Charles VII à Jumièges

 

RÉCIT (1)

 

 

D’ou reviennent gaîment ces vaillants chevaliers ?

Harfleur a vu leurs fronts couronnés de lauriers.

Comme ils marchent joyeux ! Leurs pesantes armures

Sont couvertes pourtant de neige et de frimas,

Et l’hiver est cruel ; mais que font ces injures

Et les rigueurs d’un siège au cœur de ces soldats ?

Ils sont Français ! Par eux la patrie est sauvée !

Ils s’en vont, racontant tour à tour leurs exploits,

Aux Anglais abattus la province enlevée

L’audace de Brézé, la valeur de Dunois.

Autour de Charles VII se pressent les bannières ;

Et le Roi, souriant : « Bons chevaliers, mes frères,

« Mes amis, grâce à vous, les Normands sont Français !

« Il ne reviendra plus, ce temps où d’un Anglais

« Le front audacieux essayait ma couronne !

« Vous souvient-il que, Roi sans sujets et sans trône,

« À peine autour de moi quelques soldats épars

« Soutenaient sans trembler l’aspect des léopards !

« À peine en mon parti s’obstinaient quelques villes,

« Mais fumantes encor des discordes civiles ;

« J’étais pauvre, vaincu ; mais j’avais des amis,

« Des amis tels que vous, cher Mailli, preux Saintraille !

« Puis j’aimais Dieu ! Son bras au trône m’a remis ;

« Il nous envoya Jeanne au jour de la bataille,

« Elle avait sa parole, et fit voir à nos yeux

« La victoire et la foi qui descendaient des cieux.

« Gloire à Dieu ! » Les guerriers aussitôt s’écrièrent :

« Gloire au Roi ! » Tous ensemble autour de lui levèrent

Leurs glaives, leurs écus, leurs lances, leurs drapeaux :

« Vive France à jamais ! » – « Donnons-lui le repos »,

Reprit le prince, ému de ces transports de gloire ;

« À ces champs dévastés il faut que la victoire

« Profite enfin ; qu’ils soient mieux protégés par vous ;

« Respectez leurs moissons ! Vous me le jurez tous !...

« Mon peuple souffre, il faut partager sa misère,

« Par nos fêtes, nos jeux, ne pas l’humilier ;

« Vous savez quels fléaux traîne après soi la guerre,

« Aidez-moi, mes amis, à les faire oublier.

« Je voudrais de trésors payer votre vaillance ;

« Mais que de maux encore il me reste à calmer !

« Avant tout il me faut le bonheur de la France :

« Si vous m’avez fait craindre, il faut me faire aimer. »

 

Ainsi parlait le Prince. On gardait le silence ;

Car ces preux, si vaillants, si fiers dans les dangers,

Si connus au pays par de beaux coups de lance,

N’étaient pas du trésor excellents ménagers.

Et le roi soupirait : « Quel poids que la couronne !

« Disait-il en lui-même, et comment plaire à tous !

« L’un veut que je ménage, et l’autre que je donne ;

« Pauvres sujets ! Je suis plus à plaindre que vous ! »

Voilà que cependant la tour de Lillebonne

Se montre dans les bois. Un noble chevalier

Accourt dans le lointain, suivi d’un écuyer ;

Il se hâte, il se presse, et répond au qui vive :

« Tancarville ! » – Aussitôt près du Prince il arrive :

« Ah ! Sire, suivez-nous ! À ma tremblante voix

« Connaissez ma douleur : Agnès, Agnès expire

« Et veut voir ce qu’elle aime une dernière fois. »

Le cœur du Roi se trouble ; il appelle Dunois :

« Dans les murs de Rouen chargez-vous de conduire

« Ces braves, lui dit-il... Tancarville, j’y cours ! »

Ils sont déjà bien loin. Les coteaux de Jumiège,

Enfermant de leurs bois la Seine aux longs détours.

