Le manteau de Lady Éléonore

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Nathaniel HAWTHORNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mon excellent ami, le patron de la taverne de l’Ancien Palais des Gouverneurs, eut l’amabilité, l’autre soir, de nous retenir, Mr. Tiffany et moi, à souper pour déguster un plat d’huîtres. Cette modeste marque de respect et de gratitude à notre égard, comme il en fit généreusement la remarque, ne répondait qu’imparfaitement au mérite que l’ingénieux conteur et moi, l’humble transcripteur de ses récits, avions en toute justice acquis par l’attention que nos publications, élaborées en commun, avaient attirée sur son établissement. Maint cigare avait été fumé chez lui, maint verre de vin ou de plus capiteuse aqua vitæ avait été bu, maint dîner consommé, par des étrangers curieux qui, sans l’heureuse collaboration de Mr. Tiffany et de moi-même, ne se seraient jamais aventurés dans la sombre ruelle qui donne accès à la cour historique de l’ancien palais des gouverneurs anglais à Boston. Bref, si on peut accorder aucun crédit aux courtoises affirmations de Mr. Thomas Waite, nous avions aussi certainement mis en vedette sa maison historique oubliée que si nous avions abattu la laide rangée d’échoppes de cordonniers et de boutiques de merciers qui empêchent de voir sa façade aristocratique de Washington Street. Il serait indiscret, cependant, de parler trop haut de la clientèle accrue du débit, de peur que Mr. Waite n’ait des difficultés à renouveler son bail dans des conditions aussi avantageuses que naguère.

Accueillis ainsi comme bienfaiteurs, ni Mr. Tiffany ni moi n’éprouvâmes aucun scrupule à rendre pleine justice aux mets succulents qui nous furent servis. Si le banquet était moins magnifique que ceux dont ces mêmes murailles lambrissées avaient été témoins, le siècle passé ; si notre hôte présidait avec un peu moins de splendeur qu’il n’aurait convenu au successeur des gouverneurs royaux ; si les invités formaient une compagnie moins imposante que les dignitaires en perruques poudrées et en habits brodés qui festoyaient autrefois à la table de leur maître et qui dorment maintenant dans les tombes armoriées de Copp’s Hill et de King’s Chanel, – jamais cependant, je puis le dire hardiment, plus agréable petite réunion n’eut lieu dans le palais des gouverneurs depuis le règne de la reine Anne jusqu’à la Révolution. L’occasion était d’autant plus intéressante qu’était présent un vénérable personnage dont les souvenirs personnels remontaient à l’époque des gouverneurs Gage et Howe, et lui fournissaient même une ou deux anecdotes douteuses concernant le gouverneur Hutchinson. Il appartenait à ce groupe peu nombreux, aujourd’hui presque éteint, d’hommes dont l’attachement à la royauté, aussi bien qu’aux institutions et aux coutumes coloniales, qui allaient de pair avec elle, n’avait jamais cédé aux hérésies démocratiques du temps présent. La jeune reine d’Angleterre n’avait jamais eu dans son royaume sujet plus fidèle – aucun peut-être qui se fût agenouillé devant son trône avec autant d’amour et de respect – que cet aïeul dont la tête avait blanchi sous l’indulgente domination de la république, qu’il qualifie encore à ses heures les plus apaisées de gouvernement usurpateur. Cependant, ses préjugés obstinés n’avaient pas fait de lui un compagnon revêche ou impossible. À vrai dire, l’existence de ce vieux conservateur a été si traversée et si incertaine – il a eu si peu d’amie et si peu d’occasions de s’en faire – que je doute qu’il refuse la coupe de l’amitié, lui fût-elle présentée par Olivier Cromwell ou John Hancock, ou même par un des démocrates aujourd’hui au pouvoir.

Le moment venu, notre hôte déboucha une bouteille de Madère d’un parfum si exquis et d’une saveur si admirable qu’il avait dû certainement la découvrir dans un ancien caveau, creusé au plus profond de la cave, où quelque vieux sommelier jovial cachait les vins fins du gouverneur et dont il avait oublié de révéler le secret sur son lit de mort. Paix à son fantôme au nez rubicond ! Une libation à sa mémoire ! Mr. Tiffany ingurgita cette précieuse boisson avec un entrain particulier, et, après en avoir siroté le troisième verre, il voulut bien nous raconter une des plus curieuses légendes qu’il ait encore sortie de la réserve où il les tient enfermées. Avec quelques enjolivements appropriés tirés de mon fonds, la voici à peu près telle qu’il nous l’a dite.

