L’herbe écartante
par
Lionel GROULX
L’herbe écartante, disons-le tout de suite pour le compte des ignorants, ce n’est pas du tout le tabac du diable. Vous connaissez, n’est-ce pas ? cette grande herbage aux feuilles larges et velues, à la fleur couleur de soufre, qui pousse dans la terre grasse, en arrière des bâtiments et qu’on trouve un de ces beaux matins, coupée au ras la terre, moissonnée par le diable pendant la nuit. Non, l’herbe écartante n’est pas le tabac du diable.
L’herbe écartante, serait-ce alors l’herbe à crapaud, cette plante à tige plus courte que le tabac du diable, qui croît sur les levées de fossé, et dont le grain, quand il est mûr, ressemble à s’y tromper au grain de blé noir ? C’est en mastiquant ces grains noirs – je n’ai pas à vous l’apprendre, sans doute, – que le crapaud refait la provision de son levain, ce levain terrible, vrai poison mortel, quand le crapaud le vomit en colère. Non, l’herbe écartante n’est pas l’herbe à crapaud.
L’herbe écartante, serait-ce enfin l’herbe à puce ? Vous savez la petite herbe traîtresse qui se cache dans le mil, dans les fraises, sous l’ombre des framboisiers ou des cerisiers pour mieux surprendre les jambes des enfants qui vont nu-pieds, herbe où nous avons pris, dans notre bas âge, des démangeaisons qui nous cuisent encore et dont on ne se guérissait – vous en souvenez-vous ? – qu’en arrachant un pied de l’herbe maudite pour le faire sécher au soleil pendant neuf jours ?
Non, l’herbe écartante, ce n’est ni l’herbe à puce, ni l’herbe à crapaud, ni le tabac du diable. Qu’est-ce donc alors, demandez-vous ? Vous ne savez pas ?... Eh bien, moi non plus. L’herbe écartante... Mon Dieu !... c’est... l’herbe écartante. Tout ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle existe, ou du moins qu’elle existait encore, il y a vingt-cinq ou trente ans, au temps de ma grand’mère.
Ma grand’mère qui avait vu des feux-follets, presque vu des loups-garous et qui possédait une botanique à elle toute seule, connaissait bien, je vous assure, l’herbe terrible. Quand nous partions pour le bois, aux framboises ou aux mûres, elle manquait rarement de nous faire entendre cet avertissement solennel : « Surtout, les enfants, prenez bien garde de piler sur l’herbe écartante. » Rien que ce mot mystérieux, vous l’avouerai-je ? nous gâtait par avance la joie de nos plus belles excursions. Nous nous rappelions, avec des frissons dans le dos, les histoires que grand’mère nous avait racontées là-dessus, pendant qu’un écheveau tendu entre les deux poignets, nous lui prêtions nos bras en guise de dévidoir et que la bonne vieille roulait ses pelotons de laine. Et je n’ai pas besoin de vous le dire : c’étaient des histoires vraies, des histoires arrivées. Une fois c’était le vieux Lucien Grichon – vous avez dû en entendre parler dans le temps – un vieux chasseur qui connaissait tous les arbres du bois par leur nom, qui aurait pu s’en aller, les yeux fermés, depuis le petit rigolet d’en bas jusqu’à la Grande-Pointe de trécarré. Eh bien ! un jour que le vieux avait pilé sur l’herbe écartante, il se mêla si bien dans son chemin qu’il resta deux jours dans le bois, écarté, incapable de se retrouver. Un favori de l’aventure, ce fut surtout le père Gilbert Landrault. Le père Gilbert, faut bien le dire, ne passait pas pour « cracher dedans ». Il prenait « quelque chose », pour se consoler, disait-il, de la mort de sa défunte femme. Y avait-il, entre ce « quelque chose » et l’herbe écartante, des rapports mystérieux, secrets ?... Toujours est-il qu’en ces cas-là, l’herbe satanée se jouait sûrement de son homme avec une plus grande méchanceté.
