La Grande Escarboucle

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Nathaniel HAWTHORNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À la tombée de la nuit, jadis, au bon vieux temps, sur l’âpre flanc de l’une des collines de Cristal, une troupe d’aventuriers prenaient le frais après avoir péniblement et vainement cherché la Grande Escarboucle. Ils étaient venus là, non en amis, en associés d’une même entreprise, mais poussés séparément, à l’exception d’un jeune couple, par le désir égoïste et solitaire de posséder cette merveilleuse pierre. Cependant, le sentiment de la fraternité avait été assez vif chez chacun d’eux pour les déterminer à s’aider mutuellement à bâtir une hutte grossière faite de branchages et à allumer un grand feu avec des débris de pins charriés en aval par le courant torrentueux de l’Amonoosuck, sur la rive gauche duquel ils allaient passer la nuit. Il n’y en avait guère qu’un seul parmi eux qui fût devenu étranger aux sympathies mutuelles, sous le charme de l’incessante poursuite, au point de ne pas éprouver de satisfaction à la vue de visages humains dans cette région écartée et isolée où ils étaient parvenus. Un vaste désert s’étendait entre l’endroit où ils se trouvaient et le plus proche établissement tandis qu’au-dessus de leurs têtes se déroulait, à un mille au loin, la lisière noire où les collines dépouillaient leur manteau de taillis et se vêtaient de nuages ou se dressaient toutes nues jusqu’au ciel. Le grondement de l’Amonoosuck aurait paru trop sinistre à celui qui eût écouté seul le dialogue du torrent avec le vent.

Aussi les aventuriers avaient-ils échangé des salutations d’accueil hospitalier, en s’offrant mutuellement asile sous le toit de cette hutte où chacun était à la fois l’hôte et l’invité. Ils épièrent leurs provisions respectives sur la surface nue d’une roche et prirent part à un repas général, qui se termina par des marques sensibles de bonne confraternité entre tous les convives, bien que dès le lendemain matin la nouvelle recherche de la Grande Escarboucle dût les rendre une fois de plus étrangers l’un à l’autre. Ils étaient sept hommes et une jeune femme, et se chauffaient tous ensemble au feu dont la flamme rutilante, semblable à un mur, se dressait devant leur wigwam. En observant la variété et le contraste des personnages formant cette réunion, dans laquelle chaque assistant apparaissait comme sa propre caricature, à la lueur mouvante qui vacillait au-dessus d’eux, ils en arrivèrent à conclure, chacun à part soi, que jamais société plus bizarre ne s’était rencontrée dans une ville ou un désert, dans la montagne ou la plaine.

Le plus âgé du groupe, un grand vieillard chargé d’ans et qui devait avoir atteint la soixantaine, était vêtu de peaux de bêtes sauvages, dont il faisait bien de prendre l’aspect, n’ayant eu longtemps pour seuls compagnons d’intimité, que le daim, le loup et l’ours. C’était un de ces mortels prédestinés à l’adversité dont parlaient les Indiens et qui dès leur première enfance avaient été atteints de cette folie particulière, la recherche de la Grande Escarboucle, devenue le rêve passionné de leur existence. Tous ceux qui parcouraient la région l’appelaient le Chercheur et ne lui connaissaient point d’autre nom. Comme personne ne pouvait dire à quelle époque il avait commencé ses courses nomades, une légende répandue dans la vallée du Saco assurait que, pour lui faire expier cette convoitise effrénée qui l’entraînait à la poursuite de la Grande Escarboucle, il avait été condamné à errer dans la montagne jusqu’à la fin des âges, toujours avec la même fièvre d’espoir au lever du soleil, la même désespérance au coucher. Auprès de ce pauvre Chercheur était assis un petit vieux coiffé d’un chapeau haut de forme ressemblant assez à une cornue. Il était d’au delà de l’Atlantique et se nommait le docteur Picraphodel.