 

Peu de temps après que le colonel Shute eut pris possession de son poste à la tête du Massachusetts – il y a de cela près de cent vingt ans – une jeune dame de haut rang et de grande fortune arriva d’Angleterre, demandant au gouverneur la protection qu’elle attendait de lui comme son tuteur. Le gouverneur était parent éloigné de la jeune dame, mais le plus proche qui eût survécu à l’extinction graduelle de sa famille : aucun refuge donc n’était plus éligible pour la riche et bien née Lady Éléonore Rochcliffe que le palais du gouverneur d’une colonie transatlantique. De plus, l’épouse du gouverneur Shute avait joué le rôle de mère auprès de la jeune fille pendant l’enfance de celle-ci ; elle désirait maintenant la recevoir, espérant que sa jeunesse et sa beauté seraient infiniment moins exposées au sein de la société primitive de la Nouvelle-Angleterre qu’au milieu des artifices et des corruptions de la Cour. Si le gouverneur ou sa femme avaient mis au premier plan leur tranquillité, ils auraient probablement essayé de rejeter la responsabilité sur d’autres ; car, avec quelques traits de caractère nobles et splendides, Lady Éléonore se faisait remarquer par un orgueil âpre et obstiné, une conscience hautaine de ses avantages héréditaires et personnels, qui la rendaient très difficile à diriger. À en juger d’après mainte anecdote traditionnelle, ce tempérament particulier prenait presque les proportions d’une monomanie. Du moins, si les actes qu’il inspirait étaient ceux d’une personne dans son bon sens, il semblait que la Providence dût punir un orgueil aussi coupable d’un châtiment sévère. La teinte de merveilleux qui colore tant de légendes à demi oubliées a sans doute ajouté un surcroît d’étrangeté à l’étonnante histoire de Lady Éléonore Rochcliffe.

 

Le navire dans lequel elle arriva aborda à Newport, d’où elle fut conduite à Boston dans le carrosse du gouverneur, escorté par une petite troupe de gentilshommes à cheval. Le lourd équipage, avec ses quatre chevaux noirs, attira grande attention lorsqu’il traversa Cornhill à grand bruit, entouré des coursiers caracolants d’une demi-douzaine de cavaliers, sabres battant les étriers et pistolets sortant des fontes. Par les grandes portières vitrées du carrosse, à son passage, le peuple put apercevoir la silhouette de Lady Éléonore, où s’unissait une dignité quasi royale à la grâce et à la beauté d’une vierge de dix-huit ans. Une rumeur singulière s’était répandue parmi les dames de la province que leur belle rivale devait une grande part du charme de son aspect à un certain élément de son costume – un manteau brodé – qui avait été dessiné par l’artiste le plus habile de Londres, et qui possédait le pouvoir magique de rehausser la personne. Pour le moment, d’ailleurs, elle ne devait rien à cette sorcellerie du vêtement, portant une robe de voyage en velours, qui aurait rendu toute autre raide et disgracieuse.

Le cocher arrêta ses quatre chevaux noirs, et toute la cavalcade fit halte devant la grille en fer ouvragé qui séparait le palais du gouverneur de la rue. À ce moment, par une fâcheuse coïncidence, la cloche de la Vieille Église du Sud sonnait pour des funérailles ; si bien que, au lieu de la joyeuse volée dont il était coutume d’annoncer l’arrivée d’étrangers de distinction, Lady Éléonore Rochcliffe entra au son d’un glas funèbre, comme si quelque calamité était associée à sa belle personne.

« Quel manque de respect ! » s’écria le capitaine Langford, officier anglais qui était arrivé récemment porteur de dépêches pour le gouverneur Shute. « La cérémonie funèbre aurait dû être différée, de peur que l’humeur de Lady Éléonore ne soit assombrie par un accueil aussi lugubre. »

« Pardon, monsieur », rétorqua le Dr. Clarke, médecin connu pour ses vives sympathies à l’égard du parti du peuple ; « en dépit des décisions des hérauts, un mendiant mort doit avoir la préséance sur une reine vivante. Notre reine la Mort confère de hauts privilèges. »

Ces propos furent échangés tandis que les deux interlocuteurs attendaient de pouvoir traverser la foule qui s’était attroupée des deux côtés de l’entrée, laissant libre l’accès au portail du palais. Un esclave noir en livrée sauta de derrière le carrosse et ouvrit la porte à deux battants ; le gouverneur descendit les marches du perron dans le dessein d’aider Lady Éléonore à prendre pied. Mais le mouvement majestueux du gouverneur fut prévenu d’une manière qui créa un étonnement général. Un jeune homme pâle, les cheveux noirs en désordre, sortit vivement de la foule et se coucha près du carrosse, offrant ainsi son corps à Lady Éléonore comme marchepied. Elle hésita un instant, signifiant par son expression le doute que le jeune homme fût digne de porter le poids de son pas, plutôt que la peine de recevoir une marque de respect aussi impressionnante de la part d’un être humain.

