La houppelande de monsieur le curé

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul HAREL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AU temps du concordat, M. l’abbé Chefblanc, curé de Saint-Ernoult, était un prêtre majestueux et fort bien nommé, puisque des cheveux de neige encadraient son visage plein, frais et rose. M. Chefblanc avait une âme d’apôtre, un cœur excellent, l’esprit vaste et orné : sa parole était aussi littéraire que dogmatique. Charitable et ponctuel, de vie sobre et quelquefois mortifiée, quand il recevait, toujours on retrouvait chez lui la distinction, l’abondance et la cordialité.

Au temps du concordat, M. le curé de Saint-Ernoult portait une soutane de drap fin sur laquelle jouait la moire à petites ondes d’une large ceinture. En hiver, il s’affublait d’une magnifique houppelande dont les agrafes étaient de vieil argent.

Son presbytère était enveloppé par de hauts arbustes ; le verger groupait en bas ses quatre-vingts pommiers aux têtes rondes, non loin d’un potager au fond duquel s’élevait un pavillon où M. Chefblanc disait parfois son bréviaire, à moins que, désireux du grand air, il ne gravit le monticule qui dominait son parterre.

Tout, chez M. le curé de Saint-Ernoult, était soigné, mais cela ne diminuait en lui ni l’esprit de pauvreté, ni l’esprit de charité, ni même le sens de l’économie, car tout ce qui est solide et fin et bien entretenu dure longtemps.

Si M. Chefblanc s’offrait, de loin en loin, le luxe d’un beau livre, d’un chapeau peluche ou d’un quartaut de vin supérieur, il n’en gardait pas moins une bonne partie de son casuel et tous ses revenus particuliers pour les pauvres.

Et cela maintenait dans sa vie le plus noble équilibre. Avec la charité, le zèle, l’éloquence et la théologie, M. le curé de Saint-Ernoult allait certainement du côté du ciel, d’un pas évangélique et seigneurial. Sa paroisse, déférente et flattée, le suivait, mais d’un peu loin, quoique M. Chefblanc multipliât ses appels.

Pourquoi ne m’entourent-ils pas, puisque je les aime, se demandait M. Chefblanc ? Je voudrais avoir tout mon troupeau sous la main. Il y en a là-dedans que je ne connais pas, des ouvriers du chemin de fer, des employés de la laiterie, des propriétaires récents, des fermiers nouveaux. Ils me sont très chers. Peut-être devrais-je leur faire à tous des visites ? Mais j’ai soixante-huit ans et ma paroisse a plus de trois mille hectares ! Comment faire ? Si j’achetais un petit âne ? Ou quelque vieille automobile ? Mais cela n’est guère pratique dans les chemins de traverse. Nous verserions, mon vicaire et moi…

 

Le curé de Saint-Ernoult en était là de ses réflexions quand le concordat fut dénoncé. L’évènement d’abord inquiéta beaucoup M. Chefblanc, mais quand Monseigneur lui fit savoir qu’il ne fallait que cinquante centimes par habitant, il se rasséréna. Mes quêteurs n’auront pas de mal à trouver la somme, pensa-t-il. En effet, ils la trouvèrent, mais péniblement. On leur fit dans la paroisse pas mal de réflexions et quelques grimaces.

M. Chefblanc en souffrit singulièrement et quand le taux de l’impôt sacré fut élevé à un franc cinquante par tête d’habitant, il s’effraya de nouveau. Saint-Ernoult devait fournir mille six cent quarante-quatre francs. C’était une somme.

Le curé s’en fut trouver l’un des quêteurs.

– Parlez-moi franchement : pourquoi mes paroissiens ne veulent-ils pas donner ?

– Vous voulez le savoir, monsieur le curé ? Vous y tenez ?

– J’y tiens.

– Eh bien, voilà : tous ou presque tous nous font observer que vous avez de belles soutanes, de beaux chapeaux, un beau casuel, un beau presbytère, un beau jardin, un beau verger et que, par conséquent, vous êtes plus riche qu’eux. Nous avons eu beau leur répondre qu’en dehors de certaines élégances dont ils ne sont aucunement les juges, vous étiez le prêtre le plus charitable du monde ; nous avons eu beau répéter qu’il ne s’agissait point uniquement de la paroisse de Saint-Ernoult, mais de la collectivité diocésaine, ils n’ont voulu rien entendre. Le père Bouloche, du Bois-Satan, est même allé jusqu’à dire : si M. le curé n’a pas d’argent, qu’il vende sa belle houppelande !