Il s’était racorni et desséché comme une momie à force de se pencher sur des fourneaux de charbon de terre, pour aspirer des émanations morbides, au cours de ses expériences de chimie et d’alchimie. On disait, à tort ou à raison, qu’au début de ses études, il avait tiré de son corps tout le meilleur de son sang et l’avait gaspillé, avec d’autres ingrédients inestimables, à faire des recherches sans succès ; depuis lors il n’avait jamais été bien en point. Un autre de ces aventuriers était maître Ichabod Pigsnort (Groin de Porc), riche marchand et notable de Boston. Ses ennemis contaient à son sujet une ridicule histoire. Maître Pigsnort, à les entendre, avait pour coutume de passer toute une heure, après la prière, chaque matin et chaque soir, à se vautrer tout nu sur un monceau de shillings à l’arbre de pin, qui est la plus ancienne monnaie d’argent de Massachusetts. Le quatrième à mentionner n’avait pas de nom connu de ses compagnons et se distinguait des autres par un ricanement qui faisait à chaque instant grimacer sa figure émaciée, et par une prodigieuse paire de lunettes servant sans doute à déformer et à décolorer toute la face de la nature aux regards du gentleman. Le cinquième aussi était privé de nom, ce qui était d’autant plus regrettable qu’il était poète. C’était un homme à l’œil vif, mais d’un aspect lamentable tant il avait dépéri, ce qui était naturel après tout, puisqu’au dire de certaines gens il ne se nourrissait que de brouillards, de brumes matinales, avec une tranche du plus épais nuage qu’il eût à sa portée, assaisonné de clair de lune, quand il pouvait s’en procurer. Il est certain que la poésie qui émanait de lui avait le goût de toutes ces friandises. Le sixième du groupe était un jeune homme de mine hautaine, assis un peu à l’écart, gardant sur la tête son chapeau empanaché, tandis que le feu scintillait sur les riches broderies de son costume et se reflétait avec intensité dans le pommeau orné de pierreries de son épée. C’était lord de Vere qui, chez lui, passait, disait-on, la plus grande partie de son temps sous la voûte sépulcrale de ses aïeux défunts, bouleversant leurs cercueils vermoulus, en quête de tout l’orgueil et de toute la vaine gloire terrestres enfouies parmi les ossements et la poussière, en sorte qu’il possédait, outre sa part de fierté, toute la superbe réunie de la lignée de ses ancêtres.

En dernier lieu venait un beau jeune homme en costume de paysan et à son côté une florissante petite personne en qui les ombres délicates de la réserve virginale se confondaient avec l’épanouissement de l’affection de la jeune épouse. Elle s’appelait Anne et son mari Matthieu ; deux noms à la vérité communs mais bien appropriés à ce couple tout simple, qui semblait singulièrement dérouté au milieu de la bizarre confraternité d’esprits mis en mouvement par la Grande Escarboucle.

Sous le toit de la même hutte, dans le large rayonnement du même feu, était assis ce groupe varié d’aventuriers, tous si exclusivement absorbés par un seul objet que quelque conversation que l’un d’eux entamât, on était sûr qu’elle finirait par rouler sur la Grande Escarboucle. Plusieurs racontaient dans quelles circonstances ils étaient arrivés là. Celui-ci avait entendu un voyageur parler de la pierre merveilleuse, dans son pays lointain, et aussitôt il avait été saisi de la soif ardente de la curiosité qui ne pouvait être apaisée que par la contemplation du trésor dans tout son éclat. Celui-là, à l’époque éloignée où le fameux capitaine Smith visita ces parages, l’avait vue resplendir au loin sur la mer et n’avait point eu de repos dans les années venues à la suite qu’il ne se fût mis à sa recherche. Un troisième se trouvant campé, dans une expédition de chasse, à une quarantaine de milles au sud des montagnes Blanches, s’était éveillé à minuit et avait vu la Grande Escarboucle jeter des feux comme un météore, tandis que derrière elle se profilaient les ombres des arbres. Ils citaient les innombrables tentatives accomplies pour atteindre l’endroit mystérieux, et ils rappelaient par quelle singulière fatalité tous les aventuriers avaient été empêchés dans leur réussite, quoiqu’il pût paraître bien facile de suivre jusqu’à sa source une lumière plus puissante que celle de la lune et presque égale à celle du soleil. Il était curieux de voir chacun des assistants sourire avec dédain de la folie des autres à espérer plus de succès dans l’avenir, tout en nourrissant personnellement la conviction à peine dissimulée que l’on serait soi-même l’élu de la fortune. Comme s’ils eussent voulu modérer leur ardeur par des conseils réciproques, ils rapportaient les traditions indiennes suivant lesquelles un esprit est chargé de la garde de la pierre et égare ceux qui la cherchent, tantôt en la transportant de pic en pic jusqu’au sommet des plus hautes montagnes, tantôt en faisant sortir un brouillard du lac enchanté au-dessus duquel elle était suspendue.

Mais ces récits étaient taxés d’invraisemblance, tous persistant à croire que la recherche n’avait échoué que faute de sagacité ou de persévérance de la part des aventuriers, ou pour tout autre cause pouvant naturellement obstruer l’accès d’un point donné dans les méandres de la forêt, de la vallée ou de la montagne.

Dans une pause de la conversation, celui qui portait les prodigieuses lunettes promena ses regards sur les assistants en adressant tour à tour à chacun d’eux un sarcasme ayant invariablement trait à leur attitude respective.