« Debout ! » s’écria le gouverneur d’un ton impérieux, levant sa canne pour frapper l’importun. « Que signifient les simagrées de cet échappé des Petites-Maisons ? »

« Permettez ! » fit Lady Éléonore, plaisamment, mais avec plus de mépris que de pitié dans la voix. « Que Votre Excellence s’abstienne de le frapper. Quand des gens ne désirent que de se faire fouler aux pieds, ce serait dommage de leur refuser une faveur si facile à accorder – et si méritée ! » Sur ce, aussi légèrement, à vrai dire, qu’un rayon de soleil se pose sur un nuage, elle mit le pied sur la forme prostrée et tendit la main pour prendre celle du gouverneur.

Pendant un court moment, Lady Éléonore conserva cette attitude et jamais, certes, ne se vit emblème plus juste de l’aristocratie et de l’orgueil héréditaire foulant aux pieds la sympathie humaine et la parenté naturelle des êtres mortels, que ces deux personnages ainsi placés. Cependant les spectateurs furent si vivement frappés de la beauté de la jeune fille, et l’orgueil semblait si essentiel à l’existence de pareille créature, qu’ils éclatèrent tous en applaudissements.

« Qui est ce jeune insolent ? » demanda le capitaine Langford qui était resté près du Dr. Clarke. « S’il est dans son bon sens, son impertinence mérite la bastonnade ; s’il est fou, il faut protéger Lady Éléonore de pareils ennuis en enfermant ce dément. »

« Son nom est Gervais Helwyse », répondit le docteur. « C’est un jeune homme sans titre de noblesse ni fortune, qui n’a pour lui que les qualités d’intelligence et de cœur que la nature lui a données. Tandis qu’il était secrétaire de notre agent colonial à Londres, il eut le malheur de rencontrer Lady Éléonore. Il l’aime ; le mépris de cette femme l’a rendu fou. »

« C’était folie que d’aspirer si haut », reprit l’officier anglais.

« Cela se peut », dit le Dr. Clarke, fronçant les sourcils. « Mais, pour vous dire tout mon sentiment, monsieur, je serais tenté de douter de la justice de Dieu, là-haut dans le ciel, si quelque humiliation signalée n’atteignait cette jeune personne qui, là-bas, entre avec tant de morgue dans ce palais. Elle veut se placer au-dessus de la sympathie naturelle, au-dessus de cette nature commune qui enveloppe toutes les âmes ; je serais bien étonné que cette nature n’affirmât pas ses droits sur l’orgueilleuse en la ramenant au niveau des plus humbles. »

« Jamais ! » s’écria le capitaine, avec indignation ; « ni dans cette vie ni quand on la couchera dans le tombeau de ses ancêtres. »

Quelques jours après, le gouverneur donna un bal en l’honneur de Lady Éléonore. Les grands bourgeois de la colonie reçurent des invitations, qui furent distribuées à leur résidence dans tout le pays, par des courriers à cheval portant des missives scellées avec toute la formalité de dépêches officielles. En réponse à cet appel, il y eut grand concours de tout ce qui représentait la naissance, la fortune et la beauté ; le grand portail du palais des gouverneurs s’était rarement ouvert pour une aussi grande affluence d’hôtes de distinction que lors de ce bal en l’honneur de Lady Éléonore. Sans exagérer les termes, on pourrait qualifier le spectacle de somptueux, car, selon la mode du temps, les femmes resplendissaient en de riches robes de soie ou de satin à paniers, et les hommes brillaient en des costumes où des broderies d’or rehaussaient profusément le velours violet, écarlate ou bleu-de-ciel dont étaient faits les habits et les gilets. Ce dernier élément du costume était de grande importance, car il couvrait le corps presque jusqu’aux genoux, et les fleurs et les feuillages d’or qui l’ornaient représentaient peut-être une année de revenu. Notre goût, si différent aujourd’hui – goût qui symbolise le profond changement survenu dans tout le système social – considérerait presque tous ces rutilants personnages comme ridicules ; cependant, ce soir-là, les invités cherchaient leur image dans les miroirs des trumeaux et se réjouissaient de découvrir leur scintillement au milieu de la foule scintillante. Quel dommage qu’un de ces miroirs majestueux n’ait pas conservé la réflexion de ce spectacle, qui, précisément par ce qu’il y avait de transitoire dans ses aspects, nous apprendrait beaucoup de choses dignes d’être connues et retenues !

