au mélange des sangs qu’elle a trop facilement accepté, trop souvent recherché ? Certes, un psychologue eût trouvé le plus vif intérêt à observer leurs descendants. Ne vous paraît-il pas, mon ami, qu’il y a quelque chose de trouble, de follement anarchique, dans le passé de ces vieilles familles ? Comment expliquez-vous le délire, le vertige avec lequel trop souvent les rejetons de ces nobles se sont jetés dans le déshonneur et dans la ruine ?

Ce jour-là, Lantagnac, fortement impressionné par l’accent énergique du religieux, par la vérité implacable qui jaillissait de sa parole, n’avait pu trouver un seul mot à répondre. Du reste, le Père Fabien lui avait glissé dans sa poche un petit volume en lui disant :

– Vous savez, je ne gobe pas plus qu’il ne faut ce docteur Le Bon. Mais un de ces jours, Lantagnac, quand vous aurez une minute à vous, lisez attentivement, je vous prie, les pages dont le coin est replié. Pour une fois, je crois que le pernicieux docteur a parlé d’or. Il n’a fait, du reste, que résumer les conclusions actu elles de l’ethnologie.

Ces pages qu’il avait lues dans le temps et qui l’avaient laissé si amèrement songeur, il veut les relire, maintenant que ses propres observations lui en révèlent la pénible vérité. Un soir donc, Lantagnac prend dans sa bibliothèque le minuscule volume du Dr Gustave Le Bon qui a pour titre : Lois psychologiques de l’évolution des peuples, et il lit aux pages 59, 60, 61, ces passages marquées au crayon rouge :

« Les croisements peuvent être un élément de progrès entre des races supérieures assez voisines telles que les Anglais et les Allemands d’Amérique. Ils constituent toujours un élément de dégénérescence quand ces races, même supérieures, sont trop différentes. »

« Croiser deux peuples, c’est changer du même coup aussi bien leur constitution physique que leur constitution mentale. Les caractères ainsi restent au début très flottants et très faibles. Il faut toujours de longues accumulations héréditaires pour les fixer. Le premier effet des croisements entre des races différentes est de détruire l’âme de ces races, c’est-à-dire cet ensemble d’idées et de sentiments communs qui font la force des peuples et sans lesquels il n’y a ni nation ni patrie... C’est donc avec raison que tous les peuples arrivés à un haut degré de civilisation ont soigneusement évité de se mêler à des étrangers. »

Lantagnac referma le livre. Longtemps, dans son fauteuil, près de sa lampe, il resta rêveur, à peser avec amertume les responsabilités de son mariage, les engouements de sa jeunesse qui l’avaient préparé.

– Ce sera là, se disait-il, la grande erreur de ma vie. Et cette erreur est irréparable.

Ces réflexions sans issue, survenant après tant d’incidents pénibles, auront raison, il le craint, de ses résolutions de Saint-Michel.

– À quoi bon ? se redit-il toujours, à quoi bon tant risquer pour une œuvre qui doit fatalement avorter ? Ils sont deux, peut-être trois, qui jamais ne pourront devenir français. Je le vois maintenant : il y a des unités humaines qui ne se défont plus. Par l’éducation que ces enfants ont reçue, par la langue qu’ils ont exclusivement parlée, par le déterminisme de la race qui pèse sur eux, une sorte de discipline fatale a fixé à jamais leurs façons de penser et de sentir, leurs façons de concevoir les problèmes fondamentaux de la vie ; une loi rigide a modelé impitoyablement les formes de leur esprit.

La tentation ne s’arrête pas là. Lantagnac se met à douter de sa propre conversion. Ses beaux souvenirs, ses émotions de Saint-Michel s’évanouissent peu à peu, comme ferait l’arôme d’une fleur coupée de ses racines et qui achèverait rapidement dans l’eau d’une amphore sa vie artificielle. À chaque fin de semaine, tout a conspiré pour lui faire manquer sa visite au Père Fabien. L’atmosphère qu’il respire constamment à son étude, au bureau, dans les clubs, sur les terrains de golf, dans les salons où il en reste encore à ses anciennes relations, tout lui fait de sa nouvelle vie un accident plutôt qu’une habitude. Parfois même, sous le poids plus lourd de l’indolence qui reprend possession de lui, il lui arrive de se dire désespérément :

– Non, c’est inutile, je n’en sortirai jamais. Je porte en mes veines, comme un poison impossible à éliminer, tout le narcotique qui a endormi ma génération.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était vers la fin de novembre, vers cinq heures de l’après-midi, à la sortie des bureaux. Un vent froid qui soufflait en rafales balayait devant lui la première neige. L’air était plein de la chute infinie des petits flocons, charriés, emportés pêle-mêle. La neige s’en allait devant elle, très vite, comme un immense essaim d’abeilles blanches ; puis, sous le vent, elle déviait soudain, tournait sur elle-même en tourbillons, tel un large ruban de tulle léger que la rafale eût tordu. Elle était molle et trempée d’eau. Des enfants dans la rue la saluaient avec joie. Quelques-uns couraient, la bouche ouverte, pour happer la manne humide ; d’autres la ramassaient par terre, la tapotaient, la moulaient dans leurs mains en forme de grenades ; et les blancs projectiles volaient d’un trottoir à l’autre.

Les employés des bureaux, surpris par la tempête, se hâtaient vers leur tramway, frileusement renfrognés dans le col de leur paletot, une toison blanche dans le dos. Au coin des rues Elgin et Sparks, un grand rassemblement s’était fait devant un placard de journal. Pressés les uns contre les autres, les passants lisaient la nouvelle du jour. Les petits vendeurs de journaux agitaient à la main le Citizen, le Journal, le Droit. À tue-tête, ils criaient la large manchette que les feuilles de la capitale iraient, ce soir ou demain, afficher par tout le pays : Grave incident dans la question scolaire. Démission du Sénateur Landry de la présidence du Sénat.

Lantagnac, dont l’étude se trouvait à deux portes, s’arrêta, lui aussi, devant le placard. La commotion l’ébranla jusqu’au plus profond de son être.

– Déjà ! se dit-il.

Il réfléchit un instant et il ajouta :

– Si Landry s’est résolu à cette détermination suprême, c’est donc que des évènements graves se préparent.

L’on allait vivre, en effet, un nouvel épisode dramatique de la bataille engagée dans l’Ontario, depuis l’édiction du fameux Règlement XVII. Chacun se rappelle au Canada les principales prescriptions de ce Règlement. Le législateur s’était proposé pour but véritable, but hypocritement caché derrière les considérations préliminaires, l’élimination graduelle de l’enseignement en langue française dans les écoles bilingues de la province ontarienne. Le français n’y devenait la langue de l’enseignement que de façon transitoire : le temps de permettre aux petits Canadiens français leur initiation à la langue anglaise. Quant à l’enseignement du français lui-même (grammaire, dictée, composition, etc.), la loi le limitait à une heure par jour, non pour chaque classe d’écoliers, mais pour chaque école. Encore l’usage de ce maigre privilège demeurait-il subordonné à la condescendance d’un inspecteur protestant, qui ne pouvait l’autoriser, au surplus, que dans les seules écoles bilingues fondées avant l’édiction du Règlement.

Ce soir-là, au lieu de sauter dans le tramway, Lantagnac prit le chemin du pont interprovincial. Il se rendait à Hull chez le Père Fabien. Un frisson mêlé de honte et de fierté secouait ses nerfs. L’acte héroïque du sénateur le faisait rougir de ses tiédeurs et de ses lâchetés.

– En voici un, réfléchissait-il, qui n’a pas dû trouver que des approbations autour de lui, parmi les membres de sa famille, parmi ses amis politiques. Mais voilà ! il n’a pris conseil que de sa conscience et des intérêts de sa cause.

Lantagnac songeait à ce vieillard de soixante-dix ans qui jetait ainsi à la face de ses chefs le titre honorifique par lequel ils espéraient le tenir. Le sénateur se délestait des honneurs pour rester fidèle à l’honneur.

– Quel coup cinglant à la face des politiciens ! Quel réconfort pour ceux qui luttent ! monologuait l’avocat. Et comme il y a longtemps que notre scène politique n’a vu pareil geste.

Déjà, devant lui, se dressait la résidence en pierre grise des Oblats. Par bonheur le Père Fabien se trouvait chez lui. Ii dit même à son visiteur :

– Je vous attendais.

Le religieux disait vrai. La veille, au moment de rendre publique sa démission, le sénateur était passé chez le Père :

– Nous avons besoin d’hommes, avait-il dit en appuyant fortement. Il nous faut Lantagnac. Si vous avez quelque influence sur lui, Père Fabien, c’est le temps d’en user. Moi, je l’ai vu ; j’ai fait ce que j’ai pu ; il hésite.

– Je l’attends ces jours-ci, avait répondu l’Oblat ; il y a plutôt longtemps qu’il n’est venu. S’il a quelque grave décision à prendre, il viendra.

Quand donc ils furent assis l’un en face de l’autre, que le Père eut taquiné quelque peu l’avocat devenu avare de visites, que Lantagnac se fut défendu sur ses occupations plus nombreuses, la guigne qui lui était tombée dessus, invariablement, chaque fois qu’il avait projeté une course à Hull :

– Eh bien, dit le Père, vous avez lu la grande nouvelle et c’est elle qui vous amène ?

– C’est, comme vous dites parfois : l’occasion, non pas la cause.

– N’est-ce pas que le geste de Landry est beau ? Disons mieux : est superbe ? reprit le Père Fabien dont le buste se redressa, pour humer, semblait-il, un peu d’air héroïque.

– Superbe ! dit l’avocat, sans emphase, avec une nette simplicité.

Puis interrogeant à son tour :

– Mais que se passe-t-il donc ? Le sénateur est trop franc, trop noble, pour faire du théâtre. S’il a recours à ce grand moyen, serait-ce donc que les grands moyens s’imposent ?

– En effet, c’est l’heure des grands moyens.

Et il ouvrit gravement l’un de ses tiroirs et tendit à Lantagnac un document marqué au coin : Strictement secret ; puis il continua :

– Vous pouvez lire.

Lantagnac lut. Le document révélait l’intervention de hauts personnages ecclésiastiques dans la bataille ontarienne. Dans un mémoire rédigé le 15 août 1910, – pièce que Lantagnac lisait en ce moment – ces personnages se disaient « alarmés » pour l’avenir du système scolaire catholique, en Ontario, « à cause de l’agitation dont le point culminant a été le congrès des Canadiens français tenu à Ottawa en janvier 1910 ». Après cette singulière déformation des faits, ces mêmes se livraient à une démarche non moins singulière : ils déléguaient l’un d’eux auprès de sir James Whitney, premier ministre de l’Ontario, pour lui faire part « de leur entière opposition » aux vœux des congressistes canadiens-français d’Ottawa en matière d’éducation.

Lantagnac remit le document au Père :

– Je comprends, dit-il simplement.

L’avocat était de ceux qui, dans les débuts, avaient cru quelque peu surfaite la gravité de la persécution ontarienne. Le document lui révélait, d’une façon décisive, l’existence d’une hostilité qui doublait les périls pour ses compatriotes. Le Père Fabien reprit la parole :

– Cette hostilité, mon ami, il y a longtemps que nous la devinions, que nous la redoutions. Ce document, qu’une main sûre nous a remis, nous apporte enfin la preuve authentique, irrécusable. Comprenez-vous maintenant que la situation soit grave ? Contre nous ne s’aligne pas seulement l’élément orangiste, mais ces autres qui ont signé cette pièce.

Le religieux eut un haussement d’épaules qui disait sa suprême tristesse.

– Ainsi engagée la lutte devient dangereuse et douloureuse. Nous avons besoin de chefs à poigne ferme mais prudente. Coûte que coûte, il nous faut sauver l’école française et catholique de l’Ontario ; et coûte que coûte il nous faut sauver autant que possible le prestige d’une grande autorité. Mais alors, mon ami, voyez-vous, pour les bons fils de l’Église que sont nos compatriotes, le caractère tragique que prend la bataille ?

– Je le vois, dit Lantagnac, et je comprends pourquoi le sénateur s’y donne jusqu’au bout.

– Il y a aussi les persécutés à soutenir, continuait le religieux. Et je sais que le sénateur a songé à eux. La bataille dure déjà depuis six ans ; elle a été rude pour ce peuple qui dormait. Pour qu’il garde son courage, il lui faut des exemples de courage. Il y a aussi l’opinion publique qu’il faut tenir en éveil ; il y aura peut-être, d’ici quelque temps, de grands sacrifices, je vous en préviens, Lantagnac, de durs sacrifices que devront consentir quelques-uns des nôtres, ceux qui sont des chefs ou peuvent l’être. Si Landry se sacrifie, c’est, je suppose, qu’il veut avoir le droit de demander le sacrifice.

Ici le Père Fabien, l’homme des décisions promptes, carrées, prit son ton nerveux, autoritaire :

– Lantagnac, vous me rendrez cette justice : je ne m’occupe point de politique, cette misère ; mais je me mêle volontiers d’action française, surtout lorsque la question française est, en même temps, une question religieuse. Je vais donc droit au but : vous avez vu Landry ? Que vous inspire cet homme et puis-je savoir ce que vous avez décidé ?

– J’ai vu le sénateur, commença Lantagnac, de son ton mesuré et calme ; c’est l’homme comme je l’aime : un homme qui a une droiture dans le regard et dans l’esprit. Point de pose, point de phrases. Par-dessus tout, une belle intelligence, fine, débrouillée, élevée, au sommet d’un grand caractère. Bref, un homme qui inspire la sécurité et comme nous avions perdu l’habitude d’en voir.

Alors, courant droit à la question du Père Fabien qu’il voyait venir, il ajouta :

– Le sénateur m’a fait une proposition plutôt grave. Une élection partielle aura lieu prochainement dans le comté de Russell ; il veut que je pose ana candidature. Le prochain acte de la question scolaire pourrait fort bien, paraît-il, se jouer au parlement fédéral. Le sénateur m’a fait l’honneur de me demander mes services.

– Et vous avez accepté ?

– Pas encore, répondit Lantagnac, du même ton toujours calme. Est-ce pusillanimité de ma part ? J’ai peur des conséquences d’un tel acte, peur du retentissement qu’il peut avoir à mon foyer. Vous me comprenez, je pense ?

– Lantagnac, reprit le Père quelque peu solennel, nous ne vous demandons qu’une chose : accomplir votre devoir. Mettre d’accord avec vos convictions récentes, votre conduire, comme vous y presse, plus que ma parole, je le sais, votre loyauté de gentilhomme.

L’homme d’action n’abdiquait jamais chez l’oblat. Une volonté impatiente, impérieuse le poussait toujours vers les réalisations immédiates. Il entreprit sur-le-champ de tracer à l’avocat un programme de vie publique. Pour l’oblat, l’acceptation de Lantagnac ne faisait point de doute, non plus que son élection. Les obstacles ? Le Père, de son geste, les écartait d’avance. En une large synthèse, il résuma, pour le bénéfice de son auditeur, les luttes de race depuis la conquête ; il s’attarda surtout sur les conflits scolaires depuis la Confédération. Il écarta tous les nuages, toutes les équivoques, il fonça droit sur ce qu’il appelait « la pensée de fond des persécuteurs » ; il la mit à nu et conclut sur le ton véhément :

– Reste aveugle qui voudra. Mais la vérité, Lantagnac, la vérité sensible, visible, tangible, la vérité que l’évidence nous jette crûment à l’esprit, c’est, dans ce pays, une volonté implacable de nous éliminer comme nationalité. Qu’importe que la guerre se fasse par escarmouches, si les escarmouches atteignent les fins d’une grande bataille ? Je vous le dis : nous éliminer comme peuple, c’est le but. À quoi tendent les entraves sans nombre à l’enseignement du français, dans toutes les provinces où nous sommes la minorité ? Elles tendent à cette fin ou elles ne tendent à rien. Où nous mènent les lésineries du gouvernement fédéral à l’égard de la langue française ? Pourquoi tous ces accrocs faits sans relâche à l’article 133 de la constitution qui proclame pourtant l’égalité juridique et politique des deux langues ? À qui en veut-on, je le répète ? Quelle fin ambitionnent d’atteindre les francophobes, si ce n’est nous arracher, d’abdication en abdication, notre démission totale et finale ? Car enfin si un peuple se permettait, sur les frontières de son voisin, de ces raids incessants, que dirait-on de sa tactique ? On dirait, et à bon droit, qu’il veut la guerre puis la conquête.

Le Père Fabien s’arrêta un moment, en une pose de défi, comme s’il eut eu à parer un adversaire. Puis, d’une voix encore plus tranchante :

– Ici, dans l’Ontario, on nous oblige à jouer une partie suprême. C’est la plus grave de nos questions scolaires. Ni dans le Manitoba, ni dans l’Ouest la lutte ne revêtit pareille importance. Il y va ici du sort d’un quart de million de Canadiens français. L’Ontario est le premier contrefort du Québec ; il l’est par la géographie et par la puissance de son groupe. Si nous, des marches ontariennes, perdons cet engagement, je vous le dis, Lantagnac, je ne vois plus que nous puissions gagner l’ultime bataille. Eh bien ! voyez-vous, où réside, à l’heure où je vous parle, le poste des hommes de cœur ? Le voyez-vous ? Promettez-moi seulement d’y bien réfléchir.

– C’est déjà commencé, dit l’avocat qui avait suivi le discours du Père Fabien, en proie à une vive agitation.

Il se leva pour prendre congé :

– Croyez bien, mon Père, voulut-il ajouter d’une voix qui tremblait un peu, croyez-bien, que je ne reculerai devant aucun sacrifice légitime pour accomplir mon devoir.

« Aucun sacrifice légitime » ! À dessein, sans doute, il avait mis l’accent sur l’adjectif « légitime ».

Depuis le soir de son entretien avec Virginia, depuis cet autre surtout où Maud lui a dit, au milieu d’une crise de larmes : « Il y a que notre bonheur est fini », Lantagnac a vécu bien peu de jours de vrai repos. Il n’ignorait point le caractère absolu de Maud, facilement porté aux décisions extrêmes. Il savait quels conseils elle recueillerait dans son milieu mondain et anglais, au foyer même des Fletcher. À partir de ce moment, il s’était promis d’être prudent. Sur le coup, il avait projeté de s’expliquer franchement avec sa femme. Puis, la peur l’avait pris de provoquer entre elle et lui des paroles irréparables ; il avait ajourné, remis indéfiniment. Et voilà que, de jour en jour, il s’était senti intimidé, retenu par une sorte de pudeur puritaine dont s’enveloppent trop souvent les choses d’intimité dans les ménages anglo-saxons. Situation qui néanmoins, il le sentait, ne pouvait durer. Ajourner une difficulté n’est pas la résoudre. Et, ce soir de novembre, pendant qu’il se hâtait vers la rue Wilbrod, Jules de Lantagnac retournait dans son esprit le même problème obsédant :

– C’est demain, demain, que j’ai promis de donner ma réponse à Landry. Il faudra donc que je m’en ouvre à Maud, que je lui fasse accepter mes raisons. Et si elle les rejette ? Si elle me défend la candidature ? Si elle profère des menaces ?

Il rentra chez lui à l’heure du souper. Un des beaux-frères de Maud, William Duffin, avocat au barreau d’Ottawa, se trouvait, ce soir-là, à la maison. Il prit place à table, aux côtés de sa belle-sœur, en face de Lantagnac. Duffin, qui aimait causer et qui causait beaucoup, et que Lantagnac taquinait parfois sans pitié, préférait, selon son dire, voir venir les coups par la ligne droite, plutôt que par la ligne oblique.

William Duffin atteignait alors la cinquantaine. Fils d’un émigré irlandais venu au Canada à l’époque du typhus, Duffin était né à Saint-Michel de Bellechasse où son père, forgeron de son métier, avait résidé longtemps. Le curé s’était vivement intéressé au jeune William qui faisait voir une vive intelligence. Il l’avait envoyé au collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière. Devenu avocat, le jeune Irlandais se créa rapidement, à Montréal, une large clientèle. Très mêlé, dès lors, à la société anglaise, il y courtisa une sœur de Maud non convertie. Son mariage le fit émigrer vers Ottawa. Dans sa nouvelle famille et son nouveau milieu, Duffin, de caractère fort plastique et très arriviste, fit bientôt bon marché du reste de ses sympathies françaises. Ses enfants, qui étaient baptisés, fréquentaient l’école publique ; lui-même ne gardait plus qu’une ombre de sa foi. Le malheureux Irlandais souffrait au plus haut point du « slave mind » qui l’avait jeté, dès les premiers contacts, dans le servage de l’Anglo-saxon, le dominateur séculaire de sa race. Autant Lantagnac avait éprouvé parfois de la sympathie pour son beau-frère, dans le temps où lui-même communiait à la mystique anglo-saxonne ; autant, depuis la chute de son illusion, prenait-il en pitié le pauvre assimilé.

La conversation s’engagea tout d’abord sur les banalités du jour. On parla de la première neige, de sa venue inopinée. Virginia raconta que la poudrerie l’avait surprise en ville, sans fourrures, sans couvre-chaussures.

– Hélas ! mon enfant, la neige, moi, je l’attends toujours ; elle tombe l’été comme l’hiver sur ma tête, gémit Duffin, agitant avec une mélancolie comique sa haute chevelure blanche.

– L’étonnant, mon cher beau-frère, observa Lantagnac, attaquant une côtelette, c’est qu’elle reste, cette neige, sur une tête effervescente comme la vôtre.

– Mon Dieu, il pousse au moins quelque chose sur ce cratère, riposta l’Irlandais, visant la calvitie envahissante du maître de la table.

– Quelque chose ? rétorqua celui-ci ; oui, une fumée légère !...

– Mais avez-vous aperçu, reprenait Virginia, ces attroupements autour du placard, au coin des rues Elgin et Sparks ? Ou je me trompe fort ou cette démission du sénateur Landry va faire causer beaucoup, ce soir, dans Ottawa.

– Un incident malheureux, tout à fait malheureux ! déclara sur-le-champ Duffin, subitement mis en mauvaise humeur. Si le sénateur n’était un si digne homme, je dirais : encore un coup de tête !

Madame de Lantagnac leva les yeux vers son mari ; leurs regards se rencontrèrent, gênés, et s’évitèrent aussitôt. Lantagnac regarda son beau-frère. Celui-ci, les yeux bien au fond de son assiette, s’occupait à manger tout en poussant volontiers le débat. Virginia, seule, pour le moment, lui tenait tête.

– Vous avez une singulière façon, mon oncle, d’apprécier le courage. Moi, je crois à la sincérité qui se prouve par des sacrifices.

– Oh ! il y a aussi la galerie, mon enfant, répondit un peu durement Duffin ; il y a la galerie et les applaudissements que les bons acteurs connaissent, et dont ils se grisent. C’est un sport comme un autre. On démissionne aussi pour se faire applaudir.

Lantagnac pâlit un peu.

– Pardonnez, mon oncle, reprenait encore Virginia, c’est un sport moins couru que le golf et auquel ne s’adonnent d’habitude que les hommes de cœur.

Amateur passionné du golf, Duffin se sentit piqué. Son esprit de disputeur le poussa-t-il, ce soir-là, à foncer tout droit dans le débat, pour le plaisir d’exciter Lantagnac ? Ou bien, au courant des nouvelles convictions de son beau-frère, voulut-il en sonder la solidité, forcer le néophyte à arborer ses couleurs ? Ou bien encore le rusé Irlandais joua-t-il la première manche d’une partie qu’il se réservait de gagner plus tard ? Duffin fronça profondément les sourcils, se rejeta les épaules en arrière, d’un mouvement brusque, décidé à l’attaque, et repartit, à demi violent, s’adressant toujours à Virginia, mais parlant en réalité à son beau-frère :

– Voulez-vous que je vous dise, ma fille ? Il y en a beaucoup à Ottawa, et je suis de ceux-là, qui en ont assez de cette agitation scolaire. Depuis quelques semaines nous ne comptons plus les héros. On nous en façonne à la douzaine, à la cinquantaine ; on nous en fait avec des bambins et des bambines de huit et de dix ans.

– Eh ? qui donc ici oblige les enfants à l’héroïsme ? sursauta la jeune fille.

Duffin feignit de ne pas entendre. Il continua :

– Parce que dans une petite école d’une concession de Renfrew ou de Prescott, il prend fantaisie à une institutrice quelconque, poussée, du reste, par quelques meneurs, de vider ses classes à l’arrivée de l’inspecteur du gouvernement, et que les bambins défilent en chantant l’hymne national, ou, au besoin, pour faire la grève de l’école, saurent par les fenêtres, c’est entendu : le lendemain, les gazettes s’emplissent de ces hauts faits et nous proclament la naissance de quarante ou de cinquante héros nouveaux. N’est-ce pas ridicule à la fin ?

– Parfaitement. Très agaçant et très ridicule, s’écria Virginia qui s’échauffait à son tour. Seulement, le serait-ce autant, mon cher oncle, si ces petits héros, au lieu d’être des petits Canadiens français de l’Ontario, étaient tout bonnement des petits Anglais de la province de Québec, en guerre, eux aussi, contre un Règlement XVII proscripteur de la langue anglaise ? Ou encore, si vous le préférez, que dirait l’oncle William, si, au lieu d’être les enfants des pauvres habitants de Prescott ou de Renfrew, ces petits grévistes étaient ceux du grand avocat William Duffin, défendant la langue de leur père ?

L’argument surprit un peu l’Irlandais. Il n’osa l’aborder de front. Il se contenta de répliquer :

– S’il s’agissait des enfants de William Duffin, William Duffin commencerait par leur apprendre le respect des lois de leur province. Pour le moment nous sommes dans l’Ontario. L’Ontario est un pays anglais. Que cette marmaille n’apprend-elle la langue du pays ?

Cette riposte plut visiblement à Madame de Lantagnac et à Nellie. Ni l’une ni l’autre ne prenaient part à la discussion. Mais il ne put échapper à Lantagnac que sa femme et sa fille aînée, à chacune des charges de Duffin, réprimaient difficilement leur satisfaction. Lui, il s’était contenu jusqu’ici. À tout prix, il voulait éviter un éclat qui froisserait inutilement sa femme. Pourtant, à mesure que le débat s’avançait, il sentait l’impossibilité de ne pas intervenir, de ne pas se porter au secours de Virginia. Il se serait reproché surtout de ne pas confesser ses convictions, devant son enfant qui y allait avec tant de vaillance. Comme Duffin en revenait encore à la violation de la loi, à l’éducation révolutionnaire ainsi donnée aux petits Franco-Ontariens, Lantagnac n’y tint plus. Avec une parfaite possession de soi-même, qui faisait le plus absolu contraste avec l’emportement de son beau-frère, il dit :

– La loi ! la loi ! Fort bien, mon cher confrère. Mais si nous établissions tout d’abord de quel côté sont vraiment les violateurs de la loi ?

L’intervention subite de Lantagnac n’eut pas l’air de surprendre Duffin. Habitués qu’ils étaient tous deux à croiser le fer, Duffin attendait cette entrée en scène. Il se mit seulement sur une défensive plus prudente. Et c’est d’un ton fort radouci qu’il demanda :

– Mais les violateurs, seraient-ce donc les autorités, les auteurs et les défenseurs de la loi ?

– Et pourquoi pas ? La première loi, si je ne m’abuse, c’est la loi naturelle. Et n’est-ce pas violer la loi naturelle, contre laquelle rien ne prévaut, que d’empêcher un peuple d’apprendre sa langue ? Oh ! je vous entendais tout à l’heure : « L’Ontario est un pays anglais ; qu’ils apprennent la langue de leur pays. » Mais pourquoi ces équivoques ? Qui donc, parmi les miens, refuse d’apprendre la langue anglaise ? N’est-elle pas enseignée partout dans nos écoles et très efficacement, si j’en crois le témoignage de vos propres inspecteurs ? Pourquoi alors cette guerre à mes compatriotes, lorsqu’ils demandent, qu’outre la langue anglaise, on leur laisse apprendre le français, leur langue maternelle et langue officielle de tout le Canada, au même titre que l’autre ? Car voilà bien un autre de vos oublis, mon cher confrère, continua Lantagnac qui s’animait peu à peu : la langue française n’est nulle part étrangère en ce pays. Si je m’en rapporte à l’histoire et au droit, nous sommes ici dans un pays bilingue, bilingue par sa composition ethnique, bilingue par sa charte fédérative. Et il serait temps qu’on s’avisât, une bonne fois, dans votre camp, qu’en 1867 quelque chose s’est passé et que les Canadiens français n’ont pas à demander tous les dix ans la permission de respirer.

– Oh ! vous simplifiez étrangement le débat, mon cher beau-frère, reprit l’autre, railleur. C’est une de vos habitudes de grand avocat. D’où vient, si le problème est si simple, d’où vient que vous avez contre vous, non seulement les fanatiques, les orangistes, mais encore tout l’élément catholique irlandais ? D’où vient ?

– D’où vient ? D’abord je retiens que cette unanimité des vôtres contre nous, c’est vous qui l’affirmez, Duffin. Moi, j’aime mieux compter avec gratitude ceux de vos chefs qui noblement sont accourus à la rescousse des opprimés. Si après cela l’alliance dont vous parlez existe, eh bien, il reste qu’elle est une énigme et une honte contre un peuple de frères.

– Ah ! oui, reprit Duffin qui s’enflamma de nouveau, ah, oui, je vous vois venir. Mais, allez-y donc. Le typhus ! la Grosse-Île, n’est-ce pas ? Nos prêtres, nos religieuses martyrs pour secourir les pauvres émigrés, nos habitants recueillant partout les orphelins de l’Irlande ! Allez-y donc, mon cher. Il y a si longtemps qu’on ne l’a pas entendue cette litanie !

– Pardon, interrompit Lantagnac qui cessa de manger, stupéfait et triste ; pardon ; je ne me proposais nullement, mon ami, de vous rappeler ces souvenirs. C’est un argument, du reste, dont mes compatriotes, quoi que vous en disiez, n’ont pas l’habitude d’abuser. « Peuple de frères », Duffin, voulait seulement dire dans ma bouche : peuple catholique. Car enfin nous avons la même foi. Et si vos chefs avaient à se plaindre de nous, avaient à se plaindre de nos écoles, pourquoi ne pas traiter avec nos chefs à nous ? Pourquoi cette alliance avec les pires ennemis du catholicisme pour écraser une minorité de Français catholiques ? Ou je me trompe fort, ou ce sera demain le grand scandale de l’histoire.

Duffin ne répondit point. Lantagnac continua, visiblement ému, d’une voix qui, malgré lui, s’était élevée peu à peu jusqu’à l’ampleur oratoire :

– Vous raillez nos héros ? Vous avez tort. Je dis, moi, comme Virginia : ces enfants qui font la grève devant l’inspecteur pour défendre la langue de leurs mères, ne sont pas moins admirables que les petits Irlandais de la vieille Irlande, Duffin, qui bravent toutes les punitions pour apprendre le gaélique ; pas moins admirables que les petits Celtes du pays de Galles qui se laissent frapper plutôt que de cesser de parler le Gallois. Et pourquoi donc ce qui s’appelle de l’autre côté des mers, héroïsme, s’appellerait-il ici comédie ?

Duffin branla la tête, dédaigneusement sceptique.

– Ne prenez pas de ces airs, dit Lantagnac sévèrement. Quand un jour s’écrira l’histoire de la persécution ontarienne, ces petits enfants dont vous parlez avec mépris, ces enfants des concessions de Renfrew et de Prescott et ceux de Green Valley, et ceux d’Ottawa, et ceux de Windsor, et ceux de Ford City et ceux du Nouvel-Ontario apparaîtront aussi nobles, aussi grands que les petits Polonais du duché de Posen et vos inspecteurs et vos ministres de l’éducation aussi méprisables que des Prussiens.

– Mais enfin, où voulez-vous en venir ? demanda le beau-frère qui évitait toujours de répondre directement, À quoi prétendent aboutir ces luttes stériles et ces vaines paroles ?

– À quoi ? s’écria Lantagnac ; à la victoire complète de mes compatriotes, à moins que ce ne soit à l’écroulement de la confédération canadienne.

– Oh ! si peu que cela, railla Duffin.

– Mais si. Et c’est où les persécuteurs ontariens manquent étrangement de la plus élémentaire clairvoyance. Qu’ils le sachent : on ne joue pas impunément avec les luttes de races dans un pays. Toute justice blessée prend sa revanche qui souvent est formidable. On ne fait pas impunément des victimes. Vous, fils de l’Irlande, devriez le savoir mieux que personne. Il vient un temps où les esprits droits, les hommes justes, fatigués d’entendre parler d’oppression, plus fatigués d’en voir le spectacle, se soulèvent unanimement, créent ce qu’on appelle l’opinion publique et obligent les persécuteurs à rentrer sous terre. Ou bien la persécution croit triompher. Mais elle triomphe en se ruinant elle-même. L’injustice une fois entrée dans les mœurs et devenue la loi des esprits, c’est la ruine de l’autorité, par le mépris : autant dire des premières assises de l’État. Prenez-en ma parole, Duffin ; nous l’emporterons dans l’Ontario, ou les persécuteurs ruineront la confédération.