– Compagnons de pèlerinage, dit-il, nous voici sept hommes sages et une belle damoiselle qui est sans aucun doute aussi sage que les barbons de notre société, nous voici donc, dis-je, réunis pour la même entreprise. M’est avis qu’il conviendrait que chacun de nous déclarât ce qu’il entend faire de la Grande Escarboucle, en supposant qu’il ait la chance de la décrocher. Qu’en dit notre ami à la peau d’ours ? Quelle puissance prétendez-vous retirer, cher messire, de cette conquête que vous poursuivez, Dieu sait depuis combien de temps, sur la Colline de Cristal ?

– Quelle puissance ! s’exclama le vieux chercheur avec amertume. Je n’en attends aucune puissance, il y a longtemps que cette folie-là m’a passé. Si je continue à chercher cette maudite pierre, c’est que la vaine ambition de ma jeunesse s’impose encore à moi fatalement dans mes vieux jours. En cette recherche en effet se résume toute ma force, toute l’énergie de mon âme, toute la chaleur de mon sang, toute la moelle de mes os. Si je tournais le dos au but, je tomberais mort de ce côté du Nœud 1 qui est la porte d’entrée de cette région montagneuse. Je donnerais, pour ne point avoir gaspillé ma vie dans le passé, toutes les espérances que je fonde sur la Grande Escarboucle. Si je la trouve, je la porterai dans une caverne que je connais, et là, serrant étroitement dans mes bras la pierre précieuse, je m’étendrai et je mourrai, pour être enseveli avec elle à jamais.

– Misérable, qui ne fais aucun cas des intérêts de la science ! s’écria le docteur Picraphodel avec une indignation philosophique. Tu n’es pas digne de contempler, même de loin, l’éclat de la plus précieuse des pierres qui ait jamais été composée dans le laboratoire de la Nature. Moi seul je comprends pourquoi un savant peut et doit désirer posséder la Grande Escarboucle. Dès que je l’aurai en mon pouvoir, – car j’ai le pressentiment, bonnes gens, que le prix est réservé à mon renom scientifique, – je retournerai en Europe et j’emploierai le reste de mes jours à la réduire à ses premiers éléments. J’en broierai une partie que je réduirai en poudre impalpable. J’en ferai dissoudre d’autres fragments dans des acides ou les soumettrai à d’autres réactifs qui pourront avoir une action quelconque sur cet admirable composé, et je ferai fondre le reste dans un creuset ou le ferai brûler avec un chalumeau. Grâce à ces méthodes diverses, j’aurai une analyse exacte des corps simples qui entrent dans la composition de la Grande Escarboucle et je léguerai finalement le résultat de mes travaux à la postérité en un in-folio.

– C’est parfait, dit l’homme aux lunettes, et vous ne devez pas hésiter, savant ami, à accomplir cette destruction nécessaire de la pierre, parce qu’il suffira à n’importe quel enfant de feuilleter votre in-folio pour savoir faire lui-même une Grande Escarboucle.

– Pour moi, dit maître Schabod, je proteste contre ces imitations qui ne peuvent avoir pour résultat que d’amoindrir la valeur marchande de la vraie pierre. Je vous avouerai franchement, messieurs, que je suis intéressé à n’en point laisser baisser le prix. J’ai abandonné mes affaires régulières, j’ai laissé ma maison de commerce aux soins de mes commis, et livrant mon crédit aux hasards les plus grands, je me suis exposé moi-même à être fait prisonnier par ces maudits païens de sauvages ou à être tué de leurs mains, et tout cela sans oser réclamer les prières de la communauté, parce que la recherche de la Grande Escarboucle est réputée pire que le commerce avec le Malin. Vous ne voudriez pas que j’eusse porté cette atteinte à mon âme, à mon corps, à ma réputation, à mes biens, sans une chance raisonnable de profit.

– Évidemment, cher monsieur Schabod, je ne vous aurais jamais accusé d’une pareille folie.

– Je le pense bien, dit le marchand. Maintenant, pour ce qui est de la Grande Escarboucle, je suis prêt à confesser que je ne l’ai jamais vue ; mais quand elle n’aurait que la centième partie de l’éclat qu’on lui attribue, elle dépasserait incontestablement en valeur le plus beau diamant du Grand Mogol, auquel on assigne un prix incalculable. Aussi ai-je l’intention de m’embarquer avec la Grande Escarboucle et de faire avec elle le voyage d’Angleterre, de France, d’Espagne, d’Italie, ou du pays des infidèles, si la Providence m’y envoie ; en un mot, je veux vendre la pierre au plus offrant parmi les potentats de la terre, afin qu’il l’ajoute aux joyaux de sa couronne. Si quelqu’un de vous a un meilleur plan, qu’il l’expose.

