L’ange à Defroi

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Germaine GUÈVREMONT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Là-bas dans les terres basses, au bout du chemin herbu qui meurt à la lisière du bois, vivait un homme tout différent des autres. Entouré des plus humbles, il ne connaissait pas l’humilité de cœur. Grand de taille, les épaules renversées, le corps raidi d’orgueil, il portait la fierté comme un roi, la pourpre, et son regard altier, planant au-dessus des choses, semblait régner sur quelque empire secret.

Dès la jeune aube, avant même qu’une barre de clarté ait déchiré l’épaisseur de la nuit, un commandement intérieur lui enjoignait de se lever et d’accueillir le jour. Sur le seuil de la porte, il humait l’air à grandes goulées, il examinait le temps en caressant sa barbe rousse, soyeuse, puis satisfait, il rentrait s’agenouiller auprès du poêle pour faire ses dévotions.

À le voir marcher à pleines foulées, la tête haute, au cœur de la grand-route, le long des terres d’autrui, on eût dit qu’il possédait tout, lui qui n’avait pas de biens.

De son nom Godefroi, on avait fait Defroi ; c’est ainsi qu’on le nommait à des lieues à la ronde. Plus pauvre d’argent ne s’était jamais vu ; et plus content non plus. « Quoi ! » disait-il, « la terre était là peu avarde de ses dons, la rivière prodiguait le poisson, et le ciel, les oiseaux. Pourquoi s’embarrasser d’argent ? » Dans l’étable, quelques poules, un jeu de canards et le goret d’usage constituaient le meilleur de son avoir. Le tas de merisier cordé le long de la maison n’était pas fort, mais les branchages abondaient dans les alentours et les garçons, au printemps, halaient le bois de marée.

Sur un talus, la chaumière, tout en élévation pour parer aux inondations, ressemblait à un oiseau haut sur patte. On y accédait par de mauvaises marches et un perron étroit. N’étaient les trois chiens à rats, en poursuite dans les coins, à première vue on eût pu la croire inhabitée. Cependant au mur trônait le fusil, fourbi, toujours bellement entretenu. Defroi était si passionné de la chasse qu’il se serait privé de nourriture au profit de ses canards dressés.

L’hiver le voyait à peine au dehors, juste le temps d’entretenir dans la glace le trou où il s’approvisionnait d’eau. Mais au printemps, dès la première grive, il sortait de sa ouache, en santé, prêt à chasser le rat musqué.

Au besoin, il partait, paqueton au dos. Les voisins, en le voyant prendre la route, s’entredisaient :

Apparence que Defroi se donne à matin.

De fait, il entrait comme manœuvre chez quelque fermier du voisinage qui, pour prix de son labeur, lui remettait des cartouches, des vêtements ou ce qu’il lui manquait. Chacun, connaissant son penchant contraire à l’argent, se gardait bien de le récompenser autrement qu’en nature.

Aux jours de grande joie, on l’entendait pousser des cris étranges et tirer du fusil dans le ciel libre. Ce qui faisait dire aux uns qu’un sang sauvage lui courait dans les veines ; les anciens, eux, prétendaient qu’il venait en droite ligne des pirates espagnols. Mais le mystère de son ascendance n’inquiétait personne et aucun ne redoutait Defroi.

Ses fils ne lui ressemblaient pas. Noirs, chétifs, peureux comme des lièvres et maraudeurs en plus, ils auraient troqué leur âme au diable contre un écu sonnant. Mais sa femme, en mourant, lui avait donné une fille pareille à lui, une fille fière, avec la blondeur du soleil en jeu sur l’eau de printemps, et des yeux du bleu des violettes surprises par l’aurore. Quand Defroi vit cette fleur miraculeuse venue parmi les herbes grossières, il ne trouva qu’un nom digne d’elle : Ange, Marie-Ange.

Dès qu’elle eut l’âge de connaissance, il lui apprit trois choses : croire en Dieu, craindre l’herbe écartante et mépriser l’argent. Il lui expliquait tout selon la simplicité de son cœur, avec ses mots à lui ; et sortant de sa poche un petit crucifix d’étain qu’il nommait « sacrifix », il apprenait à l’enfant l’histoire de son Dieu mort en croix.

Non loin de la maison, le bois était épais et le marais profond. De peur de la voir s’y enliser ou s’y écarter, il enseigna à Marie-Ange la malice de l’herbe écartante. Sitôt que les petits enfants seuls passent là où elle pousse, la mauvaise herbe leur monte aux yeux, les aveugle, et plus jamais ils ne retrouvent le chemin de la maison.

