Les peintures prophétiques
par
Nathaniel HAWTHORNE
« Mais ce peintre ! » s’écria Walter Ludlow avec animation. « Non seulement il excelle dans son art, mais il possède de vastes connaissances dans le domaine de la culture et de la science. Il parle hébreu avec le Rév. Mr. Mather et donne des leçons d’anatomie au Dr. Boylston. En un mot, il tient tête aux plus instruits d’entre nous sur leur propre terrain. De plus, c’est un homme du monde, un citoyen de l’univers, oui, un vrai cosmopolite ; car il parle de tous les climats et pays du globe comme s’il y était né – excepté nos forêts, qu’il se prépare à aller visiter. Et tout cela n’est pas encore ce que j’admire le plus chez lui. »
« Vraiment ! » dit Elinor, qui avait écouté avec toute sa sympathie de femme la description de ces talents. « Cependant ce que vous dites est déjà admirable. »
« Certes », répondit le fiancé de la jeune fille, « mais beaucoup moins que son don naturel de s’adapter à tous les caractères, au point qu’il se fait le miroir de tous les hommes – et de toutes les femmes aussi, Elinor. Mais je ne vous ai pas dit encore la plus grande merveille. »
« Ah ! S’il a des qualités encore plus merveilleuses que celles-là », dit Elinor en riant, « Boston, la ville où on a exécuté tant de sorciers, pourrait bien être un endroit dangereux pour lui. Me parlez-vous d’un peintre ou d’un magicien ? »
« À vrai dire », répondit le jeune homme, « la question que vous posez pourrait être prise au sérieux. On dit qu’il ne peint pas seulement les traits, mais l’esprit et le cœur. Il saisit les passions et les sentiments secrets et les projette sur la toile, comme l’éclat du soleil – ou, lorsque son modèle est une personne à l’âme noire – comme les lueurs du feu d’enfer. C’est un don inquiétant », ajouta Walter, l’enthousiasme disparaissant de sa voix. « J’ai presque peur de poser pour lui. »
« Walter, parlez-vous sérieusement ? » s’écria Elinor.
« Au nom du ciel, très chère, ne le laissez pas peindre l’expression que vous avez en ce moment ! » dit le jeune homme, en souriant, quoique troublé au fond. « Allons ! Voilà que cela se dissipe ; mais, quand vous parliez, vous sembliez sous l’empire d’une épouvante mortelle, et, de plus, très triste. Quelles étaient vos pensées ? »
« Oh ! rien, rien », reprit vivement Elinor. « Vous imaginez mon expression selon vos fantaisies. Voyons, venez me chercher demain et nous ferons visite à ce merveilleux artiste. »
Mais, lorsque le jeune homme fut parti, on ne peut nier que la même expression étrange se manifesta de nouveau sur le jeune et beau visage de sa fiancée. C’était un air de tristesse et d’anxiété, bien peu d’accord avec ce qu’auraient dû être les sentiments d’une jeune fille la veille de son mariage. Cependant elle chérissait Walter Ludlow de tout son cœur.
« L’expression de mon visage ! » pensa Elinor. « Je ne m’étonne pas qu’il ait fait tressaillir Walter, s’il correspondait à ce que j’éprouve parfois. Je sais par expérience quelle terrible expression peut prendre un visage... Mais ce n’était qu’une imagination. Ce que j’ai cru surprendre une fois sur le visage de Walter, je n’y ai pas attaché d’importance... Je ne l’ai jamais revu... ce n’était qu’un rêve. »
Et elle s’absorba dans un travail de broderie pour une ruche, qu’elle voulait porter pour se faire faire son portrait.