– Ce plan meilleur, je l’ai, homme sordide, s’exclama le poète. Quoi, si tu désires ce trésor plus resplendissant que l’or, c’est uniquement pour transformer son éclat éthéréen en une fange pareille à celle où tu te vautres ? Pour moi, je cacherai le précieux bijou sous mon manteau et j’irai m’enfermer dans ma mansarde, au fond d’une des plus sombres ruelles de Londres. Là, nuit et jour, je contemplerai la splendide merveille, mon âme s’abreuvera de son rayonnement qui se répandra dans toutes mes facultés intellectuelles et brillera dans chacun des vers que je publierai. Et c’est ainsi que, bien des années après que je ne serai plus, la splendeur de la Grande Escarboucle flamboiera autour de mon nom.

– Bien dit, maître poète, s’écria l’homme aux lunettes ; tu la cacheras sous ton manteau, dis-tu ? Elle brillera à travers les trous et te fera ressembler à un météore.

– Et dire, fit à haute voix Lord de Vere, en se parlant à lui-même bien plus qu’il ne s’adressait à ses compagnons, dont le meilleur lui paraissait absolument indigne d’un instant d’entretien, dire qu’un individu en haillons se permet d’émettre l’idée de porter la Grande Escarboucle dans une mansarde d’une infecte ruelle ! N’ai-je pas décidé, à part moi, qu’il n’est point sur toute la terre de sanctuaire plus propre à recevoir cette merveille que la grande salle des aïeux dans mon château ! C’est là qu’elle flamboiera d’âge en âge, donnant à la nuit l’éclat éblouissant du jour, se réfléchissant dans les rangs d’armures, de bannières et d’écus suspendus aux murs et conservant dans tout son éclat la mémoire des héros. Pourquoi, en définitive, tant d’autres aventuriers n’ont-ils fait que chercher la récompense en vain, si ce n’est pour me la faire obtenir et pour m’en laisser faire un symbole de gloire de notre vaste lignée ? Jamais sur le diadème des montagnes Blanches, la Grande Escarboucle n’aura occupé une place aussi magnifique que celle qui lui est réservée dans la salle des ancêtres des de Vere !

– C’est une noble pensée, dit le Cynique avec un sourire obséquieux, mais s’il m’est permis d’exprimer mon opinion, je dirai que la pierre ferait bien mieux une rare lampe sépulcrale et mettrait bien mieux en relief la gloire des aïeux de votre seigneurie, sous la crypte funéraire de votre château, que dans la grande salle.

– Ma foi, objecta Matthieu, le jeune paysan, assis à côté de sa future qu’il tenait par la main, votre seigneurie veut faire un usage bien beau de la pierre précieuse. Anne et moi nous la cherchons pour le même motif.

– Toi ! s’exclama le noble lord avec un geste de surprise. Tu as donc un château pour l’y suspendre ?

– Je n’ai pas de château, répondit Matthieu, mais une chaumière aussi proprette que toutes celles qu’on peut voir des collines de Cristal. Sachez, mes amis, qu’Anne et moi nous avons été fiancés la semaine dernière, et que nous nous sommes mis en quête de la Grande Escarboucle parce que nous voudrions l’avoir pour nous éclairer pendant les longues soirées d’hiver et que ce serait une bien belle chose à montrer à nos voisins quand ils viendront nous voir. Elle illuminera toute notre maison, nous pourrons ramasser une épingle dans un coin, et mes fenêtres flamboieront comme s’il y avait un gigantesque feu de souches de pins dans notre cheminée. Et ce sera bien amusant, quand nous nous éveillerons pendant la nuit, de pouvoir nous voir et nous dévisager l’un l’autre.

Un sourire général accueillit cette confession naïve du plan du jeune couple en ce qui concernait la merveilleuse et inestimable pierre dont le plus grand des monarques de la terre eût été fier d’orner son palais. L’homme aux lunettes surtout, qui s’était moqué tour à tour de chaque assistant, laissait rayonner sur son visage une expression si manifeste de joie malicieuse, que Matthieu, avec quelque mauvaise humeur, lui demanda ce qu’il comptait faire lui-même de la Grande Escarboucle.

– La Grande Escarboucle ? répondit le Cynique avec un dédain ineffable. Eh ! tête de bois, il n’est rien de semblable, in rerum natura ; j’ai fait trois mille lieues de chemin pour venir ici, pour escalader chacun des pics de cette montagne, et pour entrer ma tête dans toutes les cavernes, et cela dans l’unique but de démontrer, à la satisfaction de tous ceux qui n’ont pas une tête de mulet comme toi, que la Grande Escarboucle n’est qu’une mystification.