Puisse du moins le miroir – ou un peintre – nous donner quelque idée d’un vêtement, déjà mentionné dans ce récit, le manteau brodé de Lady Éléonore, qui, d’après des commérages chuchotés tout bas, possédait des propriétés magiques, en particulier de prêter une grâce nouvelle et inédite à la silhouette de la jeune fille chaque fois qu’elle le mettait. Une folle imagination me hante : ce mystérieux manteau jette, dans ma pensée, sur l’image de la jeune personne, une sorte de terreur, à la fois en raison de son pouvoir merveilleux et du fait qu’il avait été façonné par une femme sur son lit de mort ; il devait peut-être la beauté exceptionnelle de son dessin au délire de la mort déjà proche.

Après les salutations officielles, Lady Éléonore se joignit à un groupe isolé de la foule des invités, s’associant avec un cercle étroit de personnes distinguées auxquelles elle accordait sa faveur de préférence à la masse. Les flambeaux jetaient un vif éclat sur la compagnie, mettant en relief tout ce qu’elle avait de brillant, mais la jeune fille ne regardait que d’un air distrait et, de temps en temps, avec une expression de lassitude et de mépris, tempérée par tant de grâce féminine que ses interlocuteurs percevaient à peine la laideur morale dont cela était le signe. Elle contemplait le spectacle non pas tant avec un vulgaire sourire de dédain pour cette contrefaçon provinciale d’une fête de cour, qu’avec le profond dégoût d’une âme qui se plaçait trop haut pour participer au plaisir d’autres humains. Que les souvenirs de ceux qui la virent ce soir-là aient été influencés ou non par les étranges évènements auxquels elle fut mêlée plus tard, ils se rappelèrent toujours son attitude comme marquée de quelque chose d’insolite et d’égaré, quoique, au moment même, toutes les voix s’unissaient pour louer sa beauté exceptionnelle et le charme indescriptible dont la revêtait son manteau. Quelques observateurs proches, il est vrai, remarquèrent sur son visage une alternance de rougeur fiévreuse et de pâleur, avec des changements correspondants de gaîté et de dépression, et, une fois ou deux, des signes douloureux, involontaires, de fatigue, comme si elle était sur le point de s’affaisser sur le sol. Puis, avec un tremblement nerveux, elle semblait rassembler son énergie et lançait plaisamment, dans la conversation, quelque sarcasme brillant, non sans aigreur. Il y avait tant d’étrangeté dans ses manières et ses sentiments que les personnes d’esprit sain s’en étonnaient ; la regardant en face, ils découvraient dans son regard et dans son sourire des dessous incompréhensibles, inquiétants, qui les faisaient douter à la fois de son sérieux et de son bon sens. Peu à peu, le cercle qui entourait Lady Éléonore se restreignit ; il ne resta plus autour d’elle que quatre cavaliers servants. C’étaient le capitaine Langford, déjà mentionné ; un planteur de Virginie, venu dans le Massachusetts en mission politique ; un jeune ministre épiscopalien, petit-fils d’un comte anglais ; et le secrétaire particulier du gouverneur Shute, dont Lady Éléonore acceptait l’obséquiosité avec une sorte de tolérance.

De temps à autre, des serviteurs en livrée passaient parmi les invités, portant sur des plateaux des aliments et des vins de France et d’Espagne. Lady Éléonore, qui refusait de tremper ses jolies lèvres même dans la mousse d’une coupe de champagne, se laissa tomber dans un grand fauteuil de damas, lasse soit de l’agitation soit de l’ennui de la soirée. Tandis que, pour un instant, elle perdait conscience du bruit des voix, des rires et de la musique, un jeune homme se glissa jusqu’à elle et s’agenouilla à ses pieds. Il lui offrait sur un plateau de métal un gobelet d’argent ciselé, rempli de vin jusqu’au bord, avec autant de respect qu’à une reine, ou plutôt avec l’extase dévote d’un prêtre sacrifiant à son idole. Prenant conscience que quelqu’un touchait sa robe, Lady Éléonore tressaillit et, ouvrant les yeux, aperçut le visage pâle et égaré et les cheveux défaits de Gervais Helwyse.

« Pourquoi me harceler ainsi ? » dit-elle, d’un ton las mais avec un peu plus de bienveillance qu’elle n’en mettait d’habitude dans ses paroles. « On me dit que je vous ai fait tort. »

« Dieu seul le sait », répliqua le jeune homme avec solennité. « Mais, Lady Éléonore, en compensation de ce tort, s’il existe, et pour votre tranquillité sur cette terre et dans l’autre monde, je vous prie de prendre une gorgée de ce vin bénit et de faire circuler le gobelet parmi les invités. Ce sera le symbole que vous n’avez pas cherché à vous détacher de la chaîne des sympathies humaines, que personne ne peut rejeter sans se ranger parmi les anges déchus. »

« Où ce fou a-t-il volé ce vase sacramentel ? » s’écria le ministre épiscopalien.

