Jeanne d’Arc
par
Sacha GUITRY
Le décor, placé parallèlement à la rampe et au premier plan du théâtre, représente, dans sa grandeur naturelle, la partie centrale de la façade de la cathédrale de Reims. C’est dire assez que ce tableau se passe censément à trente ou trente-cinq mètres du sol. Nous sommes le 17 juillet 1429.
La cathédrale, qui ne fut achevée que l’année suivante, n’est pas complètement encore débarrassée de ses échafaudages. Sur l’un d’eux. Pierre et Jean, deux ouvriers sculpteurs, sont accoudés quand le rideau s’ouvre.
Pendant tout ce tableau, on entendra le murmure qui monte d’une foule impatiente et joyeuse.
JEAN
Tu les vois ?
PIERRE
Pas encore. Mais avoue que nous sommes un peu mieux sur notre échafaudage qu’écrasés dans cette foule...
JEAN
Ah ! plutôt oui. Combien sont-ils sur cette place ?
PIERRE
Quinze ou vingt mille peut-être – tous les Rémois sont dans la rue.
JEAN
Et dire qu’on leur avait promis que la cathédrale serait terminée le jour du sacre.
PIERRE
Je pense qu’ils ne l’ont pas cru. Voilà vingt ans qu’on leur raconte qu’il n’y a plus que pour six mois de travail.
JEAN
Et, d’après toi, il y en a encore pour combien de temps avant qu’elle soit complètement finie ?
PIERRE
Oh ! ça... comment veux-tu savoir ! Pour plus d’un an, en tout cas. Est-ce que tu sais quand elle a été commencée ?
JEAN
Il y a quarante ans, je crois.
PIERRE
Mon pauvre ami... il y a deux cent dix-huit ans qu’on y travaille. Alors, quand je dis qu’il y en a encore pour un an...
Le bruit que fait la foule devient tout à coup plus violent, mais il s’apaise aussitôt.
JEAN
Je crois que les voilà... Non, pas encore.
PIERRE
Qu’est-ce que tu en penses, toi ?
JEAN
De qui ?
PIERRE
D’elle, pardi... de Jeanne d’Arc. De qui veux-tu qu’on parle en ce moment ?
JEAN
Ben... tu sais, moi... heu... dis-moi d’abord ce que tu en penses, toi.
PIERRE
Moi, mon ami, je t’avoue franchement que si tout ce qu’on raconte est vrai... ça donne à réfléchir.
JEAN
Tu parles de ses apparitions ?
PIERRE
Non, ses apparitions... ça, c’est autre chose.
JEAN
Et tu n’y crois pas ?
PIERRE
Pas énormément, non.
JEAN
Alors, à quoi fais-tu allusion quand tu dis que si tout ça c’est vrai, ça donne à réfléchir ?
PIERRE
Je fais allusion à ce qui se passe depuis quelques mois...
JEAN
Quoi, ses victoires ?
PIERRE
Oui, ses victoires... son courage... les choses qu’elle a dites... ce roi qu’elle est allée chercher, presque de force... qu’elle impose à tout le monde et qu’elle fait sacrer ce matin même ici, tout cela m’impressionne et me trouble, bien sûr... mais, plus que tout cela, ce qui me semble étonnant, c’est ce sentiment nouveau qu’on éprouve, à cause d’elle, depuis deux ou trois mois...
JEAN
Quel sentiment ?
PIERRE
Tu aimais la France, toi, il y a un an ?
JEAN
La France ?
PIERRE
Oui, ton pays, tu l’aimais ? Ça te faisait quelque chose quand on te disait que les Anglais nous avaient pris deux ou trois villes ? Hein... ? Pas grand-chose, avoue-le. Eh bien, tu n’as pas la sensation qu’aujourd’hui tu penses différemment ?
JEAN
Peut-être...
PIERRE
Sûrement. Tu comprends, ce qui est troublant, c’est la pensée qu’une paysanne a eu l’idée de s’occuper de tout ça. Et même en admettant que ce ne soit pas elle qui en ait eu l’idée, même en croyant à ses apparitions, il y a un fait certain, c’est que la ville d’Orléans à laquelle je n’avais jamais pensé... eh bien, il me semble que j’y tiens aujourd’hui, il me semble qu’elle est un peu à moi. Si on te disait demain que les Anglais veulent nous la reprendre, tu n’irais pas essayer de la défendre ?
JEAN
Ah ! si...
PIERRE
Eh bien, vois-tu, je crois que, aimer son pays, ça commence comme ça.
JEAN
Les voilà...
Les cloches se mettent à sonner à toute volée. Une immense rumeur monte d’en bas qui se prolonge, se renouvelle et que domine le bruit du pas des chevaux sur les pavés de la place.
Oh ! ce qu’elle est jeune...
PIERRE
Elle est rudement belle !
JEAN
Tu la trouves belle ?
PIERRE
Je la trouve merveilleuse.
JEAN
Lui, le nouveau roi, il est affreux, en tout cas... et puis, il a l’air tout bête... hein ? Pourquoi tu pleures ?
PIERRE
Je ne pleure pas.
JEAN
Tu as vu comme elle a sauté de son cheval. On dirait un garçon. Elle parle au roi... elle lui montre la cathédrale... elle nous a vus... elle nous regarde... elle nous sourit... Tu crois qu’on peut lui faire un petit signe ?
PIERRE
Oui... celui-là.
Il fait le signe de la Croix.
JEAN
Ils entrent dans l’église.
À cet instant, les grandes orgues jouent et les chœurs se font entendre, tandis que les cloches lointaines et voisines continuent leur chanson. Pierre et Jean sont allés se mettre le nez aux vitraux de la grande rosace, et, pendant un instant, ils restent ainsi. Puis, lentement, silencieusement, Pierre se met au travail. Jean le regarde faire.
Quoi, tu travailles un jour de fête ?
PIERRE
Qu’est-ce que tu veux faire de mieux ?
Il a repris ses outils de sculpteur et s’approche de l’immense statue de pierre qu’il est en train de terminer.
Je cherchais depuis huit jours comment cela pouvait bien être le sourire d’un ange. Je l’ai trouvé tout à l’heure quand Jeanne nous a souri.
JEAN
Mais tu ne crains pas qu’il soit un peu fragile, ton ange, si tu le sculptes autant que ça ?
PIERRE
Fragile ? Qu’est-ce que tu veux qu’il lui arrive ?
JEAN
Sait-on jamais... en cas de guerre, peut-être...
PIERRE
En cas de guerre ? Voyons, même en cas de guerre, tu ne vois pas des gens osant porter la main sur une cathédrale...
Sacha GUITRY, Histoires de France.