Il y avait assurément de la vanité et de la folie dans les motifs qui avaient conduit en cet endroit la plupart des aventuriers. Mais il n’y en avait point d’aussi vain, d’aussi insensé, d’aussi impie que ceux allégués par ce railleur aux énormes lunettes. C’était un de ces hommes dont les aspirations tendent vers les ténèbres au lieu de s’élever vers le ciel et qui, s’ils pouvaient éteindre les lumières allumées par Dieu pour nous, regarderaient la plénitude de l’obscurité comme leur plus beau triomphe. Tandis que le Cynique parlait, plusieurs assistants tressaillirent à la vue d’un flamboiement rougeâtre qui éclairait les formes gigantesques des montagnes et le lit caillouteux de la rivière tumultueuse, en y projetant un éclat bien différent de celui qu’avait le reflet de leur feu de campement sur les troncs et les branches noires des arbres de le forêt. Ils prêtaient l’oreille aux roulements du tonnerre, mais n’en entendaient que vaguement le bruit, et ils étaient heureux que l’orage fût loin d’eux. Les étoiles, ces heures marquées sur le cadran du ciel, avertirent enfin les aventuriers qu’il était temps de fermer les yeux aux reflets des brèches embrasées pour les ouvrir en rêve aux splendeurs de la Grande Escarboucle.

Les jeunes mariés s’étaient logés dans le coin le plus reculé de la hutte. Ils étaient séparés des autres voyageurs par un rideau de branches entrelacées rappelant celui qui avait dû se suspendre jadis en épaisses guirlandes, devant l’asile nuptial d’Ève. La modeste petite femme avait fabriqué elle-même cette tapisserie toute primitive, pendant que les autres se livraient à la conversation. Elle s’était endormie à côté de son mari, et tous deux se réveillèrent en même temps, le visage rayonnant d’un doux sourire, qui traduisait leurs sentiments réciproques. Mais à peine eurent-ils repris conscience d’eux-mêmes, que la jeune mariée, en regardant à travers les interstices du feuillage, constata que la hutte était déserte.

– Lève-toi, cher Matthieu, s’écria-t-elle vivement. Nos étranges compagnons sont partis. Lève-toi à l’instant, sinon nous perdrons la Grande Escarboucle.

En fait, ces deux pauvres jeunes gens méritaient si peu la brillante récompense qui les avait attirés en cet endroit, qu’ils avaient dormi paisiblement toute la nuit, jusqu’à ce que les sommets de collines se fussent éclairés des rayons du soleil levant, tandis que les autres aventuriers avaient fatigué leurs membres à veiller avec une agitation fébrile, ou avaient rêvé des précipices à escalader, puis s’étaient remis en marche dans l’espoir de voir se réaliser leurs rêves à la première pointe du jour.

Matthieu et Anne, après ce repos plein de calme, avaient recouvré toute la légèreté du chamois et, prenant à peine le temps de dire leur prière, de se laver dans l’onde fraîche de l’Amonoosuck, de manger un morceau de pain, ils s’étaient empressés de tourner leur visage vers la montagne. Doux symbole de l’affection conjugale, ils gravirent ainsi la pente raide, redoublant leurs forces, en se prêtant une aide mutuelle. Après quelques accidents de peu d’importance, une déchirure de robe, une perte de soulier, ou un empêchement occasionné par la chevelure d’Anne qui s’accrocha à une branche, ils atteignirent la partie la plus élevée de la forêt et purent désormais affronter une course plus aventureuse. Les innombrables troncs d’arbres et les lourdes frondaisons avaient jusqu’alors caché à leurs regards la région des vents, des nuages, des roches nues qui s’étendaient au-dessus d’eux à une distance considérable. Ils contemplèrent à leurs pieds le site sauvage qu’ils venaient de traverser et auraient voulu s’être ensevelis dans ses profondeurs pour n’avoir pas à s’engager dans cette vaste solitude.

– Faut-il aller plus loin, dit Matthieu en enlaçant de son bras la taille d’Anne pour la protéger et, en même temps, pour rapprocher son cœur de celui de sa bien-aimée.

Mais la petite femme, dans sa simplicité, avait la passion toute féminine des bijoux, et ne pouvait abandonner l’espoir de posséder le plus beau d’entre eux en dépit des périls auxquels il fallait s’exposer pour en faire la conquête.

– Montons encore plus haut, murmura-t-elle d’une voix tremblante en levant les yeux vers le ciel.

– Viens donc, dit Matthieu, déployant un courage viril et l’entraînant avec lui, car elle devenait d’autant plus craintive qu’il se montrait plus audacieux.