Aussitôt qu’on avait mis le pied sur l’herbe écartante, racontait grand’mère – et si l’on était nu-pieds, l’herbe, cela va sans dire, agissait d’une façon plus foudroyante – on éprouvait un vague malaise, la tête devenait lourde, puis venait le mal de cœur suivi de vomissements. « Absolument le mal, disait la vieille, que le bon Dieu envoie, pour les punir, aux petits garnements qui fument à la cachette de leurs parents. » Ce n’était pas tout. Bientôt, autour de vous, les arbres se mettaient à tourner et à danser, comme une troupe de sorciers. Vous-même tourniez aussi, avançant, reculant, à gauche, à droite, pour en fin de compte aboutir toujours au même point. Alors le malheureux tombait par terre, pris d’une subite endormitoire, mais d’une endormitoire à part, pesante comme une ivresse. Et le lendemain et quelquefois même le surlendemain – ça s’était vu – on se relevait les cheveux tout cotonnés, nattés, eût-on dit, par les lutins, avec des douleurs dans tous les membres comme un quelqu’un qui aurait couché sur les ravalements. Et c’est qu’il n’y avait guère d’échappatoire à l’herbe écartante. Le feu-follet, le loup-garou, à la rigueur, on peut se sauver de ça. Pour le feu-follet, par exemple, c’est simple comme bonjour. Il n’y a qu’à planter son couteau de poche sur un pieu de clôture et, pendant que le feu-follet vient faire la ronde autour du couteau, vous en profitez pour décamper. Pour ce qui est du loup-garou, vous foncez bravement sur lui, vous tâchez de lui faire une blessure avec une pierre ou votre couteau, et si le sang part, dans le temps de le dire vous le délivrez. C’est ainsi que notre grand-père en avait délivré un, un soir d’hiver, dans le haut de la côte Saint-François. Mais quand on était pris par l’herbe écartante, impossible de s’en démancher. On était pris, ce qui s’appelle pris, et coûte que coûte, il fallait faire son temps. Voilà ce que racontait grand’mère.
Or, je crois bien, mes amis, qu’une fois dans ma vie, m’arriva l’aventure de l’herbe écartante. Oyez plutôt.
Un soir au retour de l’école, chez nous m’envoyèrent comme de coutume cri les vaches, sur l’autre terre, au bout du rang. C’était vers la fin de septembre. Ma grande sœur m’avait dit en me remettant une belle beurrée de pain tout chaud : « Dépêche-toi, n’est-ce pas ! » Entre nous, je crois un peu que la chère sœur attendait son cavalier ce soir-là. Car j’avais remarqué qu’en ces circonstances, désireuse de tirer les vaches plus de bonne heure, elle mettait sur ma beurrée une louable couche de confiture. Seulement, la maman m’avait donné à porter chez les Campeau un panier de viande fraîche, vu que la veille nous avions fait boucherie. Or le panier était lourd. Il y avait là-dedans, s’il vous plaît, une mi-côtelette, un paleron, et un bout de boudin pour chaque membre de la famille. Je partis donc plutôt lentement. Et même, à une courbe du chemin du roi, quand j’eus perdu de vue la maison, je m’assis sans façon sur le bord de la rivière pour me reposer d’abord, et ensuite – devinez quoi ? – pour compter les bouts de boudin. Maman m’avait bien dit qu’il y en avait six. Mais, je ne sais pas, quelque chose me disait qu’il y en avait plus que six. Et si par hasard il s’en trouvait un septième, vous comprenez ?... Or, mes amis, il se trouva qu’il y en avait un septième. Je vous en fais donc ma confession sans détours : il y a tel cenellier au bord de la route, de l’autre côté de chez les Saint-Denis, où je ne passe jamais, même après trente ans, sans que me revienne sous la langue je ne sais quelle saveur lointaine de boudin frais.
Mais il fallait se hâter. Donc le temps d’entrer chez les Campeau et d’en ressortir avec un « merci ben des fois et ben des respects à chez vous » ; le temps de ramasser quelques cenelles par-ci par-là, de garrocher quelques pierres aux voliers d’étourneaux qui s’en retournaient vers les pays chauds, et je fus sur l’autre terre. Je prêtai l’oreille. Une rumeur de cloche lointaine m’arriva. Les vaches comme toujours se trouvaient dans le bois du trécarré... En route donc pour le trécarré !