Apparaissent couverts, d’une éclatante neige ;

De l’antique Abbaye on aperçoit les tours,

Et bientôt le manoir des royales amours

Où Charles tant de fois, heureux de sa tendresse,

Porta les pas légers d’une amoureuse ivresse !

Dans ces sauvages lieux, oubliés des humains,

Que de fois de son sceptre il délivra ses mains !

Que d’aimables transports, que d’enivrantes chaînes !

Que de bonheur jadis ! Aujourd’hui que de peines !

Quelle angoisse du cœur, à chaque souvenir

De ces biens d’autrefois prêts à s’évanouir !

L’aride vent du Nord, s’élançant sur la plage,

Courbe les longs rameaux des ormes sans feuillage.

Dans la vaste forêt, le Roi, silencieux,

Jette un triste regard sur la terre et les cieux.

Tout paraît à son cœur de sinistre présage :

Le hurlement des loups et le vol des corbeaux,

Et le cri prolongé de l’oiseau des tombeaux.

Plus le bruit est prochain, plus la crainte s’augmente ;

Plus il croit deviner, mêlés à la tourmente,

Dans le bruit des bouleaux agités par les vents,

De la cloche des morts les derniers tintements.

Alors à son coursier il prodigue l’injure,

Le presse ; et, dans la nuit triste, glacée, obscure,

On n’entend plus alors, frappant les durs sentiers,

Que les rapides pas des nerveux destriers.

Enfin les écuyers frappent au monastère.

Tandis que leurs coursiers hennissent dans la cour,

Le Roi prend à la hâte un sentier solitaire,

Dont son cœur, dans la nuit, reconnaît les détours ;

Impatient, d’Agnès il atteint la demeure,

Fait retentir du cor le son accoutumé.

Agnès l’a reconnu : « Voilà le bien-aimé !

« Il vient à moi, dit-elle ; encore, encore une heure !

« Que j’entende sa voix, que je l’embrasse et meure ! »

Et le Roi, que précède un moine du couvent,

Pénètre dans la chambre où, sur un lit gisante,

Agnès jadis si belle, aujourd’hui languissante,

Pour vivre et pour aimer n’avait plus qu’un moment.

 

Charles, muet d’effroi, quelque temps la regarde.

« Me reconnaissez-vous ? s’écrie Agnès en pleurs.

« Je n’ai plus de beauté, mais toujours je vous garde

« Avec un doux souris le plus aimant des cœurs !

« Venez toucher encor la main de notre amie ;

« Je croirai que de Dieu le pardon est sur moi,

« Et près de lui bientôt je prierai pour le Roi,

« Comme on sait qu’ici-bas j’ai fait toute ma vie. »

Et Charle au désespoir, pressant ses froides mains :

« Agnès ! à mon amour, eh quoi ! sitôt ravie !

« Ouvre ton pauvre cœur ; dis-moi par quels chagrins,

« Quelle injure ou quel vœu ton âme est poursuivie,

« Et l’amant et le Roi sauront te protéger.

« – Va, mon mal est trop gland ! Ce n’est pas ta puissance,

« Ô Roi, qui peut guérir une telle souffrance !

« Mais en te la contant je peux la soulager.

 

« Je rêvais ton retour sur les bords de la Loire,

« Là, bientôt me parvint le doux bruit de ta gloire ;

« Il me parut qu’alors, j’étais trop loin de toi.

« Dans le malheur, jadis il eut besoin de moi,

« Me disais-je ; aujourd’hui partageons sa victoire.

« Glorieuse de toi, fière de ton bonheur,

« J’allais, disant partout ma joie et ma tendresse.

« Qu’est-ce que j’entendis ! Ô mortel déshonneur !

« Mon ami, je ne suis qu’une indigne maîtresse !

« Ton nom est par le mien à jamais obscurci ;

« Tes maux viennent de moi, ceux de l’état aussi !

« Je t’arrache au devoir, j’énerve ta pensée ;

« On nomme tes enfants, ton épouse offensée ;

« On m’accuse, on te blâme ; et j’ai vu qu’en tous lieux,

« Si tu ne m’aimais plus on t’aimerait bien mieux !