Cette remarque attira l’attention des personnes présentes sur la coupe d’argent, qu’on reconnut appartenir au service pour la communion de la Vieille Église du Sud ; et, autant qu’on pouvait le savoir, c’était de vin consacré qu’elle était pleine à déborder.

« Ce vin est peut-être empoisonné », murmura entre ses dents le secrétaire du gouverneur.

« Versez-le dans la gorge du manant ! » s’écria le Virginien.

« Chassez-le du palais ! » s’exclama le capitaine Langford, saisissant Gervais Helwyse par l’épaule avec tant de rudesse que la coupe sacramentelle fut renversée et que son contenu se répandit sur le manteau de Lady Éléonore. « Coquin, sot ou fou, il est intolérable que cet individu reste en liberté. »

« Je vous en prie, messieurs, ne faites pas de mal à mon pauvre admirateur », dit Lady Éléonore avec un léger sourire de lassitude. « Emmenez-le hors de vue, si vous voulez bien, car je ne suis d’humeur qu’à rire de lui, alors que, en toute décence et conscience, je devrais pleurer pour l’avoir mis en si mauvais point. »

Mais, tandis que les personnes présentes s’efforçaient d’entraîner le malheureux jeune homme, il échappa à leurs mains et, avec l’instance passionnée d’un égaré, pressa Lady Éléonore d’accéder à une nouvelle requête aussi étrange. Ce n’était rien moins que de rejeter le manteau que, tandis qu’il cherchait à lui faire accepter la coupe remplie de vin, elle avait serré autour d’elle, au point de s’en envelopper comme d’un linceul.

« Rejetez-le loin de vous », s’écria Gervais Helwyse, joignant les mains avec une douloureuse ardeur. « Il peut n’être pas trop tard. Que les flammes consument ce vêtement maudit ! »

Mais Lady Éléonore, avec un rire plein de mépris, ramena sur sa tête les plis somptueux du manteau brodé, de façon à donner un aspect tout nouveau à son beau visage qui, à demi visible, à demi caché, semblait appartenir à un être de pensées et de desseins mystérieux.

« Adieu, Gervais Helwyse ! » dit-elle. « Conservez mon image dans votre souvenir comme vous la contemplez maintenant. »

« Hélas ! madame », répliqua-t-il, d’un ton non plus exalté, mais aussi triste qu’un glas d’enterrement ; « il nous faudra nous rencontrer bientôt en des circonstances où votre visage offrira un autre aspect, et c’est celui-là qui restera dans mon souvenir. » Il n’opposa plus de résistance aux violents efforts des gentilshommes et des serviteurs pour le traîner hors de la salle ; ils le jetèrent brutalement par la porte de fer de l’autre côté de la grille du palais.

Le capitaine Langford, qui avait pris une part active à cette expulsion, revenait vers Lady Éléonore, lorsqu’il rencontra le Dr. Clarke, avec qui il avait échangé quelques paroles le jour de l’arrivée de la belle étrangère. Le médecin restait à l’écart, séparé de Lady Éléonore par toute la largeur de la pièce, mais la fixant avec une telle intensité que le capitaine, involontairement, pensa qu’il surprenait en elle quelque profond secret.

« Il me semble que vous aussi, après tout, êtes sensible aux charmes de cette princière personne », dit-il, espérant amener ainsi le médecin à lui révéler sa découverte.

« À Dieu ne plaise ! » répondit le Dr. Clarke, en souriant pensivement ; « et si vous êtes sage, vous formulerez la même prière. Malheur à ceux qui se laisseront toucher par la beauté de Lady Éléonore ! Mais je vois le gouverneur debout là-bas. J’ai un mot ou deux à lui dire en privé. Bonsoir ! » Il s’avança vers le gouverneur Shute et s’adressa à lui à voix si basse qu’aucune des personnes présentes ne put saisir un mot de ce qu’il disait, bien que le changement soudain qui se fit sur le visage de Son Excellence, plein de gaîté jusque-là, annonçât que la communication ne pouvait être agréable. Un moment après, on prévint les invités qu’une circonstance imprévue imposait la nécessité de mettre une fin prématurée à la fête.

