Souvenir du jour des morts

 

 

 

 

 

 

de

 

 

 

 

 

 

Paul GUIGOU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL y a quatre ans, nous conta notre ami Hugues Rocheclaude le paysagiste, j’étais encore au mois de novembre en forêt de Fontainebleau. Je travaillais à ce tableau : « Taillis d’automne », qui a eu du succès et m’a valu la médaille. Du matin au soir, je courais les vallons, les collines, les bois à la recherche d’une lande embroussaillée et d’un certain effet de feuillage d’or et de futaie rouge que j’avais dans l’œil. Que la forêt est belle à cette époque de l’année ! Les bruyères sont en fleur ; de toutes parts, ce sont de grands champs mauves et violets, et qu’on dirait couverts d’une toison crépue. Sous le ciel de l’automne, d’un gris âpre, mordant, délicieux, ces bruyères sont une merveille d’harmonie. Aussi je travaillais, je travaillais de toute mon âme et je nageais dans la joie.

Mais vers la fin d’octobre, un beau matin, j’eus une inquiétude. Je prétends me connaître comme pas un paysan, pas un marin, aux changements de l’atmosphère. Je sens l’odeur de l’air et le goût du vent. Or, le ciel, qui jusqu’alors était resté froid, alerte, vif, tout d’un coup mollissait et se voilait d’un brouillard diffus qui montait de terre comme une fumée. L’horizon était de coton ; le jour louche et paresseux. Sous tous ses aspects, orage, soleil, pluie, neige, ouragan, la nature me semble admirable. Mais quelle horreur que cette chiffe de brume molle qui éteint toute clarté et noie tous contours ! Ah ! mon flair ne m’avait pas trompé. Vers midi, la brume devient plus moite, et voilà qu’il pleut, qu’il pleut doucement, intarissablement. Je restai toute l’après-midi dans l’auberge du père Franchy, le nez collé derrière les carreaux ruisselants. J’étais tout seul au village avec ce brave Américain de Willis, qui ne lâche pas trois mots par semaine. Que faire ? Ni les croquis essayés sans verve, ni les parties d’écarté vite interrompues, ni les bêtes chansons de rapins entamées sans conviction ne purent abattre l’affreuse tristesse qui nous tuait, Willis et moi. Le crépuscule vint vite. Nous nous couchâmes à huit heures.

Le lendemain, c’était le Jour des morts. Le père Landry, le bedeau, dès cinq heures, s’attela à la cloche et commença à sonner sans relâche. Je me levai. À peine si la petite aube apparaissait. Je courus à la fenêtre. Même temps morose. Ciel bas. Pluie fine. Très ennuyé, je descends à la cuisine, et, abrité sous l’auvent de la porte, je me distrais à contempler une charrette attelée d’un bidet mouillé, le charretier sous sa longue houppelande et les bonnes gens encapuchonnés qui vont vers l’église. Par désœuvrement, l’idée me vient d’aller, moi aussi, entendre la messe des morts. Willis, à qui je propose de m’accompagner, accepte.

Nous enfilons la venelle aux haies dépouillées, puis la route blanche qui file à travers les maisons de plus en plus essaimées au milieu des terres brunes. Voici l’église de campagne, basse, toute moussue, dont les toits à pente inclinée descendent presque jusqu’à terre. On dirait d’une grande ferme. À l’entour, le cimetière, petit, clos d’un mur en pierres sèches, plein de croix noires dispersées dans l’herbe drue.

Nous entrâmes. L’église était sombre, éclairée seulement de quelques cierges qui brûlaient au fond sur l’autel. Un jour misérable, une clarté grelottante tombait des fenêtres. On devinait le troupeau de femmes agenouillées dans la nef, au moutonnement confus de leurs coiffes blanches. Et nous, nous restions debout, près de la porte, mêlés aux paysans en blouse ou en limousine.

Bientôt le curé, un grand, maigre et noiraud, monta en chaire et fit son allocution. Il rappela aux ouailles qu’on était au jour des morts et qu’on allait dire la prière pour les trépassés. Et d’une voix lente qui s’assourdissait sous la voûte, il commença à énumérer les défunts des dernières années, les défunts qui dormaient là tout près dans le cimetière aux herbes folles. À chaque nomination, un murmure bourdonné s’élevait de la foule.

– Mes frères, disait la voix du prêtre, prions pour notre frère Guillaume-Marie Houchu. « Oremus. »

Le bruissement de la prière reprise avec un élancement de ferveur emplissait l’église.

Moi, j’étais parti dans une songerie triste. Je pensai vaguement à la vie obscure, tapie, étouffée, que menèrent tous ceux-là qui furent des hommes et qui sont couchés maintenant dans la paix du cimetière où ira les rejoindre toute la basse humanité entassée devant moi et marmottant de vagues litanies.

– Mes frères, prions pour notre sœur Jeanne-Jacqueline Mayeux. « Oremus. »

De nouveau, le murmure bourdonna.

– Mes frères, prions pour notre frère Jean-François Millet. « Oremus. »

Millet ! Jean-François ! Lui ! Millet ! Soudain, Willis et moi, nous nous regardâmes dans les yeux. Puis nous nous souvînmes que Millet était mort en ce village, et qu’il devait être enterré là dans ce petit cimetière de Chailly. Alors, Willis et moi, nous nous sommes mis à genoux, nous avons prié.

La messe finie, nous avons cherché et découvert la dalle grise, la croix chargée d’une couronne de perles, la tombe presque enfouie sous l’herbe où repose le peintre de l’ « Angelus ».

Toute cette journée-là, je suis resté en proie à je ne sais quelle émotion triste et douce, indéfinissable. Je réfléchissais sur des choses... des choses... Le lendemain, je revins à l’église, et je commençais avec le cimetière de Chailly un tableau qui s’intitule « Cimetière de campagne », et qu’on a bien voulu trouver d’un joli sentiment mélancolique.

 

 

 

Paul GUIGOU.

 

Recueilli dans Récits à dire, 1925.

 

 

 

 

 

 

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