Lantagnac avait prononcé ces dernières paroles avec énergie et solennité. Il se demandait quelle serait enfin la réponse de son beau-frère. À vrai dire, il croyait l’avoir singulièrement troublé dans ses convictions. À bout de répliques, l’Irlandais ne trouvait plus qu’à railler ou à gambader. Mais l’illusion de Lantagnac fut de courte durée. Tout à coup il vit la figure de Duffin s’empourprer ; ses yeux s’enflammèrent ; sa voix, voix sourde que l’accent d’une haine à peine cachée rendait tragique, proféra lentement cette menace :

– Eh bien, non ! il ne sera pas dit que les Frenchies de l’Ontario ou du Québec mèneront tout à leur guise dans ce pays. Qu’ils y prennent garde ! S’ils continuent, moi qui vous parle, je vous en avertis : je me jetterai dans la lutte et je ne serai pas seul.

Devant cette riposte imprévue, Lantagnac sentit tout son sang lui monter à la face. Son cœur battait plus fort. Une résolution subite raidit sa volonté. Relevant le défi :

– À votre aise, Monsieur ; si vous y allez, dans la lutte, vous m’y trouverez. On attend un candidat dans Russell ; ce candidat, j’ai bien l’honneur de vous l’annoncer : ce sera Jules de Lantagnac.

Lantagnac avait parlé, les yeux rivés sur ceux de Duffin. Quand il eut fini, et qu’il regarda autour de la table, il s’aperçut que Maud avait pâli, au point de se trouver presque mal. Nellie, pâle, elle aussi, roulait fiévreusement sa serviette. Virginia triomphait intérieurement, mais par égard pour sa mère et sa sœur dont le changement de figure ne lui avait pas échappé, gardait le silence. Quant à Duffin, il semblait que la honte l’eût pris de ce mouvement de violence qu’il n’avait pas su réprimer. Sur le ton tout à fait désarmé, d’une voix presque négligée, il répondit à son beau-frère :

– Grand bien vous fasse, mon cher ; vous ferez assurément un beau député.

– J’en accepte l’augure, lui avait répliqué Lantagnac, déjà calme et froid.

Puis, se levant de table, il avait ajouté avec une grâce parfaite :

– En attendant la guerre, mon cher William, usons bien de la paix. Vous êtes venu pour votre partie d’échecs ? Maud va jouer avec vous ; vous ne perdrez rien à l’échange. Quant à moi, j’ai un vaste dossier à parcourir d’ici quelques heures, quelques lettres aussi, très urgentes, qu’il me faut expédier. Vous me pardonnez ?...

– Mais, sans doute, sans doute, ricana aimablement Duffin ; qui ne connaît les soucis d’un candidat ?

Et l’on entra au salon.

C’était une vaste pièce où s’étalait, sous les riches lumières, l’opulence un peu lourde d’une élégance hâtivement apprise. Lantagnac, qui avait toujours laissé à Maud l’arrangement de sa maison, s’en flattait de moins en moins. Depuis que tout le ramenait vers l’ordonnance française, il regardait, avec un déplaisir croissant, l’entassement de ces meubles et de ces bibelots dépareillés où des consoles, des fauteuils de vieux style s’appariaient plutôt péniblement à des poufs, à des bergères modernes et d’un goût fort douteux, le tout entre des tentures et des laques de couleurs trop sombres.

Quelques instants plus tard, chacun se trouvait à son poste. Au centre, les deux joueurs penchés silencieusement sur leur échiquier se laissaient absorber par leurs combinaisons. Duffin qui ne pensait plus guère au débat de tout à l’heure, les mains appuyées au bord de la table, le buste penché, suivait fébrilement les manœuvres de Maud. Celle-ci, encore pâle, jouait serré, pour dériver vers cet effort, la tension aiguë de ses nerfs. Nellie, son tricot à la main, suivait distraitement le jeu de sa mère. Lantagnac, installé dans un coin du salon, près d’un petit cabinet, écrivait. C’est là que, depuis quelque temps, il aimait expédier ses travaux urgents, à demi mêlé à la vie de sa famille. Virginia était venue s’asseoir près de lui et lisait, sous la lampe de son père, La Barrière de René Bazin.

Lantagnac rédigea d’abord une lettre très courte, qu’il relut soigneusement. D’une main ferme il la signa, la fit voir un instant à Virginia qui sourit en jetant sur son père un regard de rayonnante fierté. Puis, de sa haute et droite écriture, il adressa le document : À l’honorable sénateur Joseph Landry, le Sénat, Ottawa, et sonna un domestique :

– Tenez, appuya-t-il, par messager spécial, et n’oubliez pas.

Alors, adossé à son fauteuil, un énorme dossier à la main, lentement il en déroula les pages, pendant que sa pensée errait parfois bien loin de son étude. C’était ce même soir, à dix heures précises, que le sénateur attendait sa réponse. Sa décision maintenant prise, sa lettre d’acceptation écrite et envoyée, Lantagnac se sentait singulièrement soulagé.

– Le Père Fabien et le sénateur seront contents de moi, se disait-il.

Pourtant les suites de son acte ne pouvaient laisser de l’inquiéter quelque peu. Malgré lui, ses yeux se reportaient souvent vers celle qui, là, en face de lui, jouait aux échecs, dans un silence où se révélait fortement un grand trouble intérieur. Maud lui offrait, sous la lampe du centre, les lignes nettes de son profil ; elle lui apparaissait, sous sa chevelure blonde, dans sa beauté sobre et toujours jeune. Si la ligne trop droite du front, les lèvres trop tirées et trop minces mettaient à cette figure un dur accent d’opiniâtreté, en revanche les cils trop baissés et trop mobiles trahissaient promptement la moindre tristesse. Lantagnac considéra Maud dans son émoi trop visible. Homme de cœur, il comprit, à ce moment, comme il se mettrait à l’aimer et d’un amour plus fort, si elle devenait vraiment malheureuse. Mais, ce soir-là, une énigme retenait fortement son esprit et c’était l’explosion violente et si étrange de Duffin pendant le souper. Quelle matière inflammable avait donc échauffé l’âme de l’Irlandais ? Comment expliquer cette saillie impétueuse de la part d’un homme qui d’habitude se possédait si merveilleusement, qui avait plutôt la souplesse du félin ? Et Lantagnac observait de nouveau son beau-frère, toujours penché sur l’échiquier, n’articulant que de rares paroles. Le profil de Duffin, où il y avait du grand oiseau de proie, se détachait également en lignes nettes, sous son panache blanc. Lantagnac connaissait, pour l’avoir rencontré souvent, dans son monde, ce type d’Irlandais anglicisé.

– Ils ont bien tous, se disait-il, ces intempérances de néophytes. En quoi, du reste, ils ne font qu’un avec nos Canadiens de même sorte.

Lantagnac s’était vu lui-même, à certains jours, trop près de cette disposition d’esprit, pour que la laideur lui en eût échappé. Souvent, depuis sa conversion, il avait médité sur la psychologie des « assimilés ».

– Quelle douloureuse déchéance humaine ! se disait-il.

Soit désir de se faire pardonner leur très fraîche adhésion aux doctrines des assimilateurs, soit haine naturelle contre ceux de leur race dont la fidélité leur est un insupportable reproche, tous ces malheureux, il l’avait observé, se reconnaissent à un trait commun qui est leur zèle amer et farouche pour la cause de leurs nouveaux maîtres. Lantagnac en est même à se demander si le destin suprême des grandes races impériales n’est pas de traîner à leurs chars ces cohortes d’asservis volontaires, ces passionnés de leurs chaînes. Juste en face de lui, sur le mur du salon, une longue gravure vers laquelle il vient de lever les yeux, souligne, en ce moment même, par son attristant symbole, la réflexion de l’avocat. Il regarde ce bas-relief romain où se déploie l’ascension d’un imperator au Capitole. Tableau familier mais qui, ce soir, lui livre un sens nouveau, avec ces longues files de musiciens mercenaires, vaincus d’hier marchant au pas rythmé, et qui soufflent dans leurs longues trompettes l’hosanna du triomphateur.

Lantagnac, nous l’avons dit, n’était jamais allé jusqu’au mépris de sa race. Son esprit trop noble avait ignoré le prosélytisme à base de haine. Lorsqu’il remontait à la genèse de sa conversion patriotique, il ne pouvait se le cacher : ses premiers dégoûts lui étaient venus des discours humiliés et des attitudes trop serves de quelques Irlandais et de quelques Canadiens anglicisés.

Pourtant si la psychologie de l’assimilé donnait raison des propos violents de Duffin, elle n’expliquait point la menace de l’Irlandais de se jeter en pleine lutte. Lantagnac voyait malaisément son beau-frère, orateur à voix de fausset, qu’un courant d’air rendait aphone, se livrant aux combats de la vie publique, se prodiguant dans les assemblées. Mais alors quelle sorte de lutte voudrait-il faire ? se demandait toujours Lantagnac. Au fait, réfléchit-il, la bataille scolaire ne se livre guère au grand jour, du côté de nos ennemis. Puis, là-dessus, il se rappela le crédit considérable dont jouissait Duffin en certains milieux anglophones de la capitale. Dans les clubs, dans les salons haut panachés, Duffin, grand faiseur de « jokes », tenait le rôle d’un arbitre du bel esprit. Or Lantagnac le savait : les Canadiens français pouvaient tout appréhender de ce beau monde doré.

– Il faudra donc, conclut-il, avoir les yeux bien ouverts de ce côté.

Pour le moment, il en avait assez des inquiétudes que lui causait l’état d’âme de sa femme. Comment celle-ci voudrait-elle accepter sa candidature, et, après la candidature, sa qualité, son rôle de député ? Du coup les évènements allaient porter l’avocat au premier rang parmi les chefs de l’irrédentisme français. N’était-ce pas pour lui l’entraînement définitif vers un monde d’idées et de sentiments auquel Maud paraissait répugner de plus en plus ? Par quelles raisons parvenir à la tranquilliser, à sauver le peu qui leur restait à tous deux de la paix de leur foyer ? Lantagnac le sentait, il n’avait déjà que trop tardé. Il ne pouvait différer plus longuement de parler à sa femme.

– Je me dois, se disait-il, je me dois de m’expliquer avec Maud. Je devrai le faire au plus tard demain soir. Après-demain c’est le départ pour mon comté d’où je ne reviendrai que l’élection finie.

Cette explication, il n’eut pas à la provoquer. Le lendemain, les journaux de la capitale annonçaient en première page, sur manchettes voyantes, la candidature de Jules de Lantagnac dans le comté de Russell. L’entrée en politique du grand avocat créait, cela va de soi, une vive commotion. On ne manquait pas de rattacher cette candidature indépendante à la démission du sénateur Landry ; on y apercevait le dessein de la minorité ontarienne de fortifier son état-major, de frapper peut-être quelque grand coup ; et les commentaires allaient leur train.

Nulle part la stupeur ne fut aussi vive que dans la famille Fletcher. Le père de Maud, comptable au ministère des finances, vieux fonctionnaire de carrière, successeur lui-même de son père au même poste, n’en put croire ses yeux, l’après-midi, en ouvrant The Journal. De Lantagnac, son gendre, candidat indépendant, et dans le comté français de Russell ! Pour le coup le brave vieillard se sentit défaillir sur son rond-de-cuir presque centenaire. Ce Lantagnac, au fond il l’estimait. Pour le vieux Davis Fletcher, c’était presque un grand homme que son gendre. Doué de talent, de fortune, si franchement rallié à la « race supérieure », le mari de Maud pourrait devenir sénateur, peut-être ministre... ! Il n’aurait qu’à choisir. Mais alors quelles grasses sinécures pour les petits fonctionnaires en herbe de la descendance Fletcher ! Et quel beau jour, pour le père Davis, si, dans son vénérable fauteuil de comptable, venait s’asseoir, pour y perpétuer la dynastie familiale, quelqu’un de ses petits-fils ! Rêve vénérable et doux dont le vieillard, par les jours sombres et humides du printemps et de l’automne, aimait à réchauffer son cœur vieillissant et ses rhumatismes goutteux. Dans la famille Fletcher, à la vérité, on trouvait bien un peu étranges, depuis quelques temps, les allures du gendre. L’entrée de William à l’Université d’Ottawa avait causé une stupéfaction, presque un scandale. Par bonheur le bon sens de Lantagnac avait vite repris le dessus ; et l’enfant était retourné au Loyola College. Mais que le grand avocat finît par s’occuper de cette misérable question scolaire et par porter aux Frenchies de l’Ontario l’appui de sa parole et de son prestige, n’était-ce pas la dernière chose à laquelle on pût s’attendre ?

– Ho ? shocking, ho ! very bad ! ne cessait de larmoyer, cet après-midi-là, le vieux Davis Fletcher.

Tout à fait éploré et minable, il allait, montrant à ceux de son bureau les manchettes du journal ; et, pendant qu’il courait de l’un à l’autre, de son pas trotte-menu, son visage de parchemin fané n’en paraissait que plus terne et plus gris.

Sur la sensibilité du vieillard agissaient à la fois, pour exaspérer sa peine et sa colère, les deux passions formidables de l’Anglo-Saxon : l’intérêt matériel et l’orgueil de race. Quand il rentra chez lui, vers les cinq heures, la scène recommença. Maud était là, étant venue prendre conseil. On passa vite contre Lantagnac, aux blâmes violents, aux anathèmes sans rémission. Maud risqua d’abord, contre son propre sentiment, une timide défense de son mari ; puis ne dit plus mot quand la conduite de Jules lui fut représentée comme un défi à la famille Fletcher, à son loyalisme, comme un mépris des sentiments les plus intimes, les plus délicats de sa femme. Le vieux Fletcher ne gardait plus même de mesure ; il en était aux outrages ; et tous les vieux clichés du fanatisme francophobe y passaient.

Le vieux Davis alla plus outre : Maud devait user de toute son influence pour faire retirer la candidature de Russell. Au besoin, elle devait recourir aux suprêmes menaces. Qu’était-ce qu’une union conjugale où le mari et la femme se divisaient sur des questions essentielles ?

– Si tu as du cœur, ma fille, avait osé dire le vieux Davis, tu arrêteras, et tu sais comment, ce scandale qui nous ruine tous.

Maud allait-elle obéir à l’impérieuse injonction ? Oserait-elle prononcer sitôt le mot décisif ? La pauvre femme se sentait, depuis quelques jours, en proie aux sentiments les plus tumultueux. Au premier abord, ce coup de foudre qui détruisait sans merci sa sécurité, son insouciance heureuse, l’avait désemparée. D’où venait ce vent de malheur qui, après vingt-trois ans, flétrissait le charme inaltéré de sa vie, comme le vent glacé d’automne décolore, en une nuit, la feuille encore verte ? Mais après les colères, les objurgations de son père, et, sous l’influence de ses propres chagrins trop longtemps nourris, elle sent maintenant qu’une âpre passion raidit sa volonté, exacerbe ses sentiments. Et cette passion, elle ne se méprend pas : c’est bien, par un mouvement de représailles naturel, l’esprit de race qui la dresse en arrêt pour la défense de ses enfants.

Ce même soir, lorsque Virginia et Nellie furent entrées en leurs chambres, Lantagnac s’apprêtait à entamer son explication. Maud l’avait devancé. Il la vit, The Journal à la main, approcher son fauteuil tout près du sien. Elle était pâle, avait les lèvres contractées.

– Jules, commença-t-elle, d’une voix qui chevrotait un peu, est-elle bien authentique et bien définitive cette nouvelle ?

Elle étala devant lui The Journal.

– Oui, dit-il, s’efforçant d’être calme. J’ai donné ma réponse hier soir ; je pars demain pour mon comté.

– Mon ami, reprit Maud encore plus attristée, n’aurais-je pu m’attendre d’être consultée sur une si grave affaire ?

– Il n’en a pas tenu à moi, ma pauvre Maud, répondit Jules, que le chagrin de sa femme peinait sincèrement. Hier, vous le savez, William était ici ; il nous a pris notre soirée. Puis vous vous rappelez notre discussion à table. Vous me connaissez, Maud ; je crois avoir la générosité susceptible du gentilhomme ; on ne la provoque pas impunément. Je vous confesse loyalement la vérité : hier soir, j’hésitais encore, beaucoup même à poser ma candidature. Devant la déclaration de guerre de Duffin à mes compatriotes, j’aurais cru manquer à l’honneur de mon sang si je n’avais relevé le défi avec éclat.

Ces dernières paroles firent remonter un peu de rougeur dans la figure de Madame. Son mari venait de la ramener à la réalité douloureuse, à ce changement d’état d’âme qui les séparait irrévocablement. La voix de Maud se raffermit ; ses yeux, ses lèvres prirent un air de défi. Et Lantagnac comprit qu’à l’assaut de la tendresse, allait succéder le choc d’autres sentiments, la dangereuse passion de ce drame intime qui les jetait un peu plus chaque jour l’un contre l’autre. C’est donc d’une voix sèche que Maud répliqua :

– J’ai connu un temps, Jules, où le souci de vos compatriotes ne vous trouvait pas si chatouilleux.

– Rendez-moi justice, Maud, riposta Lantagnac, avec une vivacité à peine dissimulée ; j’ai eu pitié des miens ; je n’en ai jamais eu le mépris.

– Non, reprit Maud, toujours vexée ; mais vous parliez alors volontiers d’une race supérieure qui n’était pas la vôtre.

– Oh ! pour cela, je vous le concède ; il y a quelque chose de changé dans mon esprit.

– Je le savais ; vous n’êtes plus le même depuis votre fameux voyage à Saint-Michel. Et votre femme a ce tort maintenant, à vos yeux, d’appartenir à la race inférieure.

Lantagnac eut un léger mouvement d’impatience.

– Maud, mon amie, reprit-il très suppliant, voulez-vous que nous causions sur un autre ton ? À quoi bon chercher à nous blesser aux parties les plus sensibles du cœur, quand, en réalité, vous le savez bien, je n’ai pas changé pour vous ?

– Soyez franc, Jules, répondit-elle froidement, presque provocatrice ; le sang qui coule dans les veines de Maud Fletcher n’a pu déchoir, descendre au second rang dans votre estime, sans que votre femme aussi y ait baissé.

– Que me parlez-vous de race supérieure et de race inférieure ? Je crois encore à la supériorité de la vôtre ; en plus je crois aussi à la supériorité de la mienne ; mais je les crois différentes, voilà tout. Si vous me demandez à laquelle des deux vont mes préférences, respectez mon sentiment, Maud, comme je respecte le vôtre.

Madame de Lantagnac haussa les épaules :

– Comme vous respectez le mien, dites-vous ? Comment puis-je croire à ce respect, quand vous avez décidé que mes enfants seraient français ?

Maud se croisa les bras, dans l’attente de la réponse, sachant bien qu’elle venait de jeter à son mari le mot décisif, celui qui résumait entre eux toute la situation. Et comme Lantagnac continuait de la regarder, sa figure reflétant, malgré lui, une indicible souffrance, elle continua :

– Pendant vingt ans, vous vous êtes reposé sur moi, sur moi seule, de l’éducation de ces enfants. Dites, ai-je manqué à mon devoir, pour que tout à coup vous veniez me les prendre ?

– Vous les prendre ! s’écria-t-il. Est-ce donc vous les prendre que de me réserver en eux la part qui me revient ? Encore une fois, Maud, ma bonne amie, laissons-là ce ton qui est trop nouveau pour nous. Vous savez bien que je n’ai pas commis la chose grave que vous me reprochez. Vous êtes toujours la mère bien-aimée de mes enfants. Mais enfin ces enfants sont, par leur père, de descendance française ? Maud, je ne vous le cacherai point : je veux qu’aucun de mes fils, aucune de mes filles ne me reproche plus tard le crime le plus grand qu’un père puisse commettre contre ses enfants, après leur avoir pris leur foi : les arracher à leurs aïeux.

Madame de Lantagnac parut un peu déconcertée. Elle retrouvait là l’accent d’une volonté qu’elle savait aussi froide qu’inflexible. Son orgueil trop fortement secoué la poussait aux excès. Elle se donna le rôle de tous ceux qui, ne trouvant plus à raisonner, n’ont plus que l’issue d’aggraver leur tort. D’une voix plus sèche, plus cassante toujours, elle continua :

– Je vous entends, monsieur de Lantagnac, je vous entends. Vous prenez l’âme, le cœur, l’esprit de mes enfants ; le reste, s’il y en a, vous me l’abandonnez. Et cela, vous le faites délibérément, en me broyant le cœur, ce qui pour vous, sans doute, est peu de chose. Mais vous le faites aussi au prix de l’accord entre nos enfants, ce qui est tuer la paix de notre foyer.

Lantagnac fit un effort suprême sur lui-même. À cette minute, il sentit qu’un mot, qu’un geste pouvait faire sombrer tout le bonheur de sa vie, les assises mêmes de sa maison. Du ton le plus contenu, le plus attristé, il répondit, le front appuyé dans la main :

– Maud, vous vous reprocherez un jour la dureté de vos paroles et l’injustice qu’involontairement, je veux le croire, vous commettez contre moi. Qui donc, parmi mes enfants, ai-je violenté ? Qui a été contraint par moi d’apprendre le français ? William a voulu retourner au Loyola ; il y est. Wolfred est allé à l’Université française de Montréal ; Dieu m’est témoin qu’il y est allé de son propre mouvement. Nellie veut en rester à son éducation anglaise ; est-elle moins mon enfant et l’en ai-je moins aimée ? Virginia enfin se conforme librement, elle aussi, à mes désirs ; elle sera la plus française de la famille. Eh bien, moi qui connais son cœur, je lui rends ce témoignage : elle n’aime pas sa mère, sa sœur, ses frères plus que les autres, peut-être, mais personne ne les aime plus qu’elle ne le fait. Non, Maud, on ne se diminue pas en redevenant soi-même, en reconstruisant en soi sa vieille âme naturelle, héréditaire. Ce que j’ai fait, j’avais espéré le pouvoir faire sans vous causer un seul chagrin.

À ce mot Madame de Lantagnac fut debout. Elle crut tenir l’arme victorieuse :

– Si vous êtes sincère, Jules, vous ne voudrez pas me causer un autre chagrin. Dites-moi que vous renoncez à cette candidature ?

Elle resta là, le journal à la main, la figure haletante, prête à toute violence, si, de la bouche de son mari, sortait un refus. Lantagnac la regarda un instant, dans cette attitude qui l’effraya. Il passa la main sur son front, pour faire un appel suprême aux mots, à la phrase qui sauverait tout. D’une voix étreinte il répondit.

– Maud, m’aimeriez-vous encore si je me déshonorais ?

Cette réplique ne désarma point la malheureuse.

– Ainsi, accentua-t-elle, vous refusez ?

– Maud, reprit encore Lantagnac, accablé, demandez-moi toute autre preuve d’affection, mais point celle-là. Y avez-vous songé, mon amie ? Me retirer de la lutte, à l’heure où les miens ont tant à souffrir, à l’heure où les petites gens acceptent pour leur cause de si héroïques sacrifices ? Non, je ne puis ; je ne puis, entendez-moi, opérer cette retraite, sans manquer à tous mes devoirs de gentilhomme. Pour me justifier, vous le savez bien, je ne mettrais devant le public que les motifs qui sont les vrais. Et ce serait le déshonneur, pour vous comme pour moi. Non, Maud, je vous en prie, pas cela.

Elle était toujours debout, dans la même attitude provocante. D’une voix qui se fit sourde, où passait une colère ramassée, elle ajouta :

– Et vous avez bien pesé ce qui peut advenir à votre foyer ? Et vous en prenez la responsabilité ?

Lantagnac se leva à son tour. Il prit dans les siennes les mains de sa femme :

– Maud, Maud, je vous en supplie, encore une fois, ne prononcez pas ici des mots irréparables.

Elle se dégagea brusquement. Hautaine, à pas pressés, sans tourner la tête, elle monta chez elle, par le grand escalier.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lantagnac fut élu député de Russell, sans subir l’épreuve du scrutin. Tous les candidats s’effacèrent devant le redoutable concurrent. Quand il rentra chez lui, huit jours plus tard, l’attitude de Maud eut de quoi le surprendre agréablement. Il s’attendait à une bouderie, à une scène, voire à quelque chose de pire. Maud se montra d’une correction parfaite. Elle se garda bien de féliciter le nouvel élu. Elle parut même goûter assez peu la joie expansive de Virginia qui sauta au cou de son père et le tint longuement embrassé. Mais enfin elle demeura dans la correction et Lantagnac s’en trouva charmé. Maud avait senti autour d’elle qu’une rupture si prompte serait maladroite. Le vieux Davis Fletcher s’était vite replié vers une autre combinaison où le vénérable rond-de-cuir retrouvait son essentielle sérénité. Acculé à l’inévitable, l’instinct pratique du fonctionnaire avait cherché le moyen de s’en accommoder. Le vieillard s’était dit :

– Lantagnac a du talent ; il en a même beaucoup. Indépendant, il fera peur au ministère qui fera tout pour se l’attacher. En somme il perd pour mieux gagner, pour gagner plus vite. L’indépendance et le talent ne sont-ce pas les grands chemins qui mènent aux honneurs ? Cela se voit souvent.

Ainsi avait parlé à sa fille Maud, le père Davis Fletcher. Il avait ajouté :

– Au surplus, Lantagnac est député au parlement fédéral. La question française, tu sais, c’est à Toronto qu’elle se discute, pas ici. En définitive, que fera ton mari pour ceux de sa race ? Il présidera de petites réunions, des congrès peut-être : autant de choses inoffensives. Du reste, tous ses amis, tout son monde est encore parmi les nôtres. Ce milieu-là l’empêchera toujours de faire des sottises. Non, ma fille, il faut se garder de rien brusquer. Le temps arrange bien des choses. Et si ce Lantagnac devenait puissant, entrait dans le cabinet... Peut-on savoir ? Ma succession serait assurée à quelqu’un des nôtres, à ton fils William, peut-être.

Maud avait promis de patienter et d’être prudente. Au fond, les paroles de son père ne l’avaient qu’à demi rassurée. Sa clairvoyance de femme lui faisait tout craindre de la sincérité trop absolue de Jules. Cet esprit tout de logique et de loyauté n’irait-il pas jusqu’au bout de ses convictions ? Et qui arrêterait la volonté de l’homme sur la route où l’aurait engagé un devoir clair ?

Dans les premiers temps le député de Russell parut confirmer, au moins partiellement, les prévisions du vieux Fletcher. Lantagnac avait compris que l’autorité, dans les milieux parlementaires comme ailleurs, ne se confère qu’à la compétence. Rudement il s’était remis au travail. Il étudiait tout pour pouvoir parler de tout. Il se familiarisait avec les questions de finance où il avait vite noté l’infériorité de la députation française. Convaincu, en outre, que la puissance intellectuelle tient moins à la superficie des connaissances qu’à la vigueur créatrice de l’esprit, il s’adonnait à de fortes études de culture générale. À ce laïc avide des plus hautes lumières, rien ne faisait peur, ni la philosophie ni même la théologie.

– Encore un peu, lui disait un jour le Père Fabien, en lui remettant un volume des commentaires du R. P. Pègues sur saint Thomas, encore un peu et vous allez emporter toute ma bibliothèque chez vous.

Intelligent, de belle race saine, Lantagnac profitait, comme disait Renan de lui-même, de toute la vie cérébrale économisée par six générations de laboureurs. Ces premiers mois de sa vie parlementaire furent, sans conteste, la période la plus active de la vie du député. L’un des plus assidus aux séances de la Chambre, de temps à autre, quand il se sentait maître d’un sujet, il prenait la parole. Dans cette atmosphère si différente de celle du tribunal, il s’exerçait à prendre le diapason, à ajuster sa voix. Dès les premiers jours, il conquit l’oreille des ministres. Aux premiers bancs de la droite, les têtes se faisaient plus attentives quand résonnait sa parole toujours claire, toujours nourrie, d’une si impeccable distinction. Bientôt cette opinion fut faite, dans les cercles politiques, que le député de Russell n’aurait qu’à le vouloir pour gravir les plus hauts postes.

Malheureusement pour les Fletcher, là s’arrêtèrent les gages que Jules de Lantagnac voulut donner à leurs espérances. En même temps que sa culture intellectuelle, on le vit poursuivre, avec une ardeur non moindre, l’affranchissement de son être moral. Une ambition fébrile poussait ce grand honnête homme à combler ce qu’il appelait « le vide affreux de sa vie ancienne ».

– En somme, s’accusait-il parfois, c’est de vingt ans d’arrérages que je suis comptable aux miens.

Il croyait à une étroite solidarité au sein des races et des familles, au retentissement des fautes comme des bonnes actions à travers les générations. Quand il se rappelait les capitulations des familles nobles canadiennes, au lendemain de la conquête de 1760, la peur le prenait que la fatalité d’une expiation pesât sur sa propre famille. Du reste, il redoutait pour ses enfants le péril de la richesse, le péril de l’anglicisation déjà commencée. Quelle désolante nouvelle n’avait-il pas apprise en ces dernières semaines ? Wolfred et Nellie s’acheminaient manifestement vers le mariage mixte que leur père redoutait. Cette découverte par trop pénible, qu’était venue commenter une récente harangue du Père Fabien, avait vivement troublé Lantagnac.

– Ne dirait-on pas, avait dit le Père, que ce soit là une loi de l’histoire, au sein de toutes les nationalités en lutte pour leur vie, que les classes supérieures trahissent et se tuent à mesure qu’elles se constituent ? Mises en relations plus directes, plus immédiates avec le conquérant ou l’oppresseur, voyez par quelle série de fléchissements elles succombent : l’intérêt leur fait pratiquer l’assiduité des relations sociales avec l’étranger ; puis, au contact des plus riches, elles cèdent peu à peu aux tentations de la vanité. C’est la seconde étape : elles prennent les modes, les titres, les rubans qu’on leur tend en amorce. Puis encore, par orgueil, par absence de foi nationale, elles acceptent les mariages, le mélange des sangs : ce qui est leur déchéance et leur fin. Nul, avait ajouté le religieux, parfois quelque peu sentencieux, nul ne peut porter dans son âme l’idéal de deux races, quand ces deux races s’opposent. Vous vous rappelez ce qui s’est passé autrefois pour notre noblesse. Le même malheur n’est-il pas en train de s’accomplir sous nos yeux, dans la haute bourgeoisie canadienne-française ? Comptez-moi ces arrivistes de la politique ou de la finance qui se tiennent à l’affût des titres et des médailles, prêts à happer n’importe quel « sirage » ; comptez-moi encore ces dames de luxe à qui le titre convoité de « lady » donne d’avance des pâmoisons. Comptez-moi enfin ces péronnelles de clubs et de champs de course qui croient plus chic de parler anglais. Et, dites-moi, Lantagnac, n’est-ce pas parmi ces gens-là que les mariages mixtes sévissent déjà avec fureur, que les trahisons se consomment avec une rapidité effroyable ?

Ces tirades impérieuses du Père Fabien secouaient la volonté de Lantagnac. Lui qui avait coudoyé cette bourgeoisie, ne pouvait qu’admettre, si sévères qu’ils fussent, les anathèmes du religieux. Une conclusion très nette s’imposait alors à son esprit. Voulait-il efficacement protéger, sauver, si c’était possible, ses propres enfants ? Pas une minute à perdre, pas un sacrifice à refuser. Il lui fallait, malgré qu’il en eût, trancher dans le vif de sa vie.

– À quoi bon ? se disait-il alors, à quoi bon franciser mon foyer, si j’y laisse subsister, en entier, le péril des contacts ? Qui sait s’il n’est même un peu tard pour Nellie et Wolfred ?

Sans plus attendre, le converti se mit en devoir d’achever la protection de sa maison. Ce fut vers ce temps qu’il se porta aux résolutions les plus énergiques, les plus coûteuses à sa volonté. Ce fut aussi, à ces heures-là, quand le bruit de telles réactions lui arrivait ou qu’elle croyait les deviner, que Maud se sentait reprise par toutes ses craintes. Elle suivait, avec une sorte de terreur, l’évolution indéfinie où s’acheminait la pensée de son mari. Souvent, au début de cet hiver de 1915, à la vue d’un changement radical en certaines habitudes de Jules, devant son refus fréquent d’accompagner sa femme au milieu de leur ancienne société, devant sa manie de s’enfermer chez lui, pour des besognes toujours urgentes, à ce qu’il disait, souvent Maud accourait tout éplorée chez Nellie. Et c’était, entre la mère et la fille, des confidences pleines de stupeur et de larmes, des plans d’action qui n’aboutissaient point, des tensions d’esprit vers l’avenir qu’on scrutait avec angoisse.

– Mon Dieu ! disait Maud, où cela nous mène-t-il ? Combien de temps, à ce régime, pourrons-nous vivre ensemble ?...

Appréhensions, hélas, que la pauvre femme n’eût pas trouvées trop vives, si elle eût pu lire, à cette époque, le journal intime de son mari. Ouvrons ce journal. Lantagnac qui n’avait rien de l’égotisme romantique, n’y écrivait, qu’à des dates fort éloignées, ses plus durables impressions. Mais ces pages trop rares vont nous dire avec quelle ardeur absolue cette âme de Français entreprit de se libérer de ses anciennes attaches.