Les pèlerins de la Grande Escarboucle poursuivirent donc leur ascension, en écrasant sous leurs pieds les cimes et les branches emmêlées des arbres nains, qui, malgré leur durée séculaire, et couverts de mousse par les ans, avaient à peine atteint trois pieds de haut. Ils atteignirent bientôt des fragments de roche nue, confusément entassés, comme un cairn élevé par des géants en mémoire d’un chef gigantesque. Dans cette sombre et froide région de l’atmosphère supérieur, il n’y avait aucun être animé, aucune végétation ; il n’y avait d’autre vie que celle qui se concentrait en leurs deux cœurs ; ils avaient grimpé si haut, que la nature elle-même semblait avoir cessé de leur tenir compagnie. Elle s’était arrêtée au-dessus d’eux, à la lisière de la forêt et adressait un regard d’adieu à ses enfants qui pénétraient là où elle n’avait elle-même jamais porté ses pas verdoyants. Ils se dérobèrent un instant à ses yeux. Épais et noirs, les brouillards commençaient à s’amonceler sur leurs pieds en projetant de sombres nappes d’ombre sur le vaste paysage et tendant vers le même centre, comme si le plus haut pic avait invité les nuages, ses parents, à se réunir en conseil. À la fin, les vapeurs se soudèrent pour ainsi dire, en une seule masse, offrant l’aspect d’un pavé sur lequel les voyageurs errants auraient pu poursuivre leur marche, tout en y cherchant vainement le chemin de la terre bénie qu’ils avaient perdue de vue. Et les deux fiancés brûlaient de l’ardent désir de revoir cette terre, avec plus d’impatience, hélas ! qu’ils n’en avaient jamais eu, sous un ciel nuageux, à vouloir soulever un coin du voile des célestes demeures. Ils éprouvaient même un certain soulagement, dans leur désolation, quand les brumes, escaladant graduellement la montagne, cachèrent son pic solitaire et anéantirent ainsi, du moins pour eux, toute la région de l’espace visible. Cependant, ils se tenaient serrés l’un contre l’autre, la mélancolie dans le regard, comme s’ils eussent redouté que le nuage envahisseur ne les empêchât eux-mêmes de se voir réciproquement.

Pourtant, ils se seraient résolus à monter entre ciel et terre, aussi loin et aussi haut que leurs pas pouvaient les porter, si la jeune femme n’avait senti faiblir sa force et son courage. Sa respiration devenait plus pénible ; elle ne voulait pas s’appuyer sur le bras de son mari, afin de ne pas être pour lui un fardeau et marchait à son côté en chancelant, n’avançant qu’avec un suprême effort. À la fin, elle s’affaissa sur l’un des degrés rocheux de la pente.

– Nous sommes perdus, Matthieu, dit-elle tristement, nous ne trouverons jamais le chemin de la terre. Ah ! combien nous aurions été heureux dans notre cabane.

– Chère amie, nous retrouverons le bonheur, répondit Matthieu. Regarde de ce côté, les rayons du soleil levant percent le brouillard sinistre. Grâce à eux, je puis diriger mes pas vers le passage du Nœud. Revenons sur nos pas, ma bien-aimée, et ne rêvons plus de la Grande Escarboucle.

– Ce n’est point le soleil qui est là-bas, dit Hannah abattue. En ce moment il doit être midi. S’il y a un rayonnement de soleil ici, il ne peut venir que d’un pays situé au-dessus de nos têtes.

– Mais vois donc, repartit Matthieu d’une voix altérée. Le flamboiement augmente d’instant en instant. Si ce n’est pas le soleil, qu’est-ce donc ?

La jeune femme ne pouvait plus nier la traînée de lumière qui se frayait passage à travers le brouillard, et, d’abord d’un gris terne, prenait une teinte de rouge sombre devenant de plus en plus vif, comme si des paillettes éclatantes se semaient dans les ténèbres. En même temps, le nuage se retirait en s’enroulant, et à mesure qu’il s’écartait lentement les objets émergeaient l’un après l’autre de l’impénétrable obscurité et reparaissaient en produisant l’effet qu’avait dû avoir la jeune création, avant que l’antique chaos eût été complètement dévoré.

Tandis que s’accomplissait l’évolution graduelle de ce phénomène, ils virent des miroitements d’eau à peu de distance de leurs pas et se trouvèrent au bord d’un lac profond, brillant, clair, s’étalant avec une calme beauté en un bassin creusé dans le roc. Un jet de lumière glissait sur sa surface. Les pèlerins s’orientèrent un instant pour savoir d’où partait ce faisceau lumineux, mais ils fermèrent aussitôt les yeux avec un tressaillement d’admiration et d’effroi ; tant ils étaient éblouis par le flamboiement qui venait du faîte d’un rocher surplombant le lac ; ils étaient en effet arrivés au lac mystérieux ; ils avaient trouvé le sanctuaire de la Grande Escarboucle.

