Le premier jour de Montréal
Entre le fleuve Saint-Laurent et une petite
rivière qui s’y décharge ... une prairie
fort agréable ... il y avoit ... dans la prairie...
tant d’oiseaux de différents ramages et couleurs,
qu’ils étoient fort propres à apprivoiser
nos Français en ce pays sauvage.
Dollier de Casson.
Ô rive qu’as-tu fait des nids sous la feuillée,
Des herbes et des fleurs, des taillis pleins de voix,
Du sable d’or qu’ourlait la vague ensoleillée ?
Ah ! te voilà fameuse autant que dépouillée
Des charmes d’autrefois.
Sur la côte où le faon dormait dans la fougère,
L’étage ambitieux sur l’étage s’assied ;
Le nuage est jaloux de la corniche altière ;
Au lieu du pré s’étend, brutale, utilitaire,
L’œuvre du terrassier.
À la place d’un mont se creuse une vallée ;
La foudre qui volait, farouche, dans les cieux,
Ronge le frein et tire, aux charrois attelée ;
Aux verres des palais sa crinière étoilée
Mire en courant ses feux.
L’acier fond, rougissant l’air épais des usines,
Ou se dresse arc-bouté, squelette curieux
De lancer un regard par-dessus les collines.
Le flot perd son orgueil dans les ombres voisines
Des murs vertigineux.
De longs quais assaillis par une onde courante
Retiennent amarrés cent navires de fer.
D’un jet de vapeur sort une voix mugissante,
Quand l’un d’eux, retournant sa proue impatiente,
Fuit vers le gouffre amer.
Ô titans du progrès, trêve à votre délire.
Taisez-vous, éléments, engrenages, essieux.
O nature, reprends en ces lieux ton empire.
Pour une heure, ô forêt, reviens avec ta lyre
Et l’ombre des aïeux.
Est-ce un rêve ?... Je vois cette pointe Callières
Comme elle fut jadis, dans le recul des temps ;
Puis trois barques, des mâts couronnés de voilières,
Un prêtre, des guerriers et deux femmes austères.
Au milieu des courants.
Je vois le vent drapé des couleurs de la France,
Et Chomedey qui montre une rade aux marins.
Plus douce qu’un berceau, la vague les balance
Et mêle ses reflets à ceux que l’espérance
Met sur leurs fronts sereins.
Oh ! comme leurs regards retiennent embrassée
La terre que peut-être arrosera leur sang,
La terre de désir si longtemps délaissée !
Oh ! comme, dans leurs yeux, le zèle et la pensée
Font un accord puissant !
Les voici débarquant sur la rive sauvage
Où s’ouvrent les bourgeons et maints gosiers chanteurs.
Est-ce leur drapeau blanc qu’on voit ? est-ce un nuage ?
Est-ce eux ou le matin que fête le langage
Des oiseaux et des fleurs ?
Ce n’est qu’un gazouillis, ce n’est qu’une lumière,
Qui rendent le moment encor plus solennel.
« Au bon Dieu qui nous donne une aussi belle terre,
Dit le prêtre, faisons d’abord une prière
Et dressons un autel. »
On donna le loisir à Madame de la Peltrie
et à Mademoiselle Mance, d’y préparer un autel,
ce qu’elles firent avec une joie difficile
à exprimer.
Dollier de Casson.
« Allons cueillir des fleurs, dit Jeanne à Madeleine ;
Voyez, cette prairie est semblable à l’Eden :
Des trilles rose pâle et blanc de porcelaine,
Des iris comme en France, excepté cette veine.
Oh ! c’est un vrai jardin ! »
Et, frissonnant au bruit de leurs pas téméraires,
Les cueilleuses bientôt pénètrent dans un bois
Où le rayon, plus rare, effleure des mystères
De ruine, où l’écho, du fond de ses repaires,
Répercute leurs voix.
Les voici, plein les bras de fleurs à peine écloses,
De branchettes d’érable aux jeunes feuilles roses.
De leur moisson l’autel se pare ; les rameaux
Se passent la guirlande et lèvent les drapeaux...
Ce soir, autour de Dieu, se dresseront les tentes.
Du Kyrie, soudain, les notes suppliantes
S’élèvent, et les bois répondent vaguement.
Les grives, les pinsons, qui chantaient si gaîment.
Se taisent, écoutant la grave mélodie.
La solitude semble elle-même ébaudie
De s’entendre nommer par le père Vimont :
« Beau rivage où régna si longtemps le démon,
Fête avec nous ton Dieu, fête ta délivrance.
Mes Frères, le soleil aujourd’hui s’est levé
Sur une ère nouvelle. Un avenir commence.
La foi jette à ce sol un grain de sénevé
Dont la grâce du Ciel fera sortir un arbre.
Par vous, ses instruments, Frères, sachez-le bien,
Ces troncs vont se changer en colonnes de marbre,
Et la horde païenne en un peuple chrétien. »
Alors, sa voix, mêlée au murmure des grèves,
Au son clair des fourreaux qu’on vide de leurs glaives,
Sur ce rivage plein de mânes d’Iroquois,
Appelle l’Homme-Dieu pour la première fois.