– Merci, fit le curé, je sais maintenant ce que j’ai à faire.

Le lendemain, vêtu d’une soutane rapiécée et si vieille qu’elle en était verte, M. Chefblanc s’en fut quêter lui-même.

– Voici le mendiant du Christ, disait-il en entrant dans chaque maison. Si vous avez des explications à me demander ou des reproches à me faire, parlez.

Ce fut prodigieux.

Le soir, en comptant sa recette, M. le curé constata qu’il avait rapporté cent écus d’un quartier où son quêteur le plus actif n’avait trouvé que quarante-deux francs. M. Chefblanc ne put s’empêcher de sourire et, sans une invocation à Notre-Dame-de-la-Garde, une petite fumée de vanité lui fût montée au cerveau.

Pourtant, il se demanda : d’où vient cette générosité de mes paroissiens ? D’où vient leur émotion ? De ma soutane rapiécée ou de mes cheveux blancs ? Du fait d’entrer chez eux en leur tendant la main ? Cela ne viendrait-il pas plutôt de ce qu’ils sentent que je les aime tous également, sans distinction de rang ni de fortune ?

Le lendemain, malgré l’opposition raisonnable de la servante et du jardinier, M. le curé voulut repartir, tout de suite après sa messe.

Il fut partout bien accueilli et, dans la matinée, vingt-cinq personnes lui offrirent à déjeuner.

Il accepta chez un pauvre.

Il rentra dans la nuit, couvert de boue, mais léger comme une plume, malgré ses soixante-huit ans. Il avait dit son bréviaire et toutes ses oraisons le long des routes, mais avant de se coucher, il voulut encore compter sa recette, afin de voir si son calepin de cuir et sa bourse de toile étaient d’accord.

Ce fut exact : huit cent vingt-deux francs.

– Je suis à moitié, s’écria-t-il en tombant à genoux, ô mon Dieu que vous êtes bon ! J’ai envie de pleurer.

Il pleura, mais le dimanche seulement, lorsque du haut de la chaire, il remercia ses généreux paroissiens. Vous êtes admirables ! s’écria-t-il ; pour m’éviter des fatigues, quelques-uns d’entre vous sont venus me trouver, j’irai les voir quand même, je veux vous connaître tous, car je vous aime ! Et il ajouta : j’ai plus de seize cents francs ! Il s’emportait. Il était bien heureux.

Il ne lui restait plus qu’un village à visiter, seulement, quel village ! celui du père Bouloche, celui du Bois-Satan, au nom infernal.

– Si je n’y allais pas ?… Ce serait de la lâcheté, murmura-t-il… Ce père Bouloche est un homme redoutable et d’une telle originalité… Allons, du courage ! s’écria-t-il enfin.

Et, le jour même, après un frugal déjeuner, il partit, sur le coup d’une heure.

En sortant du bourg, il vit un gros nuage qui s’amoncelait tout là-bas, sur les Bois-Satan. La grêle se mit à tomber et la grêlée fut suivie d’un coup de tonnerre.

La servante de M. Chefblanc sortit en coup de vent du presbytère, elle courut après son maître et l’obligea, sous peine de péché, à mettre sa houppelande qu’elle apportait et qu’elle agrafa elle-même, d’une main tremblante et en disant :

– Monsieur le curé ne devrait pas sortir, ça n’est pas raisonnable.

Il fit la sourde oreille et continua sa route.

Tout en marchant il se disait : je n’entrerai point avec ce vêtement chez le père Bouloche, il me chasserait peut-être. Puisqu’il n’aime pas ma houppelande, je la cacherai, je la suspendrai à quelque pommier, avant de pénétrer chez les Bouloche. Tiens, la grêle redouble…

Il s’engagea dans un sentier qui zigzaguait en amont d’un herbage. Dans le haut le Bois-Satan. Le curé gagna la crête, il reconnut vite la maison des Bouloche, un vieux logis dont la grosse cheminée fumait. M. Chefblanc se mit à longer une haie d’épines, dans l’espoir d’y trouver un passage. Il ne trouva qu’une petite brèche, qu’il agrandit en relevant des branches qui pendaient. Il s’agenouilla sur la terre humide, posa ses mains dans l’herbe, engagea sa tête par le trou. Quand les épaules furent passées, crac la houppelande se déchira, du côté droit, en s’accrochant à des ronces que M. le curé n’avait pas vues. Comme il gémissait, une voix, à quelques pas de là, retentit :

– Eh ben, m’sieu l’curé, vous v’là pris

C’était la voix du père Bouloche. Le bonhomme était venu pour constater les ravages de la grêle dans ses arbres.