Ils s’enlacèrent réciproquement de leurs bras, effrayés de leur conquête, car les légendes répandues sur la pierre merveilleuse affluaient maintenant toutes ensemble à leur mémoire : ils se sentaient désignés par le destin et cette certitude les remplissait de terreur. Souvent, dès leur enfance, ils avaient vu la pierre briller comme une étoile éloignée : et maintenant cette étoile versait ses plus intenses rayons sur leurs cœurs. Ils se trouvaient transfigurés, l’un aux yeux de l’autre, dans le rougeoiement de la flamme qui illuminait leurs joues, et répandait le même éclat sur le lac, les rochers, le ciel et les brumes reculant devant son éclat.

Ils rouvrirent enfin les yeux et un autre objet détourna leur attention de la pierre magique. Au pied du rocher, juste au-dessous de la Grande Escarboucle, apparaissait un homme, les bras étendus comme pour escalader la hauteur et la tête levée comme pour boire d’un seul trait toute l’onde lumineuse. Cet homme était sans mouvement et aussi inerte qu’une statue de marbre.

– C’est le Chercheur ! dit tout bas Hannah, en serrant convulsivement le bras de son mari ; Matthieu, il est mort !

– L’excès de la joie l’aura tué, répondit Matthieu en tremblant ; ou peut-être la vue même de la Grande Escarboucle donne-t-elle la mort ?

– La Grande Escarboucle ! glapit une voix derrière eux. La grande mystification ! Si vous l’avez trouvée, ayez la bonté de me la montrer.

Ils retournèrent la tête et virent le Cynique qui assujettissait avec soin ses prodigieuses lunettes sur son nez, promenait ses regards tantôt sur le lac, tantôt sur le rocher, tantôt sur les masses éloignées des vapeurs, tantôt sur la Grande Escarboucle elle-même, tout en paraissant ne pas avoir conscience de l’éclat de la pierre et comme si les nuages épars s’étaient tous condensés autour de sa personne. Quoique le rayonnement de l’incomparable trésor projetât aux pieds de l’incrédule sa propre ombre, comme il avait le dos tourné au splendide joyau, il ne pouvait se convaincre de cette splendeur.

– Où donc est-elle cette grande mystification ? répéta-t-il. Je vous mets au défi de me la montrer.

– La voilà ! s’écria Matthieu irrité de cet aveuglement obstiné et obligeant le Cynique à faire face au rocher illuminé. Ôtez donc ces maudites lunettes, et rien ne pourra plus vous empêcher de la voir.

Ces verres de couleur obscurcissaient en effet la vue du Cynique, comme les lentilles noircies par la fumée à travers lesquelles on regarde une éclipse.

D’un geste décidé il les arracha de son nez et fixa les yeux hardiment sur la Grande Escarboucle. Mais à peine son regard l’eût-il rencontrée, qu’en poussant un rugissement sourd, il baissa la tête et porta ses deux mains à ses yeux.

Hélas ! il n’y avait plus pour le pauvre Cynique ni vue de la Grande Escarboucle, ni vue d’aucun objet sur la terre, ni vue du ciel même. Il avait été si longtemps accoutumé à ne regarder les objets qu’à travers les lentilles destinées à faire pâlir tout éclat, que maintenant un seul rayon de lumière tombant sur ses yeux dépouillés de lunettes, l’avait à jamais frappé de cécité !

– Matthieu, dit Anne, en se serrant contre lui, partons !

Elle s’évanouit, et Matthieu s’agenouillant la soutint dans ses bras, en lui-mouillant le front avec l’eau froide du lac enchanté. Ce contact la ranima mais ne lui rendit point son courage.

– Oui, dit-il, en l’étreignant, partons, retournons à notre cabane. Les rayons du soleil et ceux de la lune y entreront par la fenêtre. Nous attiserons la flamme de notre foyer et, à la veillée, nous nous réjouirons de son éclat ; mais ne désirons plus d’autre lumière que celle que nous pouvons partager avec tout le monde.

– Non, dit-elle, comment trouverions-nous la paix, le jour, et le sommeil, la nuit, maintenant que nous avons contemplé le redoutable éclat de la Grande Escarboucle ?