Une cité va naître autour du tabernacle ;
Elle y prendra sa force, en sera le miracle,
Comme jadis, autour de l’arche, les Hébreux.
On n’y avoit point de lampes ardentes
devant le St. Sacrement,
mais on y avoit certaines mouches luisantes ...
suspendues par des filets
d’une façon admirable et belle.
Dollier de Casson.
Dix tentes, cônes blancs sur le pré ténébreux,
Invitent au repos. C’est l’heure où la magie
Allumait autrefois ses feux. L’onde, rougie
Montre à peine une ride et quelques filets d’or ;
Dans un calme infini la nature s’endort.
Ayant incendié l’océan des nuages,
Le soleil a passé les horizons sauvages.
Le ciel s’est renversé dans le fleuve miroir.
À l’orient la nuit montre son buste noir.
Ses voiles que chérit la nature lassée ;
Et la porte que fait la vigne entrelacée,
S’ouvre et laisse partir le fauve à l’œil de feu.
Les deux femmes, ayant adoré le bon Dieu :
« Voyez, dit Madeleine à Jeanne, sa compagne,
Le rayon n’atteint plus qu’au sommet la montagne,
Et l’ombre a dépassé la tête des forêts.
Voici venir la nuit avec ses grands secrets,
La première où Jésus reposera dans l’île ;
Et comment lui trouver une lampe et de l’huile,
Hors la lune sur l’eau sans barques et sans voiles,
Où se mirent déjà les premières étoiles ?
– Il y a dans ce pré des étoiles aussi,
Et qui filent. Venez, Madame, par ici.
Cela voltige et luit, voyez, jusque sous l’herbe.
Sont-ce des feux follets ? Quelle lampe superbe,
S’ils allaient scintiller près du Saint-Sacrement,
Tous ces petits éclairs tombés du firmament,
Bel essaim dont la nue a l’air d’être la ruche !
– Mademoiselle, allons, prenez votre capuche,
Et courons attraper ces petits feux follets,
Ou ces grains de soleil perdus dans les forêts.
Il nous faudrait bien cent de ces jolis prodiges.
Voyez-les, éclairant le dédale des tiges.
– Attrapons celui-ci. Courez après ceux-là.
– J’en vois un trio.
– Bon, j’en tiens un.
– Le voilà !
Il enflamme la toile. Oh ! comme il est farouche !
– Vraiment. Levez un peu.
– Ha ! Madame, une mouche !
– Et je l’avais pensé : c’est une mouche à feu,
Étincelle vivante.
– Oh ! les prendre est un jeu.
Viens, bête du bon Dieu, je te fais prisonnière.
Tu n’iras plus briller, la nuit, dans la baissière.
Plus d’une de tes sœurs partagera ton sort.
Ah ! que ne puis-je faire une aussi belle mort
Que celle qui t’attend près de l’Hostie aimante,
Sous les pins endormis dans la brise chantante ! »
Elles chassent longtemps : deux voiles sont remplis ;
Et la lumière sort du fond de leurs replis.
Ainsi que d’un nuage où se cache la lune.
Jeanne, avec enjouement : « J’en attrape encore une,
Et puis ce sera tout. »
Sous les arceaux touffus
Les voici de retour. On ne voit déjà plus,
Sur le fleuve calmé, luire le crépuscule.
« En France, j’en aurais, dit Jeanne, du scrupule ;
Mais en un tel pays, on fait comme l’on peut :
Pour emblème l’amour prend des mouches à feu. »
Madeleine, allumant un reste de chandelle,
Va s’asseoir en sa tente, avec Jeanne auprès d’elle.
Là, chaque mouche est prise entre leurs doigts très fins
Qu’envieraient les trois sœurs fileuses de destins.
Et, dans l’aile d’azur que l’adresse déploie,
La fine aiguille passe avec un fil de soie.
Et ces chapelets d’or, les dames, pour finir,
Viennent prier Jésus captif de les bénir.
Suspendant aux rameaux les claires bestioles,
Les unes sur des fils, d’autres en des fioles,
Elles nimbent l’Hostie avec ce feu des champs ;
Et, dans leurs cœurs émus, Dieu lit ces mots touchants :
« Ces insectes qui font de petites colères,
Enchaînés près de vous, inspirent nos prières ;
Car ces pauvrets, Seigneur, vous le savez, c’est nous,
Loin du pays natal, nous sommes, sur ces rives,
D’humbles mouches à feu que vous tiendrez captives
Et qui luiront pour vous. »
« Seigneur, vous qui donnez aux mouches l’étincelle
Qu’elles portent, volant, le soir, à tire d’aile,
Embrasez-nous d’un feu sorti de votre cœur ;
D’un zèle hostile au mal, comme à l’ombre une flamme,
Qui montre à l’égaré sa route, et, dans chaque âme,
Reconnaisse une sœur. »
« Mais, au lieu que la mouche appréhende une brise,
Dans ces vierges forêts, nous braverons la bise.
La faim, le tomahawk, sans jamais défaillir.
Jusqu’au jour redoutable où la faulx qui moissonne
Les vieux arbres penchés et les feuilles d’automne
Viendra nous y cueillir. »
Arthur GUINDON.