Le peintre qui avait fait l’objet de la conversation rapportée plus haut n’était pas un de ces artistes américains qui, à une période postérieure, empruntèrent leurs couleurs aux Indiens et fabriquèrent leurs pinceaux de la fourrure des bêtes sauvages. Peut-être, s’il avait pu refaire sa vie et ordonner sa destinée, aurait-il préféré appartenir à cette école sans maître, dans l’espoir d’être au moins original, puisqu’il n’aurait pris modèle sur aucune autre œuvre d’art, suivi aucune règle. Mais il était né et avait fait son apprentissage en Europe. On disait qu’il avait étudié ce qu’il y avait de grand et de beau dans la conception et ce qu’il y avait de subtil dans la technique de tous les peintres les plus fameux, dans les collections, les musées et les églises, et que son puissant esprit avait épuisé tout ce qu’on pouvait y apprendre. L’art ne pouvait plus rien ajouter à ses connaissances ; mais il restait la nature. Aussi était-il venu visiter un continent où aucun de ses confrères ne l’avait précédé, pour nourrir ses regards d’images concrètes, nobles et pittoresques, qui n’avaient pas encore été transportées sur la toile. L’Amérique était trop primitive pour offrir aucune autre tentation à un artiste éminent, bien que de nombreux membres de la haute bourgeoisie coloniale, à son arrivée, aient exprimé le désir de transmettre leurs traits à la postérité par le moyen de son talent. Lorsque pareille proposition lui était faite, il fixait ses yeux perçants sur la personne et semblait la transpercer de part en part. S’il ne découvrait qu’un visage replet et prospère, bien qu’il y eût un habit brodé d’or pour orner le tableau et de bonnes guinées d’or pour le payer, il déclinait poliment la tâche et le salaire. Mais si le visage indiquait quelque chose de rare dans la pensée, les sentiments ou l’expérience de la vie, ou s’il rencontrait dans la rue un mendiant à barbe blanche, au front sillonné, ou si un enfant levait les yeux vers lui et souriait, il faisait appel à tout cet art qui était sien et qu’il avait refusé de mettre au service de l’opulence.
Le talent de peintre était si rare aux colonies que l’artiste devint un objet de curiosité pour tous. S’il y avait peu ou pas de gens pour apprécier le mérite technique de ses productions, il y avait cependant des points où l’opinion de la foule avait autant de valeur que le jugement averti du connaisseur. Il observait l’effet que chacun de ses tableaux produisait sur les frustes et tirait profit de leurs remarques, tandis qu’eux n’auraient pas plus songé à instruire la Nature qu’à l’instruire lui, qui semblait rivaliser avec elle. Leur admiration, il faut l’avouer, portait l’empreinte des préjugés du temps et du pays. Certains pensaient que c’était une infraction à la loi de Moïse et même un péché d’orgueil et d’irrespect à l’égard du Créateur, que de produire des images aussi vivantes de ses créatures. D’autres, effrayés par cet art qui pouvait à volonté évoquer des fantômes et perpétuer la forme des morts parmi les vivants, inclinaient à considérer le peintre comme un magicien, ou peut-être comme le fameux Homme Noir du temps des sorciers et des sorcières, machinant le mal sous une nouvelle forme. Ces errements absurdes trouvaient créance plus qu’à demi auprès de la multitude. Aux yeux même des classes supérieures, son caractère se revêtait d’une vague terreur, née en partie des fumées de la superstition populaire, mais causée surtout par les connaissances et les talents si extraordinaires dont le peintre enrichissait sa profession.
Sur le point de se marier, Walter Ludlow et Elinor avaient le vif désir de se faire faire leur portrait, qui serait le premier, ils l’espéraient, d’une longue série de tableaux de famille. Le jour qui suivit leur conversation avec le peintre, ils visitèrent l’atelier de celui-ci. Lorsqu’un serviteur les eut introduits, le peintre n’était pas là, mais ils se trouvaient en compagnie de personnages qu’ils ne pouvaient manquer de saluer avec respect. Ils savaient, sans doute, que ce n’était qu’une réunion de portraits, mais ils ne pouvaient séparer l’idée de la vie et de l’intelligence d’images aussi frappantes. Ils connaissaient plusieurs des modèles des portraits, personnages distingués de l’époque ou leurs amis personnels. Il y avait le gouverneur Burnett, ayant l’air d’avoir reçu de la Chambre des Représentants une communication sans aménité, et préparant une verte réponse. À côté, l’adversaire de ce haut fonctionnaire, Mr. Cooke, énergique et austère, en sa qualité de puritain et de chef du parti populaire. L’épouse âgée de Sir William Phipps les regardait du mur d’en face, en ruche et en vertugadin, vieille dame impérieuse, que d’aucuns soupçonnaient de sorcellerie. John Winslow, très jeune alors, respirait l’humeur belliqueuse, qui devait faire de lui plus tard un général distingué. Quant à leurs amis personnels, ils les reconnurent au premier coup d’œil. Dans la plupart des portraits, l’âme et le caractère apparaissaient tout entiers sur la physionomie, concentrés en l’expression. On pourrait risquer le paradoxe que les portraits ressemblaient plus aux originaux que les originaux eux-mêmes.