– Ne bougez pas ! s’écria-t-il en saisissant son couteau, un couteau de charretier avec lequel, violemment, le père Bouloche coupa les épines et les ronces qui obstruaient le passage.

– Maintenant, m’sieu l’curé, donnez-moi vot’ main ; une, deusse, ça y est, vous v’là debout.

– Ah ! que vous êtes bon, fit M. Chefblanc.

– À c’heure i s’agit d’entrer, gronda Bouloche.

Quand ils furent dans la cuisine, le paysan tourna deux fois autour du curé :

– Comment qu’ça s’défait ?

– Une houppelande ?

– Oui.

– Comme ça.

– Passez-moi-la, dit Bouloche, faut que j’la voie.

Et curieusement, il en examina l’intérieur. Il se mit à compter :

– Une, deusse, trois, quat’, cinq, six, sept, huit poches… On m’l’avait dit !… Je n’le croyais pas. Huit poches ! C’est là-dedans que vous mettez le pain et la viande que vous portez aux pauvres, depuis si longtemps. Je n’voulais pas l’croire, mais à c’t’heure… Tenez, ça sent cor la viande… V’là l’petit compartiment du café, v’là une poche de cuir, c’est pour le vin : elle est toute ronde… Asseyez-vous, m’sieu le curé, v’là ma femme qui vient, j’allons en boire, du vin, et du bon. Vous faites là un rude métier, faut qu’on vous soutienne.

Le père Bouloche s’en fut dans la cour au devant de sa bonne femme :

– As-tu des biscuits ?

– Pargué, non. Pour qué faire ?

– M’sieur l’curé est chez nous !

La bonne femme déboula.

Elle entra dans la cuisine, où elle fit des contorsions.

– Ah ! m’sieur l’curé, j’vas ben vous en trouver, des biscuits.

– Mais, chère madame, je n’ai besoin de rien.

– Si, si, si. Bouloche me les mangerait tous, si je l’laissais faire. Y a pas d’jour qui n’me dise : j’me sens fade, donne-moi un biscuit. Aussi, j’les cache. Tenez, m’sieur le curé, v’là des biscuits à la cuillère, y a du sucre dessus, en v’là à la Chambord…

Bouloche rentra, une bouteille à la main.

– Mais je ne veux ni boire ni manger ! s’écria M. Chefblanc.

Et il ajouta : je sors de table.

– Ni boire ni manger, on va voir ça, répondit le paysan. Il déboucha la bouteille et remplit les verres.

– Goûtez donc, m’sieur l’curé, goûtez donc !

M. Chefblanc se hasarda. Il le fallait bien. Tout à coup, le gourmet se réveilla en lui. M. Chefblanc maintint le verre sous son nez et fit claquer sa langue :

– Voilà du fameux vin blanc, dit-il.

– C’est-y vrai ?

– Oui. Je n’en ai pas de meilleur.

– Oh ! Oh ! m’sieu l’curé…

– Je vous assure.

– V’ dites ça pour nous flatter.

– Pas du tout. Quel bon vin !

Et M. le curé vida son verre.

– Voyons, fit le père Bouloche, dans l’esprit duquel montait une énorme sympathie, voyons, ça va-t-y ben, vot’ quête ?

– On ne peut mieux, cher monsieur Bouloche.

– Ça m’fait plaisir… Combien qui vous manque ?

– Oh ! une vingtaine de francs…

– Pas plus ?

– Pas plus.

Le père Bouloche se gratta l’oreille.

– Voyons, reprit-il, combien que j’vous dois ? Voyons : la première année, c’était dix sous par tête ; la seconde, vingt sous ; à c’t’heure, c’est trente sous ; ça montera p’tête bien à quarante sous ?

– Non. C’est fini.