15 décembre 1915 : « Le passé se rachète-t-il ? Un remords angoissant m’étreint le cœur. Je songe que, pendant vingt-cinq ans, moi, riche avocat, j’ai donné aux miens le scandale de l’apostasie nationale. En ces heures où les mauvaises tristesses me volent autour des tempes comme une nuée de papillons noirs, je crois voir parfois la lignée des Lantagnac canadiens, toute la théorie des aïeuls défiler devant moi, la figure voilée et triste. Ceux-là, je le sais, ont défendu, malgré leur pauvreté, le grand héritage de l’âme ancestrale, la fidélité à la culture. Et moi, qu’ai-je fait ? qu’ai-je fait ? Le passé se rachète-t-il ? »

« L’autre jour, j’ai longuement médité une définition de la race que j’avais recueillie dans un de mes ouvrages favoris. « La race », c’est « un équilibre durable, éprouvé, de qualités morales et d’habitudes physiques, qu’un apport hétérogène et massif risquerait de rompre. » Pourquoi cette brève formule a-t-elle si longtemps retenu et agité mon esprit ? C’est qu’elle ponctuait pour moi, et de façon aiguë, la responsabilité de ces classes qui, plus que les autres, détruisent « l’équilibre durable » par « l’apport hétérogène ». Depuis ce jour, comme je voudrais crier à nos bourgeois oublieux qui disent peut-être : « Qu’importe à la collectivité un ou deux individus de moins ? », comme je voudrais leur tenir constamment sous les yeux, ainsi qu’un mot d’ordre et un aiguillon de remords, ces pensées trop vraies d’Edmond de Nevers :

Chacun des descendants des 65,000 vaincus de 1760 doit compter pour un... Chaque défection de l’un des nôtres, chaque manifestation d’un esprit qui n’est plus le vieil esprit français, fier, intransigeant, superbe, encourage cette pensée chimérique si ardemment caressée par les pan-saxonistes de notre assimilation future.

« Et moi, pour arrêter le fléchissement dans ma propre famille, pour réparer ma grande faute, ai-je fait tout ce que je devais faire ? Enfin j’aurai pris une résolution pratique. Je ne veux plus qu’à l’avenir un seul de mes compatriotes s’autorise d’un seul de mes mauvais exemples. J’ai pensé également à mes fils, dans l’espérance qu’un jour, peut-être, leurs sentiments guidés par mes sacrifices accompliraient la même courbe que les miens. Et voici ce que je veux écrire dans mon journal, pour m’y tenir irrévocablement : Finies, tout de bon, finies mes assiduités au Country Club ! Finies aussi, pour le printemps prochain, mes parties de golf à Chelsea et à Aylmer ! Cette décision peut paraître une puérilité ; elle me sépare de toutes mes vieilles amitiés, de toutes mes vieilles habitudes, de mes plus chers amusements. C’est la rupture avec un monde. Mais je l’ai décidé ; je m’y tiendrai. »

« Aujourd’hui même ma résolution fut mise à rude épreuve. Le père de Maud, comme la chose arrivait souvent dans le passé, m’avait prié de l’emmener à Chelsea. J’ai dû prononcer mon premier refus. La scène se passa chez lui, dans son petit fumoir, après dîner. À vrai dire, ce fut pénible. Mais après tout mieux valent les situations nettes. »

« – Non, vous n’en êtes pas là ? Vous n’en êtes pas là ? me dit-il, cessant de fumer et franchement atterré.

« – Si, répondis-je ; je me le suis juré à moi-même comme à un homme d’honneur. Vous me comprendrez.

« Le pauvre vieux ne comprenait rien du tout. Il me regarda quelques instants, fixement, avec des yeux où il y avait de l’ahurissement autant que de la tristesse. Il reprit :

« – Lantagnac, est-ce vous qui parlez ainsi ? Un homme comme vous ? qui a votre rôle à tenir ? Vous est-il permis, sans dommage pour les intérêts mêmes que vous défendez, vous est-il permis de rompre totalement avec nos milieux, pour vous jeter dans l’isolement ? Le pouvez-vous ?

« – Rompre totalement ? ai-je rectifié ; non pas, mais je prétends bien que cette société ne doit plus être ma société habituelle ; elle ne le sera plus.

« Il gardait le silence, la tête basse, replongé de nouveau dans une énigme qui l’effarait. J’ai continué :

« – Vous, père Fletcher, qui mettez au-dessus de tout votre foi nationale, vous ne me blâmerez pas. Je sais ce que valent, allez, ces fréquentations de milieux étrangers. Inoffensives, avantageuses même, elles peuvent l’être à celui qui a besoin de bons postes d’observation. Pas à moi qui n’ai plus rien à y apprendre et qui en rapporte, hélas ! une âme douloureusement entamée.

« – Mais votre conversion, fit le vieillard malicieusement, vous a-t-elle rendu si timide, si soucieux... ?

« – Oui, ripostai-je, très soucieux de ma dignité.

« – Mais qu’est-ce donc qui la menace ? Je ne le vois pas, appuya M. Fletcher, visiblement agacé par ce débat. Nous, Anglo-Saxons, nous avons le mépris des faibles ; mais nous respectons les forts.

« – Tout le monde respecte les forts, monsieur Davis, rectifiai-je de nouveau avec un peu de vivacité. Mais aux forts, vous ne donnez que le respect extérieur. Et parfois la dignité ne s’en accommode pas.

« – Que voulez-vous dire ?

« Il me fallut m’ingénier à concilier de mon mieux la franchise et la déférence. Résolu à parler franc, je livrai néanmoins le fond de ma pensée :

« – Le tort de vos compatriotes, père Davis, que j’admire, vous le savez, pour beaucoup de leurs qualités, leur tort, c’est d’avoir commercialisé le stock humain. C’est de ne reconnaître à l’homme, à l’étranger surtout, que la valeur marchande, instrumentale. Pour les Anglo-Saxons c’est ainsi : le stock humain a sa cote à la Bourse comme les autres valeurs industrielles, financières. Et la cote de la Bourse est aussi la cote de leur estime. Me comprenez-vous maintenant ?... Jules de Lantagnac n’est plus l’instrument qui puisse servir. On le respectera, sans doute. Mais il ne sera plus l’ami, le « nice fellow » d’autrefois. On cachera le dédain, mais il y sera. Et cette situation nouvelle, vous ne pouvez trouver mauvais, j’imagine, que le mari de Maud ne s’en accommode point.

« Le père Davis subir l’averse sans broncher. Après un long silence il secoua la cendre de son cigare qui continuait de brûler entre ses doigts ; puis il me jeta sur le ton d’une objection :

« – Et vous parlez ainsi à quelle heure, mon ami ! Le savez-vous ? À l’heure où nous, nous, les premiers, vous parlons aujourd’hui de bonne entente.

« – Je sais, repris-je, dissimulant mal mon impatience ; mais voulez-vous que nous parlions d’autre chose ?

« – Eh ! de quoi donc ? demanda le vieillard, fortement piqué. La paix vous fait-elle horreur à ce point ?

« Une fois de plus j’hésitai. Puis, de nouveau, je me décidai pour la franchise :

« – Ce n’est pas de la paix que j’ai peur.

« – De quoi donc alors ?

« – J’ai peur des entre-duperies où la naïveté n’est que d’un côté qui n’est pas le vôtre.

« – Et cela veut dire ?...

« – Cela veut dire qu’aussi longtemps qu’il y a un spolié et un spoliateur, on peut parler de trêve, d’armistice ; on ne parle ni de bonne entente ni d’amitié, ou le spolié qui accepte d’en parler ne le fait qu’au nom de son abjection.

« Décidément le vieillard comprenait moins que jamais. Son orgueil de race, ses préjugés n’admettaient point la possibilité ni les droits de la survivance française au Canada. De très bonne foi il ne pouvait comprendre que la minorité dépouillée eût encore à se plaindre, dès le jour où la majorité repue venait lui offrir le rameau d’olivier. Sa stupéfaction s’accrut encore quand j’ajoutai :

« – Vous voulez mettre de l’amitié entre les races ? Si vous commenciez par y mettre de la justice. Entre vos compatriotes et les miens, M. Fletcher, subsiste, je le crains, une grande équivoque de fond. Les vôtres, en ce pays, rêvent d’un accord dans l’uniformité ; les miens veulent le maintien de la diversité. Voilà, si vous m’en croyez, la cause profonde de tous nos dissentiments, de tous nos malentendus, de toutes nos querelles. La vraie bonne entente est possible, mais à une condition.

« – Laquelle ?

« – C’est que les Anglo-Saxons acceptent enfin le fait fédératif, avec toutes ses conséquences dans l’ordre politique, national, social, religieux. Franchement, sans plus ruser ni équivoquer, veulent-ils abdiquer une bonne fois leur prétention de tout niveler sous le couperet de l’orgueil ethnique ? Veulent-ils ne plus prétendre à la communauté de la patrie par la communauté de la race ? Le veulent-ils ? Tout est là.

« Ce pauvre père Davis en resta pour le coup abasourdi. Il me regarda avec des yeux où il y avait maintenant une angoisse douloureuse. Il jeta dans le cendrier son cigare éteint et se prit à marcher en marmottant avec une affliction vraie :

« – Il en est là ! Il en est là !... »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ces ruptures avec de vieilles amitiés apportaient à Jules de Lantagnac quelques souffrances, comme le font toutes les brisures ; elles lui apportaient aussi des joies. Chaque lien rompu avec ces milieux comptait à son âme comme une chaîne brisée. Chaque jour, il le confessait au Père Fabien, il sentait plus vivement en soi le recul d’un étranger, d’un intrus qu’il lui tardait d’expulser complètement.

Ces joies, ces espérances atténuaient les ennuis de toute espèce qui chaque jour lui venaient de son milieu familial. Chez lui, la triste réalité ne cessait de s’aggraver. Chaque étape de son émancipation y augmentait le malaise ou la mauvaise humeur. Depuis son départ du Country club, les Fletcher ont cessé de le voir ou à peu près. Avec Maud la paix se prolonge. Mais Lantagnac le sait trop : des sentiments meurent qui ne ressuscitent point. Au moral comme au physique rien n’est moins guérissable que les maladies du cœur. Entre Maud et son mari, depuis ce soir où leurs esprits se sont heurtés si vivement, le peu qui survit de leur intimité achève de mourir. À mesure qu’il fait son âme plus française, le converti peut suivre avec effroi la froideur croissante où s’enveloppe la compagne de sa vie.

Et les enfants, comme leur seule pensée le rend de plus en plus perplexe. Virginia est toujours seule à lui appartenir vraiment. Prudente, discrète, elle continue de se faire, sans qu’il y paraisse, le soutien de son père. Le soir, à l’heure de sa promenade habituelle sur la véranda, elle va le trouver ; elle lui raconte ses lectures, les harmonies joyeuses de son âme française enfin retrouvée. On parle ensemble du très prochain pèlerinage au berceau de la famille, chez les Lamontagne de Saint-Michel. Et Virginia exulte à la pensée des souvenirs émouvants que le paysage fera lever dans son esprit. Quand le député de Russell doit parler à la Chambre, la noble enfant ne manque jamais d’aller prendre sa place dans les tribunes, juste en face de l’orateur, pour l’applaudir du regard. Que sera Virginia ? Lantagnac se le demande avec une affection inquiète. Le progrès de la foi et du sentiment religieux dans l’âme de la jeune fille a été plus vif encore que le développement du sentiment français. Son grand bonheur, à ses moments libres, est de courir au couvent de la rue Rideau. Elle assiste aux cours de langue et de littérature françaises. Parfois Mademoiselle de Lantagnac monte à la tribune, dans le rôle d’une suppléante, et trouve ses délices à faire de l’enseignement. Un jour qu’il est entré dans la chambre de sa fille, Lantagnac a été frappé de l’abondance des tableaux religieux appendus aux murs. Juste en face du petit secrétaire de Virginia, il a vu, à la place d’honneur, au-dessous du crucifix, trois médaillons légèrement encastrés l’un dans l’autre. Dans l’encadrement d’or fin il a reconnu la figure de Marguerite Bourgeoys, celle de Jeanne Mance, et, au centre, belle en son profil d’ange comme une petite Thérèse de l’Enfant-Jésus, Jeanne Le Ber. Quelques roses blanches fanées, visiblement déposées là en hommage aux trois héroïnes de la Nouvelle-France, achevaient de mourir sous le médaillon.

– Quelle joie ou quel chagrin me réserverait donc ma Virginia ? s’était alors demandé Lantagnac.

Ses inquiétudes paternelles s’aviveraient singulièrement à cette époque, avec le retour des vacances de Noël. Cette prochaine réunion de ses enfants, engagés eux-mêmes dans le drame silencieux de la famille, quelle serait-elle ? Que de fois Lantagnac s’est rappelé cette parole amère de Maud, le soir de leur première altercation. « Ce que vous faites, avait-elle dit, vous le faites délibérément, en me broyant le cœur, ce qui serait peu de chose pour vous ; mais vous le faites aussi au prix de l’accord entre nos enfants. » Parole impitoyable que souvent le pauvre père s’est redite. Souvent aussi il s’est demandé avec un peu d’angoisse jusqu’à quel point le drame familial enveloppait et agitait ses fils et ses filles. Entre eux le fossé se creusait-il aussi profond que le disait leur mère ?

Noël arriva. Le collégien du Loyola et l’étudiant de Laval reparurent à la rue Wilbrod. Wolfred, toujours énigmatique, parlait peu de son séjour à Montréal. Il semblait qu’il se fût imposé la consigne de ne rien dévoiler de ses impressions. Nul n’eût pu surprendre, non plus, sur le problème de sa famille, la pensée secrète de ce grand jeune homme aux traits bruns, énergiques, qui répondait par des questions aux réponses qu’on attendait de lui, et dont les yeux très fixes, très droits, gardaient cependant, en leur fond, un voile impénétrable. William, lui, restait toujours le même, esprit buté et bilieux. À mesure que le cadet avançait en âge, les traits saxons s’accusaient plus fortement dans la figure et par tout le corps du long adolescent. La barre du front se faisait plus raide, la moue des lèvres plus arrogante ; presque toujours on le voyait s’en aller, la nuque cambrée, les poings à demi fermés, à l’allure d’un joueur de rugby. Au reste, pendant ses vacances, le collégien du Loyola affecta de se tenir aussi souvent chez son parrain William Duffin qu’à la maison paternelle. Lantagnac ne goûtait guère, comme bien l’on pense, les séjours trop fréquents, trop prolongés de son William dans un tel milieu. Les plus récents évènements le prouvaient : le cri de guerre de Duffin n’était pas resté paroles en l’air. Pendant que les troubles scolaires allaient s’aggravant dans la capitale, partout l’on sentait la même main qui machinait et intriguait.

Les vacances touchaient à leur fin. Le pauvre père, toujours inquiet, se prenait à espérer néanmoins qu’elles s’achèveraient sans incident. L’on était au lendemain des Rois, la veille du départ de William et de Wolfred, dans l’après-midi. Madame de Lantagnac, absente, ne serait de retour que tard dans la soirée. Lantagnac venait de rentrer chez lui, un peu plus tôt que d’habitude. Installé dans son cabinet de travail, il commençait la lecture de ses journaux. Tout à coup, d’une pièce, au-dessus de lui, lui arrivent des échos bruyants. Il écoute ; c’est bien la voix de ses enfants. Se croyant seuls dans la maison, ils discutent chaudement. Lantagnac décide sans plus d’aller les joindre. À peine a-t-il gravi les premières marches de l’escalier, qu’il s’arrête court. Il vient d’entendre Virginia :

– Papa a raison quand il soutient que les enfants doivent être de la race et de la langue de leur père. N’est-il pas le chef de la famille ?

Une voix rude que Lantagnac reconnaît tout de suite, celle de William, riposte :

– Pardon, mademoiselle, un père ne saurait imposer sa volonté en ces matières. Mon parrain me l’a fort bien dit : nous avons le droit de choisir, surtout quand l’option que l’on nous propose implique une sorte de déchéance : l’acceptation d’une infériorité.

– Une infériorité ! reprend Virginia ; oh ! elle est bonne celle-là ! Ici même, tu n’as donc pas entendu notre oncle William féliciter papa des avantages de sa culture française ? Elle fait de lui, soutenait-il, le premier avocat d’Ottawa. Tu as lu les auteurs anglais, disais-tu, tout à l’heure ; ils t’ont émerveillé. Moi, je te demande : as-tu lu les auteurs français ? Avant de juger entre deux cultures, ne faut-il d’abord comparer ?

– La belle affaire, par exemple ? Il faudra lire maintenant une bibliothèque avant d’avoir le droit de parler, reprend désagréablement William. Notre ami Wolfred que voici, se plaît, depuis quelque temps, à ces sortes de lectures. Voyons, est-il changé, converti ? Qu’il parle.

Haletant, Lantagnac s’appuie à la rampe de l’escalier ; il attend la réponse de son aîné. L’énigmatique, le mystérieux Wolfred va-t-il enfin dévoiler sa pensée ?

La réponse ne vient pas. William reprend :

– Mais nous sommes fous de tant discuter. À quoi bon nous opposer à la force, au progrès ? La survivance française au Canada, est-ce autre chose qu’une chimère de haute taille ? Retiens bien cet axiome, me disait encore hier mon oncle William : « La puissance et l’avenir sont du côté des races qui assimilent. C’est un argument historique qui ne trompe pas. Or rien n’égale, à l’heure actuelle, la force assimilatrice de la race anglo-saxonne. »

– Oh ! non, halte là, par exemple ! j’en demande pardon à ton parrain : si l’argument vaut quelque chose, l’exemple ne vaut rien.

Cette fois, c’est bien Wolfred qui parle. Lantagnac retient sa respiration. L’aîné continue :

– Tu sais, moi, mon cher cadet, on ne me bourre pas le crâne avec des aphorismes truqués. Où donc ton parrain l’a-t-il vue cette race anglo-saxonne grande assimilatrice de peuples ? Où l’a-t-il vue ? Moi, je compte de jolis déficits à ses triomphes. Je vois, par exemple que l’Angleterre n’a vraiment assimilé ni l’Irlande, ni même l’Écosse, ni les Indes, ni l’Afrique-Sud, ni Malte, ni l’Égypte, ni le Québec français. Encore une fois, mon cher cadet, où donc, toi et ton oncle, l’avez-vous faite cette trouvaille ?

– Et les Américains, qu’en faites-vous, cher maître ? interjette William, sûr de l’objection victorieuse.

– Ce que j’en fais, mon brave pupille ? riposte Wolfred, sur le même ton tranchant. Pas plus assimilateurs que les autres. Là, comme partout ailleurs, la même puissance n’a vraiment absorbé et fondu en elle que les petits groupes ethniques, inconsistants, désagrégés au point de vue politique ou national, des poussières de peuples pour tout dire. Décidément, mon cher William, tu n’es qu’un assez pauvre potache, raille toujours Wolfred. Lis pour t’édifier et pour compléter les leçons de ton maître, non pas une bibliothèque, lis seulement le bouquin d’Edmond de Nevers, l’Âme américaine loué par Brunetière, ou encore Outre-mer de Paul Bourget. Et tu m’en diras des nouvelles.

Ici une longue pause. William, qui subit le ton dogmatique de son aîné, ne trouve rien, sans doute, à répliquer. Nellie rompt le silence. De ton sec de miss anglaise elle dit :

– En tout cas, mes amis, ces discussions entre nous sont une tristesse. Moi je donnerais volontiers le Racine et le Bossuet de Virginia pour l’ancienne paix de la famille. Dans ce temps-là, une femme, dans cette maison, pleurait un peu moins souvent.

– Oh ! pourquoi dis-tu de ces choses ? supplie Virginia.

– Je les dis parce qu’il faut les dire, appuie Nellie.

– Et pourquoi faut-il tant les dire ?

– Pour vous bien avertir. Est-ce qu’on ne sait pas que maman faillit nous quitter de chagrin, lors de l’élection de Russell ? Le moindre incident nouveau, je le sais et je le dis, pourrait précipiter une catastrophe.

– Parfaitement, ajoute William. Quelle est donc cette religion nouvelle qu’on nous prêche, qui tend à séparer le frère de la sœur, le mari de la femme ? Je trouve, moi, que quelqu’un ici a pris du temps à s’apercevoir de la supériorité française. Et je n’ai que faire de Racine et de Bossuet pour trancher ce débat.

Lantagnac, dont le cœur bat trop fort, descend un degré de l’escalier. À ce moment se fait entendre une seconde fois la voix autoritaire de Wolfred :

– Allons, William, tu fais toujours la mauvaise tête. Reste donc convenable. Qu’avais-tu besoin aussi d’ouvrir ce débat ? Ces sujets sont de ceux que l’on n’aborde point ici où papa ou maman peuvent nous entendre...

Lantagnac rentre dans son cabinet. Les propos de William l’accablent. Il reconnaît bien, en son second fils, le trop fidèle élève de Duffin. Et les allusions de Nellie aux chagrins et aux menaces de Maud ! Peut-il encore s’illusionner ? Les enfants n’ignorent aucune péripétie du drame familial ; le danger de la séparation n’est bel et bien qu’ajourné.

Hélas ! les chagrins ont ce triste privilège parfois de s’envenimer les uns par les autres. Maintenant que les propos de tout à l’heure lui ont révélé la profonde division des âmes à son foyer, un incident du dernier jour de l’an qui, en ce temps-là, n’avait qu’assez peu affecté Lantagnac, lui devenait tout à coup une blessure vive. Les faits s’enchaînaient si bien dans leur pénible signification. Pour ce matin du premier janvier, Lantagnac avait formé un rêve qui tenait peut-être de la chimère. Il eût souhaité inaugurer, dans sa famille, la coutume de la bénédiction paternelle. Aux environs de Noël, plusieurs fois il s’en était entretenu avec Virginia ; il lui avait confié son désir qu’elle en parlât à sa sœur et à ses frères. Avec éloquence, il s’était plu à décrire à son enfant bien-aimée la beauté de ces scènes familiales au vieux foyer de Saint-Michel. Pour lui démontrer la fécondité de la vénérable tradition, l’atmosphère surnaturelle, le caractère sacré dont elle avait revêtu l’autorité du père, il avait su trouver des mots convaincants, graves et doux.

Au matin du premier de l’an, Virginia, allante, courageuse comme toujours, s’était jetée aux genoux de son père. À dessein, pour entraîner si possible les autres, la vaillante enfant avait choisi son moment : l’heure du déjeuner, alors que toute la famille allait se mettre à table, pendant l’échange des souhaits et des poignées de mains.

– Mon père, voulez-vous, s’il vous plaît, me bénir ? prononça Virginia, agenouillée et les mains jointes.

Lantagnac leva les mains pour le geste de bénir. Il les sentit lourdes de tout le sacerdoce des patriarches, ses pères. Très ému, à ce point que les mots faillirent lui rester dans la gorge, il mit les mains sur la tête de sa fille ; puis lentement :

– « Oui, mon enfant, je le veux bien ; mais que Dieu lui-même, non pas moi, te bénisse du haut du ciel. »

Wolfred, Nellie, William étaient là. Avec respect ils regardèrent la scène, eux-mêmes, sans doute, émus secrètement. Aucun ne se mit à genoux.

Lantagnac à qui revenait, cet après-midi des Rois, le souvenir de cet échec, ne le jugeait plus avec la même résignation. La théorie du coin de fer s’offrait alors à son esprit, avec un sens nouveau qui le faisait trembler.

– Le coin de fer, se disait-il, ne s’enfonce pas seulement dans l’intérieur des âmes. Il frappe ici entre nous ; il est en train de dissoudre l’unité de ma famille.

Savait-il jusqu’à quel point il parlait juste ? Les incidents allaient s’ajouter aux incidents et confirmer ses pires appréhensions.

Une tradition du Loyola College ramenait, chaque année, à l’époque du printemps, un grand débat académique où figuraient les élèves des hautes classes. Habituellement les écoliers choisissaient eux-mêmes le sujet du débat, quittes à le faire approuver par le Père préfet des études. Depuis la crise ontarienne, la question des écoles dites « nationales » se posait avec fracas devant l’opinion. Les jeunes académiciens du Loyola décidèrent d’en faire le thème de leur discussion. Le sujet du débat fut donc ainsi posé : Est-il de l’intérêt du Canada d’adopter un seul type d’écoles nationales, impliquant l’uniformité des programmes, des manuels et des lois de l’éducation ? Nous n’avons pas à décrire ici la marchandise suspecte qui se cache au Canada sous cette étiquette sonore et trompeuse : « l’école nationale ». Dans la pensée de ses promoteurs, « l’école nationale » n’est guère autre chose que l’école neutre et anglo-saxonne. Or, cette année-là, William de Lantagnac achevait sa rhétorique ; il prit place parmi les jeunes orateurs du prochain débat. Toujours frondeur, le rhétoricien voulut soutenir l’affirmative de la thèse. Le Père préfet eut beau faire observer au collégien l’inconvenance d’un tel acte, invoquer le rôle tenu par son père, William de Lantagnac s’entêta. Le débat n’ayant rien de public, au Loyola on se flatta que rien ne franchirait les murs du collège. Et le silence semblait bien gardé sur la fredaine de William ; par malheur, un fâcheux fit passer un compte rendu de la joute oratoire dans un journal anglais de Montréal. Le lendemain, de Lantagnac put lire, dans toute la presse anglaise d’Ottawa, en manchettes suffisamment alléchantes : M. William de Lantagnac, fils de M. Jules de Lantagnac, élève du Loyola College de Montréal, soutient dans un débat public, la nécessité d’imposer au Canada le système des écoles nationales. Les choses, comme bien l’on pense, n’en restèrent point là. Le surlendemain les mêmes journaux se prirent à exploiter l’incident contre le député de Russell.

L’émotion de Lantagnac fut grande. Insignifiant en soi-même, l’incident prenait les proportions d’un scandale. L’opinion publique plaçait déjà le député de Russell parmi les chefs de la minorité ontarienne. Au congrès de l’Association canadienne-française de l’Ontario qui venait à peine de se terminer, il avait tenu l’un des premiers rôles. À la Chambre, il ne manquait jamais de protester contre les moindres atteintes aux droits de la langue française. Or l’affaire du Loyola jetait dans le public deux faits fort désagréables : non seulement le champion de l’école française dans l’Ontario confiait ses enfants à une institution anglaise ; mais le député de Russell défendait, contre ses adversaires, des opinions qu’il n’avait pas même le pouvoir de faire respecter par son propre fils.

Lantagnac se montra vivement affligé. L’incident lui était pénible, moins pour la fausse posture où il le mettait devant ses adversaires politiques, que pour l’impression douloureuse, le malaise qu’en ressentiraient ses amis, tous ses compatriotes persécutés. Lui, la droiture même, il prenait devant les siens l’attitude d’un homme dont les actes sonnent autrement que les paroles. Et que faire ? Nier la nouvelle ? Elle était vraie, péniblement vraie. Le Recteur du Loyola s’était hâté d’exprimer ses profonds regrets à M. de Lantagnac, sans rien lui cacher du coup de tête de William. D’autre part, le malheureux père pouvait-il désavouer son fils, exposer au public les raisons de famille qui avaient conduit le jeune homme dans une institution anglaise ? Rien qu’à l’énervement de Maud et de Nellie pendant ces jours, il comprit jusqu’à quel point le moindre mot de sa part eût pu bouleverser son foyer. Il ne lui restait qu’à dévorer en silence son affront et son chagrin. Il s’y résigna le mieux qu’il put. Deux consolations lui vinrent néanmoins, pendant ces durs moments. Virginia, toujours bonne, pansa avec des mains plus douces la blessure paternelle. Wolfred écrivit à son père un petit billet ainsi conçu :

Mon cher Papa,

Tu sais mes convictions à moi. Pourtant je ne crois pas qu’un fils qui a du cœur et le moindre sentiment des convenances puisse se permettre de pareilles rosseries. Je l’ai écrit à William et je veux que tu le saches.

Ton aîné,                  

Wolfred.          

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La lutte scolaire ontarienne traverse sa crise la plus aiguë. Dans l’ombre continuent de s’agiter, autour de la minorité française, les mêmes influences hypocrites et malfaisantes. Peu de jours où des vexations nouvelles ne s’ajoutent aux anciennes. Pour réduire la commission scolaire d’Ottawa qui refuse d’appliquer le Règlement XVII, le gouvernement de Toronto n’a pas reculé devant la violation des droits des parents. Il a déclaré dissoute la commission élue par le suffrage des contribuables ; il lui a substitué une commission de son choix, où, sur trois membres, ne siège qu’un seul Canadien français. Ces actes arbitraires ne font pas fléchir la résistance des persécutés. La « petite commission », ainsi dénommée par le bon peuple, tente en vain de s’emparer des écoles. Les mères de famille s’en constituent les gardiennes. Contre cette armée d’un nouveau genre, la police s’avère impuissante. La « petite commission » s’efforce de suborner instituteurs et institutrices. L’appât des gros salaires ne peut rien sur le désintéressement des religieux et des religieuses, des maîtres et des maîtresses laïcs. Tous et toutes préfèrent enseigner, sans un sou de rétribution, plutôt que de se soumettre à la loi inique. De guerre lasse, la commission gouvernementale s’empare des fonds scolaires. Réduites par la famine, les écoles libres sont contraintes de fermer leurs portes ; des milliers d’enfants sont renvoyés à leurs parents.

Bambins et bambines en congé ne perdent pas leur temps. L’heure est à la vaillance, à la crânerie. Pendant que les petites filles, en longues files, envahissent les églises et vont prier pour le salut de la « Cause », les petits gars mobilisent les voitures de livraison des épiciers, les ornent de drapeaux, de banderoles porteuses de légendes vibrantes, et paradent à travers les rues de la capitale. Un jour, on les voit défiler jusqu’auprès des murs du Parlement. Pressés les uns contre les autres, debout, les enfants agitent leurs drapeaux, sous la neige tombante, et crient à tue-tête : « Nous voulons les Frères et les Sœurs. » « Nous voulons nos maîtres et nos maîtresses. » « Nous voulons la liberté. » – Les passants s’arrêtent pour regarder la manifestation. Les uns se découvrent et applaudissent ; d’autres ronchonnent des imprécations et dénoncent la tolérance de la police à l’égard de pareils désordres.

Près du Musée Victoria, devenu temporairement le siège des Communes, deux hommes suivent des yeux les voitures des petits manifestants. Les cris des enfants montent clairs, stridents, vers le parlement. Manifestation apparemment bien vaine devant l’impassibilité de l’édifice grisâtre, hautain, image de la force qui méprise le droit. L’un des deux hommes dit à l’autre :

– Lantagnac, vous le voyez : aujourd’hui les puissants, derrière ces murs, ne se dérangent guère. Ils font comme si ces cris n’arrivaient pas jusqu’à eux. Patience et vous verrez. Si Dieu le veut – et Il le voudra plus tôt qu’on ne le croit –, ces enfants et leur cause auront leur audience au parlement. Ils l’auront, ne serait-ce que pour apprendre aux puissants qu’il y a des forces morales qu’on n’écrase pas, même en ce pays.

L’homme qui vient de prononcer ces paroles a parlé avec une singulière conviction. Une combativité contagieuse se dégage de sa personne, de sa figure surtout, mélange de bonhomie, d’ardeur méridionale, de vaillance exubérante à la mousquetaire.

– Que voulez-vous dire, Genest ? – car celui qui vient de parler est bien le président de la commission scolaire d’Ottawa, – que voulez-vous dire avec cette audience ? a demandé le député de Russell.

– Oh ? j’ai parlé peut-être un peu vite, fait le président, souriant ; un autre vous renseignera. Mais il est bon, ai-je pensé, que les hommes comme vous soient avertis et tiennent leur poudre sèche. Souvenez-vous bien.

Il serre la main du député et continue son chemin.

– Qu’a-t-il voulu dire ? se demande de nouveau Lantagnac, pendant que, songeur, il rentre à ses bureaux.

Il rapproche cette parole d’une autre prononcée par le sénateur Landry, le jour où celui-ci l’avait prié de poser sa candidature dans Russell. « Le prochain acte de la tragédie scolaire se jouera au parlement fédéral », lui avait déclaré le sénateur. Depuis ce jour-là, bien des fois le député a songé à cette suprême manifestation. À quelle heure, sous quelle forme viendrait-elle ? Dans les premiers temps Lantagnac la voyait venir avec bonheur, comme une éclatante occasion de confesser sa foi patriotique et de réparer les erreurs de sa vie. Hélas ! son désir n’est plus le même, maintenant que les misères de son foyer lui font voir le péril de toute grande action publique.

Cependant les jours passent ; l’on arrive à la fin d’avril. Au parlement la session touche à sa fin. Elle ne saurait durer au delà du mois de mai. Les chefs de la lutte scolaire décident de se hâter. Un après-midi, Lantagnac voit entrer à son étude de la rue Elgin le président de l’Association d’Éducation. Le sénateur est rayonnant. Sans perdre un instant, il va droit au but :

– Vous vous rappelez, Lantagnac, notre dernière entrevue. Je vous avais prévenu que la grande phase de la question scolaire se déroulerait au parlement. Eh bien, nous y sommes. J’ai vu Laurier, il marchera. Ernest Lapointe présentera la résolution ; Paul-Émile Lamarche aussi parlera. En serez-vous ?