Parmi ces portraits récents de personnages connus, il y avait deux saints à barbe blanche, presque effacés par la patine du temps. Il y avait aussi une Madone, pâle mais très visible, qui avait peut-être été adorée à Rome et maintenant regardait les fiancés d’un air si doux et si pieux, qu’ils auraient voulu l’adorer aussi.
« N’est-il pas émouvant de penser », fit Walter Ludlow, « que ce beau visage est beau depuis deux cents ans ? Oh ! si toute beauté pouvait durer ainsi ! Ne l’enviez-vous pas, Elinor ? »
« Si la terre était le ciel, je pourrais éprouver ce sentiment », répondit-elle. « Mais ici-bas, où tout passe, comme on serait malheureuse, si on était la seule qui ne passe pas ! »
« Ce vieux saint Pierre bitumineux nous regarde d’un œil farouche et déplaisant, tout saint qu’il est », continua Walter. « Il me trouble. Mais la Vierge a un regard bienveillant. »
« Oui ; mais très triste, à ce qu’il me semble », dit Elinor. Le chevalet se trouvait au-dessous de ces trois peintures anciennes, portant une ébauche récente. Après l’avoir examinée, ils finirent par discerner les traits de leur propre ministre, le Rév. Dr. Colman, prenant forme et vie pour ainsi dire, au sortir d’un nuage.
« Le brave homme ! » s’écria Elinor. « Il me regarde comme s’il allait émettre quelque conseil paternel. »
« Et il me semble », dit Walter, « que, d’un mouvement de tête, il me reproche à moi quelque iniquité inconnue. L’original aussi, d’ailleurs. Je ne me sentirai tout à fait à l’aise sous son regard que lorsque nous recevrons de lui la bénédiction nuptiale. »
Ils entendirent alors un pas sur le plancher et, se retournant, virent le peintre, qui était entré dans l’atelier depuis quelques instants et avait surpris quelques-unes de leurs remarques. C’était un homme d’âge moyen, avec une physionomie digne de son propre pinceau. À vrai dire, en raison de l’arrangement pittoresque, bien que négligé, de ses vêtements somptueux, et, peut-être, parce qu’il vivait sans cesse en pensée au milieu de formes peintes, il ressemblait quelque peu lui-même à un portrait. Les visiteurs eurent le sentiment d’une parenté entre l’artiste et son œuvre, comme si l’un des personnages portraiturés était descendu de la toile pour les saluer.
Walter Ludlow, que le peintre connaissait un peu, expliqua l’objet de leur visite. Tandis qu’il parlait, un rayon de soleil tomba sur Elinor et sur lui, faisant d’eux un tableau vivant de la jeunesse et de la beauté, rehaussées par le bonheur. L’artiste en fut évidemment frappé.
« Mon chevalet est occupé pour plusieurs jours et mon séjour à Boston doit être court », dit-il d’un air réfléchi ; puis dirigeant de nouveau vers eux un regard attentif, il ajouta : « Mais votre désir sera satisfait, dussé-je infliger une déception à M. le Juge et à Mme Oliver. Je ne veux pas sacrifier la belle occasion que vous m’offrez à la promesse de peindre quelques aunes de drap et de brocart. »
Le peintre proposa de mettre les deux portraits sur le même tableau et de chercher une action appropriée. Ce plan aurait enchanté les deux jeunes gens, mais dut être rejeté parce qu’une toile aussi vaste n’aurait pas convenu à la chambre qu’il s’agissait de décorer. On s’arrêta donc à deux portraits en buste. Après qu’ils eurent pris congé, Walter Ludlow demanda en souriant à Elinor si elle se rendait compte de l’influence que le peintre allait exercer sur leur destinée.