– Alors, voyons : j’sommes trois, l’petit gas, ma femme et moi, voyons : la première année, trente sous pour nous trois ; la seconde, un écu ; ça fait pour les deux premières années… Comben qu’ça fait ? Avez-vous un crayon, m’sieu l’curé ?

– Comment ! s’écria la mère Bouloche, tu n’sais don pus compter d’mémouerre ?

– Compter d’mémoire, répliqua l’bonhomme, t’en parle à ton aise…

– Voyons, m’sieu l’curé, n’perdons pas l’fil de not’ affaire : j’avons cor deux années à trente sous, ça doit faire quatre francs cinquante. Ça nous donne neuf francs. Oui, mais, pour les premières années…

– Tu vas encore t’embrouiller, fit la mère Bouloche.

– Ou s’moque de moi, dam ! J’voudrais bien t’y voir, continua Bouloche en fixant sa femme qui se mit à rire. Bouloche, lui, se mit à riocher.

Et M. le curé, profitant de l’occasion, se mit à rire comme jamais de sa vie il n’avait ri.

– Tenez, reprit Bouloche, j’n’en sortirons pas, de c’compte là. J’vas trouver un moyen : i vous manque vingt francs : les v’là… Si ma femme n’est pas contente, eh ben, ou va l’dire. Eh ! eh ! Tu n’rigoles pus, bonne femme, tu n’rigoles pus ?

– Non, siffla la bonne femme, car j’ai honte qu’on ait dû pendant si longtemps d’l’argent au culte, à la religion, au bon Guieu, quoi !

– Ah ! ça, mais, dis donc, à qui la faute ?

Heureusement la porte s’ouvrit et le fils Bouloche, tout en boitant, vint saluer M. le curé.

– Comment vas-tu, Désiré ? demanda M. Chefblanc.

– Merci, m’sieur l’curé, ça va mieux, je m’suis coupé la cheville du pied droit avec ma serpe. Vous pouvez voir.

M. le curé, paternellement, se pencha.

– La plaie est belle, déclara-t-il, tu viendras demain au presbytère, je répandrai du baume sur ton pied et tu déjeuneras avec moi, si le papa et la maman y consentent.

– Vous êtes ben honnête, répondit le père Bouloche, assez flatté.

– C’est trop d’honneur, insinua la bonne femme, en s’inclinant jusqu’à terre.

– Il faut que je parte, mes amis, fit tout à coup M. Chefblanc.

Ils le couvrirent tous les trois de sa houppelande, que le fils Bouloche agrafa, comme un enfant de chœur.

On reconduisit M. le curé jusqu’à la route. On se donna là plus de vingt poignées de main. On ne pouvait se quitter. On suivit des yeux M. Chefblanc tout le long de la côte. Il emplissait la route, car le vent soulevait sa houppelande.

– C’est un bon homme, conclut le père Bouloche.

Et il s’en alla d’un pas pesant, la tête penchée, les mains derrière le dos.

M. le curé de Saint-Ernoult s’en allait aussi, mais la tête relevée et bénissait la rupture du concordat qui lui avait enfin procuré l’occasion de voir tous ses paroissiens, de gagner des cœurs, de conquérir des âmes, comme celles des Bouloche qu’il avait crues fort éloignées de lui, pour ne pas dire nettement hostiles.

Sa paroisse, il l’avait enfin sous la main. Il le sentait.

Le prêtre touchait maintenant le haut de la côte. Le fils Bouloche et sa mère étaient restés plantés dans la route ; ils le regardaient s’en aller.

M. Chefblanc venait de disparaître à moitié, quand un tourbillon s’éleva, quelque chose comme une tornade. Brusquement, la houppelande de M. le curé fut soulevée, retournée, dégrafée, emportée dans les airs. Elle s’y déployait maintenant comme un large drapeau noir ou comme un aéroplane de forme imprévue et le vent, qui se jouait d’elle, l’emportait du côté des nuages.

– Qué qu’c’est qu’ça ? demanda Désiré Bouloche.

– Ma foi, répondit la bonne femme, j’crai ben qu’c’est m’sieur le curé qui monte au ciel.

 

 

 

 

Paul HAREL, Hobereaux et Villageois.

 

Recueilli dans Conteur français de terroir,

Duvivier, 1920.

 

 

 

 

 

 

 

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