Lantagnac se contient le mieux qu’il peut. Sur un ton très détaché il demande :

– Attendez-vous beaucoup de cette manifestation ?

– Beaucoup ? C’est peut-être trop dire. Nous attendons tout de même quelque chose. En pays constitutionnel, je ne vous l’apprends pas, il faut compter avec la force de l’opinion. Le débat éclairera peu ou point nos ennemis ; mais portée sur cette grande scène, la question ontarienne devient inévitablement une question nationale. La bonne volonté du Québec en sera soutenue ; nos gens en éprouveront du réconfort. Mon cher Lantagnac, permettez à un ancien militaire de vous citer un vieil axiome : « À la guerre, c’est le moral des troupes qui importe avant tout. » Et ce moral, n’est-ce pas, ce sont les chefs qui le font ?

– Sans doute, répond le député, toujours sur la réserve.

Puis, élevant la voix pour mieux dompter son émotion :

– Mon cher sénateur, vous connaissez mon dévouement à la cause française. C’est un grand honneur que vous proposez à un pauvre néophyte. Permettez cependant que je vous demande quelques jours de réflexion. Peut-être savez-vous un peu ce qui se passe chez moi ? À l’heure où je parle, je ne suis pas l’unique maître de mes décisions.

Le sénateur s’est levé pour prendre congé ; il tend la main au député.

– Mon cher Lantagnac, je sais et je vous comprends. Songez seulement que nous tenons beaucoup à l’appui de votre parole ; elle est la force et l’honneur de notre cause.

– Merci, répond simplement le député ; aussitôt que ma réponse sera prête j’irai moi-même vous la porter.

Vers la fin d’avril il fut connu que la résolution d’Ernest Lapointe, au sujet des écoles ontariennes, serait discutée devant les Chambres le 11 du mois de mai. Dès le lendemain, la nouvelle courait le pays. Sur la liste des orateurs de ce débat, chacun mit spontanément le nom du député de Russell.

Lantagnac put lire la liste dans tous les journaux de la capitale. Résigné d’avance à quelque bruit autour de son nom, cette publicité tapageuse ne laissa pas de le troubler profondément. Aujourd’hui même, en dépit des dures épreuves de son existence, Lantagnac ne se rappelle point cette première quinzaine du mois de mai 1916 sans que lui revienne l’amertume d’une période d’agonie. Pendant ces jours de longue attente, il put vérifier, par expérience, combien la recherche du devoir est souvent plus pénible que son accomplissement. Quelle réponse irait-il porter au sénateur ? Question obsédante qui ne cessa de lui torturer l’esprit. Prendrait-il part au débat ? Choisirait-il de s’abstenir ? D’un côté comme de l’autre le problème se présentait à lui hérissé d’épineuses difficultés, d’éléments tragiques. Parler, c’était réintroduire à son foyer les malaises de son élection, brusquer peut-être, entre lui et Maud, des actes irréparables. Auprès de sa femme et de ses enfants, jusqu’où n’iraient pas les menées de William Duffin ? L’Irlandais, dont l’activité sournoise se trahissait partout dans la lutte scolaire, ne pouvait que redouter un débat qui menaçait d’établir, de part et d’autre, les responsabilités.

– Duffin, se disait Lantagnac, fera un bruit d’enfer parmi les miens ; il me sait au courant plus que personne de ses agissements.

En outre, Virginia en avait prévenu son père, l’annonce du prochain débat, le rôle probable du député de Russell avaient produit une vraie commotion dans la famille Fletcher. Un de ces derniers matins, après une nuit de mauvais sommeil, sans doute, le vieux Davis s’était livré à une scène violente en prenant son « porridge ». Il trouvait, ce matin-là, son bouilli d’avoine mal cuit, franchement détestable. Rattachant cette mauvaise humeur de son estomac à ses mauvais rêves de la nuit, le vieux Davis avait, une fois de plus, levé les mains au ciel et proclamé la ruine prochaine de la famille Fletcher :

– On est las, s’écriait-il en gémissant, on est las au gouvernement de voir que nous laissons toujours ce Lantagnac aller son train, que nous ne faisons rien pour l’arrêter.

Et le vénérable comptable ajoutait, d’un ton funéraire :

– Le ministre m’en a parlé, vous savez. Cela veut dire que ça sent mauvais pour les Fletcher.

Puis, le vieillard avait proféré sur le ton de la menace :

– On verra pourtant si je suis le maître dans ma famille.

L’attitude de Maud inspirait les pires craintes à Lantagnac. Les premiers symptômes déjà perçus chez elle d’une reprise du sentiment de race ne faisaient que s’aggraver. L’illusion n’était plus possible. Maud n’obéissait pas uniquement aux poussées du despotisme féminin, non plus qu’aux colères de sa famille ou aux prédications insinuantes de Duffin ; elle était dominée, possédée par le dur orgueil ethnique, fanatisme hautain qui la rendait agressive contre toute manifestation d’esprit français. Tout récemment encore, Lantagnac avait pu mesurer l’obstination de sa femme. Il était question de prendre à leur service une nouvelle fille de chambre. Lantagnac avait osé demander :

– Parlera-t-elle français, celle-ci ?

La figure empourprée, Maud avait froncé les sourcils, et répondu sèchement :

– Je croyais, Monsieur, que ces choses ne regardaient que moi seule.

La fille de chambre arriva le lendemain ; elle ne parlait qu’anglais.

Après les menaces peu déguisées qui avaient mis fin brusquement à leur première entrevue, Lantagnac ne pouvait plus l’ignorer : Maud serait capable de se porter à tous les excès. Oserait-il parler le 11 mai ? De nouveau sa femme se croirait méconnue, provoquée. Entre eux, ce pourrait être la séparation, le partage des enfants avec l’accompagnement ordinaire de disputes et de froissements douloureux ; et ce serait aussi les cancans du public toujours pressé de greffer des incidents passionnels sur ces drames de famille.

– Mais alors, reprenait Lantagnac, devrai-je m’abstenir, annoncer à Landry que je ne puis accepter ?

Il songeait tout de suite qu’une abstention dans les circonstances voulait dire sa mort politique, et la mort dans le déshonneur. Sa promesse solennelle aux électeurs de Russell lui revenait en mémoire à toute heure du jour : – « Si vous m’envoyez au parlement, s’était-il écrié, je ne m’engage qu’à une chose ; mais j’y mets ma parole de gentilhomme : je serai avant tout le défenseur de vos droits scolaires. » Cette promesse, il se rappelait l’avoir promenée d’un bout à l’autre du comté, et son élection, il le savait encore, n’avait tenu qu’à cet engagement. Le moment pouvait-il mieux se prêter au rachat de sa parole... ? Si, lui, le défenseur attitré de la minorité ontarienne au parlement, se taisait, pouvait-on demander aux autres de parler ? Il se rappelait un incident de ces derniers soirs. Il rentrait chez soi lorsqu’il avait vu venir, sur le trottoir, Sir Wilfrid Laurier, dont la demeure était tout près de la sienne, sur l’avenue voisine. Le vieux chef libéral lui avait dit en lui rendant la main :

– Eh bien, mon cher de Lantagnac, nous allons donc nous battre sous le même drapeau ! Croyez que j’en suis très honoré.

Et le grand vieillard avait passé. Lantagnac bredouilla, ce soir-là, il ne savait plus ni quelle réponse, ni quelle excuse. Et il regarda s’éloigner la silhouette olympienne, déjà triste comme un arbre qui s’effeuille. Chaque jour accréditait alors la rumeur d’une désertion en train de se consommer autour du grand homme. Tous ses lieutenants anglais, disait-on, se préparaient à le trahir, pour se rallier à un cabinet d’union. Et lui, considérant maintenant sa vie, des hauteurs de l’infortune, la jugeait sévèrement et, parfois même prononçait, devant ses plus intimes, le mot de faillite. Le spectacle d’un tel homme ressaisi, sur la fin de son existence, par le sentiment français, lui qu’on tenait responsable plus que tout autre, de la léthargie de ses compatriotes, ce spectacle remuait étrangement Lantagnac et le faisait rougir de ses hésitations. S’abstenir ? Non, il ne le pouvait point, surtout après l’incident du Loyola. Que dirait-on parmi le peuple français de l’Ontario ? Que dirait toute la population canadienne-française ? Ne serait-ce pas confirmer les soupçons malheureux qu’à la suite de cette affaire, il n’avait pu empêcher de courir ? Et si les braves gens, si tous les envieux qui jalousaient son crédit, sa popularité encore jeune mais déjà si grande, allaient dire : « Ce Lantagnac ressemble à tous les autres. C’est un politicien comme tous ceux de son espèce. Il sert mieux en paroles qu’en actes » ? La seule pensée qu’on pourrait le soupçonner dans sa loyauté mettait une sueur froide au front du fier gentilhomme.

Un après-midi qu’enfermé chez soi, dans son cabinet de travail de la rue Wilbrod, Lantagnac reprenait, pour la centième fois peut-être, l’angoissante alternative, il entendit s’ouvrir et se fermer le portillon de l’enclos du parterre. Son cabinet situé au deuxième étage donnait sur la rue. Il aperçut par sa fenêtre William Duffin qui s’en allait sur le trottoir, visiblement affairé.

– Tiens, se dit-il, le beau-frère qui vient de machiner encore quelque sape.

Lantagnac exprimait là beaucoup plus qu’un pressentiment. Depuis quelques jours, Duffin et Maud se voyaient fréquemment. Dans un coin du grand salon, leurs entretiens se prolongeaient. Quels plans, quels projets nouveaux hantaient à ce moment l’esprit du beau-frère ? Lantagnac se le demandait, non sans beaucoup d’inquiétude.

Duffin, se donnait depuis quelque temps, auprès du vieux Davis, comme le soutien et surtout le conseiller de Maud. Qualité qui lui avait permis de se faire investir par les Fletcher d’une sorte de direction suprême des affaires familiales. L’officieux Duffin en donnait sa parole, il y engageait même sa réputation d’habileté : autour de Lantagnac il ourdirait de si enveloppantes et subtiles intrigues, qu’il l’empêcherait de parler le 11 mai et peut-être même de paraître à la Chambre. Or, le moment enfin venu de mettre la dernière main à ses machinations, Duffin s’était présenté tout à l’heure chez Maud. Il croyait Jules à son étude de la rue Elgin. Maud l’avait reçu, comme toujours, au grand salon. Duflin, plus insistant, plus obséquieux que jamais, avait commencé :

– Eh ! bien, ma pauvre amie, a-t-on meilleur espoir aujourd’hui ? Se sent-on plus réconfortée ?

– Hélas ! soupira Maud, très abattue, bien loin de là. Je me débats toujours dans la même anxiété. Jules ne me dit rien de sa décision. Je ne sais quelle elle est. De mon côté, je n’ose non plus aborder le sujet avec lui. Pourtant nous voilà au 30 avril ; il ne nous reste que douze jours.

– Ainsi, vous croyez Jules bien définitivement gagné à ses nouvelles idées ? Aucun espoir de retour de ce côté-là ?

– Ah ! mon pauvre William, mais d’où venez-vous ? s’écria Maud presque stupéfaite d’une telle question. Ignorez-vous par hasard ce que Jules est devenu ? Vous ne savez donc point qu’il ne va plus ni au Country club ni au golf de Chelsea ?

– Je sais qu’il a quitté la chevalerie de Colomb, qu’il l’a même fait avec fracas, se ressouvint Dufiin.

– Tenez, reprit Maud, de plus en plus désolée, il n’y a pas huit jours, un de ses anciens camarades d’université, l’avocat André Raymond de Montréal, est venu ici lui faire visite. Son camarade le taquina quelque peu au sujet de ce qu’il appelait « sa conversion ». Je les écoutais parler, pendant que j’expliquais à Nellie une page de Tennyson. Car vous savez que j’entends parfaitement le français si je le parle peu. Qu’est-ce que Jules ne disait point ? Il décrivait – c’est trop peu – il chantait son bonheur, « son allégresse », de retrouver, de reconstituer son être moral. – « Une ambition fébrile me possède », a-t-il repris, « de réannexer à mon âme toutes les puissances qu’elle avait perdues. »

– « Ainsi tu te révises ? » lui disait son ami.

– « Plus que cela », corrigea-t-il, « je me révolutionne. » « Voilà pourquoi je n’ai jamais été si passionné de littérature française, d’art français, d’histoire de France, d’histoire du Canada. » « Dans cette atmosphère », avouait-il encore à son ami –ici je me rappelle fort bien ses expressions, le ton enthousiaste de sa voix – « mes facultés se sentent vivifiées, fortifiées comme une plante poussée dans une cave qui retrouverait le soleil. »

– Mais, trancha Duffin, c’est du pur mysticisme ! Non, décidément, un tel homme n’est plus accessible à une persuasion par les voies du raisonnement. Une seule ressource nous reste, mon amie : faire appel à son orgueil et à son intérêt.

– Que voulez-vous dire ?

– Voici : vous savez qu’en haut lieu on redoute Jules. Il a du talent et il a ce qui est plus rare : de l’autorité. Je crois savoir qu’on lui offrirait volontiers un « gros fromage », comme on dit, par exemple, un siège de sénateur, ou encore un poste à la commission des chemins de fer, si seulement Jules voulait se montrer accommodant, plus discret dans ses paroles et dans ses actes. Croyez-vous qu’il soit accessible à une intéressante combinaison ?

– Ah ! Duffin, dit Maud, branlant la tête, j’en doute absolument. Ne connaissez-vous pas l’intransigeance de Jules ? C’est un caractère si hautain, si entier.

Puis, se ravisant, elle dit avec un peu de honte dans la voix :

– Rien n’empêche pourtant que vous ne tentiez l’épreuve ; nous n’avons plus le choix des moyens.

– Et vous ne savez rien du tout de sa décision ? insista l’autre.

– Rien du tout.

Duffin fit mine de se prendre la tête dans les mains, en homme acculé à un cas désespéré :

– Mais enfin, n’a-t-il aucune peur des conséquences de sa conduite, de son entêtement ? Et ses clients de la compagnie Aitkens Brothers ? Je crois savoir qu’on est fort ennuyé en ces milieux-là. Pour parler net, ne craint-il pas que des influences n’interviennent, ne forcent les Aitkens à le congédier ?

Maud eut un geste de découragement :

– Il devrait craindre assurément. Nous ne sommes pas riches si nous vivons bien. Mais il est d’une telle indépendance de caractère ! Vous le connaissez : à la première tentative de le faire « chanter », comme il dirait, il serait homme à leur jeter sa démission à la face.

Maud ne remarqua pas, à ce moment, l’éclair, le flamboiement de convoitise qui passa dans les yeux de Duffin. Malgré lui, le beau-frère, trop nerveux, avait esquissé le geste de s’élancer en avant, les mains tendues, fasciné par une proie. Maud continua :

– Pourtant, j’ai un vague espoir de ce côté ; je ne puis songer, quand il y aura réfléchi, qu’il veuille, pour un motif de vanité, exposer sa famille à la ruine.

– Il gagne bien là ?... interrogea Duffin.

– Vingt mille piastres par année.

– Oh ! le malheureux, et risquer de pareils honoraires ! Voulez-vous, Maud, que je lui parle ? Car enfin, vous savez, ajouta-t-il de son air le plus patelin, ce sont là des questions de famille. Et pour aborder le sujet avec Jules, il me faudrait m’abriter derrière vous, parler en votre nom. Voulez-vous que j’essaie ?

– Je veux bien, fit Maud, peu confiante.

Duffin se leva :

– Oh ! à la vérité, je n’entretiens qu’un faible espoir. Mais pour vous Maud, pour votre père qui est si alarmé, je verrai Jules. Je tenterai cette suprême démarche. J’userai de tous mes moyens auprès de lui. Je lui ferai voir le grand homme qu’il pourrait devenir, demain, s’il le voulait ; je lui montrerai le péril de sa vie d’agitateur, le néant après lequel il court, les risques qu’il fait planer sur sa famille. Voilà ma partie à moi. Vous, Maud, après moi, faites appel à son sentiment ; pesez sur son cœur le plus que vous pourrez. À nous deux, s’il plaît au ciel, nous devrions gagner quelque chose.

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! s’écria Maud, s’abandonnant à une crise de larmes. Que j’ai peu d’espoir ! En quelle énigme je me débats.

Elle sanglota quelques secondes, mais très vite ressaisie :

– C’est bien, Duffin, allez et que Dieu vous soit en aide !

Le beau-frère était reparti d’un pas pressé. C’est à ce moment que Lantagnac l’avait aperçu, s’en allant sur le trottoir, toujours absorbé et onduleux.

– Que vient-il de machiner encore ici et où s’en va-t-il de ce pas ? se demanda Lantagnac, fort ennuyé de ces visites clandestines.

De ce pas, William Duffin se rendit tout droit chez le ministre Rogerson, alors distributeur du haut patronage politique, félin de grande race à qui s’en remettait volontiers le ministère pour l’expédition des affaires louches. Duffin, qui connaissait son homme, ne se mit pas en peine de formules protocolaires. Du reste, ce n’était pas la première fois qu’il allait frapper à cette porte, où il entrait toujours, en familier, sans faire antichambre.

– Eh bien, dit Duffin, aussitôt qu’il fut dans le cabinet du ministre, trouveriez-vous votre intérêt, Rogerson, à écarter Lantagnac du débat du 11 mai ?

– Mais assurément. À qui donc posez-vous une telle question ? Connaissez-vous un moyen ?

Et le ministre se renversa dans sa chaise, prêt à discuter serré les conditions du marché, ses yeux de fauve embusqué devenus subitement aigus dans sa face glabre de pasteur presbytérien.

– Le moyen serait très simple, répondit Duffin, et à la fois très élégant, ce qui ne gâte rien. Vous avez une vacance au Sénat ? Permettez-moi d’offrir le siège à Lantagnac.

Le front de Rogerson se rembrunit :

– Le moyen, en effet, ne manquerait pas d’élégance. Seulement il y a une petite difficulté.

– Laquelle ?

– Le poste est déjà promis, dit le ministre négligemment.

– Mais une promesse n’est qu’une promesse.

– Sans doute, sans doute. À la rigueur je pourrais voir le premier ministre et arranger les choses. Mais, dites-moi tout d’abord, quel espoir avez-vous que la tentative réussisse auprès de ce Lantagnac ? On le dit très orgueilleux, très en selle sur les principes ?

– Ceci, c’est mon affaire, dit Duffin qui se frotta les mains. Je sais qu’il hésite. Il a refusé au reporter du Citizen que j’ai envoyé, moi, expressément auprès de lui, il a refusé de laisser publier dans le journal qu’il parlerait sûrement le 11 mai. Or un homme qui hésite, c’est un homme qu’on peut tenter, n’est-ce pas, Rogerson ?

– Seulement, reprit Duffin, devenu très onctueux, comme tout ouvrier est digne de son salaire, j’exige maintenant quelque chose en retour. C’est juste.

Et comme Rogerson devenait tout à coup pensif, l’Irlandais se hâta de reprendre :

– Oh ! n’ayez crainte, monsieur le ministre : je ne vous demande ni argent, ni poste au sénat, moi. Je ne vous demande qu’une parole et peut-être une petite démarche.

– Allez ! dit simplement Rogerson.

– Voici : Lantagnac, vous le savez, est le conseiller juridique de la grande firme Aitkens Brothers. Il gagne là des honoraires qui s’élèvent, me dit-on, à vingt mille piastres par année. Or, je suis pauvre, Rogerson. La lutte scolaire m’a pris beaucoup de mon temps, beaucoup de ma clientèle, parmi les French naturellement. N’est-il pas juste que je me compense ?

– Et vous voulez l’emploi de Lantagnac ? demanda Rogerson qui tourna son fauteuil et fit mine de se remettre au travail.

– Mais, si vous faites en sorte qu’il le perde ? Plutôt que de le laisser à un autre...

– Impossible, mon cher, dit sèchement le ministre. Croyez-vous que l’homme qui vous parle n’a pas songé avant vous à utiliser ces moyens d’action ? Le premier souci d’un bon politique, c’est de casser les reins aux indépendants qui se font dangereux. Donc j’ai vu les Aitkens Brothers. Je leur ai demandé d’exercer une pression sur leur avocat, de donner un coup de main au gouvernement. « Impossible », m’ont répondu ces Messieurs. « Notre clientèle, nos affaires exigent un avocat bilingue ; et l’homme est de première valeur. » Les Aitkens Brothers, je le sais, ne congédieront jamais Lantagnac.

– Oh ! parfait, ricana ici Duffin. Décidément, Rogerson, je m’en vais en remontrer à un maître tel que vous. Et cela flatte singulièrement ma vanité, ajouta-t-il, obséquieux. Mais qui parle ici d’un congé à Lantagnac ? Ma combinaison est encore plus simple, et si j’osais dire, plus habile. Si l’on refuse de lui signifier son congé, il peut peut-être le prendre de lui-même ? Qu’en pensez-vous ? Qu’on aborde hardiment ce farouche caractère, qu’on parlemente avec lui, qu’on aille même, s’il le faut, jusqu’à la menace inclusivement. Ensuite, vous me donnerez des nouvelles de ma recette.

Rogerson tendit la main à Duffin :

– Simplement merveilleux, mon cher ! Quand je quitterai le ministère je vous désignerai à ma succession.

– En attendant, les vingt mille piastres de Lantagnac me suffiront, répliqua Duffin, riant bruyamment.

– Mais comment les obtiendrez-vous ? Faire congédier Lantagnac et vous installer dans son fauteuil me paraissent deux opérations bien distinctes.

– Opérations distinctes mais qui se tiennent. Et c’est ici que j’ai à vous demander un dernier service. Ces Aitkens Brothers considèrent Lantagnac comme irremplaçable. Ce sera à vous, Monsieur le ministre, de rappeler à ces messieurs que William Duffin est également un avocat bilingue, qu’il a quelque réputation, je pense, au barreau d’Ottawa, et qu’enfin, si les vingt mille piastres sont une trop forte somme, on peut parlementer avec moi.

– Entendu, entendu ! Quel cerveau clair que le vôtre, mon cher Duffin, s’écria Rogerson, emphatiquement.

L’Irlandais prit alors son ton le plus doucereux pour ajouter, avant de partir :

– Seulement, Rogerson, pas d’équivoque entre nous. J’y tiens. Je ne veux qu’une chose après tout : ravir à la cause française son meilleur champion. À cette fin, je me sers d’une arme à deux tranchants. Rien de plus. Ces grands orgueilleux, qui le sait mieux que vous ? sont plus fascinés qu’on ne le croit par les honneurs. D’autre part, je me dis que, congédié par les Aitkens Brothers, le député de Russell s’accule à la ruine. Or, il a des enfants. Donc, ou bien par ambition il acceptera d’être sénateur ; ou le souci des siens lui fera garder ses honoraires. Et voilà tout mon stratagème. Il va de soi, n’est-ce pas, Rogerson, que je ne puis accepter de succéder à Lantagnac que si lui-même m’y contraint par son entêtement. Car enfin, conclut l’Irlandais, avec la plus apparente sincérité, j’estime cet homme qui est estimable ; surtout j’aime beaucoup sa famille qui est la mienne. Et sa ruine est la dernière chose du monde que j’ambitionne.

– Je vous entends, je vous entends, répéta Rogerson, pourtant fort habitué aux malpropretés humaines, mais qu’une hypocrisie de cette espèce dégoûtait franchement. Comptez sur moi, Duffin, j’arrangerai tout ce soir même et je vous préviendrai.

Il se leva pour signifier son congé au solliciteur.

Le lendemain, 7 mai, Lantagnac avait été retenu chez soi par une légère indisposition. Dans l’après-midi, retiré en son cabinet de travail, l’avocat se reposait doucement dans son fauteuil, au milieu d’un large rayon de soleil qui traversait la pièce. Face à la fenêtre, il regardait les jeunes érables du jardin balancer tout près de lui leurs branches où s’ouvraient les premières feuilles. Elles se déployaient en petits cornets d’un vert tendre, jeune, réjoui qui avait l’air de dire : comme le soleil est bon ! Lantagnac s’abandonnait à cette apparition du printemps et à ses souvenirs de rural impénitent. Sa pensée voguait déjà loin, là-bas, au-dessus de Saint-Michel où ces spectacles de résurrection végétale ont une beauté si prenante. Tout à coup quelqu’un parut à sa porte entr’ouverte : William Duffin était là en chair et en os. Depuis quelque temps les deux hommes ne se voyaient plus que dans les rares réunions de famille. Et encore, Duffin, qui redoutait les cinglantes taquineries de son beau-frère, l’évitait-il volontiers. Lantagnac ne put donc dissimuler une surprise mêlée de contrariété. Le seul abord de cet homme de ruse causait à la nature franche du gentilhomme une véritable souffrance physique. Le beau-frère avait aux lèvres son sourire le plus onctueux, le plus fleuri.

– C’est bien cela, commença-t-il, affectant de badiner, on prend tous les Irlandais pour des mécréants, incapables même d’une visite à un auguste malade comme vous.

– C’est que, voyez-vous, Duffin, riposta cruellement Lantagnac, je vous crains moins faisant la guerre que faisant la charité.

Duffin prit ou affecta de prendre de bon cœur la boutade. Il rit à gorge déployée :

– On m’avait bien dit que vous passiez par une révolution de bile.

– Et vous m’obligez à vous dire, riposta encore Lantagnac, que votre arrivée ne m’en a pas guéri.

Les deux hommes échangèrent en riant, quelques autres brocards ; puis la conversation prit bientôt une tournure tempétueuse. Lantagnac avait, du reste, contraint Duffin à marcher droit au fait. Coupant court aux phrases préparatoires du visiteur, brusquement il lui avait demandé :

– Voyons, Duffin, maintenant que vous avez satisfait à votre devoir de charité, quoi d’autre vous amène chez moi ?

– Encore la charité, mon cher, répondit Duffin, sans se troubler. Vous avez toujours l’intention de prendre part au débat du 11 mai ?

– J’ai toujours l’intention de faire mon devoir, répliqua froidement Lantagnac.

Alors Duffin déposa sa serviette qu’il avait gardée jusque-là sous le bras. Son binocle bien ajusté, il se donna l’air d’un homme qui veut livrer une grande bataille. De son ton le plus protecteur, le plus conciliant, il commença le développement d’une vague théorie sur le danger, pour toute minorité, de recourir aux méthodes d’agitation, aux attitudes intransigeantes. On aigrit ainsi le plus fort qui se raidit, s’entête dans son injustice, quand il serait si simple, si habile, de parlementer, d’emporter par la ruse, « une ruse honorable », ce qu’on ne peut prendre par la force. – « La diplomatie est l’arme des faibles », répétait Duffin comme une antienne. De là, il montrait à Lantagnac le gouvernement de Toronto fatigué, ennuyé de cette lutte, animé d’un sincère désir de la paix, pourvu qu’on lui permît de la faire sans trop d’humiliation ; l’élément irlandais lui-même, assurait Duffin, ne demandait pas mieux que de tendre la main aux Canadiens français, pour la défense en commun de l’école catholique ontarienne. De ce côté, l’on n’attendait que l’occasion de s’entendre loyalement.

– Or, plus que tout autre, Lantagnac, conclut l’Irlandais, vous êtes qualifié, par votre passé et par votre prestige, pour assumer ce rôle magnifique de pacificateur.

Lantagnac avait écouté l’homélie de Duffin avec une attention mi-distraite, fronçant le sourcil parfois, souriant le plus souvent. Pour toute réponse, il souligna, avec une modération qui rendait la riposte cinglante, une contradiction manifeste échappée à son interlocuteur :

– Mais comment donc nous représentez-vous l’agitation, l’intransigeance comme des moyens funestes aux causes des minorités, et, d’autre part, nous montrez-vous le gouvernement persécuteur de l’Ontario ennuyé de la lutte et prêt à demander la paix ? Dites, mon cher Duffin, comment votre logique concilie-t-elle d’abord ces deux choses ?

L’objection désarçonna visiblement l’Irlandais :

– Oh ! je vous abandonne volontiers ma théorie. Le fait reste : on est lassé à Toronto et il serait habile de mettre à profit cette lassitude. Il y a mieux, mon cher ; – et ici Duffin baissa la voix et prit son ton le plus solennel – il y a mieux, ai-je dit. On est lassé à Ottawa, on veut la paix, on ne veut point de ce débat qui peut tout gâter. Là aussi, Lantagnac, on compte sur vous. On croit que vous êtes l’homme pour tirer cette malheureuse question hors du domaine politique.

– Et après ? interpella ici Lantagnac qui manifestement s’impatientait.

– Après ? reprit Duffin, dont l’accent se radoucit encore, après, je suis persuadé, ou plutôt je suis sûr que le gouvernement serait disposé à honorer magnifiquement l’homme qui aurait rendu un tel service à ses compatriotes et à son pays.

Lantagnac eut un geste de dégoût.

– Voyons, mon cher beau-frère, insista gravement l’Irlandais, vous êtes entré dans la vie politique pour servir les vôtres, je pense. Une augmentation d’honneur et de prestige qui rejaillirait sur votre cause serait-elle une chose si criminelle ? Eh bien, soyez le grand pacificateur que tout le pays attend. Moins que cela, ne figurez point à la manifestation du 11 mai. Et vous n’aurez pas même un mot à dire, un geste à faire pour devenir sénateur et peut-être mieux encore.

Lantagnac resta là stupéfait de tant d’ingénuité et de machiavélisme. Il se leva. Il pointa le doigt vers la muraille où, cet après-midi-là, s’étalaient dans la lumière du soleil les armoiries des Lantagnac. Au-dessus du cimier de la couronne de comte surmontée d’un lion d’or hissant et portant une lance, il montra la vieille devise de sa famille se détachant en vif relief : Plus d’honneur que d’honneurs ; puis, d’une voix où vibrait toute sa dignité de gentilhomme outragé, il demanda :

– Au nom de qui venez-vous ici, Duflin, et pour qui me prenez-vous ?

Et il attendit, les yeux d’une fixité impitoyable, braqués en détente sur le binocle de son assaillant. À ce moment, le regard du tentateur devint insaisissable comme sa pensée secrète ; ses yeux se mirent à cligner, à vibrer, à battre dru comme sous le dard d’une lumière trop vive ; ce qui ne l’empêchait pas de faire un effort suprême pour ne pas perdre contenance. Il se leva à son tour.

– Oh ! pardon, Jules, pardon ; je vous jure que je ne viens ici au nom de personne ; ou plutôt je viens au nom des vôtres. Ma parole, je n’ai d’autre motif que de servir vos intérêts, ceux de la cause commune.

Et il gesticulait ; et son regard avait soudain retrouvé de la fermeté ; et sa voix vibrait de sincérité, à tel point que Lantagnac, toujours sur la défensive, ne pouvait s’empêcher d’admirer une telle perfection dans la comédie et dans l’art de simuler.

– C’est tout de même un artiste merveilleux, se disait-il à part soi.

– Car enfin, reprenait Duffin, où serait le mal si vous acceptiez un poste qui vous conférerait l’indépendance ? Voyons, Lantagnac, vous êtes trop intelligent pour ne pas compter avec l’avenir. Vous savez bien que les Aitkens Brothers peuvent parfois vous ennuyer, vous créer des embarras, entraver votre action patriotique. Je parle parce que je sais, insinua-t-il d’un air entendu.

– Assez, assez, conclut impatiemment Lantagnac. Mon cher Duffin, mettons fin à ce discours. Sachez qui je suis, William. Si l’on me donne à choisir entre mes honoraires et ma conscience, eh bien, je choisirai pour ma conscience. Mais je ne serai pas l’homme que l’on fera chanter, ni vous ni d’autres.

Et il fit signe à l’Irlandais de se retirer. Duffin bredouilla quelques plates excuses, ramassa sa serviette et sortit.

Ceci se passait le 2 mai. Le lendemain le coup monté par Duffin continua de s’exécuter mécaniquement. Mandé aux bureaux du chef de la Maison Aitkens Brothers, Lantagnac dut avaler tout d’abord une généreuse potion de conseils sur les opportunités de la modération, puis une plainte assez mal déguisée sur les ennuis que les attitudes de l’avocat occasionnaient à ses clients. Au Ministère des travaux publics l’on paraissait mécontent ; on se faisait prier, on marchandait la concession de nouveaux contrats. On parlait même d’en passer quelques-uns à une firme rivale.

– Oh ! qu’à cela ne tienne, avait répondu vivement Lantagnac ; je ferai en sorte, croyez-m’en, que ces ennuis ne se renouvellent pas.

Le soir même, rentré chez lui, l’avocat, d’un cœur allègre et résolu, rédigea sa démission et la fit porter sans retard. Le lendemain, il ne manifesta nulle surprise lorsque Virginia vint lui dire :

– Eh bien ! tu sais ?

– Quoi donc ?

– Tu n’as pas lu ton Citizen ?

– Pas encore.

– Le nom de ton successeur chez les Aitkens ?...

– Qui donc ?

– Devine.

– William Duffin.

– On te l’a dit ?

– Je l’ai deviné dès avant-hier.

Il n’avait pas oublié l’aversion d’espèce fort particulière que lui avait inspirée Duffin, à sa dernière visite. Et l’avocat, qui avait des lettres, se souvint que, du temps d’Eschyle, la trahison s’appelait déjà : « la plus immonde des maladies ».