« Les commères de Boston affirment », continua-t-il, « que lorsqu’il s’est emparé de la figure et du corps d’une personne, il peut la peindre en toute action ou situation qu’il lui plaît... et que la peinture devient prophétique. Croyez-vous que cela soit vrai ? »
« Pas tout à fait », répondit Elinor en souriant. « Cependant, s’il possède cette puissance magique, il y a chez lui quelque chose de si bienveillant, que je suis sûre qu’il fera bon usage de son pouvoir. »
Le peintre décida de se mettre aux deux portraits en même temps, donnant comme raison, dans le langage mystique dont il se servait quelquefois, qu’ils s’éclairaient l’un l’autre. En conséquence, il donna une touche tantôt à Walter, tantôt à Elinor, et les traits de l’un et de l’autre se dessinèrent avec tant de relief, qu’il semblait que son art triomphant allait les faire sortir de la toile. Parmi les lumières vives et les ombres vigoureuses, ils virent apparaître leur être figuré. Mais, bien que la ressemblance promit d’être parfaite, ils n’étaient pas tout à fait satisfaits de l’expression, elle leur semblait plus vague que dans la plupart des œuvres du peintre. Lui, cependant, ne doutait pas du succès. S’intéressant beaucoup aux deux fiancés, il employa même ses moments de loisir, à leur insu, à faire d’eux une esquisse au crayon où ils apparaissaient ensemble engagés dans une action. Au cours des séances de pose, il engageait la conversation avec eux et éveillait sur leur visage des traits caractéristiques toujours changeants, que c’était son dessein de combiner et de fixer. À la fin, il annonça qu’après une dernière séance, les deux portraits seraient achevés.
« Si mon pinceau répond à ma vision dans les touches finales que je médite » affirma-t-il, « ces deux portraits seront mes meilleurs. Il est rare, à vrai dire, qu’artiste ait pareils modèles. »
Tandis qu’il parlait, il dirigeait sur eux son regard pénétrant, qui ne se détourna que lorsqu’ils eurent atteint le bas de l’escalier.
De toutes les vanités humaines, aucune ne s’empare plus fortement de l’imagination que cet acte de se faire faire son portrait. Pourquoi en est-il ainsi ? La glace, les globes polis des chenets, le miroir de l’eau et toutes les autres surfaces réfléchissantes nous présentent à chaque instant notre double, ou plutôt notre fantôme, que nous regardons distraitement et oublions aussitôt. Mais nous ne les oublions que parce qu’ils disparaissent. C’est l’idée de durée, d’immortalité terrestre, qui donne au portrait son mystérieux attrait. Walter et Elinor n’étaient pas insensibles à ce sentiment. Ils se hâtèrent de se rendre chez le peintre ponctuellement, à l’heure convenue, pour contempler ces formes figurées qui devaient les représenter aux yeux de la postérité. Le soleil entra avec eux dans la pièce, mais l’ombre retomba plus épaisse lorsqu’ils eurent fermé la porte.
Leurs regards furent immédiatement attirés pas les portraits placés contre le mur du fond. Au premier coup d’œil, se voyant dans leur attitude la plus naturelle, avec l’air qu’ils reconnaissaient si bien, ils poussèrent ensemble une exclamation de joie.
« Nous voilà », s’écria Walter avec enthousiasme, fixés en plein soleil, à jamais ! Aucun sentiment sombre ne peut ternir notre visage. »
« Non », dit Elinor avec plus de calme ; « aucun changement regrettable ne peut nous attrister ».
Ces paroles furent prononcées tandis qu’ils avançaient, avant qu’ils n’aient pris une vue parfaite des tableaux. Le peintre après les avoir salués, s’assit à une table pour compléter une esquisse au crayon, laissant ses visiteurs arrêter leur jugement sur l’œuvre achevée. De temps en temps, il jetait un coup d’œil dans leur direction de dessous ses sourcils épais, observant leur physionomie de profil, son crayon suspendu au-dessus du papier. Ils restèrent quelque temps là, debout, chacun contemplant le portrait de l’autre, d’une attention fascinée, sans prononcer une parole. Le peintre vit Walter avancer, puis reculer, considérant le portrait d’Elinor sous différents jours. À la fin, il parla :
« N’y a-t-il pas un changement ? », dit-il d’un ton hésitant et méditatif. « Oui ; plus je regarde, plus mon sentiment se précise. C’est certainement le même portrait qu’hier ; le vêtement, les traits sont les mêmes, et cependant il y a quelque chose de nouveau. »
« La ressemblance n’est-elle plus aussi bonne qu’elle était hier ? » demanda le peintre, s’approchant avec un vif intérêt.
« Les traits sont bien ceux d’Elinor », répondit Walter, « et, au premier abord, l’expression semble bien aussi être la sienne. Mais c’est comme si la physionomie du portrait changeait pendant que je la regarde. Les yeux se fixent sur les miens avec tristesse et anxiété. Que dis-je ! c’est de la douleur et de l’effroi ! Est-ce Elinor, cela ? »
« Comparez le visage vivant avec le portrait », dit le peintre.