Ils puisèrent de l’eau du lac dans le creux de leur main et burent une gorgée de cette onde que n’avait jusqu’alors souillée aucune lèvre d’homme. Puis, guidant le Cynique aveugle, qui ne prononçait pas une parole, ils descendirent la montagne. En quittant les bords du lac, jusqu’alors vierge de toute empreinte de pas humains, ils jetèrent un regard d’adieu sur le rocher et virent s’amonceler en masses épaisses les nuages à travers lesquels brillait la pierre dont l’éclat s’affaiblissait à mesure qu’ils poursuivaient leur route.

Quant aux autres pèlerins de la Grande Escarboucle, la légende rapporte que Maître Ichabod Pigsnort renonça bientôt à la conquête du trésor, n’y voyant décidément qu’une mauvaise spéculation, et se décida sagement à regagner sa maison de commerce près des docks de Boston. Mais, comme il passait par le défilé du Nœud, une troupe d’Indiens captura notre malheureux marchant et l’emmena à Montréal où il fut gardé en otage jusqu’à ce qu’il eût payé une forte rançon en shillings à l’arbre de pin. Par suite de sa longue absence, ses affaires avaient été conduites avec un tel désordre que, pour le reste de ses jours, au lieu de nager dans l’argent, il dut se contenter de menue monnaie de cuivre. Le docteur Picraphodel, l’alchimiste, retourna à son laboratoire avec un colossal morceau de marbre qu’il réduisit en poudre, dit dissoudre dans les acides, fondre dans un creuset, brûler sous l’action du chalumeau. Après quoi, il publia les résultats de ses expériences dans le plus énorme in-folio que l’on jamais vu. La pierre précieuse elle-même ne lui aurait pas mieux servi que le morceau de granit. Le poète, par une méprise à peu près analogue, fit grand cas d’un morceau de glace qu’il avait trouvé dans une caverne ténébreuse et jura que ce trésor répondait pour lui, sous tous les rapports, à l’idée qu’il s’était faite de la Grande Escarboucle. Le critique dit que si ses poésies n’avaient rien de l’éclat de la pierre, en retour, elles avaient conservé toute la froideur de la glace. Lord de Vere se contenta de regarder un candélabre garni de bougies ; puis, son heure venue, il alla remplir, à son tour, un cercueil sous la voûte des ancêtres. Avec les torches funéraires qui jetaient leurs lueurs dans la sombre demeure, on pouvait se passer de la Grande Escarboucle pour montrer la vanité de la pompe terrestre.

Le Cynique, qui avait jeté ses lunettes, erra par le monde, offrant aux regards un spectacle lamentable, et expia sa cécité volontaire d’autrefois par un désir insatiable de voir la lumière. Toute la nuit il levait ses yeux éteints vers la lune et les étoiles, il tournait son visage vers l’orient au lever du jour, en vrai persan adorateur du feu ; il fit un pèlerinage à Rome pour assister à la splendide illumination de l’église de Saint-Pierre et, finalement, il périt dans le grand incendie de Londres où il s’était jeté volontairement dans les flammes dans l’espoir de recueillir un faible rayon du flamboiement qui, en ce moment, éclairait le ciel et la terre.

Mathieu et sa femme vécurent en paix de longs jours et se plurent à raconter la légende de la Grande Escarboucle. Mais, sur la fin de leurs jours, le récit n’obtenait déjà plus la même créance que celle qu’on lui accordait au temps où bien des gens se souvenaient encore de l’éclat de la pierre. Car on s’accordait à dire que depuis que deux créatures humaines avaient eu la naïve sagesse de dédaigner un trésor dont l’éclat devait plonger dans l’obscurité toutes les choses de la terre, la splendeur même de ce trésor s’était évanouie. Lorsque d’autres pèlerins arrivèrent plus tard au rocher enchanté, ils n’y trouvèrent plus qu’une pierre opaque avec des parcelles de mica brillant à sa surface. Une autre tradition rapporte que lorsque les jeunes mariés s’en allèrent les mains vides, une pierre mystérieuse se détacha du rocher et tomba dans le lac, et qu’à l’heure de midi, on peut voir le Chercheur penché sur les eaux pour contempler le trésor.

D’autres, – moins nombreux, – croient que la pierre inestimable resplendit toujours comme autrefois et affirment qu’ils l’ont vue briller comme une traînée d’éclair en été, au fond de la vallée du Saco. J’ajouterai qu’à plusieurs milles des collines de Cristal, j’ai vu une merveilleuse lumière sur leurs sommets et que, sur la foi de la poésie, je me suis laissé entraîner à être le dernier pèlerin de la Grande Escarboucle.

 

 

 

Nathaniel HAWTHORNE,

Contes racontés deux fois.

 

Recueilli dans Les grands écrivains

de toutes les littératures,

2e série, tome 3e, 1888.

 

 

 

 

 


1 Col de montagne.

 

 

 

 

 

 

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