Cette démission faisait perdre à Lantagnac la somme de 20,000 piastres par année. Il n’en serait pas ruiné pour tout cela. Sa clientèle, il pouvait l’espérer, se referait graduellement du côté de ses compatriotes. Mais d’ici quelques années, il aurait à diminuer sensiblement son train de vie. Cette perspective, qui le laissait assez calme lui-même, l’effrayait grandement quand il songeait à sa femme. Comment lui faire accepter ce qui paraîtrait une humiliation devant leur monde ? Et puisque la démission allait atteindre du même coup les enfants, Lantagnac pourrait-il défendre son geste du reproche d’égoïsme ? Plus encore qu’au moment de l’élection de Russell, il aperçut l’urgence d’expliquer sa conduite à Maud. Cette explication, il la différa néanmoins encore deux jours. Autant il se sentait fort devant un assaillant comme Duffin, autant il se reconnaissait faible devant les larmes d’une femme, quand cette femme était la mère de ses enfants, la fiancée de sa vingt-cinquième année. Lantagnac fut délivré subitement de toutes ses hésitations. Le matin du 5 mai, Maud lui dit en passant près de lui :

– Lius, je veux vous voir chez moi, ce soir, à sept heures et demie. Serez-vous libre ?

– Certainement, dit Jules, qui ne put se défendre d’un moment de trouble.

« Lius », avait dit Maud. Elle venait de l’appeler du petit nom affectueux, abréviation du prénom anglais Julius que depuis longtemps elle paraissait avoir oubliée. Ce simple mot alla droit au cœur de Lantagnac. Maud allait donc jouer contre lui de toute la puissance du sentiment. Or il savait par expérience de quelles exubérances sentimentales peut devenir capable, à certaines heures, l’âme anglo-saxonne. Trop contenu, trop guindé par une éducation sévère et par un excès de réserve puritaine, le sentiment ne déborde jamais chez elle que pour ignorer les demi-revanches. Lantagnac appréhendait que là, dans la chambre de sa femme, dans le cadre de leur plus complète intimité, il ne fût d’une faiblesse dangereuse.

Le soir, à l’heure dite, son courage remonté le mieux possible, il frappa chez Maud. Il la trouva profondément affaissée dans un fauteuil. Un autre fauteuil était là, disposé auprès du sien. Elle leva la main pour l’indiquer à son mari. Droit en face de lui, sur le mur, Lantagnac aurait, pendant ce long tête-à-tête, une photographie ancienne, lointain souvenir de leur voyage de noces. Tout auprès s’étalait le portrait de Maud, œuvre du peintre Collins, que Jules lui avait offerte après la naissance de Wolfred et où la jeune femme survivait dans l’auréole de sa première maternité. Un peu partout, dans la chambre, il revoyait les photographies de ses enfants à leurs divers âges, images que Maud a disposées avec art, pour mettre son mari dans un milieu d’émotion. D’une voix qui vibrait d’une affection sincère elle commença :

– Mon cher Lius, vous comprendrez pourquoi je vous ai fait venir ici. Il y a si longtemps que notre intimité est morte, par ma faute peut-être, encore plus que par la vôtre ; je voudrais tant que, replacée dans son cadre, elle pût revivre.

Lantagnac, qui attendait au moins quelques légers reproches, se sentit quelque peu désarmé par ce début. Il répondit d’une voix aussi peinée :

– Ma chère Maud, croyez-vous que, moi aussi, je ne regrette pas ce qui est perdu, et que mon bonheur ne serait pas grand de voir tout cela ressusciter ?

– Eh bien ! mon ami, je veux, moi, faire tout mon possible, consentir tous les sacrifices, pour que cette résurrection s’accomplisse. Êtes-vous prêt à en faire autant ?

– Mais assurément. Puis-je hésiter, Maud, à mettre notre bonheur et celui de notre foyer au-dessus de tous les sacrifices que n’interdit pas l’honneur ?

– Très bien, s’écria Madame de Lantagnac, un peu rassurée. Je reconnais là votre grand cœur. Mais ce soir je veux songer à d’autres que moi-même. Je pense d’abord à nos enfants. Vous n’ignorez pas, Lius, que votre récente démission les atteint cruellement. C’est une rente de 20,000 piastres que leur vole notre fripon de beau-frère.

– Puisque vous le jugez comme moi, ce Duffin, observa Jules sèchement, si vous le voulez, Maud, son nom ne sera plus prononcé dans cette maison.

Puis se reprenant :

– Mais vous ne voulez pas me reprocher, j’en suis sûr, d’avoir sacrifié nos enfants pour un motif égoïste de vanité ?

– Non, s’empressa-t-elle de rectifier, je me demande seulement si vous aviez le droit de les sacrifier.

– Je n’ai rien fait que ce que j’ai cru devoir faire, soyez-en persuadée, Maud, fit-il, refoulant une émotion qu’il sentait l’envahir malgré lui. J’ai pensé, en toute bonne foi, que l’honneur du chef de famille est un bien commun, et qu’en le défendant je défendais le bien de tous.

Maud sentir aux vibrations de la voix de Jules que son cœur battait plus fort. C’est donc d’une voix encore plus suppliante qu’elle reprit :

– Mais, au moins, puis-je espérer que ce sacrifice ne sera suivi d’aucun autre ?

Lantagnac baissa les paupières et dit lentement :

– Puis-je savoir, moi, jusqu’où le devoir me conduira ?

Et, la main sur celle de Maud qui s’était posée sur le bras de son fauteuil, avec sa grande élévation d’esprit, très franchement, il lui exposa quelques-uns des hauts motifs qui gouverneraient ses prochaines décisions :

– Je veux que tu le saches bien, appuya-t-il, c’est l’amour de ma nationalité, sans doute, qui me pousse à agir ; c’est aussi le commandement de ma foi. Bien souvent, Maud, tu m’as confessé les difficultés qu’éprouve un converti, obligé de garder ses croyances dans son milieu protestant. Tu sais, comme moi, les ravages affreux que les mêmes influences opèrent dans les milieux catholiques irlandais. Les journaux, les livres que l’on lit dans ce monde-là, les mariages mixtes qui s’y font tous les jours, travaillent plus efficacement pour l’hérésie que tous les prédicants ensemble. Quelles statistiques navrantes ne nous offrent pas les races catholiques qui s’anglicisent au Canada et aux États-Unis ! Tu te souviens qu’ensemble nous avons causé souvent de ce triste sujet. Or, si mes compatriotes s’anglicisent, ne crois-tu pas que le même sort attend leur foi ? Surtout que l’on ne vienne pas m’objecter que c’est reconnaître à la foi des miens bien peu de solidité, bien peu de résistance. Ceux-là oublient que l’anglo-saxonnisme est, à l’heure actuelle, la puissance la plus formidable et que la littérature anglo-saxonne est le tout-puissant véhicule de la pensée protestante et qu’elle le restera encore d’ici longtemps. Maud, tu le sais comme moi, et tu en souffres. Mais alors je me le demande : qui donc a le droit, en ce pays, par amour d’une fausse paix ou pour l’ambition d’une grande unité politique, qui donc a le droit d’exposer au péril de la mort la foi de tout un peuple ?

Maud avait écouté attentivement. Sa foi restée vive depuis le jour de sa conversion luttait fortement en elle contre sa tête et son cœur. Elle sentait la puissance des raisons invoquées par son mari. Pourtant, bien déterminée à ne pas se soumettre, elle risqua une objection qu’elle croyait souveraine :

– Je crois que vous avez raison en théorie et pour les vôtres. Mais en ce moment, n’est-il pas vrai ? nous discutons surtout notre cas, celui de nos enfants. Or, mon cher Jules, nous avons gardé la foi, nous, dans notre milieu ; nos enfants ne paraissent-ils pas devoir la garder ?

– La garderont-ils toujours et tous ? répondit Lantagnac, se parlant plutôt à lui-même, les yeux fixés sur le mur, vers une énigme douloureuse. Voyez Wolfred et Nellie, continua-t-il : tous deux nous menacent déjà d’un mariage mixte. Qui nous assure alors que leurs enfants échapperont au sort commun ? Souvent, je te le confie, ma chère Maud, cette crainte empoisonne mes pensées.

– Mais, mon pauvre ami, riposta un peu vivement Maud, que la force des objections à résoudre ravivait, l’auraient-ils mieux conservée, leur foi, dans votre société de catholiques canadiens-français ? Cette société, je vous ai entendue la juger quelquefois. Vos jugements étaient bien sévères.

– Ne le sais-je pas ? Le catholicisme ne confère rien d’un brevet d’impeccabilité, mon amie. Mais aujourd’hui, nous parlons surtout d’une atmosphère, n’est-ce pas ? Et alors vous me le concéderez : la vraie foi a plus de chances de subsister où elle a déjà pleine possession d’état, où elle se défend derrière le rempart de la langue, où elle s’encadre dans un ensemble de rites, de traditions qui se perpétuent admirablement, vous l’avouerez, parmi les miens, si bien que les familles les plus légères, les moins en garde, n’arrivent pas toujours à s’en débarrasser.

Maud poussa un long soupir. Elle venait d’éprouver la faiblesse de ses raisons. Mais, en même temps, elle sentait s’agiter au fond d’elle-même un flot de sentiments qui n’abdiquaient pas, qui la poussaient avec violence à se révolter.

– Ainsi donc, vous êtes toujours emmuré dans vos idées, toujours implacable pour moi ?

Et sa voix s’adoucit sur les derniers mots, dans la crainte d’avoir paru un peu vive.

Lantagnac se retourna à demi de son côté ; il la considéra quelques instants :

– Comme vous paraissez triste, Maud ; Dieu m’est témoin pourtant qu’un seul devoir nous divise.

– Mais ce devoir, vous l’acceptez, mon ami, gémit-elle, au risque même de démolir votre foyer.

Elle se laissa tomber au fond de son fauteuil, la tête penchée vers son mari, et se mit à sangloter comme une enfant. Ces gémissements d’une femme qui était la sienne, ces sanglots dans cette chambre bouleversèrent Lantagnac. Ils éveillaient au fond de son âme l’écho d’une tristesse inexprimable. Il avait pris dans sa main la main de Maud, et, les yeux levés vers la photographie de leurs lendemains de noces, il se laissa aller vers ce souvenir lointain. Il revoyait un jeune couple se promenant, un soir de mai de l’année 1893, sur la terrasse Dufferin à Québec. Maud avait choisi elle-même, pour terme du voyage, la capitale québécoise. Ce soir de mai, une fanfare exécutait, sous un kiosque de la terrasse, des airs nationaux. Jules et Maud se perdaient dans le flot des promeneurs. Ils n’existaient l’un et l’autre que pour eux seuls. Elle, s’abandonnait au bonheur de la découverte de son jeune mari si noble et si beau. À ce bonheur se mêlait pour Maud la joie de sa conversion récente ; elle se sentait dans l’âme une allégresse chantante. Lui, isolé parmi les siens, par ses convictions nouvelles, s’appuyait sur le bras de sa jeune femme comme sur le grand et seul appui de sa vie. Il s’en allait, ce soir-là, plein de la double joie d’avoir conquis sa fiancée sur la foi protestante et sur la race supérieure. La musique du kiosque donnait des ailes à son rêve. Ils allaient et venaient tous deux sur la terrasse majestueuse, depuis l’escarpement sombre de la citadelle jusqu’à l’autre bout où se dressaient dans la nuit, comme des silhouettes gigantesques et comme l’émanation d’un monde épique, les clochers de la haute-ville. Au-dessus de leur tête, dans l’atmosphère d’une nuit tiède et mystique, les étoiles se rejoignaient aux lumières de la côte de Lévis, aux feux ambulants des navires dans la rade, et mêlaient si bien le ciel et la terre que les jeunes mariés ne savaient plus si leur bonheur n’avait rien que de terrestre.

Lantagnac revit cette scène de l’Éden de sa jeunesse. Et qu’elle lui revînt dans un moment pareil, dans cette chambre où paraissait agoniser son amour, lui fit monter, à lui aussi, des larmes aux yeux. Maud était toujours là, affaissée dans son fauteuil, la tête inclinée sur la poitrine, qui sanglotait désespérément. Elle lui parut dans une détresse suprême. Il se souvint d’une phrase que dans cette soirée inoubliable, ils avaient échangée tous deux sur la terrasse québécoise. Il lui avait dit :

– « Vous savez, mes parents sont morts pour moi, Maud ; vous êtes toute ma parenté et toute ma vie. »

Elle lui avait répondu :

– « Jules, ma conversion me sépare fatalement des miens. On la tolère, mais au fond on ne me la pardonne pas. Je n’ai plus que vous, mais pour moi vous serez tout. »

Au souvenir de ces promesses échangées, la menace même involontaire qu’il laissait planer sur la tête de sa femme, le fit souffrir comme un remords. Il sentit bruire dans son cœur un sentiment nouveau, dont il avait appréhendé la naissance, au début de leurs premières altercations. Maud devenue franchement malheureuse, il se reprenait à l’aimer plus fort, non pas peut-être de l’amour tendre qui avait enchanté les premiers temps de leurs fiançailles, mais d’une affection plus inquiétante pour ses résolutions. Il l’aimait d’un amour chevaleresque où entraient une grande pitié pour la faiblesse en face de lui et surtout la volonté de la défendre contre le malheur. Il se pencha vers celle qui sanglotait. De sa voix la plus chaude il lui parla :

– Maud, Maud, ne pleurez plus. Pourquoi ce chagrin quand vous ne savez pas encore ce que je ferai ? J’aurais dû vous le dire tout à l’heure : je veux faire mon devoir le 11, mais je ne sais pas encore ce qu’il me commandera. Je n’ai autorisé personne à dire que je parlerais. M’entendez-vous ? Personne.

Elle parut se ranimer. Lentement elle leva vers lui ses yeux gonflés de larmes. Et, d’une voix que coupait encore l’étranglement des sanglots, elle dit :

– Vous savez bien, Jules, que j’ai tout quitté pour vous. Ne vous en souvient-il plus ? Non, reprit-elle passionnément, non, je ne crois pas aux devoirs qui commandent de pareilles cruautés. Vous dites, mon ami, que vous vous devez aux vôtres, à votre race, à votre sang. Oubliez-vous que la même voix me parle et me commande ?

Et ne se doutant pas de l’affreuse gravité des paroles qu’elle prononçait, tellement cet impérialisme sentimental lui était inné, elle continua :

– Il vous paraît affreux que vos enfants se séparent de ceux de leur lignée ? Ne croyez-vous point que j’éprouve la même angoisse à les voir se séparer de leur mère ? En moi aussi, l’instinct de race s’est éveillé ; il me tient, il me commande impérieusement.

Puis, s’enflammant tout à coup, elle ajouta d’un ton subitement ferme et presque dur :

– Comme vous, j’ai aussi derrière moi tous les miens. J’ai encore dans l’oreille l’accent terrible avec lequel mon père m’a dit : « Écoute-moi bien, ma fille : j’ai donné ta main à M. de Lantagnac ; mais tu te rappelles ce qu’il était alors, ce qu’il voulait rester. Sache-le, je ne permettrai pas que Maud Fletcher demeure la femme d’un agitateur français. » Et moi, je sens, et je vous en avertis loyalement, Jules, je sens que si vous alliez devenir le chef public, reconnu de cette agitation, trop de malaise, trop de motifs de désunion se glisseraient entre nous pour que la vie ici me fût tolérable.

Elle s’arrêta sur ces mots qui sortirent péniblement de sa gorge, consternée par l’effet qu’ils venaient de produire sur son mari. Lui, l’avait écoutée jusque-là, penchée en avant, les mains jointes dans une attitude d’abandon. Il se redressa soudain ; sa figure prit cette fermeté rigide qui annonçait le sentiment intérieur blessé, la volonté de défendre sa résolution. Maud eut peur d’avoir tout compromis. À son tour, elle prit la main de son mari, et, avec un retour de tendresse, elle lui dit en lui cherchant les yeux :

– Jules, dites-moi que votre devoir ne vous commandera pas de me faire mourir ?

Elle attendit la réponse. Les traits de Jules se détendirent de nouveau. Il fut reconquis par ce nouvel assaut d’amour suppliant. Il joignit sa main restée libre à celles de Maud et, les pressant affectueusement, il répondit :

– Vous savez bien que je n’aurai pas cette cruauté.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pendant ce temps, le cabinet fédéral ne voyait pas venir, sans beaucoup d’ennui, le débat du 11 mai. On ne se faisait pas illusion sur le résultat de cette parade parlementaire. Le tout se réduirait à une séance académique. Les deux camps échangeraient une bordée de discours ; on se lancerait quelques grenades, peut-être quelques obus ; puis, le vote serait pris et la résolution Lapointe rejetée. La seule inquiétude venait du chef de l’Opposition. Il prendrait la parole. On redoutait son habileté, sa savante stratégie. Il ne manquait ni de ministres ni d’amis du ministère pour se dire : « Soyons sur nos gardes. Si le rusé parlementaire a décidé de s’engager dans le débat, c’est qu’il en espère un profit électoral. » Quelques ministres, parmi les jeunes, plus avisés que leurs collègues, s’inquiétaient pour un avenir plus lointain. Ils voyaient se former peu à peu au parlement un bloc québécois solide. L’agitation scolaire dans quatre des provinces de la Confédération, les projets trop démasqués des anglicisateurs allaient provoquer, selon eux, la constitution de ce bloc qui finirait par tenir à sa merci tous les gouvernements. D’ailleurs, pour amoraux que soient les politiciens dans leur vie publique, ils n’ignorent point pour autant la vertu subsistante des idées morales parmi le peuple. Ils savent que faire des persécutés devient à la longue jeu dangereux. Le souci ou l’habileté les quittent rarement de faire à leurs pires projets une façade d’honnêteté. Plus qu’ailleurs, peut-être, ces mœurs prévalent dans les Chambres d’esprit anglo-saxon où une espèce d’idéalisme juridique, d’hypocrisie puritaine, se perpétue dans les mœurs parlementaires, tout comme les vieilles cérémonies désuètes de ces milieux.

Une anxiété non moindre, quoique inspirée par d’autres motifs, régnait parmi les chefs de la résistance ontarienne. Un soir que le sénateur Landry en causait avec le Père Fabien, le sénateur demanda à l’oblat :

– Avez-vous des nouvelles de Lantagnac ?

Aucune ; mais j’en aurai bientôt. Je sais qu’il doit venir aujourd’hui ou demain ; il s’est fait annoncer par l’un de nos Pères.

– J’appréhende fort de mauvaises nouvelles, avait repris le sénateur. On fait contre notre ami un vacarme d’enfer chez les Fletcher. Sa femme s’en mêle et, franchement, je crois ce pauvre Lantagnac dans une terrible impasse.

Toujours confiant, et par besoin de croire au succès, le Père Fabien avait cherché tout de suite des raisons de se rassurer lui-même et de rassurer le sénateur.

– N’ayez crainte, sénateur ; l’homme qui, pour garder l’indépendance de sa parole, a jeté ses vingt mille piastres à la tête des Aitkens Brothers, sera bien capable d’autres sacrifices.

– Mais, précisément, avait répliqué le sénateur ; je me demande ce que l’on peut bien encore exiger de la part d’un homme qui vient de consentir un tel sacrifice. Tout de même, vous l’avouerez, ce serait grand malheur que, dans ce débat, la voix de l’Ontario français restât muette. Voyez-vous le parti que nos ennemis ne manqueraient pas de tirer de ce silence ! L’abstention de Lantagnac aurait aussi, je le crains, un effet désastreux sur nos gens. « À quoi bon tant nous démener ? » diraient quelques-uns, « si les chefs ne payent pas de leur personne ? » Enfin, mon Père, avait encore ajouté le sénateur, je m’inquiète pour l’avenir politique de Lantagnac. Après le malheureux incident du Loyola, son abstention peut-elle ne pas autoriser contre lui les plus sévères soupçons ?

– Oh ! mais voilà du nouveau ! s’était écrié le Père Fabien ; le sénateur qui a maintenant des idées noires !

– Noires, si vous voulez, mais de la couleur de la réalité. Savez-vous que Lantagnac est passé hier au Droit, qu’il a demandé de ne plus publier son nom sur la liste des orateurs du 11 mai ? « Je ne vous dis pas que je ne parlerai point », a-t-il précisé ; « mais, par mesure de prudence, ne m’annoncez plus. »

L’optimisme du Père déchanta pour cette fois :

– Si le député de Russell a fait cela, c’est assurément que les choses se gâtent chez lui. Il n’est pas homme à reculer.

Les choses se gâtaient, en effet, chez Lantagnac. Le soir du 5 mai, il était sorti de son entrevue avec Maud, le cœur en agonie. Les propos tragiques échangés pendant une heure, entre sa femme et lui, l’avaient remué jusque dans les fibres les plus fines de sa sensibilité. Une trop longue tension nerveuse lui enlevait, il le sentait et en gémissait, l’empire habituel de sa volonté. Comme tous les cérébraux qui ne le sont devenus que par éducation, par de longues compressions de leurs facultés affectives, Lantagnac portait à fleur d’âme un courant de vie sentimentale toujours prêt à déborder pour tout envahir. Qu’est devenu cet empire sur soi-même qui, dans les pires traverses de sa vie, lui faisait dire avec un mâle orgueil : « Je suis maître de moi. » En ce désordre partiel, un appui lui reste : la rectitude de sa conscience. Sa volonté n’est point assaillie par des motifs intéressés et vulgaires. La tentation sent le besoin de se couvrir des apparences du devoir. Le gentilhomme ne se cache point, par exemple, la faiblesse des raisons que Maud lui oppose. Il serait si simple à l’épouse de Jules de Lantagnac, non pas d’entrer dans les sentiments nouveaux de son mari – concession trop entière qu’il n’exige point –, mais de les accepter comme l’évolution naturelle d’une personnalité loyale, comme le droit d’une conscience. Comment donc le mari de Maud Fletcher pourrait-il devenir moins bon père de famille, époux moins aimant et moins fidèle, en pratiquant la plus haute fidélité ? Aurait-il dépossédé la mère en reprenant ses droits paternels ? Lantagnac ne se cache point l’extravagance des prétentions de Maud trop principalement appuyées sur l’orgueil individuel et ethnique. Cependant il lui paraît contraire à la loyauté, contraire à ses engagements de fiancé, d’abandonner, après vingt-trois ans de mariage, la femme qu’il a tirée hors de sa famille, hors de la foi de ses ancêtres, après la promesse solennelle de lui tenir lieu de ses anciens appuis. Malgré lui, un mot de Maud à peine modifié résonne constamment au fond de son cœur :

– « Non, il ne se peut pas que le devoir impose de pareilles cruautés ! »

La perplexité de Lantagnac s’accroît avec une force singulière, quand il songe qu’en sa prochaine détermination, se trouveraient engagés non seulement le sort de son union conjugale, mais celui de ses enfants, l’existence même de son foyer.

– Y a-t-il donc, se demande-t-il, sans jamais trouver de réponse décisive, y a-t-il donc des cas où le devoir de la vie publique doive aller jusqu’à de si coûteux sacrifices ?

Déploie-t-il devant lui, pour y chercher des exemples, le spectacle de la vie politique canadienne ? Partout et toujours, il aperçoit le règne, le triomphe universel, total, de l’intérêt individuel, souvent même de la passion la plus sordide. Son sacrifice, s’il ose l’accepter, lui apparaît, en ce milieu de prosaïsme brutal, comme une contribution naïve à la légende dorée, quelque chose de démodé et de presque risible.

Des réflexions d’un autre ordre auxquelles, au premier abord, il a refusé de s’arrêter, viennent ajouter à son hésitation. Comment, en effet, les idées de William Duffin sur le péril des méthodes d’intransigeance dans les luttes des petits peuples, ont-elles pu trouver hospitalité dans l’esprit de Lantagnac ? Entraîné par le besoin de se fortifier dans son mouvement de recul, il a fini par faire accueil aux théories du beau-frère. Sans doute, a-t-il eu soin de les désinfecter du « Duffinisme » ; du moins il s’en flatte. Le fond de la doctrine n’y est pas moins et l’esprit du gentilhomme se sent troublé, presque gagné.

Un jour, à la Chambre, un jeune député anglo-ontarien très proche du ministère, esprit modéré et bon camarade, est venu s’asseoir près de Lantagnac.

– Ainsi donc, a-t-il dit, vous serez, vous aussi, de cette manifestation ?

– Ne serait-ce pas mon droit et même mon devoir ? lui a répondu le député de Russell.

– C’est grand dommage, a repris l’Ontarien, branlant la tête, d’un air fort contrarié.

Et il a ajouté apparemment sincère :

– Vous voulez ennuyer le ministère ? Pour sûr vous réussirez. Mais permettez-moi de vous le dire : ce fracas ne fera de bien ni à votre cause ni au pays. Vous ne savez pas jusqu’à quel point, mon cher collègue, vos amis vont paralyser les efforts des hommes de paix.

Là-dessus le jeune député s’était esquivé, laissant Lantagnac à ses réflexions.

– Vient-il de lui-même, celui-là ? Est-il sincère ? ou est-ce encore un envoyé interlope du ministère ? s’était demandé le député de Russell.

De telles observations ne laissaient pas de le fortifier dans ses propres doutes. À tout prendre, se disait-il, qu’avait-on gagné pendant six années de lutte ? La commission scolaire d’Ottawa avait perdu, l’un après l’autre, en grande partie du moins, tous ses procès pour le recouvrement de ses pouvoirs et de ses fonds. Une lourde lassitude, c’était visible, envahissait de jour en jour, la masse du peuple fatiguée de combattre sans gains apparents. D’autre part, n’y avait-il pas danger que cette résistance opiniâtre ne déchaînât une politique de représailles ? On pouvait en prendre son parti : un groupe considérable, parmi les persécuteurs, ne désarmerait jamais : la faction orangiste, impuissante à vivre d’autre chose que de haine antifrançaise et anticatholique. Pour subsister, se tenir dispos, ne fallait-il pas à ces fanatiques l’agitation et la guerre, comme il faut du vent et du pétrole au feu ardent ? Des faits plus graves se dressaient dans l’esprit de Lantagnac. D’excellentes gens, des patriotes dont on ne pouvait mettre en doute la sincérité, n’avaient-ils pas désapprouvé la stratégie des chefs de l’Ontario français ? L’avocat se remémorait certaines ambassades de hauts personnages qui étaient venus porter aux persécutés des conseils de prudence et de modération. Ces prudents avait-ils tort entièrement ? Trop ardemment mêlés à la lutte, ne jugeant les hommes et les choses qu’à travers la poussière du combat, les persécutés n’avaient-ils pas à craindre pour la justesse de leur coup d’œil ? Au début, peut-être, quand il fallait éveiller à l’imminence du péril, un peuple somnolent, la lutte se pouvait-elle justifier, s’imposer même comme un devoir rigoureux ; mais après six ans d’une telle tactique qui avait donné ce qu’on pouvait en espérer, n’était-ce pas l’heure de changer d’armes et de stratégie ? À tout le moins le mal serait-il si grand de tenter l’expérience ? Une autre tentation s’insinuait dans l’esprit de Lantagnac. Si le jour devait venir où s’imposerait le rôle d’un pacificateur, où la cause française pourrait courir les chances d’une opportune offensive diplomatique, le député de Russell ne ferait-il pas un acte de sage patriotisme, en se réservant, en évitant de se donner les airs d’un irréductible ?

Voici plusieurs jours que Lantagnac retourne fiévreusement, dans son esprit, la cruelle alternative. Dures journées, pour lui, d’épuisants tiraillements ! Parfois il serait tenté de se palper, de se demander : « Est-ce bien moi ? est-ce que je ne rêve pas ? Ne serais-je point devenu, par hallucination, le héros fatal d’un roman ou d’un drame affreux ? » À l’instant où il croit s’être affermi dans une conviction, s’être rassuré pleinement, le doute lui revient par un détour et fait s’écrouler, comme un château de cartes, l’échafaudage de son impuissante dialectique. Cet homme a, depuis trop longtemps, l’habitude de mesurer chacun de ses actes à la règle rigoureuse de sa raison et de sa foi. Incapable de s’éclairer à une lumière décisive, sa conscience le maintient dans les balancements de l’incertitude. Le Père Fabien, sans doute, est toujours là ; tout poussait Lantagnac à se rendre chez ce conseiller. Mais il ne savait trop quelle hésitation subtile l’avait fait reculer indéfiniment sa visite à Hull. À dire vrai, il croyait deviner la réponse du religieux ; il en appréhendait la rigueur. Avant d’aborder le redoutable adversaire, il sentait le besoin de se fortifier dans ses positions.

C’est donc toujours hésitant, mais bardé de pied en cap des raisonnements qu’il se forgeait depuis quelques jours, que, le 10 mai, la veille du débat, de bonne heure dans l’après-midi, Lantagnac se présenta chez le Père Fabien. Le Père se montra quelque peu surpris de la visite du député : il ne voulut point le lui dissimuler :

– Ah ! c’est vous ?

– Vous ne m’attendiez plus, n’est-ce pas ? J’ai eu tort de me faire annoncer trop tôt.

– À vous parler net, reprit le religieux, je vous ai plaint sincèrement pendant tous ces derniers jours. Ne vous voyant plus venir, je me suis dit : c’est malheureux, mais enfin il a renoncé à paraître en Chambre le 11. Vous n’ignorez pas, je suppose, que cette rumeur court déjà le public ?

– Je l’ignore tout à fait, répondit Lantagnac, un peu étonné. Mais, franchement, continua-t-il, la tête penchée, peut-être est-ce mieux ainsi.

Et, le poing sur la tempe, il s’accouda à un tabouret contigu à son fauteuil et resta là, quelques instants, la figure contractée par une vive souffrance morale. Le Père Fabien le considéra en silence, étrangement ému par le spectacle de cet homme si fort et qui, à cette heure, paraissait écrasé par le poids de son devoir. Lantagnac reprit le premier la parole :

– Mon Père, dit-il, d’un ton las, mon Père, j’ai beaucoup réfléchi en ces derniers jours ; je puis le dire : j’ai été obsédé par mon cas de conscience ; et, franchement, je le crois insoluble.

Le Père interrogea avec douceur :

– Peut-on savoir seulement comment vous le posez, ce cas ?

Lantagnac se renfonça quelque peu dans son fauteuil.

– Comment je le pose ? commença-t-il, sa voix redevenant subitement ferme et scandant chacune des phrases. Il y a d’abord qu’après six ans de défaites accumulées, je ne crois plus d’une foi aussi robuste à nos méthodes de combat. Si demain j’allais au feu, à quoi bon vous le cacher ? j’irais sans enthousiasme. Nous sommes si peu et si faibles dans l’Ontario. Nos frères irlandais nous reviendront, je veux l’espérer, quand la vérité les aura éclairés. Mais qu’attendre du groupe orangiste ? Désarmera-t-il jamais, aussi longtemps que nous permettrons à ses chefs de tenir leur rôle d’agitateurs, celui dont ils vivent ? Alors, très sincèrement, je me pose cette question : n’est-il pas plus sage d’obtenir par l’habileté, par la diplomatie, ce qui ne peut être reconquis par la force ? On tue le feu en l’étouffant, non pas en l’attisant, si je ne me trompe ?

– Est-ce là toute votre difficulté, demanda le Père Fabien, que son calme ne quittait point.

– Non pas, se hâta de répondre Lantagnac qui devint plus anxieux. Il y a autre chose. La stratégie qu’adopteront demain les chefs de la minorité ontarienne influe singulièrement sur mon cas et sur ma vie. Entendez-moi, Père Fabien : comme votre avocat dans les coulisses diplomatiques, Jules de Lantagnac peut servir la cause ontarienne jusqu’au bout de son dévouement, sans inconvénient ni pour lui-même, ni pour les siens. Mais en pleine lutte et à l’avant-garde, Jules de Lantagnac ne peut servir, disons nettement les choses, qu’au risque d’une demande de divorce ou de séparation de la part de sa femme.

Ici Lantagnac fit une pause, envisagea un instant le Père Fabien dont le front devint soucieux, puis continua :

– Et alors, je me demande très sérieusement : Ai-je le droit, pour le seul intérêt d’une tactique douteusement efficace, ai-je le droit de démolir mon foyer, d’opérer la dispersion de mes enfants ? J’irai plus loin : mon devoir de député, le dévouement que je dois à ma race m’obligent-ils jusqu’à de si terribles sacrifices ?

Le Père Fabien avait écouté ces dernières phrases, le menton appuyé sur son poing renversé, visiblement pris par le caractère troublant du cas de conscience. Puis, d’un geste qui lui était familier dans les discussions ardues, il glissa lentement sa main droite sur son front, pour clarifier, semblait-il, son esprit et ses idées.

– En effet, mon cher Lantagnac, dit posément le religieux, votre cas est grave, très grave. Ce qui est pis, il est de ceux qui ne peuvent se mettre devant le public pour justifier une abstention.

Après un moment de silence, le Père reprit :

– Vous attendez de moi, sans doute, une solution, à tout le moins quelques directives ? Voulez-vous que, pour plus de clarté, nous sériions d’abord les questions ?