Walter jeta un regard de côté vers sa fiancée et tressaillit. Immobile et absorbée, fascinée, pourrait-on dire, par la contemplation du portrait de Walter, le visage d’Elinor avait pris l’exacte expression dont le jeune homme venait de se plaindre. Si elle s’était exercée pendant des heures devant une glace, elle n’aurait pas pu réussir si bien à imiter le portrait. Si le portrait avait été la glace elle-même, il n’aurait pas pu refléter le présent aspect du visage avec une vérité plus frappante et plus triste. Elle semblait complètement inconsciente du dialogue qui se tenait entre le peintre et son fiancé, à côté d’elle.
« Elinor », s’écria Walter, effaré, « quel changement s’est produit en vous ? »
Elle ne l’entendit pas, et ne se départit de la fixité de son attitude que lorsqu’il lui saisit la main et attira ainsi son attention ; alors, avec un soudain tremblement, elle reporta son regard du portrait à l’original.
« Ne voyez-vous pas un changement dans votre portrait ? » demanda-t-elle.
« Le mien ? Non ! » répondit Walter, se mettant lui aussi à l’examiner. « Cependant, voyons ! Si, il y a un léger changement, je dirais une amélioration dans la facture, mais non dans la ressemblance. Il y a une expression plus vivante, comme si une brillante pensée étincelait dans le regard et allait être exprimée par les lèvres. Maintenant que je remarque cette expression, je la vois très nettement. »
Tandis qu’il faisait ces observations, Elinor se tourna vers le peintre. Elle le regarda avec peine et avec effroi, et sentit qu’il lui rendait sympathie et commisération, bien qu’elle n’eût su dire pourquoi.
« Cette expression ! » murmura-t-elle en tremblant, « comment est-elle venue là ? »
« Madame », dit le peintre, d’un ton triste, lui prenant la main et la menant à l’écart, « dans ces deux tableaux, j’ai peint ce que j’ai vu. L’artiste, le véritable artiste, pénètre au-delà des traits extérieurs. Il a le don, splendide, mais souvent très triste, de découvrir le fond de l’âme et, par un pouvoir inexplicable même à lui, de le faire apparaître en teintes éclatantes ou sombres sur la toile, en regards qui portent la marque de sentiments et de pensées implantés depuis des années. Puissé-je m’être trompé dans le cas présent ! »
Elle et lui s’étaient approchés de la table, sur laquelle se trouvaient pêle-mêle des têtes à la craie, des mains presque aussi expressives que des figures, des clochers recouverts de lierre, des maisons aux toits de chaume, de vieux arbres tordus par la foudre, des costumes orientaux et antiques, toutes les fantaisies pittoresques dont un artiste occupe ses moments vides. Déplaçant ces feuilles avec une apparente insouciance, le peintre dégagea une esquisse au crayon de deux personnages.
« Si je n’ai pas rencontré juste », continua-t-il, « si votre cœur ne se voit pas réfléchi dans votre portrait, s’il n’y a pas au-dedans de vous quelque secrète raison de croire exacte mon interprétation des traits de votre fiancé, il n’est pas trop tard pour retoucher les deux tableaux. Je pourrais aussi changer l’action des deux personnages sur le dessin que voici. Mais le résultat final serait-il différent ? »
Il attira l’attention d’Elinor sur le dessin. Un frisson ébranla tout son être ; un cri monta à ses lèvres ; mais elle l’étouffa avec la maîtrise de soi qu’acquièrent ceux qui cachent des pensées de crainte et d’angoisse sous des dehors impassibles. Se détournant de la table, elle vit Walter s’avancer assez près pour qu’il fût possible qu’il ait vu le dessin ; mais elle n’était pas sûre que son regard s’y fût arrêté.