Le bal du palais du gouverneur alimenta les conversations de la métropole coloniale pendant quelques jours, et serait demeuré plus longtemps l’objet des commentaires si un sujet d’intérêt plus pressant ne l’avait refoulé hors de l’attention. Il venait d’éclater à Boston cette terrible maladie épidémique qui, à cette époque (comme longtemps avant et longtemps après), tuait des centaines et des milliers de personnes des deux côtés de l’Atlantique. Dans l’occurrence, elle prit un caractère si violent qu’elle a laissé des traces – ses stigmates, pour employer une figure appropriée – dans l’histoire de la colonie, dont les affaires furent jetées en confusion par ses ravages. D’abord, contrairement à ce qui se passait d’ordinaire, le mal sembla s’attaquer exclusivement à la haute société, choisissant ses victimes parmi les plus fiers, les mieux nés, les plus riches, entrant hardiment dans les appartements somptueux, envahissant le sommeil des grands dans leurs couvertures de soie. Quelques-uns des hôtes les plus distingués du palais du gouverneur – ceux mêmes que l’orgueilleuse Lady Éléonore n’avait pas jugés indignes de sa faveur – furent frappés par le fléau. On remarqua avec une amère âpreté que les quatre cavaliers de Lady Éléonore les plus empressés auprès d’elle le soir du bal – l’officier anglais, le Virginien, le jeune pasteur et le secrétaire du gouverneur – furent atteints les premiers. Mais la maladie, poursuivant sa marche, cessa bientôt d’être le privilège spécial de l’aristocratie. Sa marque rouge ne fut plus conférée comme une croix d’honneur ou un ordre de chevalerie. La contagion se glissa dans les ruelles étroites et tortueuses, entra dans les demeures basses, laides et sombres et serra de son étreinte mortelle les artisans et les travailleurs de la cité. Elle contraignit les riches et les pauvres à se sentir frères. Arpentant d’un pas puissant l’espace qui sépare les Trois Collines, de mine aussi effrayante qu’une nouvelle peste, voici que se dressait cette conquérante invincible, tortionnaire implacable et terrifiante de nos aïeux, la petite vérole !

Nous ne pouvons comprendre l’effroi qu’inspirait autrefois ce fléau, habitués que nous sommes à le considérer comme un monstre auquel on a arraché ses crocs. Il nous faut évoquer l’épouvante qui s’attacha récemment aux pas gigantesques du choléra franchissant l’Atlantique et marchant comme le Destin sur des cités éloignées, déjà à demi dépeuplées par la fuite des habitants. Il n’y a pas d’effroi aussi horrible et aussi déformant que celui qui nous fait craindre de respirer l’air du ciel de peur qu’il ne soit empoisonné, ou de serrer la main d’un ami ou d’un frère de peur que l’affreuse contagion ne l’étreigne. Tel était le désarroi qui maintenant suivait la maladie à la trace ou la précédait dans la cité. On creusait les tombes en hâte et on recouvrait avec précipitation les restes pestilentiels des décédés, car les morts étaient les ennemis des vivants, cherchant, pour ainsi dire, à les faire trébucher dans leur lugubre fosse. Les conseils publics étaient suspendus, comme si la sagesse humaine pouvait se départir de son activité, maintenant qu’un tyran surhumain avait envahi le palais du chef. Si une flotte ennemie avait menacé nos côtes ou si des armées ennemies avaient foulé notre territoire, le peuple aurait probablement confié sa défense au même terrible conquérant, qui l’accablant sans remède, signifiait que toute intervention contre sa puissance était inutile. Ce conquérant arborait un symbole de ses triomphes : un drapeau rouge-sang flottait dans l’air souillé au-dessus de la porte de toute demeure où était entrée la petite vérole.

Cette bannière se déployait depuis longtemps au-dessus du portail du palais du gouverneur, car c’est de là, comme on l’avait découvert en recherchant les origines du fléau, que le malheur était parti. On avait remonté la piste jusqu’à la chambre luxueuse d’une grande dame, la plus fière des patriciennes, celle qui était si délicate et se reconnaissait à peine faite du même limon que ses semblables, la hautaine personne qui se plaçait au-dessus des sympathies humaines, Lady Éléonore. Il n’y avait pas de doute que la contagion s’était cachée dans le manteau somptueux qui mettait tant de grâce autour d’elle au bal du palais. Sa splendeur fantastique avait été conçue par le cerveau délirant d’une femme sur son lit de mort ; c’était le dernier travail de ses doigts raidis qui avait entrelacé avec les fils d’or la fatalité et le malheur. Cette sombre nouvelle, d’abord chuchotée, se répandit bientôt par toute la ville. Le peuple fut pris de rage contre Lady Éléonore ; il s’écria que son orgueil et son mépris avaient évoqué un démon, et qu’à eux deux ils avaient fait surgir cette monstrueuse calamité. Parfois leur colère et leur désespoir prenaient l’aspect d’une gaîté grimaçante ; chaque fois que le drapeau rouge était hissé au-dessus d’une nouvelle porte, puis d’une autre, ils battaient des mains et clamaient dans les rues avec une amère moquerie : « Voyez un nouveau triomphe de Lady Éléonore ! »

Un jour, au cours de cette lugubre période, un personnage à l’air égaré s’approcha du portail du palais du gouverneur et, croisant les bras, resta là à contempler l’étendard écarlate, qu’un coup de vent agitait convulsivement, comme pour répandre la contagion dont il était le symbole. À la fin, escaladant l’un des piliers à l’aide de la grille, il arracha le drapeau et entra dans le palais, le brandissant au-dessus de sa tête. Au bas de l’escalier, il rencontra le gouverneur, en bottes à éperons, un manteau serré autour du corps, évidemment sur le point de partir en voyage.