– Je veux bien, fit Lantagnac, à qui l’espérance d’une discussion lumineuse redonna de la sérénité.

Alors, entre ces deux hommes, commença, aride, serré, un débat presque technique, mais où pourtant, par son enjeu si lourd, le dialogue prenait souvent, et malgré soi, un accent de tragédie.

– Eh bien ! commença le religieux, votre cas de conscience est double ou, du moins, si je ne me trompe, pose deux problèmes. Vous émettez d’abord un doute sur l’efficacité de la lutte intransigeante à l’heure actuelle ; en second lieu, vous me soumettez votre cas particulier, le cas d’un père de famille, qui très légitimement se pose cette question : mon dévouement à la cause ontarienne doit-il aller jusqu’à la destruction de mon foyer ? Est-ce bien cela ?

Lantagnac acquiesça de la tête.

– Alors, abordons le premier problème. Et, si vous me le permettez, ici encore distinguons une seconde fois. Distinguer, c’est faire de la clarté. Sur le premier point, mon cher Lantagnac, vous soulevez, n’est-il pas vrai, une question de fait et une question de principe ? Vous soutenez que la méthode de lutte a démontré suffisamment son inefficacité ; en plus vous ne croyez pas à la sagesse de la méthode, comme moyen de défense pour une minorité. Encore une fois ai-je résumé fidèlement ?

Lantagnac acquiesça de nouveau.

– En ce cas, venons-en tout de suite à la question de principe. Celle-ci résolue, la question de fait le sera pratiquement. Ainsi, Lantagnac, vous rejetez la bataille, la lutte, comme moyen de défense pour une minorité opprimée ?

– Je les rejette ? Entendons-nous. Je doute plutôt de leur efficacité. Je crois qu’en cette guerre comme en toute autre, la faiblesse ne peut ajouter à son déficit que par l’habileté. Pour tout dire, je ne crois point sage de foncer, tête baissée, contre un mur.

– Vous avez raison partiellement, mon cher, concéda le religieux, souriant. Aussi bien la vraie doctrine, pas si rigoriste que vous croyez, réserve-t-elle à des besognes moins chimériques le crâne humain.

– Mais enfin qui a raison des opportunistes ou des intransigeants ? demanda Lantagnac, avec l’anxiété d’un homme qui voit toute sa vie engagée dans la réponse qui va venir.

– Qui a raison des deux ? reprit froidement le religieux ; ni les uns ni les autres. Foncer toujours est une maladresse ; s’abstenir toujours est inadmissible, pour ne pas dire immoral. Mon ami, il ne s’agit ni d’être opportuniste ni d’être absolu ; il s’agit d’être prudent. Retenez bien ce mot ; c’est le mot essentiel. Un de nos rares bonheurs, à nous, catholiques, c’est de trouver dans nos principes de quoi suffire à la solution de tous les problèmes, quels qu’ils soient.

– Oh ! la prudence ! voilà un mot qui, dans le langage, sonne étrangement comme le mot opportunisme ! ne put se tenir d’observer Lantagnac.

– Bien à tort, riposta le Père Fabien.

Et le visage du religieux s’illumina soudainement, comme si la clarté de la haute doctrine qu’il allait énoncer l’eût environné.

– Lantagnac, votre esprit est habitué à ces problèmes ; suivez-moi bien. Reine des vertus morales, la prudence chrétienne, comme l’entend la doctrine catholique, c’est d’abord une haute perfection intellectuelle. Elle est dans l’esprit – comment dirai-je ? – le grand réflecteur qui projette sa lumière sur tous les actes de la vie pratique. Car tout homme qui veut agir en homme et, à plus forte raison, en chrétien, doit, avant toute chose, vous l’admettrez, soumettre ses actes à la règle de la vérité. Mais pour appliquer cette vérité, il faut la connaître, dites-vous ? Parfaitement. Et voici où intervient la prudence qui implique, qui fournit la connaissance des principes éternels. Voyez, en effet, comment se comporte l’homme de la prudence : avant d’agir il fait en premier lieu une sorte d’appel spontané aux principes de sa foi, aux règles souveraines de la philosophie morale. C’est son geste initial. Mais la prudence ne demeure pas dans l’abstraction. Sa science est une science d’application ; à la connaissance des principes universels, spéculatifs, elle joint, par sa propre vertu, la connaissance expérimentale des objets particuliers. Bien. Voilà l’homme armé de la double connaissance du spéculatif et du pratique. Que lui reste-il à faire ? Il confronte l’un avec l’autre ; il mesure dans quelle proportion le principe universel s’applique à l’objet ou à l’acte particulier ; alors sa conscience s’allume, devient claire : il n’a plus qu’à obéir au commandement de la vérité... Vous souriez, Lantagnac ?

– Et il y a de quoi ! Certes, votre doctrine, mon cher Père, est d’une belle cohérence ; mais elle s’apparente étrangement à celle des doctrinaires de l’opportunisme.

– Vous croyez ?

– Mais absolument. Que prétendent-ils autre chose, ces Messieurs, sinon composer entre l’absolu et le relatif, l’universel et le particulier ? Comme vous, mon cher Père, ils prétendent que le fait particulier ne souffre pas toujours l’application de la vérité universelle. Donc ils sacrifient cette dernière aux « contingences », ou, comme ils disent encore, aux exigences de la vie pratique.

– Vous dites bien, Lantagnac, rétorqua tout de suite le Père Fabien ; ils « sacrifient » la vérité universelle ; et c’est là le crime irrémissible de leur doctrine. Ce que je soutiens, moi, à l’encontre de ceux-là, c’est que la prudence ne sacrifie jamais la vérité.

Et le religieux se mit à parler avec véhémence, en champion provoqué qui venge la vérité offensée :

– Sans doute, disait-il, la prudence n’est pas l’absolutisme qui, lui, s’attache aveuglément au principe et fait fi de la réalité ; elle est encore moins l’opportunisme qui fait fi de la vérité. Car notez-le bien, Lantagnac, quand la prudence modère l’application du principe universel, c’est encore en s’aidant de la lumière de ce principe qu’elle le fait. Sont-ce là les procédés de l’opportunisme, ce scepticisme intellectuel ? Bien au contraire, opportunistes et libéraux n’en appellent qu’à leurs intérêts, qu’à leur peur systématique de l’action et de la lutte, qu’aux prétendus droits d’une liberté excessive, pour sacrifier la vérité en s’abstenant de prendre parti. Car je vous prie de le bien observer de nouveau, mon ami : c’est encore où la prudence se distingue essentiellement de l’opportunisme. En elle, nulle tendance à s’effacer, à louvoyer, à fuir la lutte et la responsabilité. La prudence, je vous cite saint Thomas lui-même : « c’est un moteur ». Vous entendez ? Un moteur ! Quand, lumière de l’esprit, elle a montré ce qu’exige le devoir, son acte principal est de commander l’action ; et c’est par quoi elle est perfection morale. Vous le voyez donc, Lantagnac, nous sommes loin de l’abstention et de la conciliation systématiques.

Et comme l’avocat esquissait une moue légèrement sceptique :

– Oh ! je le veux bien, continua le religieux, la prudence ne supprime ni toute obscurité dans l’esprit ni toute hésitation dans la volonté. Avec elle, il faut encore chercher, il faut peser, il faut surtout prier et vouloir. Mais elle est une lumière et une force vraies qui suffiront toujours à l’homme loyal. Que vous en semble, mon ami ?

– Ce qu’il m’en semble ?...

Le député eut l’air de réfléchir. Puis il repartit avec une objection que, certes, en d’autres temps, ne se fût pas permis son esprit trop vigoureux :

– Il me semble que votre prudence, si je l’entends bien, fera presque inévitablement des intransigeants, des agitateurs irréductibles. En ce cas, je cherche ce que vous pourriez répondre aux gens qui viendraient vous dire : « Prenez garde, vous, les combatifs ; il faut des raisons très graves pour agiter un pays, un peuple, une race. L’ordre social doit être sauvegardé avant tout. Que les faibles, que les minorités abdiquent plutôt que de compromettre le bien supérieur de la paix. »

Le Père Fabien eut un haussement d’épaules :

– Ce que je répondrais à ces gens ? Ce que vous avez répondu vous-même, Lantagnac, en empruntant vos principes à la prudence. À l’agitation je poserais ses conditions et ses limites. Elle en doit avoir. Mais ces réserves une fois faites, je dirais : « Allez, frappez juste, mais frappez ferme. » Puis, je demanderais à mon tour en quoi le défenseur du droit est plus que son agresseur un perturbateur de la paix publique ? Est-ce que le citoyen qui crie au feu dans la rue est un contempteur de l’ordre ? Est-ce que le propriétaire qui chasse le voleur à coups de bâton trouble indûment la tranquillité sociale ?

Cette dernière riposte du Père Fabien parut impressionner son interlocuteur.

– Tout de même, dit celui-ci, n’ai-je pas le droit de me demander ce que votre théorie mise en œuvre par nos amis, depuis six ans, leur a rapporté de gains pratiques ? Vous le savez, appuya Lantagnac, je suis plus que sceptique sur les résultats.

– À la bonne heure ! fit le Père Fabien qui passa encore une fois la main sur son front ; à la bonne heure. Vous me ramenez à la question de fait. Examinons-la, en toute sincérité, comme l’autre. Voulez-vous ?

– Comment donc, si je le veux ! se hâta de répondre Lantagnac avec une hâte angoissée.

– La méthode de lutte a été inefficace, dites-vous ? Elle ne peut rien sur l’obstination des persécuteurs ? Mais alors pourquoi ces invitations à parlementer qui nous viennent de Toronto même ? Pourquoi cette peur qu’apporte aux ministres, ici, à Ottawa, le débat de demain ? Et sont-ce là tous nos gains ?

– Gains superficiels ! interrompit Lantagnac, avec un peu de nervosité. Car enfin le Règlement XVII n’est-il pas toujours là ?

– Et quand cela serait ?

– Mais y a-t-il la plus légère probabilité qu’il soit jamais révoqué ?

– Qu’importe qu’il ne le soit pas, s’il n’est pas observé ? En fait, qui s’occupe aujourd’hui de ce règlement inique dans les écoles canadiennes-françaises de l’Ontario ? Oui ou non, le français y fut-il jamais plus enseigné qu’en ces derniers temps ? Mais entendez donc les plaintes des propres inspecteurs du gouvernement : « Le Règlement XVII, gémissent-ils, embarrasse les écoles bilingues ; il est impuissant à les détruire. » Vous le savez comme moi, Lantagnac. Partout où il a fallu, partout où l’Association d’éducation a pu faire parvenir ses consignes, sur l’ordre des commissaires, instituteurs et institutrices ont vidé leurs écoles à l’apparition de l’inspecteur gouvernemental. Ailleurs de petites et pauvres municipalités scolaires ont bravement refusé les allocations du ministère de l’éducation pour garder la liberté. Mais maintenant, je vous pose à mon tour cette question : nos gens auraient-ils ainsi bravé la loi, auraient-ils repoussé du pied l’argent des persécuteurs, si les coups de clairon des chefs, si les batailles livrées ici tout près dans Ottawa ne leur avaient révélé le prix auguste des choses en péril, n’avaient suscité un réveil de l’esprit national ?

La voix du Père Fabien s’était élevée soudain à cette éloquence batailleuse et tranchante qui donnait l’impression à ses auditeurs de soutenir contre lui une lutte à l’épée. Lantagnac écoutait, sûrement impressionné, mais toujours prêt à l’offensive.

– J’admets, dit-il, ces gains. Mais faut-il tant les exalter ? Ne sont-ce pas là choses bien précaires ? Que ferons-nous demain, quand nos gens seront lassés, nos ressources épuisées, et que les assaillants reviendront à la charge ? Car après tout, conclut-il avec force, l’endurance d’un peuple est une puissance finie ; elle a ses limites.

Cette réponse allait aider le Père à élever encore le débat :

– Oui, reprit-il avec quelque solennité, oui, mais la ténacité du persécuteur a aussi les siennes. Quant à celle des persécutés, ne lui marquons pas trop vite, je vous prie, son terme et son épuisement. Quand un peuple a conscience de se battre pour les plus hauts objets de sa vie spirituelle, moi, je crois aux sources d’énergie dont la profondeur ne se sonde point. Lantagnac, rappelez-vous cette petite religieuse condamnée à une opération chirurgicale, et refusant le chloroforme parce qu’elle voulait, disait-elle, offrir sa souffrance pour la cause des écoles. Rappelez-vous l’histoire de cette humble femme de peine, rentrant un matin à l’Université pour sa journée de travail et déposant d’abord dans un coin le gourdin qui lui avait servi, la nuit, à monter la garde à l’école de son quartier. Faudra-t-il évoquer de nouveau, devant vous, le geste de ces modestes pères de famille de Green Valley bravant une amende de cinq cents piastres ou six mois de prison, puis logeant leurs enfants dans un pauvre hangar, pour garder le droit de faire enseigner le catéchisme en français ? Revoyez après cela, s’il le faut, la légion de nos religieux et de nos religieuses, celle de nos institutrices enseignant depuis trois ans sans un sou de rétribution ; comptez les petites maîtresses d’école qui, il y a à peine quelques mois, risquaient la prison pour rester dans l’enseignement libre. Et, dites-moi, n’y a-t-il pas, dans ces dévouements, le témoignage d’une race irréductible, le signe d’une force surhumaine qui soutient les courages ?

Lantagnac connaissait trop l’émouvante épopée de ces humbles, trop de fois il l’avait lui-même exaltée, pour n’être point troublée par cette évocation. Pourtant sa volonté résistait opiniâtrement, s’arc-boutant de son mieux aux derniers replis de terrain.

Accoudé au bras de son fauteuil, le poing de nouveau sur la tempe, il se plongea éperdument dans une réflexion sans issue. En son âme la même angoisse persistait toujours. Que dis-je ? elle n’avait fait que grandir, à mesure que s’étaient écroulés les appuis branlants sur lesquels, désespérément, il tentait d’asseoir sa conviction. À mesure que la lumière se faisait plus claire dans son esprit, l’appel plus urgent du devoir augmentait la révolte de sa sensibilité. En proie à la plus vive agitation, il quitta son fauteuil et se mit à marcher dans la cellule du religieux.

– Ainsi, soupira-t-il, si vous avez raison contre moi, Père Fabien ; si la tactique des chefs est la bonne, il ne me reste plus qu’à m’y conformer ; et je le dois, au prix de mon bonheur, au prix même de mon foyer ?

Le religieux considéra un instant l’avocat, dans ce bouleversement qui altérait ses traits. Il comprit la gravité cruelle de son rôle de conseiller. Dans son esprit, il chercha les formules adoucies, tous les palliatifs que lui permettait la doctrine.

– Lantagnac, commença-t-il, ne craignez-vous pas d’ajouter indûment au caractère déjà tragique du problème ? Ai-je jamais soutenu que votre sacrifice dût aller jusqu’à cette rigueur de vous transformer en destructeur de votre foyer ?

– Mais n’est-ce pas ce que me demandent, ce qu’exigent de moi tous nos amis ? rétorqua l’avocat qui vint s’appuyer debout au dossier de son fauteuil, avec une plainte amère au bord des lèvres.

– Pas que je sache, rectifia le religieux. Beaucoup ignorent en quelle alternative cruelle vous vous débattez. Ceux qui l’ont appris, vous plaignent, mon pauvre ami ; mais parmi ceux-là, nul, je l’affirme, nul n’ose exiger de vous pareil holocauste.

– Mais vous, mon Père, que dites-vous ? Ai-je le droit de sacrifier ma famille, mes enfants, pour le profit que retirera la cause ontarienne du débat de demain. Ai-je le droit ? répéta Lantagnac, dont les yeux prenaient involontairement un air de défi.

– Ai-je le droit ? Ai-je le devoir ? voulez-vous dire, rectifia encore le religieux qui parlait avec douceur. Ici, mon ami, permettez-moi de vous exposer le principe, puis de vous laisser tirer la conclusion. Votre cas, Lantagnac, relève de ce que nous appelons, nous, en morale, – passez-moi ce terme d’école – le « volontaire indirect ». Si vous parlez demain, vous posez un acte d’où pourra suivre un effet mauvais, mais aussi un effet bon. Y a-t-il des raisons suffisantes de poser l’acte ? L’effet bon que nous en espérons vous justifie-t-il, vous commande-t-il même d’agir, sans tenir compte du malheur qui indirectement pourra s’ensuivre ? C’est là tout le problème.

– Mais enfin, reprit l’avocat qui devenait encore plus pâle, parler demain, c’est pour moi poser un acte de rupture avec ma femme. Ai-je le droit de poser cet acte ?

– Un acte de rupture, dites-vous ? rectifia de nouveau le Père Fabien. Qui le posera, vous ou Madame de Lantagnac ? Non, mon ami, l’acte de rupture, ce n’est pas vous qui le poserez, c’est la volonté de votre femme, et par un acte abusif. Votre acte à vous est un acte de devoir, un acte que vous commandent peut-être votre fonction de personne publique, vos obligations de député. Voilà l’acte qui est le vôtre.

– Mais l’acte de rupture, n’est-ce pas l’évidence même, suivra infailliblement le mien, comme la conséquence suit sa cause ? insista Lantagnac, de plus en plus pâle et nerveux. En ce cas, je veux le savoir, y a-t-il raison grave, urgente, de poser la cause ? Père Fabien, je vous le demande encore une fois : ce débat pèsera-t-il d’un tel poids sur l’avenir de l’école française de l’Ontario, que, moi, Jules de Lantagnac, je doive accepter le rôle d’un martyr ?

Ses yeux brillèrent d’un éclat fiévreux. Mais déjà, d’une voix sûre d’elle-même et martelante, où apparaissait l’empire vigoureux que la volonté reprenait très vite sur le sentiment, il ajouta avec noblesse :

– Notez-le, Père Fabien, si je me refuse à porter le remords d’avoir détruit ma famille, je ne veux pas porter davantage celui d’avoir trahi mon devoir. Je ne veux accomplir qu’une chose, une seule : le commandement de ma conscience. Mais je prie qu’on me le dise.

– Encore une fois, mon ami, reprit doucement le religieux, c’est le problème que j’hésite à trancher, que j’eusse préféré vous voir trancher vous-même.

Le Père fit faire un demi-tour à son fauteuil, comme s’il eût voulu se dérober à une décision. Puis, il revint ; et ses yeux dans les yeux de son dirigé, il reprit :

– Mon ami, il y a ici un conflit entre deux obligations ; je cherche laquelle doit l’emporter. Un devoir de charité et aussi de justice sociale vous lie incontestablement à votre famille. Un devoir de charité et aussi de justice sociale vous lie de même envers vos compatriotes, de par votre qualité de député. Par certains côtés, ce débat du 11 mai n’est qu’une manifestation plus solennelle que d’autres, une offensive importante mais qui ne finira point la guerre. Et, certes, de ce point de vue, rien n’est assez grave pour vous commander une intervention avec de si cruelles conséquences. D’autre part, l’abstention du député de Russell peut-elle, oui ou non, compromettre le résultat final de la guerre ? Nous voici au nœud suprême. Je songe que, devant le public, trop peu au fait de bien des circonstances, je songe qu’après l’incident de son fils William au Loyola, Jules de Lantagnac ne peut garder le silence demain sans se déshonorer à jamais, sans ruiner le prestige d’un grand talent. En ce cas, a-t-il le droit, lui qui est chef, qui est investi, devant les siens, d’une sorte de souveraineté morale, a-t-il le droit d’annihiler son influence pour le bien ? Je songe ensuite que son abstention ne peut être qu’un sujet de scandale, une tentation de défaitisme pour la masse de ce pauvre peuple qui lutte si péniblement depuis six ans. Oh ! je l’entends trop, la triste exclamation qui demain va retentir un peu partout dans l’Ontario et dans tout le Canada français...

Et ici le Père Fabien, les yeux tournés vers sa fenêtre, du côté du pays ontarien, paraissait embrasser dans son regard la multitude des souffrants et des persécutés :

– ..., je l’entends trop la plainte lassée de ces pauvres victimes : « Encore un chef qui nous abandonne ! » s’écriera-t-on. Et je crains, Lantagnac, je ne puis vous le cacher, je crains que le peuple, se sentant abandonné de ses chefs, n’abandonne tout lui-même. À l’heure où je vous parle, la tâche des dirigeants au milieu de notre race, est, ce me semble, d’un caractère très particulier, très impérieux. Il y a si longtemps que les hautes classes trahissent. Si les chefs, les grands ne se réhabilitent point par l’exemple de quelque haut sacrifice, comment voulez-vous que les petits ne se disent à la fin : « Mais est-ce donc toujours à nous de payer, de nous sacrifier, de donner nos sueurs ? À nous toujours de faire les terres neuves, de faire des enfants, de fournir les prêtres et les sœurs, de sauver la morale, la vie ? »

Le religieux fit une longue pause. Il parut se recueillir. Puis, de sa voix grave, il conclut lentement :

– Donc, mon ami, tout pesé devant Dieu, vous voyez où incline ma décision.

– Merci, Père, répondit simplement Lantagnac dont les yeux s’étaient rougis.

Il fit quelques pas dans la chambre :

– Pardonnez-moi pourtant si j’hésite encore, si je n’ose vous dire : Ma lutte intérieure est finie. Je suis époux, je suis père.

Et il revint s’accouder au dossier du fauteuil, la figure plongée dans ses deux mains, faisant un effort surhumain pour contenir son cœur. Le Père Fabien se défendait mal lui-même de son émotion. En l’un de ces gestes de foi simple qui lui étaient spontanés, il prit dans ses mains son crucifix, se mit à genoux et pria quelques instants :

– « Ô Jésus chargé de la croix, supplia-t-il à mi-voix, donnez à cette âme en détresse lumière et courage. »

L’adjuration du religieux fit se redresser Lantagnac. Le Père s’était relevé. Tourné vers son dirigé, il lui disait maintenant avec l’accent de la plus grande mansuétude :

– Mon ami, si vous saviez comme je comprends vos déchirements. Peu d’hommes, dans la vie, voient venir le devoir hérissé de duretés aussi tragiques. À cette heure toutefois, je le devine, plus que le souci de votre tranquillité et de votre bonheur, une pensée vous oppresse : celle de vos enfants. Plus encore que leur âme française, vous voulez sauver leur foi catholique. Demain, Lantagnac, si vous optez, comme je l’espère, pour l’héroïsme, souvenez-vous de la recommandation que je vous fais : ne manquez pas d’offrir pour vos enfants votre sacrifice.

Et le religieux eut dans la voix un accent inspiré pour ajouter :

– Mon ami, le plus grand service que l’on peut rendre à une cause, c’est encore de souffrir surnaturellement pour elle.

Lantagnac tomba à genoux à son tour.

– Mon Père, bénissez-moi et priez beaucoup pour moi. Moi-même, je m’en vais encore beaucoup réfléchir et beaucoup prier.

Il reprit la route d’Ottawa. Il y ramenait la même âme angoissée. Quelques lumières s’étaient levées dans son esprit. Il se sentait libéré des sophismes de Duffin. Mais la décision, la solennelle décision que demain viendrait demander à Jules de Lantagnac, le député de Russell ne l’avait pas encore prise. Et, pour la prendre, il s’en rendait compte, la tension émotive qui le tenait lui enlevait trop complètement la sérénité de son jugement, la possession de lui-même.

Aussitôt qu’il eut posé le pied sur le pont interprovincial, il sentit un peu de calme lui revenir. Devant lui, au haut de la colline Nepean, le sieur de Champlain se dressait plus fier, dans le firmament clair de mai, s’en allant toujours, du même pas, vers les aventures héroïques. L’air ondoyait d’une sorte de vibration joyeuse : fête des choses qui chantaient leur joie de se reprendre à la vie après le long engourdissement de l’hiver. Toute l’immense et bruissante résurrection de la nature canadienne modulait son Alleluia. Là-bas, du côté du Québec, les flétrissures du dernier automne achevaient de disparaître au front des Laurentides, sous l’envahissante espérance de la verdure. Sur l’Outaouais, de minuscules blocs de neige et de glace, venus des berges où l’ombre des sapins et des pins noirs les avait conservés, glissaient lentement au fil de l’eau, pareils à des flocons d’écume. La brise chaude du printemps soufflait au visage du piéton, un air de force et de jeunesse. La brise lui venait de la capitale ; mais il semblait qu’elle eût passé par-dessus la ville sans y toucher. Douce, apaisante, elle traversait maintenant la rivière, chargée des senteurs des champs lointains, parfums des verdures encore jeunes, des premiers boutons éclos dans l’herbe courte et dans les forêts neuves, fleurs précoces des érables et des saules, bourgeons des aulnes enveloppés de fourrure blanche, frais arôme des terres délivrées du gel et devenues fumantes sous les dents des semeurs et des herses. Ces souffles qui baignaient doucement la figure fatiguée de Lantagnac lui donnèrent l’envie de prolonger sa promenade. Il regarda à sa montre.

– Déjà quatre heures et demie ! Trop tard maintenant pour me rendre à mes bureaux. Allons marcher un peu et méditer en nous délassant.

Il prit à travers le parc Major, passa près des hautes tourelles du Château Laurier et se dirigea vers les édifices parlementaires. Depuis l’incendie mystérieux du 3 février, il n’était point retourné vers le lieu du sinistre. Il gravit le deuxième talus des larges esplanades, et, d’un coup d’œil, il put embrasser le spectacle des décombres. Quelle affreuse vision ! Où se dressaient, il y a quelques mois à peine, la tour du parlement et les vastes édifices en gothique anglais, plus rien maintenant qu’un entassement chaotique, des voûtes et des murs écroulés, des fenêtres aux yeux crevés à travers des pans de murailles effritées et noircies. Çà et là des poutres à demi calcinées, restées suspendues, se balançaient, tels des bras de squelettes ; à la crête des murs branlants, de larges plaques de tôle remuaient et criaient sous le vent, voix d’oiseaux de malheur sur cette scène de destruction. Du regard, Lantagnac parcourut d’un bout à l’autre le paysage funèbre. Il ne put se défendre d’une émotion intense. À chaque extrémité du champ des ruines, il venait d’apercevoir, restés debout sur leur socle et qui paraissaient méditer sur le désastre, deux files d’hommes de bronze. Il les reconnut et il nomma. Georges-Étienne Cartier, Alexandre Mackenzie, George Brown, John-A. MacDonald...

... Ces statues restées solitaires devant l’amas de décombres, jetaient sur la scène une sorte de mélancolie eschylienne. Le député se rappelait que, dans le temps, l’écroulement des édifices parlementaires avait pris la valeur d’un symbole. Plusieurs n’avaient pu s’empêcher d’y voir, dans l’ardente lutte des races, en pleine guerre, quelque chose comme les premiers craquements de la Confédération. Plein de cette pensée, Lantagnac embrassa de nouveau du regard les personnages statufiés. Ils lui paraissaient méditer sur une ruine politique et morale plus lamentable que les décombres entassés sous leurs yeux.

Et Lantagnac revenait à la doctrine du Père Fabien dont la sagesse s’illuminait à ses yeux :

– Quelle haute leçon de choses ! On appelle agitateurs, brandons de discorde, démolisseurs, ceux qui luttent pour le respect de la justice et du droit. Et voilà ! Ce pays se meurt parce que le droit y est mort.

Il partit faire le tour des ruines en prenant par la gauche. Une cohue d’ouvriers travaillaient à déblayer le terrain. Le promeneur contourna la rotonde de la bibliothèque, seule partie du monument épargnée par l’incendie. Il allait déboucher vers la droite. Près du monument Baldwin-La Fontaine, tout au bord du parapet, un groupe de jeunes gens parlaient et gesticulaient avec animation. À leurs bérets de velours il reconnut des étudiants de l’université française de Montréal, en voyage d’excursion, sans doute, dans Ottawa. À l’approche de Lantagnac le groupe s’éloigna. Seuls deux étudiants restés en arrière continuaient à deviser en lorgnant le monument de profil. L’un d’eux dit, assez distinctement pour que le député pût l’entendre :

– C’est bien ce groupe, tu te souviens, que notre ami Wolfred Lantagnac nous a recommandé d’aller voir.

– C’est cela même, disait l’autre.

– Il n’y a pas à dire, cette sculpture incarne une idée.

– Oui, surtout pour un type comme ce Lantagnac, si obsédé par les problèmes de race.

– Oui, obsédé, c’est le mot.

Le promeneur s’arrêta, figé à sa place, par les derniers mots et par le nom de Wolfred. Que venaient lui dire ces étudiants ? Un drame pareil au sien se jouait-il dans l’âme de son fils aîné ? Certes, le père eût donné beaucoup, à cette heure, pour en apprendre davantage. Il écouta vivement. Les deux étudiants s’éloignaient à pas pressés, ralliés par leurs camarades.

Lantagnac s’arrêta, lui aussi, devant le groupe sculptural. Dans l’obsession qui tenait son esprit, le monument prit une étrange vie. Les deux personnages de bronze se dressaient sur leur socle de granit blanc, en forme d’hémicycle. De haute taille tous deux, de tête et d’épaules bien prises et solides, très dignes de maintien, ils évoquaient, par leur seule attitude, en face l’un de l’autre, ce moment d’histoire où les deux races apprirent à faire la paix dans le respect absolu de leur égalité. L’artiste, comme l’on sait, a représenté les jumeaux de l’émancipation canadienne, au moment solennel où tous deux, clefs de leur nationalité et de leur province, discutèrent l’alliance de 1840. Baldwin lit un parchemin, la tête un peu penchée, la main gauche appuyée à sa redingote, à la hauteur de la poitrine. C’est l’homme qui soumet loyalement les articles d’un contrat. La Fontaine écoute, le buste très droit, la main droite appuyée sur le socle, la gauche repliée à sa ceinture. Ici ni vainqueur, ni vaincu, ni race supérieure ni race inférieure. C’est l’égal qui traite avec un égal. Les deux hommes sur le même plan. Et Lantagnac croyait entendre l’homme d’État canadien-français qui lui disait par tout son maintien, comme il l’avait proclamé autrefois par ses discours :

– « Je demande, pour ma province et pour mes compatriotes, égalité dans le partage des droits, du pouvoir et des honneurs. Rien de plus mais rien de moins. »

Lantagnac reprit le chemin de sa demeure, pendant que résonnait à ses oreilles cette grande leçon de courage et de politique. Pour le chef, la lumière victorieuse n’avait pas encore lui. Un peu de sérénité, lui semblait-il, enveloppait son âme. Il traversait la place Connaught pour prendre la rue Rideau, lorsque soudain une silhouette le figea presque sur place. À quelque cent pas s’en venait, la serviette sous le bras, son beau-frère, William Duffin en personne. Le nouvel avocat des Aitkens Brothers portait un panama dernier style et un somptueux complet gris, comme nul ne se rappelait lui en avoir vu. Bien décidé à passer la tête haute, Lantagnac se demanda pourtant :

– Osera-t-il me saluer ?

Duffin, qui s’avançait assez vite, parut d’abord interloqué par cette rencontre inattendue. Mais, toujours audacieux, d’un geste sympathique il enleva son chapeau et glissa à son beau-frère :

– Excellente nouvelle, mon ami ; les journaux annoncent que vous ne parlerez pas. Toutes mes félicitations.

Lantagnac reçut en pleine figure ces compliments qui le cravachèrent comme le plus insolent des soufflets. Un instant, avec hauteur, il regarda le passant ; puis il continua son chemin, digne, sans desserrer les lèvres, mais blessé jusqu’au fond du cœur. À quelques pas plus loin, il arrêta un petit vendeur de journaux. Un coup d’œil sur le Droit lui permit de lire : « M. de Lantagnac empêché, au dernier moment, par de graves raisons, ne pourra participer au débat parlementaire sur la question bilingue. »

– Nos amis, se dit-il, se précautionnent contre le scandale de mon abstention. Ils y préparent leur public.

Il rentra chez lui, plus bouleversé que jamais.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce matin du 11 mai, de longues files d’enfants emplissent la rue Chapel, depuis la rue Yorke jusqu’à la rue Saint-Patrice, et se dirigent vers l’église Sainte-Anne. Les petites filles, habillées en communiantes, s’avancent lentement, comme une traînée de soie blanche, ondulant à peine sous le vent, coupée çà et là par le voile noir et la robe brune des Sœurs. Puis vient le flot des petits garçons, plus grouillants, plus causeurs, dirigés par des Frères en rabats blancs et en larges feutres. Sur les pas de leur porte, quelques braves gens regardent passer la vivante procession.

– Où s’en vont comme ça les enfants des écoles, ce matin ? demande une épicière au laitier que la petite foule épaisse empêche de passer avec sa voiture.

– Vous ne savez pas ? reprend l’autre. C’est la journée des grands discours aujourd’hui pour nos écoles à la Chambre. Il faut bien prier un peu pour que ça marche bien.

– Ah ! tiens ! mais oui, dit l’épicière. Mais dites donc, vous en avez bien quelques-uns dans ce petit monde-là ?

– J’en ai six, fait le marchand de lait, avec fierté : quatre garçons, deux filles. Mais il y en a d’autres à la maison. Je m’en vais dire comme on dit, Madame : y se font pas prier, les petits, par ce temps-ci, pour prier pour leurs écoles.