« Non », se hâta-t-elle de décider, « nous ne vous demanderons pas de changer les tableaux. Si le mien est triste, je n’en paraîtrai que plus gaie par contraste. »
« Très bien », répondit le peintre, s’inclinant. « Puissent vos chagrins n’être que le fait de l’imagination, et votre portrait seul en porter l’empreinte ! À vous les joies ! Je souhaite qu’elles soient réelles et profondes et se peignent sur votre joli visage au point de démentir mon art. »
Après le mariage de Walter et d’Elinor, les tableaux formèrent le plus bel ornement de leur demeure. On les plaça l’un à côté de l’autre, séparés par un panneau, semblant se regarder l’un l’autre, sans cesser cependant de répondre aux regards des spectateurs. Des connaisseurs, qui avaient voyagé, les rangèrent parmi les plus beaux spécimens de la peinture moderne. Les observateurs ordinaires, les comparant trait pour trait avec les originaux, s’extasiaient sur l’exactitude de la ressemblance. Mais c’est sur un troisième groupe, n’appartenant ni aux connaisseurs ni aux observateurs ordinaires, mais d’une fine sensibilité naturelle, que les portraits produisaient leur plus grand effet. Ces personnes pouvaient ne les regarder d’abord que superficiellement, mais, s’y intéressant de plus en plus, revenaient jour après jour étudier ces physionomies figurées comme les pages d’un volume mystique. Le portrait de Walter Ludlow, le premier, attirait leur attention. En l’absence du jeune gentilhomme et de sa femme, ils discutaient parfois l’expression que le peintre avait voulu y marquer ; ils s’accordaient à y voir un air d’intense gravité, mais ne l’expliquaient jamais de la même façon. Il y avait moins de diversité d’opinion concernant le portrait d’Elinor. Ils différaient, il est vrai, dans leurs tentatives de définir la nature et la profondeur de la tristesse qui assombrissait ses traits, mais ils convenaient que c’était bien de la tristesse, et très éloignée du tempérament naturel de leur jeune amie. Un excentrique annonça, après une longue étude, que les deux portraits faisaient partie d’un seul dessin, et que l’impressionnante mélancolie du visage d’Elinor se rapportait à l’émotion plus vive, ou, comme il disait, à l’exaltation farouche, visible sur le visage de Walter. Bien que peu habile à manier le crayon, il essaya même une esquisse dans laquelle l’action des deux personnages correspondait à leur mutuelle expression.
On murmurait que, de jour en jour, le visage vivant de la jeune femme prenait une teinte plus sombre et plus pensive, qui menaçait de faire d’elle bientôt la réplique trop exacte de son mélancolique portrait. Walter, d’autre part, au lieu d’acquérir l’air animé que lui avait prêté le peintre, devenait réservé et abattu, sans aucun signe extérieur d’émotion, quelle que fût l’agitation qui couvât en lui. Au bout d’un certain temps, Elinor suspendit un rideau de soie pourpre, bordé de fleurs et frangé de lourds glands d’or, devant les tableaux, sous prétexte que la poussière ternirait les couleurs ou que la lumière les ferait passer. Cela suffit pour faire comprendre aux visiteurs que les plis massifs du rideau ne seraient plus jamais tirés et que les portraits ne devaient plus être mentionnés en sa présence.
Le temps passa. Le peintre revint de son voyage. Il était allé voir au Nord la cascade d’argent des Collines de Cristal et contempler le vaste cirque de nuages et de forêts du haut du sommet le plus élevé de la Nouvelle-Angleterre. Mais il n’avait pas profané le paysage en essayant de le reproduire. Il s’était laissé flotter en pirogue sur le lac Georges, faisant de son âme le miroir de cette nappe, tantôt gracieuse, tantôt sublime, et rapportant dans son souvenir un tableau que ne pouvait égaler aucun de ceux du Vatican. Il s’était fait accompagner par des chasseurs indiens jusqu’au Niagara, et là avait jeté dans l’abîme son pinceau impuissant, sentant qu’il pourrait aussi bien essayer de peindre le mugissement de la cataracte, que tout autre trait qui compose cette merveille. À vrai dire, il se sentait rarement tenté de reproduire les spectacles naturels, si ce n’est comme cadre de la forme et de la face humaines, pénétrées de pensée, de passion ou de souffrance. Ses courses aventureuses l’avaient enrichi de matériaux de cette sorte : la dignité austère des chefs indiens ; la beauté sombre des jeunes indiennes ; les scènes d’intérieur des wigwams ; la marche silencieuse et sournoise ; la bataille sous les frondaisons épaisses des pins ; les fortins de la frontière et leur maison ; l’anomalie des chefs de guerre français, élevés à la cour, blanchis dans des déserts broussailleux ; tels étaient les spectacles et les modèles qu’il avait peints. La splendeur des moments périlleux... les éclairs de passion farouche, les luttes de l’ambition déchaînée, l’amour, la haine, la douleur, la frénésie, en un mot tout ce qu’apportent les rêves de l’antique terre lui avait été révélé sous une forme nouvelle. Ses cartons étaient remplis d’études correspondant à ses nombreux souvenirs, auxquels son génie donnerait la vue et conférerait l’immortalité. Il sentait que l’inspiration, qu’il était venu chercher si loin, il l’avait trouvée.