Chemin faisant toutefois, j’assaisonnai encore mon bout de boudin de quatre ou cinq pommes ramassées sous des sauvageons, de quelques noix longues que j’écrasai entre deux pierres ; j’y ajoutai même des alizes qui commençaient à étaler leurs grappes noires sur les feuilles jaunes et rouges de la bordure du bois. Hélas ! mon malheur voulut aussi que j’en vinsse à passer près d’un frêne qu’avait escaladé une vigne sauvage. Et là-haut, presque au faîte de l’arbre, j’apercevais encore une grive et un étourneau attardés qui se régalait de raisin à qui mieux mieux. C’était trop fort. « J’y grimpe », me dis-je. Aussitôt dit, aussitôt fait ! Oh ! grimper, quelle volupté bien enfantine ! On est petit, on veut se hausser, on veut voir. À peine le marmot est-il sorti du ber et commence-t-il à faire usage de ses jambes, qu’il se met à grimper. Que de fois nos mères désolées n’ont-elles pas dit à la voisine ou à la marraine en visite : « Ah ! les enfants tannants ! c’est grimpigneux que ça grimpigne partout. » Nous grimpignions en effet un peu partout : dans le faîte des granges pour dénicher les oiseaux et nous casser le nez. Nous grimpignions surtout dans les pommiers et les pruniers à l’époque des fruits verts. Le goût des fruits verts et le goût de grimper, voilà deux passions qui vont bien ensemble ! Bon Dieu ! que nous avons mangé de ces petites prunes vertes et de ces petites pommes vertes malgré les menaces d’indigestions formidables par lesquelles nos mères prudentes s’efforçaient de nous terrifier !
Ce soir-là, c’était encore plus haut que de coutume. Puis, à quoi bon me presser ? J’entendais là, à quelques arpents à peine, les tintements réguliers de la cloche que la Blanche faisait résonner chaque gueulée d’herbe. Les vaches devaient donc s’en revenir. Car, chez nous, quand les vaches revenaient du champ ou quand les vaches s’en allaient au champ, c’était toujours la Blanche qui marchait par devant ; puis après la première venait la seconde ; après la seconde venait la troisième, et ainsi de suite jusqu’à la Noironne qui fermait la marche. Donc, puisque la Blanche s’en revenait, il n’y avait pas de soin ; je pouvais manger et la grande sœur pouvait prendre patience.
Du faîte de mon frêne et entre les feuilles vertes de la vigne, je découvrais du reste un spectacle fascinateur pour mes yeux d’enfant. Le soleil se couchait au fin fond du bois ; et la tête de la forêt jaunie par les premières gelées rayonnait comme un grand champ d’épis. De longs rayons dorés filtraient aussi dans les champs à travers les perches de cèdre des clôtures de travers. Partout, sur les terres voisines, les troupeaux descendaient du haut des pâturages et se saluaient d’un bord à l’autre avec de longs beuglements. Rien ne me plaisait plus, à cet âge-là, que la mélancolie des chaumes à l’automne, le désert des champs vidés de leur moisson, où planent les mille et un souvenirs du temps de la récolte et du temps de la fenaison. C’était là, sous ce poirier sauvage, que nous avions dîné tout le temps que nous avions fauché et rentré la grande pièce des coteaux. Un peu plus loin, à un renflement de la terre grise, je reconnaissais la tombe de notre vieux Brunaud, un vieux cheval de vingt-cinq ans, parent de la Grise, qui mourut subitement au champ d’honneur, un après-midi de fort soleil que mon frère râtelait au grand râteau une pièce de trèfle rouge. De mon juchois, je voyais encore flotter, mais bien fanée, la branche de merisier que nous, les enfants, avions plantée en guise de mausolée sur la tombe du vieux serviteur. Un peu plus près, j’apercevais, au bord du coteau des framboises, toute une bordure de cerisiers. C’était là qu’un midi, les hommes appuyés sur leurs fourches et le père sur un râteau de sa moissonneuse, nous avions récité l’angélus. Ce jour-là le vent de l’ouest nous apportait distinctement les vibrations de la cloche sainte qu’accompagnait auprès de nous la chanson des grillons et des cigales, pendant que par-dessus la ligne des cerisiers, le clocher de l’église coupé par le milieu apparaissait dans le rideau mouvant du feuillage comme une croix d’argent suspendue dans les airs.