– Ah ! oui, s’exclame la marchande, sentencieuse : les jeunesses qui poussent, monsieur, vaudront une beauté mieux que celles de notre règne.

– Ça serait une curiosité, savez-vous, continue le laitier, que le sujet met en verve, ça serait une vraie curiosité que de compter les chapelets et les chemins de croix que mes petites filles ont dû assembler bout à bout cet hiver et ce printemps. Et tout cela – c’est ça qui est beau, Madame, – pour qu’on nous garde notre langue dans nos écoles.

– Oui, c’est ça qui est beau, répète en refrain l’épicière.

– Vous vous rappelez, les petits garçons partirent un jour, en voiture, faire le ravaud aux ministres, et jusqu’à la porte du parlement ; les petites filles, comme de raison, ne pouvaient pas se mêler à ce sabbat-là. C’est à l’église qu’elles se revengeaient. Une fois je me dis : il faut que j’en sache plus long. Ça fait que je demande à ma Germaine, tenez un petit bout de fille, comme ça, chère dame, qui marche à peine sur ses neuf ans : « Bon ! qu’est-ce que tu as fait de bon à l’église, aujourd’hui, ma Germaine ? »

– « J’ai fait une heure d’adoration, petit père », qu’elle me répond.

– « Une heure d’adoration ! » que je lui dis. « Mais tu n’as pas trouvé ça trop long, un petit bout comme toi ? »

– « Trop long ! » qu’elle me répond encore ; « imaginez-vous que je me suis oubliée et que j’y suis restée une heure et demie. »

– Ah ! la chère enfant ! s’exclama de nouveau l’épicière. Non, mais est-ce assez beau pour l’amour du Bon Dieu !

– Tout de même, c’est grand dommage ! ajoute le laitier, changeant de ton. Vous avez vu, hier, la mauvaise nouvelle dans les papiers ?

– Non, pas vu. Une mauvaise nouvelle ?

– Vous n’avez pas vu que M. de Lantagnac ne parlera pas à la Chambre cet après-midi ?

– M. de Lantagnac, le beau grand monsieur qui a parlé, cet hiver, dans le sous-sol du Sacré-Cœur ? Celui qui a un si beau verbe ?

– Justement.

– Et pourquoi ?

– Y paraît qui est empêché par des empêchements !

 

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Un homme qui attendait, lui aussi, depuis quelques instants, que le flot des enfants eût laissé le trottoir libre, put entendre la dernière partie de ce dialogue. Il se tenait là, sous son haut de forme, très digne dans sa redingote de cérémonie, son paroissien à la main, donnant le bras à une jeune fille. Tout à coup, soit geste spontané des enfants, soit mot d’ordre parti des Frères, comme une escouade d’écoliers passait, quarante casquettes s’enlevèrent et les petites voix vibrantes se mirent à crier :

– « Vite M. de Lantagnac ! »

Lantagnac, car c’était lui, salua avec émotion.

Pendant la nuit qui vient de s’écouler, il a plus médité que dormi. Une alerte, du reste, l’a tenu debout, lui et les siens, tard dans la soirée. Maud a été frappée d’une syncope, presque au sortir du souper. Appelé en hâte, le médecin a diagnostiqué un trouble nerveux, mais passager, suite de surmenage ; et il a recommandé la distraction et le repos. Le matin, levé de bonne heure, Lantagnac s’est souvenu qu’une messe et une communion des enfants avaient lieu à l’église Sainte-Anne, à sept heures et demie, pour le succès du grand débat. Il a décidé de s’y rendre. Incapable de servir d’autre façon, du moins veut-il aller prier avec les opprimés, mêler sa voix à la supplique toute-puissante des enfants. Virginia a naturellement accompagné son père et c’est à elle qu’il donne le bras, à elle aussi qu’il disait tout à l’heure, pendant le défilé des enfants :

– « Nos ennemis ne savent pas quelle puissance nous alignons, ce matin, contre eux. »

Homme de foi vive et profonde, Lantagnac avait conscience de ne pas prononcer là une vaine parole. Et comme Virginia venait de lui raconter que, dans une certaine société, où, la veille l’on avait parlé de la cérémonie de Sainte-Anne, quelques-uns s’étaient permis de juger superflues, pour ne pas dire un peu tapageuses, ces mobilisations d’enfants :

– « Ah ! ces catholiques de salon ! » avait protesté Lantagnac. « Toujours les mêmes ! »

Et il avait ajouté cette parole qui peignait au juste la loyauté de son âme de catholique :

– « Mon enfant, il y a pour moi un illogisme qui est pire que celui des incroyants : celui des croyants qui ne vont pas jusqu’au bout de leur foi. »

 

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Quand la foule des enfants eut envahi et empli l’église, la messe commença. Lentement elle se déroula dans le vieux temple, très simple, où, pour tout décor, ne se déployait, ce matin-là, que la solennité des âmes. L’évangile fini, le célébrant tourna un moment le dos à l’autel. En quelques mots, il rappela à la jeune assistance l’intention de ses prières et de ses communions :

– « Mes enfants, dit-il brièvement, c’est pour vos écoles que vous êtes venus prier et communier ce matin. Souvenez-vous de cette grande intention. Cet après-midi on s’occupera d’elles au parlement d’Ottawa. Vous demanderez au Bon Dieu, tout à l’heure surtout, quand il sera dans vos poitrines, vous lui demanderez d’éclairer, de soutenir nos défenseurs, de leur inspirer les paroles qui conviennent à notre cause. Vous lui demanderez aussi d’ouvrir les yeux à ceux qui nous font du mal, qui veulent vous prendre vos bons Frères et vos bonnes Sœurs, qui voudraient vous empêcher, vous, petits Canadiens français et vous, petites Canadiennes françaises, d’apprendre la langue de vos mères. »

La messe continua. Sur le bois des bancs, les chapelets tintaient ou s’agitaient fébrilement entre les petites mains ; l’église s’emplissait du bruissement des lèvres. À l’offertoire, l’assemblée des enfants vibra, à l’unisson, sous le souffle du cantique martial :

 

          Nous voulons Dieu, c’est notre Père,

          Nous voulons Dieu, c’est notre roi !

 

          Nous voulons Dieu, dans nos familles...

          Nous voulons Dieu, dans nos écoles...

 

Agenouillé à l’un des derniers bancs, au fond de l’église, Jules de Lantagnac priait avec ferveur. Tout à l’heure aux brèves paroles prononcées par le prêtre à l’évangile, quelque chose en son cœur avait frémi. Une fois de plus, il se prit à envier le sort de ses collègues de la Chambre qui, plus libres que lui, auraient l’honneur de servir la cause du droit. Son émotion avait encore grandi quand, à ses côtés, la voix de Virginia, mêlée à celle des enfants, s’était mise à chanter avec aisance :

 

          Nous voulons Dieu, c’est notre Père,

          Nous voulons Dieu, c’est notre roi !

 

Ce fut ensuite la communion, les longues files de voiles blancs et de petites têtes penchées s’avançant par les allées, vers les ciboires qui là-bas allaient et venaient. Quand les derniers communiants furent sur le point de quitter la balustrade, Jules de Lantagnac et sa fille s’approchèrent à leur tour. Graves, recueillis, ils s’en revinrent à leur banc, sentant sur eux les yeux de ces milliers d’enfants, embués, en cette minute, par une émotion suprême.

La messe s’acheva. Le célébrant, à genoux au pied de l’autel, récita à haute voix la prière des petits Ontariens à Jeanne d’Arc, prière à laquelle Pie X accorda un jour sa bénédiction auguste avec ces mots écrits de sa main : « Nous souhaitons que cette prière obtienne bien vite ce qu’elle demande » :

« Ô Christ, ami des Francs ! » commença le prêtre, et l’assistance continua dans une rumeur retentissante :

 

« Vous qui, par le bras d’une humble vierge, avez jadis sauvé la France, inclinez vers nous la grande miséricorde de votre Sacré-Cœur. Nous vous en prions par les mérites et l’intercession de la Bienheureuse Jeanne d’Arc que nous choisissons comme patronne, protégez nos institutions, notre langue et notre Foi. »

« Ô Christ, notre roi, nous vous jurons fidélité éternelle ! Faites que nourris du pain de votre Sainte-Eucharistie, nous croissions en un peuple parfait, que nous méritions de continuer, sur cette terre d’Amérique, les glorieuses traditions de la Fille aînée de l’Église. »

« Ô Dieu de Jeanne d’Arc, sauvez encore une fois la France ! Sauvez notre cher Canada ; et vous, Bienheureuse Jeanne d’Arc, priez pour nous. »

« Ainsi soit-il. »

 

L’église se vida pendant que les mêmes voix allaient porter jusqu’aux abords de la rue le refrain où s’exhalait l’ardent courage de cette enfance guerrière :

 

            Ils ne l’auront jamais, jamais !

            Ils ne l’auront jamais, jamais,

            L’âme de la Nouvelle France.

            Redisons ce cri de vaillance

            Ils ne l’auront jamais, jamais.

 

Lantagnac et Virginia sortirent les derniers. Virginia, qui chantait toujours avec les enfants, se serrait plus affectueusement contre son père. Lui, les yeux un peu mouillés, sentait lui revenir ses troubles des jours passés. Le matin, il s’était levé résolu à ne pas parler. Le bonheur dont, la veille au soir, après la nouvelle publiée par les journaux, il vit Maud toute débordante, avait commencé sa détermination.

– Évidemment, s’était dit Madame de Lantagnac, cette nouvelle n’a pu paraître qu’avec l’autorisation de Jules. Donc, grâces à Dieu, nous sommes sauvés du grand malheur.

Puis, lorsque tout à coup il aperçut Maud affaissée dans son fauteuil, et que le médecin eut parlé, Lantagnac s’interdit de replonger la pauvre femme dans ses alarmes. Son cas de conscience, il le crut résolu par cet incident ; il en prit son parti. Du reste, une illusion subtile et bien faite pour tromper une grande âme, dominait maintenant son esprit. Il s’était dit :

– Parler, ce sera, pour moi, l’honneur ; m’abstenir, le déshonneur. Si j’accepte l’humiliation pour la cause, ce sacrifice ne va-t-il pas la servir plus efficacement que ma parole ?

Il en était là, tout à l’heure, à son entrée dans l’église. À la sortie, sa résolution ne lui paraissait plus aussi ferme. Le spectacle de cette assemblée d’enfants, presque à elle seule une génération, et que l’anglicisation pouvait demain pervertir, a ranimé ses alarmes. Il a eu peur de l’avenir, peur de ne pas faire, pour la sauver, tout ce que le devoir peut exiger d’un homme de foi. Puis, il a songé à toutes ces prières d’enfants montées en lignes si droites vers Dieu et dont l’effet ne pouvait tarder à se faire sentir.

– Dois-je attendre encore, avant d’achever ma détermination ? s’est-il demandé. Dois-je attendre que la volonté de Dieu se soit manifestée à moi plus clairement ?

D’autre part, une fois sur le trottoir, et son émotion religieuse baissée, l’image de Maud pâle comme une morte dans son lit, puis le cortège des graves motifs qui, les jours précédents, avaient enchaîné sa volonté, lui sont revenus. La vue de son foyer, pareil à une maison où l’incendie aurait tout dévasté, a passé de nouveau devant ses yeux. Il s’est rappelé l’ordre rigoureux de la charité qui lui commandait de se donner d’abord aux siens. Il s’est persuadé, en outre, que parler maintenant, après une préparation forcément si courte, serait folie. Sous prétexte de la servir, pouvait-il risquer de compromettre la cause des écoles ? Là-dessus, il s’est emmuré dans ce qu’il croyait être sa résolution suprême et finale. Non, Jules de Lantagnac ne pouvait parler ; il ne parlerait point.

À Virginia, toujours à ses côtés, et redevenue tout à coup étrangement triste, il n’a su que dire :

– Comme j’envie ceux qui après-midi vont défendre la cause !

– Moi aussi, a répondu Virginia, et si Dieu l’avait voulu, que mon père m’eût paru beau dans ce grand rôle !

Puis, comme se parlant à elle-même elle a ajouté :

– Pourtant je ne puis croire que toutes ces communions et toutes ces prières d’enfants ne produiront pas quelque chose...

Pendant l’avant-dîner, Lantagnac n’a fait qu’une courte apparition à son étude. Il se sentait totalement impropre à ce genre de travail. Orateur de tempérament, l’approche d’un grand débat, dût-il n’y pas figurer, lui donnait la fièvre oratoire, comme la vue de l’arène fait frissonner le lutteur. Ce jour-là, en son cerveau, les idées s’agitaient effervescentes. Le plan, l’ordonnance d’un discours sur la question bilingue s’organisait malgré lui dans sa tête. Il vivait ces minutes de fécondité incoercible où il semble qu’un moteur interne, ardent, presque en feu, active toutes les forces, toutes les fibres de l’esprit.

Autour de lui tout conspirait, semblait-il, pour exciter son intelligence, pour y attiser l’inspiration. Vers l’heure de midi, pendant qu’enfermé dans son cabinet et profondément enfoncé dans son fauteuil, il essayait d’échapper à ce surmenage, ses yeux tombèrent par hasard sur La tricoteuse endormie de Franchère, peinture qu’il avait achetée récemment et accrochée au mur en face de lui. La vieille aïeule était peinte dans la nuit trop avancée, près de sa lampe vidée d’huile et mourante. Le sommeil l’avait surprise dans sa berceuse. Sa tête auréolée du bonnet blanc ne penchait qu’à demi, tellement les vieux d’autrefois gardaient en dormant l’attitude du travail. Que l’aïeule eût vraiment les yeux clos par le sommeil, on le devinait à peine à son peloton de laine tombé à terre et déroulé, puis à ses broches trop poussées l’une sur l’autre et dessinant sur ses genoux une croix trop allongée.

Lantagnac aimait beaucoup ce tableau. Ce jour-là, il revoyait, malgré lui, dans la dormeuse, la lignée entière de ses aïeules inconnues, les grand-mamans lointaines, les vieilles de Lantagnac, les vieilles Lamontagne des époques sombres de la famille, puis sa mère surtout, si fière, si laborieuse, toutes celles enfin qui avaient travaillé aux champs, qui avaient faucillé, filé, tissé, pour que les enfants pussent grandir et le patrimoine commun s’accroître et se fortifier. Et soudain une voix prenante et grave, qui avait le timbre du passé profond, lui parut descendre de l’image et lui dire :

– « Ô notre enfant, tu souffres et tu hésites ? Sois digne de nous. »

Par bonheur, la sonnerie qui annonçait le dîner vint arracher Lantagnac à cette obsession. À table une gracieuse surprise l’attendait. En face de lui une gerbe de roses s’épandait dans une jardinière. Maud était là, merveilleusement remise de sa secousse. Pour expliquer à son mari la présence des roses, elle lui rappela que le 11 mai ramenait la vigile de leur vingt-troisième anniversaire de mariage :

– Et le souvenir, ajouta-t-elle, vous en conviendrez, valait bien la peine d’être un peu fêté.

Virginia s’était penchée sur les fleurs et les comptait :

– Le nombre y est : vingt-trois blanches, vingt-trois rouges.

Lantagnac se pencha à son tour sur la gerbe pour en aspirer le parfum :

– Elles ont tout le printemps dans leurs corolles ! dit-il, charmé.

– Si vous vous rappelez, Jules, reprit Maud, le matin de notre mariage, c’étaient des blanches comme celles-ci que vous m’aviez données pour aller à l’église. Puis, au moment de partir pour notre voyage, ce furent, toujours comme ces autres, des American beauties, que vous m’avez jetées dans les bras. Vous souvenez-vous ?

– Oh ! s’exclama Jules, franchement touché, vous avez une mémoire simplement délicieuse !

Pendant tout le dîner, Maud se montra aussi charmante. Sa joie, un peu trop expansive, dissimulait mal son secret triomphe. Au moment où Lantagnac allait se lever de table, le domestique entra et demanda :

– Faut-il préparer la limousine pour Monsieur ?

– Non, si je sors je marcherai.

– En ce cas, reprit Madame, vous la préparerez pour moi.

– Pour vous, Maud ? dit Lantagnac ; vous ne craignez pas, sitôt après votre fatigue d’hier soir ?

– Non pas, le médecin approuve et me recommande la distraction.

Lantagnac s’était demandé, les jours précédents, s’il assisterait au débat. Sa présence à la Chambre, lui semblait-il, soulignerait inopportunément son silence. Puis il s’était ravisé. S’il ne pouvait parler, ne pouvait-il applaudir ? Il crut qu’en toute loyauté, il devait au moins à ses amis ce témoignage de sympathie. Vers deux heures il songea donc à se mettre en route pour le Musée Victoria, où, depuis l’incendie du mois de février, siégeaient les Communes. Il décida de s’y rendre à pied, par besoin de se donner du mouvement, une détente à ses nerfs. En outre, il espérait, par la marche, se délivrer des idées trop obsédantes qui assiégeaient son cerveau. Ce fut, pour lui, peine inutile. Les arguments et les textes et même les larges développements oratoires n’en continuèrent pas moins de s’ébaucher, de s’ordonner dans son esprit. Quand il eut quitté l’avenue Laurier et se fut engagé dans la rue Elgin, de somptueux équipages, d’opulentes voitures-automobiles qui emportaient des messieurs et surtout des dames en grande toilette, le dépassèrent.

– On s’en va au spectacle ! se dit-il ; et il songea aux passions de théâtre qui envelopperaient tout à l’heure la scène du parlement.

Il arriva aux vastes pelouses du Musée. L’édifice se dressait au fond de l’espace vide, pareil, avec son quadrilatère régulier, la fausse crénelure de son toit et ses vastes fenêtres carrées, à quelque grand High School. En passant près d’un rosier fleuri, Lantagnac, qui avait le goût des élégances, cueillit un bouton et le mit au revers de sa redingote. Puis il s’engouffra avec le flot des curieux sous la grande porte d’entrée. Le sénateur Landry était là qui rapidement lui tendit la main et lui dit :

– Merci d’être venu.

Le député gravissait les premiers degrés de l’escalier ; par l’une des fenêtres qui donnaient sur la grande place du Musée, le passage d’une limousine attira soudainement son attention.

– N’est-ce pas là ma limousine ?

Mais déjà la voiture s’était perdue dans la foule des autres. Lantagnac fit son entrée à la Chambre. Droit, élégant dans sa tenue des grands jours, il alla prendre sa place, à gauche de l’orateur, dans l’espace libre réservé aux députés indépendants, à ceux que l’on appelle les colons du no man’s land. La Chambre était bondée de spectateurs comme aux grandes heures de la vie parlementaire. Les tribunes regorgeaient du beau monde de la capitale. La plupart des députés avaient déjà pris leur siège. Ils causaient à voix basse. Dans la salle planait la solennité qui précède les tempêtes. Des souffles étranges la traversaient de part en part, comme aux jours orageux d’été, entre deux roulements de tonnerre, un souffle, venu on ne sait d’où, passe, mystérieux, dans le calme apeuré de l’atmosphère et tourne à l’envers les feuilles des arbres. Du haut des tribunes, les lorgnettes, dont le remuement faisait comme un chassé-croisé d’éclairs phosphorescents, plongeaient en bas, dans le quadrilatère du parquet, parmi la foule bigarrée des politiciens. Les initiés à la composition de la Chambre en faisaient, pour les nouveaux venus, la géographie morale. Les uns montraient du doigt le groupe des orangistes, des « jaunes », comme on disait, grogneurs par conviction et par métier, faces glabres et sèches, que paraissait réchauffer l’espérance d’un débat où il y aurait de la passion. D’autres reconnaissaient, à leur air ennuyé par la venue de cette discussion académique, à leurs allures enveloppantes et feutrées, à leur façon toujours mystérieuse de s’aborder, les profiteurs de la politique, les grands félins de l’intrigue et de la finance qui font tous les soirs le rêve des conquistadors, moins la vision des étoiles. Ce jour-là, sur bien des figures où voulait s’accentuer l’air rogue et bilieux, s’abattait plus profondément le melon noir ou le feutre « cow-boy ». Mais l’un des favoris des tribunes, c’était, au premier rang, à l’avant de la gauche, le chef de l’opposition. Sa belle tête d’un modelé si pur, faire pour la statuaire, sa tenue digne et même quelque peu solennelle rappelait le parlementaire d’une époque évanouie et posait une fleur d’élégance, un noble archaïsme, dans cette Chambre aux allures de plus en plus démocratiques. On se montrait aussi l’auteur de la résolution, Ernest Lapointe, géant à la face intelligente et débonnaire, Paul-Émile Lamarche, penché sur un dossier, rayonnant de jeunesse et de courage. Mais plus encore que ces derniers, le point de mire des tribunes n’était nul autre que le député de Russell, dont la jeune réputation d’éloquence et dont la fine tête attirait toutes les sympathies. Droit, dans son fauteuil, les bras croisés sur la poitrine, Lantagnac paraissait attendre, très calme, le lever du rideau, tout en supportant mal le miroitement de ces lunettes qui lui paraissaient fouiller sans pitié le drame de sa vie.

La séance s’ouvrit. Dans le brouhaha des conversations, quelques menues questions furent expédiées par la Chambre aux trois-quarts distraite. On attendait le grand débat. Enfin Ernest Lapointe se leva. Il lut sa résolution. Le texte rappelait en premier lieu les garanties offertes, en matière de religion, d’usages et de langue, aux peuples passés par droit de conquête sous la puissance britannique ; il exposait ensuite les griefs des « sujets d’origine française de Sa Majesté dans la province d’Ontario dépouillés, dans une large mesure, par suite d’une législation récente, du privilège de faire instruire leurs enfants en langue française, privilège dont eux et leurs ancêtres avaient toujours joui depuis la cession du Canada à la souveraineté de la Grande-Bretagne » ; enfin il demandait que la Chambre des Communes, « spécialement à cette époque de sacrifice et d’anxiété universels, alors que toutes les énergies devaient concourir au succès des armes », que la Chambre des Communes, « tout en reconnaissant pleinement le principe de l’autonomie provinciale et la nécessité pour chaque enfant de recevoir une instruction anglaise complète », invitât respectueusement l’assemblée législative (ontarienne) « à faire en sorte qu’atteinte ne fût point portée au privilège des enfants d’origine française de recevoir l’enseignement dans leur langue maternelle ».

La discussion commença. Les orateurs de la gauche se montrèrent dignes et courageux. Après Ernest Lapointe, Sir Wilfrid Laurier se fit entendre. Au nom du libéralisme, au nom de l’entente franco-anglaise établie en Europe par la guerre, au nom de la justice, le vieil homme d’État conjura le parlement, et particulièrement le ministère, d’user de son influence auprès de l’Assemblée législative de l’Ontario pour obtenir le redressement des griefs canadiens-français. Le vieux parlementaire eut quelques accents plus éloquents, des déclarations plus franches, plus impératives, qui sonnaient dans la Chambre comme le désaveu de la politique de soumission trop souvent prêchée par la même voix. Paul-Émile Lamarche parla. Il le fit en juriste clair, méthodique, avec cette force que donne à la parole l’indépendance du caractère. Du côté du ministère, plusieurs parlèrent à leur tour, quelques-uns avec une mauvaise humeur à peine déguisée, quelques autres avec une colère trop visible, tous butés dans leur résolution d’ignorer les plaintes de la minorité, de les déclarer inopportunes, de laisser la force exercer ses rigueurs tyranniques contre la faiblesse et le droit.

Le débat paraissait fini. Le moment du vote allait sonner. La Chambre et les tribunes passèrent soudain par une secousse dramatique. Tout ce monde qui était venu au spectacle chercher des émotions, avait enfin son coup de théâtre. Un bruissement de têtes, de bustes qui se déplaçaient courut un instant dans les galeries. En bas, les parlementaires eux-mêmes se dévissaient sur leurs sièges ; et tous les yeux se concentraient maintenant vers un même point. Aux bancs de l’arrière-gauche un député venait de se lever. Sa voix d’un timbre prenant et riche résonnait déjà dans l’enceinte, un peu tremblante au début, mais bientôt ferme et forte. Quelle influence secrète, quel ressort puissant avaient amené le député de Russell, car c’était lui, à se lever de son siège ? Lui-même, à ce moment, se fût à peine retrouvé dans la suite des états d’âme qui l’avaient conduit à cette résolution. La droiture naturelle de l’homme avait d’abord souffert, sans cloute, du rôle équivoque que lui conférait son silence devant ces miroitements de lorgnettes qui le fouillaient. La vivacité grandissante du débat avait ensuite réveillé son ardeur combative. Enfin l’appel des siens, des persécutés de sa race et de sa province, montait autour de lui, frémissant, impérieux, pendant que se déroulait la longue liste de leurs griefs et de leurs souffrances. Toutes ces pensées, tous ces sentiments s’étaient accrus d’intensité, pendant les discours des doctrinaires de l’anglicisation. De ce moment, Lantagnac entrevit qu’il lui serait impossible de rester cloué à son siège. Représentant de la minorité outragée, pouvait-il, lui présent, laisser passer, sans protestation, tant d’allégations provocantes ? Presque aussitôt lui étaient revenus en mémoire ses méditations de la veille sur la colline parlementaire, les directives précises rapportées de Hull, ses réflexions du matin à l’église Sainte-Anne ; et toutes ces clartés avaient achevé de redresser sa volonté, incapable d’agir contre la lumière. Pourtant l’orateur s’en souvenait : au dernier moment, quelque chose comme un fluide mystérieux l’avait agité. Il avait cru y reconnaître ces secousses extraordinaires dont lui avait parlé le Père Fabien, illuminations et motions souveraines de l’Esprit qui soulèvent au-dessus d’elle-même la volonté humaine. En moins d’un instant l’homme s’était trouvé debout ; il avait demandé la parole, commencé de parler.

Son discours ne se ressentait nullement de la soudaineté de l’improvisation. Le travail préparatoire dont son esprit n’avait pu se déprendre rendait son fruit. La parole du député déroulait avec aisance des développements réguliers et harmonieux comme une composition classique. L’orateur avait la force d’une conscience et la clarté naturelle de sa loyauté. Il possédait les qualités qui plaisent à la fois à la Chambre et aux tribunes. Il alliait à la froideur logique, à l’allure savante et tempérée du debater anglais, la puissance de l’émotion, puissance contenue du Français lyrique et qui, maniée avec conviction, garde encore un étrange magnétisme sur les vieux parlementaires blasés.

Lantagnac n’avait point refait, après les autres, l’historique de la question scolaire ontarienne, pas plus qu’un exposé des droits du bilinguisme. L’élévation naturelle de son esprit l’avait vite emporté vers les sommets. Il faisait un discours d’idées générales où planait à l’aise sa pensée. Avec force et dans une reprise de ses idées favorites, il démontrait le danger de pareilles luttes, pour la paix du pays, pour la durée de la confédération :

« Quel but veulent donc atteindre les persécuteurs du français au Canada ? » s’écriait-il, tourné vers la rangée des ministres. « Veulent-ils, à tout prix, ébranler jusqu’en ses fondements l’édifice si péniblement construit il y a cinquante ans ? Je les ramène ici à l’évidence de quelques réalités : sur toute la ligne immense qui nous sépare de nos voisins du Sud, nous manquons de frontières naturelles. D’un océan à l’autre la géographie confond nos territoires. Les frontières n’existent qu’à l’intérieur de notre pays qu’elles séparent en trois zones impénétrables. Et ce ne sont pas là, hélas ! nos seuls éléments de divisions. Le Canada occidental est libre-échangiste ; le Canada oriental, protectionniste. Vous, Anglo-Saxons, vous êtes impérialistes ; nous, fils du Canada, sommes avant tout Canadiens. Quel est donc l’aveuglement criminel des hommes politiques de ce pays qui, à toutes ces menaces de rupture, ajoutent délibérément le choc redoutable des conflits religieux et nationaux ? »

« Oui, reprenait le député de Russell, les persécuteurs détruiront peut-être la confédération canadienne, en tuant la foi de mes compatriotes aux institutions fédératives, en ruinant le principe de l’égalité absolue des associés, principe qui fut le fondement de notre alliance politique. Car j’en avertis cette Chambre, notre race est trop fière pour accepter d’être brimée indéfiniment, sous la constitution qui ne lui a donné que des égaux en ce pays. J’avertis également les hommes ambitieux qui nourrissent peut-être contre nous des desseins plus malfaisants, je les avertis de bannir de leur esprit les espoirs chimériques : notre race est trop forte pour succomber à leurs coups. Nous ne sommes plus, Dieu merci, la poignée de vaincus de 1760. Nous sommes un peuple de trois millions, maître incontesté d’une province du Dominion quatre fois plus étendue que les Îles britanniques. Nous sommes la nationalité la plus fortement constituée de tout le continent nord-américain. Nul, parmi les groupements humains établis au-dessus de la ligne quarante-cinquième, nul ne possède une homogénéité plus parfaite que la nôtre ; nul ne s’est mieux acclimaté à l’atmosphère du Nouveau-Monde ; nul n’a plus de traditions, ni de plus vigoureuses institutions sociales. Après plus d’un siècle et demi de conquête, le peuple de Québec reste un peuple de langue et d’âme aussi françaises qu’aux temps anciens de la Nouvelle-France. Et si des fragments amorphes de la nation allemande ou de la pauvre nationalité polonaise ont pu triompher de la puissance assimilatrice de nos formidables voisins, est-il au pouvoir de quelques milliers de persécuteurs d’écraser une race qui plonge ses racines au plus profond du sol canadien, comme l’érable, son symbole immortel ? »

De là, exécutant un mouvement qu’il savait de nature à faire réfléchir le ministère et les persécuteurs ontariens, l’orateur faisait appel aux éléments modérés et aux éléments catholiques des autres races. Aux premiers, aux hommes d’ordre et d’esprit conservateur, il montrait le vieux Québec catholique et traditionnel opposant un rempart infranchissable aux propagandes antisociales ; il faisait voir le rôle possible de tous les groupes de race française, pour le maintien de l’esprit canadien, groupes irréductibles aux tendances annexionnistes. Aux catholiques de tout le Canada, il signalait la guerre à l’école bilingue comme un prologue aux entreprises des sectes contre l’école catholique séparée. Au nom de la fraternité des croyances et des malheurs, il adjurait surtout les catholiques irlandais de renoncer à cette lutte fratricide :

« Je vois bien, leur disait-il, ce que nous perdons tous les deux dans cette lutte douloureuse ; je ne vois pas encore l’édifice que nos frères dans la foi pourront élever sur les ruines de nos écoles. »

Pendant une heure l’orateur développa ces idées avec une élévation de pensée, une perfection de forme, une véhémence de diction que sa parole n’avait pas encore atteintes.

« Souvent, a dit Emerson, un moment arrive où l’âme de nos pères apparaît dans le clair miroir de nos yeux. » L’âme de toute sa race vibrait dans la personne, dans la voix du député de Russell. Ceux qui d’en haut savaient comprendre ce spectacle, voyaient s’agrandir la petite arène parlementaire jusqu’aux proportions du champ de bataille toujours ouvert où s’affrontent, depuis Sainte-Foy, deux races et deux civilisations. Le débat s’élevait ainsi à une solennité qui faisait passer parfois, à travers la Chambre et les galeries, le frisson pathétique. Un moment, l’orateur se prit à évoquer la souffrance intime des pères de famille qui, pour n’avoir pu donner à leurs enfants une éducation conforme à leurs traditions, ont le regret de sentir des étrangers dans leurs propres fils. Involontairement, en prononçant ces paroles, Lantagnac a levé les yeux, droit devant lui, vers les tribunes. Le dernier mot s’est éteint dans sa gorge. Subitement, il est devenu très pâle. Pourquoi ce trouble soudain ? Qu’a-t-il aperçu, là-haut ? Dans la députation et dans les tribunes, l’on n’a rien soupçonné. L’on a cru à une émotion trop forte qui, un instant, avait étranglé la voix de l’orateur.

Lantagnac vient de s’asseoir au milieu d’applaudissements presque unanimes. Ses collègues autour de lui le félicitent chaudement. Et pendant que les tribunes applaudissent à leur façon, par une longue rumeur de paroles impatientes de racheter un long silence, sir Wilfrid Laurier se lève de son siège et vient porter à l’orateur ses compliments :

– Mon cher de Lantagnac, lui dit-il, flatteur, vous êtes une puissance. Dieu veuille que je ne vous aie jamais contre moi.

Lantagnac cependant demeure grave et presque triste au milieu de ce triomphe. Tour d’abord, en reprenant son siège, une sorte d’exaltation l’a envahi. La vibration solennelle et profonde de l’être qui s’est tendu dans la puissance entière de ses facultés, lui a mis du feu et des battements aux tempes. Mais cet enivrement n’a pas tardé à baisser. Quand, seul, il prend la rue Elgin pour rentrer à sa demeure, il ne sait quelle atmosphère de tristesse l’environne et marche avec lui. Il aperçoit tout à coup, à sa boutonnière, le bouton de rose qu’il avait cueilli, aux pelouses du Musée Victoria. Il le laisse tomber au bord de la rue. En passant devant la vitrine d’un marchand d’objets d’art, ses yeux tombent sur une Victoire de Samothrace. Cette image obsède aussitôt son esprit. Une victoire pareille, lui semble-t-il, voltige au-devant de lui, une victoire blessée, mutilée, avec un battement d’ailes funèbres. Alors il songe, avec une angoisse plus grande, à la réception qui l’attend à la rue Wilbrod. Il revoit toujours, dans la tribune, en face de son siège à la Chambre, la figure de cette femme dont la pâleur effrayante l’a, à un moment de son discours, si profondément troublé.