« Misérable fou, que viens-tu faire ici ? » s’écria Shute, devant sa canne pour se garder du contact. « Il n’y a rien ici que la mort ; arrière, si tu ne veux la rencontrer ! »

« La mort ne me touchera pas, moi, le porte-étendard de la pestilence », cria Gervais Helwyse, secouant le drapeau rouge. « La Mort, accompagnée de la Pestilence, qui porte les traits de Lady Éléonore, parcourront les rues cette nuit, et c’est moi qui dois les précéder avec cette bannière. »

« Pourquoi gaspiller des paroles à propos de ce dément », murmura le gouverneur, ramenant son manteau sur sa bouche : « Qu’importe sa misérable vie, alors qu’aucun de nous n’est sûr de vivre une demi-journée ?... Va donc, insensé, à la destruction ! »

Il s’écarta pour laisser passer Gervais, qui se mit immédiatement à monter l’escalier ; mais, au premier palier, il fut arrêté par la solide étreinte d’un main sur son épaule. Jetant des regards furieux, prêt à lutter comme un fou et à mettre en pièces son adversaire, Gervais se sentit maîtrisé par un regard froid et sévère qui possédait le mystérieux pouvoir de calmer la démence à son plus haut degré. La personne qu’il venait de rencontrer était le Dr. Clarke, que sa grave profession de médecin avait conduit au palais, bien que, au temps de la prospérité, il s’y rendît rarement.

« Jeune homme, quel est ton dessein ? » demanda-t-il.

« Je cherche Lady Éléonore », répondit Gervais, d’un ton soumis.

« Tous l’ont fuie », dit le médecin. « Pourquoi veux-tu la voir ? Apprends que sa garde-malade est tombée raide morte sur le seuil de la chambre fatale. Ne sais-tu pas que cette belle Lady Éléonore est arrivée à nos rivages comme une malédiction, que son haleine a empoisonné l’air, qu’elle a secoué la pestilence et la mort des plis de son manteau ? »

« Permettez-moi de la voir », répliqua le jeune égaré. « Je désire la contempler dans sa beauté terrible, vêtue des insignes royaux de la pestilence. La Mort et elle siègent sur le même trône : je veux m’agenouiller devant elles. »

« Pauvre malheureux ! » dit le Dr. Clarke ; et, éprouvant profondément le sentiment de la faiblesse humaine, un sourire d’hilarité caustique ourla sa lèvre. « Tu veux encore adorer celle qui détruit, orner son image de splendeurs irréelles, d’autant plus magnifiques qu’elle accomplit plus de mal ? Ainsi fait l’homme à l’égard de ses tyrans. Approche donc. J’ai remarqué que la folie a ceci de bon qu’elle protège contre la contagion, et peut-être trouvera-t-elle sa guérison dans cette chambre. » Montant à l’étage supérieur, il ouvrit une porte et fit signe à Gervais d’entrer.

Le pauvre fou, semble-t-il, avait caressé l’illusion que sa hautaine maîtresse siégeait en grande pompe, protégée contre l’influence pestilentielle qu’elle répandait autour d’elle par quelque sortilège. Il rêvait, sans doute, que sa beauté n’était pas ternie, mais rehaussée jusqu’à un éclat surhumain. Plein de ces visions, il s’avança sans bruit, révérencieusement, vers la porte où se tenait le médecin, mais s’arrêta sur le seuil, cherchant craintivement à percer du regard l’obscurité de la chambre aux rideaux fermés.

« Où est Lady Éléonore ? », murmura-t-il.

« Appelle-la », répondit le médecin.

« Lady Éléonore ! Princesse ! Reine de la mort ! » s’écria Gervais, faisant trois pas en avant dans la chambre. « Elle n’est pas là... Je vois, sur cette table, scintiller le diamant qu’elle portait sur sa poitrine... Et là », ajouta-t-il, frémissant, « là se trouve son manteau, sur lequel une femme morte a brodé un charme d’une puissance terrible. Mais où est Lady Éléonore ? »

Un mouvement se fit dans les rideaux de soie tombant du dais du lit somptueux, et un sourd gémissement se fit entendre. Gervais, en écoutant de toute son attention, commença à distinguer une voix de femme, dolente, se plaignant de la soif. Il lui sembla même qu’il en reconnaissait l’accent.