Mais au milieu de la nature sévère ou charmante, dans les périls de la forêt ou dans sa paix accablante, il y avait toujours avec lui deux fantômes, compagnons de sa route. Comme tous les hommes dont l’esprit est hanté d’un destin dominateur, il était isolé du reste de l’humanité.
Il n’avait aucun but, aucun plaisir, aucune sympathie, qui ne fussent par quelque côté en rapport avec son art. Bien que courtois dans ses manières, droit dans ses intentions et ses actes, il n’avait pas de sentiments affectueux ; son cœur était froid ; aucune créature vivante ne pouvait l’approcher d’assez près pour le réchauffer. À l’égard de ces deux êtres, cependant, il avait éprouvé, dans sa plus grande intensité, l’intérêt qu’excitaient toujours en lui, à quelque degré, ses modèles. Il avait scruté leurs âmes de son regard le plus pénétrant et fixé dans leurs traits le résultat de cette divination, d’un suprême effort, qui s’était presque élevé à la perfection que le génie ne peut atteindre, bien que son génie exigeant l’eût conçu. Il avait arraché aux ténèbres de l’avenir ce qu’il croyait être un terrible secret, et l’avait obscurément révélé dans les portraits. Dans cette étude de Walter et d’Elinor, il avait prodigué tant de lui-même, mis tant de son imagination et de toutes ses facultés, qu’il considérait ces deux figures comme ses créations, au même titre que les centaines de figures originales dont il avait peuplé le domaine de la peinture. Aussi ces deux figures flottaient-elles dans le crépuscule des bois, planaient-elles dans le brouillard des cascades, se réfléchissaient-elles dans le miroir du lac, sans se dissiper au plein soleil de midi. Elles hantaient son imagination de peintre, non pas comme d’impalpables images ou de pâles fantômes, mais sous la forme de portraits, chacune avec l’expression inaltérable que la magie de son art avait fait surgir des retraites de l’âme. Il ne pouvait pas retraverser l’Atlantique avant d’avoir de nouveau contemplé les originaux de ces peintures spiritualisées.
« Art glorieux ! » pensait le peintre enthousiaste, en cheminant dans la rue. « Tu es l’image de la puissance même du Créateur. À un signe de toi, les formes innombrables, qui flottent dans le néant, jaillissent à l’être. Les morts ressuscitent. Tu les rappelles aux lieux où ils ont vécu et donnes à leurs fantômes indistincts l’éclat d’une vie meilleure, à la fois terrestre et immortelle. Tu ramènes au jour les moments évanouis de l’histoire. Grâce à toi, il n’y a pas de passé ; car, à ton toucher, tout ce qui est grand redevient impérissablement présent. Les hommes illustres revivent pour des siècles, accomplissant de façon visible les actions mêmes qui les ont faits ce qu’ils sont. Art puissant ! toi qui dresses le passé évanescent dans cette étroite tache de soleil, que nous nommons. Maintenant, peux-tu sommer l’avenir de sortir de son linceul pour rencontrer le présent ? N’est-ce pas ce que j’ai fait ? Ne suis-je pas ton prophète ? »
Dans sa ferveur et sa fierté, non sans tristesse, il parlait presque tout haut, s’avançant dans les rues encombrées, parmi des gens qui ignoraient ses rêveries, ne pouvaient les comprendre ni s’y intéresser. Il n’est pas bon pour l’homme de caresser une ambition solitaire. S’il n’y a autour de lui aucun de ses semblables sur lesquels il puisse se régler, ses pensées, ses désirs, ses espérances courent le risque de devenir extravagants et lui de ressembler à un fou... peut-être de le devenir. Lisant dans l’âme des autres avec une pénétration presque surnaturelle, le peintre ne voyait pas le désordre dans son âme à lui.
« Ce doit être la maison », se dit-il, examinant la façade avant de frapper. « Dieu me vienne en aide ! Ces tableaux ! Il me semble qu’ils ne s’effaceront jamais. Que je regarde les fenêtres ou la porte, je vois encadrées là, peintes en vives couleurs, en relief saillant, les figures de portraits et les formes et l’action de l’esquisse au crayon ! »
Il frappa.