« On me reproche tout, mon orgueil, ma faiblesse,

« Et tes moindres présents, et ma propre richesse !

« Voilà ce que partout on criait sur mes pas.

« Ils ont dit plus encore, et c’est un tel outrage,

« Que de le supporter je n’ai pas le courage :

« Ils ont dit, mon ami, que je ne t’aimais pas !

« Tu vois qu’il faut mourir ! Je suis bien criminelle,

« Puisque je te ravis le cœur de tes sujets ;

« Mais, au moins, rends justice à cette âme fidèle,

« Dis un mot, bénis-moi, je mourrai sans regrets. »

 

La colère du Prince en ses yeux étincelle ;

Il s’écrie : « Est-ce ainsi qu’on respecte les Rois ?

« Faut-il qu’ils n’aient jamais de faiblesse, mortelle !

« Que de l’amour jamais ils n’écoutent la voix !

« Te connaît-il, Agnès, ce monde qui t’outrage ?

« Quand il m’abandonnait à l’ennemi vainqueur,

« Sait-il que, m’appuyant de plus près sur ton cœur,

« C’est là que j’ai trouvé l’espoir et le courage ?

« Sait-il que c’est par toi que mon bras fut armé ?

« Pour me rendre à l’honneur connaît-il tes prières ?

« Sait-il que, désertant moi-même mes bannières,

« Je ne serais plus Roi si je n’avais aimé ?

« Peuple ingrat et léger que cet amour offense,

« Des maux que tu lui fais il consola mon cœur !

« Sais-tu combien de fois, désarmant ma rigueur,

« Cette Agnès près de moi prit soin de ta défense ? »

« – Je veux la prendre encor dans ce dernier adieu,

« Dit Agnès ; il faut bien que je le justifie !

« Il a raison, ce peuple, eu condamnant ma vie ;

« Je suis comme à ses yeux coupable aux yeux de Dieu.

« Des erreurs du passé souffre que je m’accuse ;

« Le rang et la beauté ne sont point une excuse.

« Un Roi doit aux sujets l’exemple des vertus.

« Dis-leur mon repentir, quand je ne serais plus,

« Dis-leur que j’ai pleuré mes criminelles joies,

« Que Dieu me les remet, que je meurs dans ses voies,

« Que je l’ai confessé le cœur plein de regrets ;

« Mais surtout, apprends-leur, Charles, que je t’aimais !

« Adieu ! Donne ta main, sois l’amour de la France,

« Avant de la quitter j’ai vu sa délivrance,

« Tes ennemis vaincus, ton règne glorieux,

« Et j’emporte avec moi ce bonheur dans les cieux ! »

 

Ces mots furent suivis d’un effrayant silence.

Le Prince veut parler, mais de nombreux sanglots

De sa vive douleur ont arrêté les mots.

L’abbé du monastère en ce moment s’avance ;

Pour le salut d’Agnès il redoute l’amour,

Et des vœux d’ici-bas quelque fatal retour.

Il vient avec respect montrer un front austère,

En s’approchant du lit, parle de repentir :

« Brûleriez-vous encore d’une flamme adultère ?

« – Oh ! oui, répond Agnès dans un dernier soupir,

« Oui, je l’aime toujours... mais non plus sur la terre ! »

 

 

 

Ulric GUTTINGUER.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1826.

 

 

 

1. Au commencement de janvier 1451, la garnison de Harfleur s’étant rendue au roi, il s’en alla passer le reste de l’hiver à Jumièges, à cinq lieues de Rouen. Ce fut là qu’il eut le malheur de perdre la belle Agnès. Elle avait des chagrins : beaucoup de gens la voyaient d’un mauvais œil. À ses derniers moments elle montra beaucoup de dévotion et de repentir. Il n’y avait chose touchante qu’elle ne dit, parlant des misères de la vie et de la fragilité humaine.

 

 

 

 

 

 

 

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