« Ma gorge ! Ma gorge me brûle », murmura une voix. « Une goutte d’eau ! »

« Qu’est cette chose ? » dit le jeune homme au cerveau égaré, s’approchant du lit et écartant brusquement les rideaux. « À qui as-tu volé cette voix pour exprimer tes plaintes et tes misérables requêtes, comme si Lady Éléonore était accessible aux infirmités humaines ? Fi ! Monceau de chair malade et mortelle, pourquoi t’es-tu subrepticement glissé dans la chambre de ma dame ? »

« Oh ! Gervais Helwyse », dit la voix – tandis que le corps se tordait, dans l’effort de cacher le visage ravagé – « ne jetez pas les yeux maintenant sur la femme que vous avez aimée. La malédiction du ciel est tombée sur moi parce que je n’ai pas voulu appeler l’homme mon frère, la femme ma sœur. Je me suis drapée dans mon orgueil comme dans un manteau et j’ai dédaigné les sentiments de sympathie commandés par la nature. Aussi la Nature a fait de ce misérable corps l’instrument d’une affreuse sympathie. Vous êtes vengé ; ils sont tous vengés ; la Nature est vengée... Je suis bien Éléonore Rochcliffe. »

La pointe de méchanceté due à la maladie mentale dont Gervais était atteint, l’amertume qu’il éprouvait dans le fond de son cœur, malgré sa folie, en raison du désastre de sa vie et de la ruine de son amour, payé de si cruel mépris, s’avivèrent chez lui à ce moment. Il fit du doigt une remontrance à la malheureuse jeune fille, et la chambre retentit, les courtines du lit vibrèrent de l’éclat de rire dément qui s’échappa de sa gorge.

« Nouveau triomphe de Lady Éléonore ! » s’écria-t-il. « Tous ont été ses victimes ; qui de plus digne de devenir sa dernière victime qu’elle-même ? » Poussé par quelque nouvelle fantaisie de son intellect dérangé, il saisit le manteau fatal et se précipita hors de la chambre et de la maison.

Cette nuit-là, un cortège aux flambeaux se déroula dans les rues, portant l’image d’une femme enveloppée d’un manteau richement brodé, conduit par Gervais Helwyse qui brandissait le drapeau rouge de la pestilence. Arrivée devant le palais du gouverneur, la foule brûla l’effigie, et un vent violent, qui se leva, dispersa les cendres. On dit que, de ce moment, le fléau s’apaisa, comme si son pouvoir funeste avait quelque rapport mystérieux, depuis la première atteinte jusqu’à la dernière, avec le manteau de Lady Éléonore. Une étrange incertitude plane sur le sort de cette dernière. La croyance prévaut, cependant, que dans une des chambres du palais on aperçoit quelquefois une forme indistincte de femme, recroquevillée dans le coin le plus sombre et se cachant le visage d’un manteau brodé. Si la légende est vraie, n’est-ce pas celle qui fut l’orgueilleuse Lady Éléonore ?

 

 

Notre hôte, le vieux conservateur et moi-même ne ménagèrent pas à ce récit, qui nous avait tant intéressés, les louanges les plus chaudes ; car le lecteur peut à peine concevoir quelle indicible puissance s’ajoute, comme dans le cas présent, à une histoire dite par quelqu’un dont la véracité inspire entière confiance. Pour ce qui est de moi, connaissant le soin scrupuleux de Mr. Tiffany à s’appuyer sur une solide fondation de faits, je n’aurais pu lui accorder créance plus fidèle s’il s’était présenté comme témoin oculaire des actes et des souffrances de la malheureuse Lady Éléonore. Il peut se rencontrer, il est vrai, des sceptiques qui demandent des preuves documentaires ou exigent même qu’on produise le manteau brodé, oubliant que – Dieu en soit loué ! – il est devenu la proie des flammes.

Or le vieux conservateur, dont le sang avait été échauffé par la bonne chère, se mit à deviser, à son tour, des traditions du Palais des Gouverneurs, et laissa entendre que, lui aussi, s’il nous était agréable, pourrait ajouter quelques réminiscences à notre collection de légendes. Mr. Tiffany, n’ayant aucune raison de redouter un rival, le pria immédiatement de nous faire la faveur d’un spécimen ; je me joignis, comme il est naturel, à ses instances ; et notre vénérable compagnon, enchanté de rencontrer des auditeurs si bien disposés, n’attendit que le retour de Mr. Thomas Waite, appelé au dehors pour recevoir et accommoder de nouveaux arrivés. Le public – mais qu’en cela son bon plaisir et le nôtre restent maîtres des circonstances – lira peut-être ce qui en résulta dans un autre conte du Palais des Gouverneurs.

 

 

1835.

 

 

Nathaniel HAWTHORNE, Contes,

traduits et préfacés par Charles Cestre,

Aubier-Montaigne, s. d.

 

 

 

 

 

 

 

 

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