C’était pitié de voir le géant qui mangeait comme un ogre s’adoucir devant la petite et lui préparer des mouillettes menues. Quand il était pris à démêler l’épaisse chevelure, il tâchait patiemment de ne pas tirer fort.

Regardez-moé c’te crinière d’or, jetait-il fièrement à la ronde.

Mais les garçons, jaloux, la baptisaient : tignasse.

Et Marie-Ange grandit dans la pauvreté et la joie jusqu’à ce qu’elle eût seize ans. Un midi, en allant comme à l’ordinaire puiser l’eau à la rivière, elle vit, dans une embarcation à la dérive, un jeune étranger qui lui souriait. Sous la caresse du chaud regard, elle rougit et, sur le chemin du retour, il lui sembla que les oiseaux chantaient un chant nouveau et que le vert du feuillage s’était soudainement attendri.

À partir de ce jour, toutes les choses changèrent. Au premier moment libre, Marie-Ange accourait sur la berge. Là, inerte, ses longs cheveux étalés en parure, à la longue journée elle regardait passer l’eau. Le beau jeune homme qui lui avait souri occupait sa pensée. Pourquoi ne revenait-il pas ? Peu à peu, elle sentait s’appesantir, sur ses épaules en haillons, la honte de l’indigence. Porterait-elle jamais la soie, les tissus doux, la dentelle que revêtent les filles riches ?

Par ouï-dire, elle savait que l’argent se gagnait facilement tout près, à la chasse aux grenouilles. En l’absence de Defroi, à la nuit tombante, elle partit mal vêtue, armée d’un gourdin, d’une poche et gagna le marais. Beau temps, mauvais temps, il en fut ainsi jusqu’à ce que Defroi reparût.

Mais bientôt un point qui la forçait à tousser transperça Marie-Ange ; elle ne s’en plaignit pas, pensant que de la mélasse chaude, du vinaigre et gros comme une noix de beurre la guériraient sûrement ; peut-être qu’un peu de pressis la renforcirait. Cependant, la toux sèche persista.

Dur à son corps, Defroi n’en fit pas de cas, tant qu’il ne vit pas sa fille vomir le sang. Rongé d’inquiétude, il s’en fut quérir le docteur qui eut tôt fait de condamner la petite. Dès lors, Defroi n’achevait pas de se « donner », afin de procurer des douceurs à sa fille. Comme il ne se fiait pas aux garçons, rudes et sans précaution, il amenait la malade aux récoltes. Au beau milieu du champ, tout l’été, on l’encanta dans des oreillers, parmi le foin jaloux de sa chevelure blonde. Ceux qui la voyaient, pure et belle, nimbée d’or comme les saints du Ciel, ne la nommaient plus autrement que l’Ange à Defroi. Avec l’ultime illusion de ceux qui vont mourir, elle rassurait chacun en disant : Ça sera rien.

 

*   *   *

 

À l’automne, le temps de la maladie fut accompli.

Un matin, à l’aube, Defroi, qui veillait sa fille, perçut un bruit étrange : le glouglou d’une bouteille qui se vide. La mort avait passé et Marie-Ange n’était plus de ce monde.

Quand les trois fils, noirs, chétifs, peureux comme des lièvres et maraudeurs en plus, virent Marie-Ange endormie à jamais, fanées les violettes de ses yeux, terni l’or de sa chevelure, ils s’approchèrent de Defroi et, d’un cœur lâche et sournois, ils abordèrent leurs tristes racontages. Ils ne disaient pas : notre sœur, mais : votre fille, choisissant d’instinct les mots qui peineraient davantage leur père. Du revers de la main, Defroi les fit taire tous les trois et dès les premiers mots.

 

*   *   *

 

Le surlendemain, on porta la belle morte en terre.

Une seule voiture légère derrière le corbillard. Au bout de l’humble cortège venait Defroi, figé dans le malheur. Une dernière fois, il passa la tête haute. Le retroussé sur ses jarrets solides, il suivait nu-pieds, enfonçant dans la vase au-delà de la cheville. Et accrochées à son cou, ses bottines du dimanche, nouées par les lacets, frappaient en cadence sur son vieux cœur meurtri.

Quand, pelletée par pelletée, le sable eut achevé de recouvrir la morte, l’homme hurla comme un loup.

Et depuis jamais on ne le vit, au cœur de la grand-route, marcher à pleines foulées et porter la fierté comme un roi la pourpre, mais honteux, à la dérobée, il prenait les chemins creux, « mal marchants », solitaires, que seules les bêtes recherchent et son regard comme rivé à la terre qui garde pour toujours son Ange bien-aimée.

 

 

Germaine GUÈVREMONT, En pleine terre, 1942.

 

 

 

 

 

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