Cette femme, c’était la sienne, c’était Maud.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand Lantagnac rentra chez lui, après une promenade à dessein prolongée, seule Virginia l’accueillit. La noble enfant était rayonnante. Elle sauta au cou de son père et plus longuement que jamais le tint embrassé.

– Vous savez, j’y étais, s’écria-t-elle, enthousiaste. Que vous avez été beau ! Que vous avez été grand !

– Merci, mon enfant. Aujourd’hui, pourtant, ma force ne m’est pas venue de moi seul.

Et, tout de suite, à voix basse, il demanda :

– Et votre mère ?

– Elle est sortie avec Nellie. En arrivant tout à l’heure, la servante m’a dit : « Madame vient de repartir ; elle m’a chargée de vous avertir qu’elle rentrerait tard. » Elle y était, elle aussi.

– Je sais.

– Vous l’avez aperçue ?... Je l’ai deviné, fit Virginia. Et cela vous a profondément troublé.

On les appela pour le souper. Le repas fut silencieux. Ni l’un ni l’autre n’osaient parler davantage du grand évènement de l’après-midi, tant les suites prochaines, presque inéluctables, leur étreignaient le cœur. Lantagnac observa tout à coup que la gerbe de roses n’était plus là, sur la table.

– Où est le bouquet de ce midi ? demanda-t-il à la servante.

– Madame l’a fait enlever tout à l’heure, répondit celle-ci. Elle m’a priée de porter les roses chez elle.

Ce petit incident en dit long à Lantagnac sur les dispositions de Maud.

– Elle aura vu dans mon discours de cet après-midi, songeait-il, un affreux manquement de parole, une manifestation provocatrice. Et, vraiment, pouvait-elle penser autre chose ?

Ce caractère imprimé, malgré lui, à son intervention dans le débat, faisait, tout à l’heure, sa pire souffrance, au sortir de la Chambre. Au cours de sa promenade, il se l’était promis résolument ; il confesserait tout à Maud, avec une franchise absolue. Il lui dirait qu’à son entrée au parlement, et jusqu’au dernier instant, sa résolution était bien restée la même : s’abstenir. Puis il lui avouerait que, tout à coup, une force irrésistible l’avait dressé de son siège, que ses lèvres s’étaient ouvertes, qu’il avait parlé. Explication assez singulière, mais qui s’accordait avec l’exacte vérité et où il engagerait sa parole de gentilhomme. Et, devant cette parole, il le savait, Maud s’inclinerait. L’absence de sa femme le contraignit à renvoyer au lendemain l’explication.

Le lendemain, Madame de Lantagnac fit son apparition au de jeûner, un peu fatiguée, surtout très distante, mais comme toujours d’une correction impeccable. Vainement Lantagnac essaya d’amener la conversation sur le sujet délicat. Avec une rare adresse, Maud sut détourner toutes les allusions de son mari aux évènements de la veille. Lantagnac crut comprendre qu’il valait mieux remettre à plus tard son explication. Dans les jours qui suivirent, Madame se confina inviolablement en sa même attitude. Elle s’y tint avec une constance, une opiniâtreté qui n’avaient d’égales que sa souple finesse. Tant et si bien que, dans la maison, l’on put croire l’incident décidément clos et préservé d’autres suites.

Lantagnac vécut alors quelques journées de force sereine et de bonheur à peu près tranquille. Il pouvait commencer de croire, lui semblait-il, à la fécondité du sacrifice, fécondité que lui avait si noblement exaltée le Père Fabien. Dès le lendemain du débat du 11 mai, l’opinion anglaise discutait déjà la question ontarienne avec plus de calme, sinon avec plus de loyauté. Dans le Québec, l’unité des partis se faisait pour venir à la rescousse de la minorité opprimée. Puis, Lantagnac se souvenait de cette poignée de main de Dan Gallagher, chef irlandais d’Ottawa, qui lui avait dit, au sortir de la Chambre, l’autre jour :

– « Merci, Lantagnac, d’avoir su distinguer les amis parmi nous. »

Parmi ses compatriotes ontariens, Lantagnac croyait observer un renouveau de courage. Chaque jour, son courrier lui apportait des lettres remplies d’un espoir plus confiant. Quelques-unes de ces lettres l’émouvaient jusqu’aux larmes : lettres de pauvres gens, mal orthographiées, écrites sur du papier de rebut, à peine lisibles, sublimes sans s’en douter. Tous ces bonheurs faisaient se lever, dans l’âme du gentilhomme, une certitude irrésistible, absolue : sa race s’affranchirait, survivrait. Qu’importeraient les épreuves dans le labeur de la libération ? Il se passerait ce qui se passait pour lui-même. Échappée peu à peu à l’étreinte du conquérant, débarrassée de tout ce qu’il y avait en elle d’inassimilable, la race canadienne-française reconquerrait, comme Lantagnac les avait reconquises, l’autonomie de son âme, l’entière direction de sa vie. Et puisque l’aube des espérances grandioses se levait, Lantagnac voyait poindre le jour où, pleinement émancipée, maîtresse d’un territoire qui aurait l’unité géographique, administrant elle-même ses forces morales et matérielles, sa race reprendrait, dans la pleine possession de ses destinées, le rêve ancien de la Nouvelle-France.

Pendant qu’il vivait de ces pensées réconfortantes, chaque jour, à son foyer, le calme semblait s’accroître et se parfaire. Un seul incident faillit un moment renouveler toutes ses craintes. Un de ces derniers jours, il avait croisé, par hasard, dans l’un des escaliers du Musée Victoria, le vieux Davis Fletcher. Lantagnac avait salué le vieillard ; lui, indifférent et hautain, s’était défilé, le chapeau collé aux tempes, accélérant, le plus qu’il pouvait, son petit pas trotte-menu.

L’on atteignit ainsi le 28 mai. Ce jour-là, Lantagnac travaillait chez lui, à son cabinet de travail. Virginia entra soudain un journal à la main. Elle pleurait.

– Lisez, dit-elle.

En première page, elle indiqua la colonne des nouvelles d’Ottawa. Il s’agissait d’un compte rendu d’une séance de la Women Welfare League ; dans le titre, s’étalait le nom de Madame Jules de Lantagnac. Le front soucieux, Lantagnac prit le journal des mains de sa fille. Virginia vit son père pâlir. Le journal rapportait qu’à cette séance de la Ligue du Women Welfare, ces dames, très surchauffées de passions loyalistes par ce temps de guerre, avaient proposé de supprimer à la fin de leurs réunions le chant du Ô Canada, pour y substituer le God save the King. La résolution, proposée par Lady Winston, avait reçu l’appui d’une très forte majorité, après la chaude intervention de Madame de Lantagnac.

L’avocat laissa tomber le journal sur ses genoux.

– Ma Virginia, prononça-t-il, ayons l’âme forte et préparons-nous aux pires malheurs.

Sa dernière illusion s’envolait ! Comment ne pas voir, en ce fait divers, une riposte au discours du 11 mai. Cette volonté délibérée d’opposer son action publique à celle de son mari, était-ce autre chose, de la part de sa femme, que le dernier pas vers la rupture ?

Ainsi raisonnait Lantagnac qui ne voyait juste qu’à demi. Le dernier pas, Maud l’avait en réalité franchi le jour du débat parlementaire. Sa décision suprême, elle l’avait arrêtée sur place, dans sa loge du parlement. Bien loin de voir, dans le geste de son mari, comme le présumait Lantagnac, un manque de loyauté envers elle, elle y a vu, au contraire, la logique implacable d’une loyauté trop farouche. Le mal lui a paru irrémédiable ; et c’est pour cette raison qu’elle a jugé toute explication avec Jules inutile et superflue. Dès ce jour du 11 mai, la résolution de Maud Fletcher était prise ; dès ce jour elle commençait de l’exécuter.

Ce même soir où le journal avait apporté l’effarante nouvelle, elle convoquait son mari, non plus dans sa chambre, mais au salon, pour lui avouer sa détermination :

– Mon nouveau logis est déjà loué à la haute-ville. Dans quatre ou cinq jours je partirai. Je ne veux point d’équivoque entre nous. Il ne faut point qu’il y ait de scandale devant le monde. Je pars sans bruit. Je vous avais prévenu de ce dénouement presque certain. Je ne veux point suspecter les motifs de votre conduite. Je vous en demande autant pour les miens.

Elle prononça ces petites phrases, d’un ton sec, avec ce pli aux lèvres et au front que son mari connaissait trop bien et qui annonçait chez elle les entêtements sans merci. Lantagnac avait écouté, sans dire un mot, dans une attitude chagrine, mais digne.

– Je sais, dit-il, quand elle eut fini, je sais que votre décision est irrévocable. Maud, continua-t-il, les yeux suppliants, je tiens à vous dire que cette décision, je la regrette profondément... profondément.

Elle répondit, non sans dureté :

– En effet, c’est irrévocable.

– Devant votre foi, Maud, osa-t-il reprendre, avez-vous songé à vos responsabilités ?

– Comme vous avez songé aux vôtres, mon ami.

Lantagnac frémit devant cette amertume. Vraiment éploré, il risqua pourtant une dernière question :

– Me laisserez-vous quelqu’un de mes enfants ?

– Je respecterai leur liberté, répondit Maud avec hauteur. Je n’emmènerai avec moi, vous pouvez en être sûr, que ceux-là seuls qui auront choisi de me suivre.

L’entretien fut clos sur ce dernier mot que Madame prononça en se levant pour sortir. Lantagnac qui connaissait le caractère cassant, effroyablement impérieux de Maud, ne fit rien pour la retenir.

Hélas ! quels seraient les jours qui allaient venir ! Le pauvre mari dut assister, silencieux, sans y participer, aux préparatifs de la séparation. Du fond de son cabinet de travail où il s’enfermait, dès son arrivée chez lui, il entendait dans les chambres et les couloirs, le bruit des meubles qu’on emportait, et, dans les escaliers, la descente des malles et des objets emballés. Chacun de ces bruits résonnait dans son cœur, comme le choc d’un marteau sur un cercueil. Une image de tristesse le hantait, le poursuivait partout : celle de la dispersion de ses enfants.

– À part Virginia, se disait-il, qui donc va me rester ?

Encore cette dernière consolation lui serait-elle laissée ? La veille du jour où, il le savait par son enfant bien-aimée, Maud devait partir, Virginia entra dans le cabinet de travail de son père. Ses yeux rougis et gonflés disaient assez comme elle avait pleuré.

– Mon père, dit-elle, bien assise, en face de lui, vous avez de grands chagrins. J’ai le regret de vous en apporter un autre.

– Qu’as-tu donc, et que veux-tu dire, ma Virginia ? demanda Lantagnac qui devint plus pâle et plus triste encore. Tu veux partir, toi aussi ?

– Oui, mon père, je veux partir.

– Mais tu es libre, parfaitement libre, mon enfant, fit le père qui ne comprenait rien à cette étrange décision.

Virginia reprit :

– Je veux partir, moi, pas avec les autres, mais pour toujours.

Lantagnac eut un cri de détresse :

– Ah ! ma Virginia, mon unique enfant, je comprends : tu vas te faire religieuse ! Et je serai seul, tout seul !...

Et le pauvre père s’abîma la figure dans les mains.

– Mon pauvre papa, reprit l’enfant, de sa voix la plus caressante, mon pauvre papa, ne pleurez point. Si je pars, c’est pour être davantage votre force et votre soutien. Vous avez trop de foi pour que je m’essaie à vous le démontrer. Plus près de Dieu, je serai plus près de vous.

Elle ajouta encore, pendant que son père relevait la tête :

– Je veux aussi m’associer à votre œuvre de réparation et de conquête. Après vous, vous le sentez avec peine, il y aura des Lantagnac qui combattront la tradition des ancêtres. Je veux, moi, enseigner la langue de mes aïeules et de mon père ; je veux la répandre pour que l’action des autres soit neutralisée. Il y aura aussi, vous le craignez encore, des Lantagnac que le mariage mixte exposera à la perte de la foi : Nellie a un fiancé protestant, Wolfred une fiancée protestante. J’espère que, pour eux, le Bon Dieu me comptera mon sacrifice.

– Ah ! noble enfant ! dit Lantagnac, qui l’attira vers lui. Sois bénie, ma Virginia, et va où Dieu t’appelle. Ton pauvre père pansera, comme il pourra, ses incurables blessures.

– Dieu lui-même vous les pansera, reprit la jeune fille, avec un air inspiré.

Puis, droite devant lui :

– Maintenant j’ai encore un autre sacrifice à vous demander.

– Lequel ? demanda tout de suite Lantagnac, de nouveau effrayé.

– Demain, vous me permettrez de partir avec maman. Quoi qu’elle laisse paraître, le départ, je le sais, lui sera infiniment cruel. Accordez-moi de rester près d’elle quelques jours. Après quoi, je vous le promets, je reviendrai. Nous irons à Saint-Michel et nous vivrons ensemble quelques semaines avant mon dernier adieu. Vous voulez ?

– Soit, ma Virginia, tu iras ; un sacrifice de plus ou de moins ne compte plus pour moi.

– Merci, mon bon papa, dit la jeune fille qui embrassa son père au front en lui jetant cet autre mot d’espoir :

– Qui sait si le Bon Dieu ne m’accordera pas de refaire entre vous et maman l’avenir ?

Resté seul, l’infortuné père sentit le besoin de rassembler ses énergies pour ne pas défaillir. Instinctivement ses yeux se levèrent vers le Christ de bronze qui dominait sa table de travail. Et c’est d’une voix où passait toute la supplication de son âme qu’il s’écria :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! le coin de fer n’a-t-il pas fini son ouvrage ? Ne va-t-il pas enfin tomber ?...

Abattu, épuisé par tant de souffrances morales accumulées depuis quelques mois, une frayeur le prenait : où trouverait-il la force d’affronter les adieux de Maud et de Nellie ? Sa faiblesse redoutait au plus haut point le tragique moment.

La Providence se chargea d’y pourvoir. Le lendemain, lorsque Lantagnac rentra chez lui, à l’heure du souper, il remarqua tout de suite le lourd silence de la maison : elle était déserte. Seuls le domestique et deux servantes étaient restés. Maud, qui redoutait, plus encore que son mari, le suprême moment, avait décidé de partir pendant l’absence du chef de la maison. Lui, loin de se sentir soulagé, éprouvait maintenant, de ce départ précipité, de cette séparation sans adieux, une tristesse qui le navrait. Ce soir-là, il se mit à table sans pouvoir manger. Le cœur noyé de chagrin, il partit à travers la maison ; il erra de pièce en pièce, d’étage en étage, comme pour chercher les absents. Doucement, avec une sorte de terreur, il poussa la porte de la chambre de Maud. Une odeur étrange, odeur de maison abandonnée reflua jusqu’à lui. La chambre était vide. Aux murs, quelques lignes blanches, usures des cadres et des meubles, rayaient la tapisserie. Çà et là sur le plancher, la poussière formait de petits flocons laineux. Détail cocasse mais poignant : une roulette de pied de lit, oubliée dans le déménagement, gisait au milieu de la pièce. Lantagnac referma la porte, rejeté en dehors, lui semblait-il, par le souffle d’un caveau funéraire. De là il passa dans la chambre de Nellie. Même vide et même atmosphère. Dans celle de William, un volume était resté, apparemment oublié sur une table : L’Avenir du peuple canadien-français d’Edmond de Nevers, volume que Lantagnac avait offert à son fils aux vacances de Noël. Le livre, non découpé, portait à la première page blanche, insolemment écrit de la main de William : Rule Britannia for ever ! Dans la chambre de Wolfred, nul dérangement, non plus qu’en celle de Virginia.

Lantagnac descendit à son cabinet. Machinalement il rassembla devant lui les portraits de Maud, de Nellie, de Wolfred, de Virginia, de William ; il se prit la tête dans les mains et laissa son cœur déborder. Abondamment il pleura dans le silence qui, pour la première fois, lui révéla son affreuse solitude. Puis, la catastrophe le rejeta violemment vers l’examen de ses responsabilités. D’ailleurs une voix sans pitié qu’il sentait monter de sa conscience et de sa misère, lui disait :

– « De ton malheur accuse-toi d’abord toi-même. La faute première, tu l’as commise il y a vingt-trois ans. Par ce mariage dont tu te crus si fier, tu te créais un foyer avec des matériaux disparates, fragiles. Pourquoi te plaindre si le coin de fer a tout fait voler en éclats ? »

Longtemps Lantagnac laissa ces sentiments et ces pensées amers se remuer dans son âme. Par moments, il croyait sa vie et son courage à jamais brisés. Pourtant, chaque fois que ses yeux se portaient vers la photographie de Virginia, une force secrète entrait en lui. Était-ce le sacrifice de la noble enfant, sa puissance mystérieuse qui déjà commençait à opérer ? Il se redit la dernière parole qu’elle avait prononcée devant lui et dont le souvenir lui était doux comme un baume.

Puis, par besoin de se raccrocher à la moindre espérance, il se prit à songer à Wolfred. Un télégramme était là sur sa table qui lui annonçait l’arrivée de l’étudiant par le train du soir.

– Dans une heure tout au plus, se dit-il, Wolfred sera ici. Que vient-il me dire ? De quel côté s’en ira celui-là ?

William, il le savait par Virginia, avait écrit à sa mère d’avoir à transporter tous ses effets chez elle. Wolfred, lui, n’avait rien écrit. Quel parti allait donc prendre l’aîné ? Lantagnac se souvint à ce moment d’une lettre de Wolfred, reçue deux mois auparavant. Dans le temps, il ne l’avait lue qu’à la course ; mais il n’avait pas oublié l’étrange souvenir qu’elle lui avait laissé ! Il ouvrit un tiroir de son secrétaire et reprit la lecture des petites feuilles où se tassait une écriture fine et serrée. Wolfred confiait à son père ses premières impressions sur les milieux montréalais. L’étudiant avait écrit, comme toujours, avec sa pointe de satire sèche, et une sorte de truculence verbale qui effrayaient parfois Lantagnac :

« Ah ! mon cher père, écrivait-il, il faut donc en parler de votre cher Montréal. Ma naïveté aussi juvénile que vierge et, je vous le confesse, pour le moins aussi vierge que juvénile, s’était promis de découvrir ici une ville française. J’allais donc voir quelque chose comme une réplique de Bordeaux ou de Lyon, la troisième ville française du monde, après Paris, quoi ! J’étais curieux d’observer une physionomie originale, des mœurs inconnues à moi, qui me reposeraient du plaqué et du rectiligne anglais. Pour te le dire sans plus tarabiscoter, j’éprouvais quelque chose comme la fringale de Rica et d’Usbeck tombant à Paris. Ah ! oui, pauvre moi, c’était bien la peine de n’être pas blasé tout de suite, comme un fossile ou comme un politicien et de me donner l’air d’un jouvenceau plutôt « régence » ? Dès mon débotté, l’automne dernier, je me mis à le parcourir, ce Montréal. Hélas ! qu’ai-je vu ? qu’ai-je découvert, sinon le parfait maquillage des emporiums américains les plus authentiques ? Ah ! c’était ça !... J’allais, j’avançais, je regardais. Ahuris, à tous les cent pas, à tous les mille pas, mes yeux d’Ontarien se butaient à un nom de Normand pur sang, invariablement accouplé d’une enseigne en langue française quelquefois. C’était à se croire presque à Québec. Eh ! parlez-moi aussi de votre société canadienne-française. J’ai fréquenté, en ces derniers temps, quelques-uns de ces milieux mondains, qu’on m’avait dit aussi fermés qu’une caste de l’Inde. Mon nom, mais plus que toute chose, mon éducation anglaise m’ont servi de passe-partout. Eh bien, ici encore, le croiras-tu ? tous ces snobs patentés, cravatés, à qui j’ai servi mon meilleur français, ne m’ont souvent répondu que par leur mauvais anglais. Hélas ! faut-il le dire à vous, mon cher père, à vous l’un des chefs de l’irrédentisme ontarien ? Les enfants des Bossanger, des Frontenac, des Giboyer, des Rougemont – tous gens du Québec pourtant – vont pour la plupart aux maisons d’éducation anglaises et parlent entre eux de préférence la langue de la « race supérieure ». Une petite fille des de Gaudarville m’a parlé anglais avec un parfait accent de cockney. Oui, l’on fait paraître cette distinction. Du reste, ces fines perruches qui regardent Westmount comme leur Sinaï, fument la cigarette aux « five o’clock tea », avec plus d’élégance seulement que nos miss anglaises. Ah ! pleurez, aïeules, pleurez !... D’ailleurs, cette noblesse bourgeoise ne s’en cache point : elle nourrit pour sa race le mépris le plus naturel. Si l’on crie volontiers : « Vive la France ! », avec le trémolo de la pâmoison – jamais : « Vive le Canada ! » –, il suffit du hasard d’un dîner au Mount Royal Club, aux côtés d’un financier anglo-saxon quelconque, pour qu’on s’en revienne en s’écriant : « Ah ! les Anglais, ma chère, les Anglais, quelle race d’hommes supérieure ! »

La lettre continuait sur ce ton. Wolfred brossait, avec la même impertinence parfaitement désobligeante, le portrait de « quelques cénacles de freluquets qui se croient des académies, et qui ne sont que des sous-cafés d’un sous-Paris » ; « recueil de jouvenceaux dont la spécialité est d’ailleurs la littérature désossée, leur ambition sublime étant de se déraciner, de vider si bien leur œuvre de tout fond substantiel, qu’il n’y reste plus vestige de leur race, de leur patrie, de leur foi. Le moins triste n’est pas qu’ils se croient les prophètes des nouvelles formules d’art, incapables de s’apercevoir que leurs pareils ne furent jamais que les champignons des littératures décadentes, trop puérils pour comprendre qu’une littérature qui se byzantinise en naissant commence par la phtisie au lieu de commencer par la santé... » « D’ailleurs, concluait la lettre de Wolfred, ces farouches esthètes ont, eux aussi, le mépris de leurs compatriotes, la haine de leur patrie barbare, et, sous prétexte de s’humaniser, se dénationalisent. »

Lantagnac laissa tomber les petites feuilles sur sa table de travail.

Cette lecture ne fit qu’accroître sa tristesse. Avant de finir, il est vrai, l’étudiant de Montréal annonçait à son père une prochaine missive et d’autres impressions. Mais cette première lettre avait le ton si amer, si découragé.

– Oh ! comme ce pauvre Wolfred est encore loin des siens, se dit-il. Il n’a rien vu de la vie profonde du Québec ; rien vu, non plus, dans ce Montréal même, rien vu de l’effort admirable, ardemment poursuivi comme une croisade, pour refranciser non pas les âmes restées toujours françaises, mais le visage extérieur de la ville. Le pauvre enfant ! Il n’a vu que des surfaces. Mais aussi, peut-il voir autre chose ? Le peut-il avec ses yeux d’étranger ?

Lantagnac reprit la lettre dans ses mains. Ses yeux s’abaissèrent tout à coup vers la signature. Était-ce distraction ou intention réfléchie de la part de l’étudiant ? Lantagnac relut une seconde fois. Il ne se trompait point : la lettre était bel et bien signée, non plus du prénom Wolfred, mais du second prénom de son fils : André, André de Lantagnac. Cette nouvelle signature fit se reposer au père, mais avec plus d’anxiété, sa question de tout à l’heure : que devenait son aîné ? Que voulait dire ce prénom français, apposé pour la première fois au bas d’une de ses lettres ?

Quelque vingt minutes plus tard, le timbre d’avant raisonnait vigoureusement ; un pas pressé gravissait l’escalier ; un jeune homme paraissait à la porte d’entrée du cabinet de Lantagnac ; c’était Wolfred.

– Je sais tout, dit-ii en entrant, je sais tout. Et c’est pourquoi je suis venu. Ah ! mon père. Ah ! pauvre maman...

– Ah ! pauvre Wolfred, lui répondit son père, en lui serrant longuement et affectueusement les mains. Merci d’être venu.

– Et vous restez seul ?

– Absolument seul jusqu’ici.

– Mais Virginia ?

– Virginia entre en religion. En attendant, elle a demandé à suivre sa mère, pour quelques jours.

– Ah ! père, quelle infortune pour vous et pour nous tous !

– Oui, reprit Lantagnac, très abattu ; après cette séparation pire que la mort, il ne me reste plus à moi – c’est le mot du Père Fabien – : qu’une fiancée peut-être : la cause à laquelle je donnerai désormais ma vie.

Puis, tout de suite, regardant son fils dans les yeux, il ajouta avec une supplication pathétique :

– Et je n’ai plus ici-bas qu’une espérance, une seule : voir mon fils aîné, te voir, toi, mon Wolfred, me revenir avec ton âme redevenue française.

Wolfred baissa les yeux un instant, puis les relevant pleins d’un éclair ardent, il dit :

– Eh bien, mon père, fêtons ensemble ce retour. C’est chose déjà faite.

Lantagnac ouvrit ses bras.

– Non, mon père, dit Wolfred, pas ainsi, mais à genoux. Et donnez-moi votre bénédiction, celle qu’au jour de l’an je n’ai pas eu le courage de vous demander. C’est par elle que je veux rentrer dans la tradition de ma race.

Lantagnac, incapable d’articuler une parole, mit les mains sur la tête de son fils.

Wolfred se releva. Son père le fit asseoir bien en face de lui. Et alors, un peu remis de cet autre choc, Lantagnac commença à presser son fils de questions, à le supplier de lui raconter minutieusement sa conversion.

– Comment y es-tu venu ? lui demandait-il. Ta lettre de cet hiver n’était guère encourageante, tu sais. Parle, mon enfant. Wolfred ne demandait pas mieux que de parler.

– En effet, dit-il, cette lettre a dû vous apporter des impressions bien pessimistes. Toutefois, si je me rappelle, je vous en promettais d’une autre espèce. Celles-là m’ont ramené.

– Dis-le-moi, mon Wolfred, raconte-moi bien tout, insistait Lantagnac qui, par bonds rapides, remontait de son abattement.

– Eh bien, commença Wolfred, à te parler franc, je crois que le premier choc, je le dois à mon premier contact avec la terre québécoise. Te rappelles-tu cette première de nos soirées à la villa du lac MacGregor et notre promenade sur le lac ? Ce ne fut pas en vain qu’en une même fois, en une même minute, le pays me parla avec sa beauté et le charme de son âme. Mon évolution une fois commencée, mes lectures d’ouvrages français la continuèrent. Très poussées, comme tu sais, et bien choisies, ces lectures me restituèrent bientôt à une cohérence, à un équilibre croissant de mon être. Le progrès me devenait une réalité sensible, je te dirai même, presque une fête. Déjà, je pense, c’était le grand tournant. Le croiras-tu ? Les défections des nôtres m’ont donné la seconde secousse. Devant ces hommes et ces femmes affublés d’un esprit étranger, j’ai senti qu’une main de fer s’était posée sur l’âme de ma race. Ma jeune fierté se révolta. Je lisais alors notre histoire. Chaque jour j’y découvrais le vieil humus où mon âme a ses racines naturelles. Aux côtés des déserteurs, petits par le nombre, je voyais les autres, ceux qui ont tenu, ceux qui tiennent et qui ont tout le peuple derrière eux. Te le confesserai-je ? Le spectacle de ce petit groupe de Français enveloppés par une centaine de millions d’Anglo-Saxons, mais entêtés magnifiquement à ne pas se rendre, le spectacle de cette Alsace-Lorraine d’Amérique, plus seule, plus oubliée que l’autre, mais non moins endurante, non moins fidèle à elle-même depuis cent soixante-six ans, le spectacle d’une race qui met plus haut que toutes les ambitions matérielles l’orgueil de sa culture, le prix de son âme, ce spectacle, te dis-je, je l’ai trouvé d’une beauté émouvante, supérieur à tout ce que m’avait montré jusqu’ici l’autre civilisation. Je le notais, du reste, à ma grande joie : les Anglo-Saxons subjuguent, un peu partout comme ici, quelques rares unités, par leur or, par leurs mœurs. Personne par leur littérature et leurs arts. Vers ce même temps je me mis à fréquenter d’autres milieux que ceux de la bourgeoisie anglicisée...

– Et celle-là même, interrompit Lantagnac, dis-moi, ne l’as-tu pas jugée un peu sévèrement ?

– Disons que oui, concéda Wolfred. D’ailleurs, en dehors des snobs et des salonnards, elle ne compte guère, tu sais, ni par le nombre, ni par le crédit... Donc, ma meilleure fortune, vers ce temps-là, fut de pénétrer dans les salons de quelques-uns de mes professeurs, les chefs de la jeune génération. Là, j’ai découvert ce que ru appelais souvent devant moi, sans qu’alors je le comprisse bien : la culture franco-latine. Cela me parut la grâce, l’aisance dans le savoir, la vraie culture générale, tout cet équilibre, tout le raffinement spirituel. La preuve m’était faite que rester français en ce pays est un signe d’intelligence autant qu’une noblesse. Aussi, dès ce moment, puis-je dire, c’en fut à peu près fini du mirage anglo-saxon. Comme toi, je respecte la race de ma mère ; je ne la mets plus au-dessus d’une autre.

Wolfred avait parlé avec animation, avec un feu entraînant. Son père l’avait écouté, ne l’interrompant qu’une seule fois, empoigné par l’intérêt du discours et par l’accent de cette jeune parole où déjà s’exprimait une promesse d’orateur. À ce moment pourtant, Lantagnac qui brûlait de tout apprendre, ne put retenir sa curiosité :

– C’en fut à peu près fini, dis-tu ? À peu près ?... D’autres causes ont donc agi sur toi ?

– L’autre jour, reprit Wolfred, plus ému, j’ai suivi un pèlerinage de l’Action française de Montréal au Long-Sault, au pays de Dollard. Tu te souviens de ce Dollard de Delfosse qu’un jour tu accrochas au mur de ma chambre. En ce temps-là, je n’y prêtai qu’assez peu d’attention. Avec le temps toutefois et selon les progrès de mon évolution, ce suprême sonneur de charges m’obséda comme un modèle impérieux, comme un entraîneur irrésistible. Donc, l’autre jour, tu l’as sans doute lu dans les journaux, un groupe de patriotes s’en allaient inaugurer, aux lieux mêmes du combat de 1600, un monument au sublime héros de la Nouvelle-France. Je les suivis. J’ai trouvé là un site comme je les aime ; un vrai site barrésien : un lieu retiré, enclos, fait pour la méditation, se relevant vers le fond par une colline inspirée, puis s’abaissant vers la nappe solennelle d’un fleuve en marche. L’esprit trop plein de mes méditations, je m’écartai de la foule. Je gravis les hauts coteaux. J’allai m’asseoir sur l’herbe, face au Long-Sault, sous les vieux ombrages. Là le vent m’apportait, avec la rumeur des eaux, quelques-unes des phrases les plus vibrantes des orateurs. Cette éloquence claquait autour de moi, sous les arbres centenaires, comme l’étoffe d’un drapeau. Alors je pris, dans ma serviette, ton discours du 11 mai que tu m’avais envoyé en fascicules des Débats de la Chambre. Père, comment te décrire l’effet de ta parole sur mon âme de jeune homme, en ce lieu, devant ces souvenirs ! Je savais le drame poignant qui se jouait ici. Entre deux j’avais à choisir. Eh bien, ta parole fut la plus forte, parce qu’en moi devant ce Long-Sault, sa résonance était la même que celle de l’histoire. Instinctivement je me levai ; frémissant, je tendis le bras vers le monument du héros. Là, entends-tu, oui, là, je l’ai juré à haute voix : je serai du parti de mon père, français comme lui et comme mes aïeux, intégralement, enthousiastement français !

Le jeune homme s’était levé, le visage éclairé d’une flamme, les yeux vibrants, tout transfiguré par son lyrisme. Le père contemplait son fils. Un noble orgueil l’enivrait. Un instant il hésita. Une question lui venait aux lèvres. Oserait-il la poser ? Était-ce bien le temps ? Pourtant oui. À cette heure il avait trop besoin de se sentir rassuré, pleinement, absolument rassuré.

– Mon Wolfred, pardonne-moi. Français, dis-tu ? Mais as-tu bien songé à tout ? As-tu songé à ta fiancée, mon pauvre enfant ?...

Le jeune homme porta la main à son cœur :

– Ma fiancée ? Je n’ai plus que la vôtre... depuis hier.

Lantagnac ouvrir de nouveau ses bras. Le fils s’y jeta en comprimant un sanglot. Longuement le père et l’enfant s’étreignirent, dans une émotion suprême, où se condensait le plus grand tragique de la vie humaine.

– Ah ! mon Wolfred, dit Lantagnac en se redressant.

– Ah ! mon père, corrigea doucement le fils, ne m’appelez plus qu’André. Pour vous et pour tous, je ne suis plus désormais qu’André de Lantagnac.

 

 

Lionel GROULX, L’appel de la race, Fides, 1956.

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Les Canadiens français disent encore : La Côte-de-Sable.

 

 

 

 

 

 

 

 

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