« Les portraits ! Sont-ils ici ? » demanda-t-il au domestique : puis se reprenant : « Votre maître et votre maîtresse ! Sont-ils à la maison ? »
« Oui, monsieur », dit le domestique ; puis, remarquant l’air particulier qui ne pouvait manquer de faire reconnaître le peintre, il ajouta : « Et les portraits aussi ! »
Le visiteur fut introduit dans le salon, qui communiquait par une baie centrale avec une pièce intérieure de même grandeur. Comme il n’y avait personne dans le salon, il s’avança jusqu’à la baie et aperçut dans l’autre pièce les deux personnages en même temps que leurs images figurées, qui étaient depuis si longtemps l’objet de son très vif intérêt. Il s’arrêta involontairement sur le seuil.
Les deux personnages n’avaient pas remarqué sa présence. Walter et Elinor étaient debout devant les portraits, dont le mari venait de tirer le voile aux plis lourds et somptueux, tenant d’une main le gland d’or et de l’autre la main de sa jeune femme. Les tableaux, qui avaient été cachés pendant des mois, brillaient de nouveau de toute leur splendeur, semblant jeter dans la pièce une lumière sombre, plutôt que luire de la lumière du dehors. La physionomie prêtée à Elinor avait été quasi prophétique. Son visage se recouvrit soudain d’une expression pensive, puis d’une peine atténuée, puis, en quelques minutes, d’une angoisse contenue. S’il s’y était mêlée une touche d’effroi, le visage aurait été la réplique exacte du portrait. Le visage de Walter portait un air maussade, traversé de rapides éclairs qui, après l’avoir éclairé un moment, y laissaient une teinte plus sombre. Il portait ses regards d’Elinor au portrait de celle-ci, puis au sien devant lequel il s’absorba enfin avec fixité.
Le peintre sembla entendre derrière lui les pas du Destin s’avançant vers ses victimes. Une pensée étrange lui traversa l’esprit. La forme que le Destin avait prise n’était-elle pas son œuvre, et lui n’était-il pas l’agent principal du malheur qu’il avait préfiguré ?
Cependant, Walter restait silencieux devant son portrait, laissant son être s’identifier à lui, s’abandonnant au charme dangereux de l’influence funeste que le peintre avait répandue sur ses traits. Peu à peu ses yeux s’allumèrent ; Elinor, voyant le visage de son mari devenir de plus en plus farouche, manifesta des signes de terreur. Quand enfin il se tourna brusquement vers elle, la ressemblance de l’un et de l’autre avec leurs portraits était devenue complète.
« L’heure du Destin a sonné ! » hurla Walter. « Meurs ! »
Tirant un poignard, il la saisit, au moment où elle s’affaissait et en dirigea la pointe vers son sein. Dans le regard, l’attitude et l’action de l’un et de l’autre, le peintre reconnut les personnages et le mouvement de son esquisse. Le tableau, dans toute sa splendeur terrifiante, était achevé.
« Arrête, insensé ! » s’écria-t-il d’une voix impérieuse. Il s’était avancé et s’interposait entre les deux malheureux, avec le même pouvoir de décider de leur destinée que de modifier une scène sur la toile. Il était là, comme un magicien, dominant les fantômes qu’il avait évoqués.
« Quoi ! » balbutia Walter Ludlow retombant de sa furie meurtrière à l’immobilité morne. « Le Destin interdit-il l’exécution de son propre décret ? »
« Pauvre femme ! » dit le peintre. « Ne vous avais-je pas avertie ? »
« Oui », répliqua Elinor retrouvant son calme, son effroi le cédant de nouveau à la douleur contenue à laquelle il s’était substitué. « Mais je l’aimais ! »
N’y a-t-il pas, dans ce conte, une morale profonde ? S’il était possible de préfigurer et de faire apparaître à nos yeux les conséquences d’un de nos actes, ou de tous nos actes, les uns diraient : c’est le Destin, et iraient de l’avant, d’autres seraient emportés par leurs désirs passionnés, aucun ne serait détourné par les Peintures prophétiques.
Nathaniel HAWTHORNE.
Traduit de l’américain par Charles CESTRE.
Recueilli dans : Histoires de doubles,
d’Hoffman à Cortázar,
récits choisis et présentés
par Anne Richter,
Éditions Complexe,
1995.