Cependant le soleil là-bas descendait toujours. « Vite, dégringolons », me dis-je. Et le remords de la désobéissance m’envahit avec l’appréhension d’un châtiment. En quelques bonds, j’eus atteint la lisière du bois. Les mains fermées en porte-voix j’appelai : « Ya, ya-t’en la Blanche ? » Pas un son de cloche, pas un bruit. De la forêt ne me venait qu’une forte odeur encore accrue par la tombée du serein, une odeur de feuilles séchées et de bois pourri, avec une pointe de résine et un âcre arôme de fougère. Dans le bois, il faisait déjà très noir. Et soudain une folle terreur m’étreignit : je venais de penser à l’herbe écartante !... Et ces symptômes, ce malaise que j’éprouvais, n’étaient-ce pas les effets de l’herbe terrible ? Je me sentais le tête lourde, le cœur mal en train, des accès de vomissements. Devant moi les arbres dansaient, dansaient : on eût dit une ronde infernale. Et tout cela s’accompagnait pour moi de nausées étranges où se mêlaient des réminiscences de boudin, de pommes-sauvageons, de cenelles, de noix longues, d’alizes et de raisin sauvage. J’avais beau chercher mon chemin, impossible d’avancer. Je me croyais pourtant bien à la baie des Ormes ; mais ces érables, ces pierres, ces herbes, cette clôture, tout cela appartenait plutôt à la Grande-Pointe. Je tombai à quelques pas, presque ivre-mort, avec une sueur froide. Je n’eus que le temps de voir la première étoile scintiller en fusée à travers les larmes de mes cils ; je crus entendre vaguement dans le lointain un sabbat de corbeaux en train de se percher, plus près de moi des chants de grillons sous l’herbe et le bonsoir narquois d’un bois-pourri. Puis ce fut le grand silence, l’immobilité absolue. L’herbe écartante avait consommé son œuvre.
Pendant ce temps-là, vous pensez bien, l’alarme grandissait de minute en minute à la maison. La grande sœur surtout allait et venait, regardait inquiète et du côté du village et du côté du bois et se disant : « Qu’est-ce qu’il fait encore, le petit bonjour ? » Ma grand’mère se montrait plus anxieuse que tous. La pauvre vieille ne se méprenait pas sur les causes de ce retard. Mais pour ne pas effrayer notre mère outre mesure, elle se contentait de dire : « Pourvu qu’un malheur ne soit pas arrivé. » Dès que les hommes entrèrent pour souper, grand’mère en quelques mots les mit en courant de la situation. Le grand frère fut dépêché en toute hâte vers le bois, accompagné de Criquet, un vieil épagneul.
Là-bas, dans le bois de la baie des Ormes, c’était le grand calme de la nature et de la nuit. Les étoiles avaient mis des essaims de lucioles, eût-on dit, dans la chevelure de la forêt. Les arbres ne dansaient plus, les corbeaux s’étaient tus ; les grillons chantaient plus bas pour ne pas éveiller le dormeur ; seul le bois-pourri qui s’était rapproché continuait son monotone bonsoir, pendant que l’air se parfumait toujours des senteurs des feuilles séchées et d’un arôme de résine et de fougère.
Criquet, le museau collé à terre, eut vite fait de trouver la piste. Bientôt le dormeur remua : quelque chose d’humide et de poilu lui passait dans la figure. C’était le brave chien qui, sans façon, léchait son jeune maître et le caressait de force coups de queue. Le dormeur ouvrit les yeux. Vaguement il reconnut l’épagneul et le grand frère. En même temps un tintement de cloche lui entra dans les oreilles : c’était la Blanche qui s’en revenait du champ, marchant par devant, et ainsi de suite jusqu’à la Noironne qui fermait la marche. Le grand frère, lui, questionnait et questionnait comme un juge d’instruction. Mais impossible de tirer la moindre réponse du dormeur. L’endormitoire le tenait ; il s’en revint à la maison en chambranlant tout le long de la route, porté même à certains bouts par le grand frère.
À la maison, les questions recommencèrent de plus belle, mais sans plus de succès. La grand’mère, plus avisée, s’approcha du dormeur et lui enleva ses souliers. Elle les examina avec anxiété. Entre les rangs de cuir de la semelle, elle aperçut soudain... devinez ? – le brin d’une herbe toute simple et qu’à sa tige un peu forte et aux feuilles ovales teintées de brun, un ignorant sans doute eût prise pour un vulgaire trèfle rouge. Mais la grand’mère ne fit ni un ni deux. – La tête de la pauvre vieille chavirait déjà. – D’un tour de main, elle fit voler le rond du poêle et vlan ! C’était de l’herbe écartante !
Quand vous irez au bois, les amis, prenez bien garde de piler là-dessus.
Lionel GROULX, Les Rapaillages, 1916.