La quête du lys

 

APOLOGUE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Nathaniel HAWTHORNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y avait une fois deux amoureux qui avaient projeté de construire une petite maison d’été en forme de temple antique, destiné à abriter toutes les joies délicates et pures. Là ils jouiraient de la société l’un de l’autre et de celle de leurs amis intimes ; là ils donneraient des festins de fruits délicieux ; là ils écouteraient de la musique légère, mêlée d’accents émouvants qui rendent la joie plus douce ; là ils liraient de la poésie et des œuvres d’imagination, qui permettraient à leur esprit de s’envoler en des rêves éveillés et des visions d’un monde plus beau ; là, en un mot (car pourquoi tracer avec trop de précision les contours vagues de leurs espérances ?) tous les délices innocents se rassembleraient comme des roses le long des piliers de l’édifice, et, toujours renouvelés, s’épanouiraient spontanément.

Donc, par un après-midi sans nuages, rafraîchi par la brise, Adam Forrester et Lilias Fay partirent à l’aventure sur le vaste domaine dont ils allaient ensemble devenir possesseurs, dans le dessein de chercher un emplacement approprié pour leur temple du bonheur. Ils formaient un beau couple, agréable à voir, dignes prêtre et prêtresse du futur sanctuaire, bien que, poétisant le joli nom de Lilias, Adam Forrester eût surnommé la jeune fille « Lys », en raison de sa forme fragile et de ses joues pâles. Comme ils passaient, la main dans la main, dans l’avenue d’ormes au feuillage lourd, qui partait du porche de la demeure paternelle de Lilias Fay, ils semblaient scintiller comme des créatures ailées dans les taches de soleil, et répandre la lumière là où tombaient les ombres épaisses.

Mais, se mettant en route en même temps que le couple juvénile, une forme sombre les suivit, drapée dans un manteau de velours noir qu’on aurait pu prendre pour un drap mortuaire et coiffée d’un chapeau tel qu’on en porte aux funérailles, dont les larges bords retombaient sur ses sourcils épais. Les amoureux, se retournant, reconnurent celui qui leur emboîtait le pas, désirant au fond de leur cœur ne pas avoir la compagnie de cet intrus, si peu approprié à leur joyeuse randonnée. C’était un parent proche de Lilas Fay, homme âgé, du nom de Walter Gascoigne, depuis longtemps accablé d’une tristesse qui s’exaspérait parfois en aliénation mentale, et portait toujours la teinte d’une certaine déraison. Quel contraste entre nos jeunes pèlerins du bonheur et cet associé importun ! Ils semblaient illuminés des plus clairs rayons du ciel ; lui, assombri par les ombres les plus lugubres de la terre. Ils voltigeaient comme l’Espoir et la Joie traversant la vie la main dans la main ; lui, morne silhouette, les serrait de près, symbole de toutes les influences funestes que la vie pouvait répandre sur eux.

Les trois voyageurs s’étaient à peine engagés sur leur chemin qu’ils atteignirent un endroit dont le charme plut à la douce Lys. Ils s’arrêtèrent.

« Quel lieu plus agréable pourrons-nous trouver ? » dit-elle. « Pourquoi chercher plus loin l’emplacement de notre temple ? »

C’était en effet un asile délicieux, sans beauté exceptionnelle, coin abrité au pied d’une colline, avec, d’un côté la vue d’un lac, et de l’autre celle d’un clocher d’église. Il y avait de jolies perspectives et des allées conduisant loin, loin, dans des bois verdoyants et disparaissant dans l’ombre tachetée de soleil. Le temple, s’ils l’élevaient là, ferait face à l’ouest. Les amoureux pourraient évoquer mille formes de rêve dans la pourpre, le violet et l’or du couchant ; aucun des plaisirs qu’ils caressaient dans leur cœur ne leur était plus cher que ces douces visions.

« Oui », dit Adam, « nous pourrions chercher toute la journée et ne rien trouver de plus joli. Construisons notre temple ici. »

Mais le vieillard maussade, se postant sur le lieu même qu’ils se proposaient de couvrir d’un dallage de marbre, secoua la tête et fronça les sourcils. Le jeune homme et Lys eurent le sentiment que le paysage était souillé et leur projet de temple profané par cet être disgracieux projetant là son ombre. Il montra du doigt des pierres éparses, restes d’une ancienne construction, et des fleurs comme celles dont les jeunes filles aiment à orner leur jardin, mais qui étaient retournées à la sauvage simplicité de la nature.

« Non pas ici », s’écria le vieux Walter Gascoigne. « Ici, il y a longtemps, d’autres mortels ont bâti leur temple du bonheur ; cherchez ailleurs. »

« Quoi ! » s’écria Lilias Fay. « D’autres que nous ont-ils jamais projeté pareil temple ? »

« Ma pauvre enfant ! » répondit le morne personnage, « sous une forme ou sous une autre, tout mortel a rêvé votre rêve. » Il raconta alors aux amoureux qu’une construction – non pas un temple antique, mais une demeure – s’élevait là autrefois, et qu’un hôte en vêtements de deuil s’y était installé avec les habitants, restant toujours assis au coin de l’âtre et empoisonnant toutes leurs joies.

Sous cette description figurée, Adam et Lilias comprirent que le vieillard parlait de la douleur. Il ne dit rien qui ne puisse s’inscrire dans l’histoire de presque tous les foyers ; cependant les jeunes gens sentirent qu’aucun rayon de soleil ne devait tomber là où la douleur humaine avait laissé une marque aussi profonde, que du moins aucun temple de la joie ne devait y être construit.

« C’est très triste », dit Lys, avec un soupir.

« Il y a des lieux plus jolis que celui-ci », dit Adam d’une voix réconfortante, « des lieux que la douleur n’a pas désolés. »

Ils s’éloignèrent en toute hâte, et le morne Gascoigne les suivit, semblant avoir rassemblé sur lui tout le deuil de ce lieu abandonné et le portant comme un trésor inestimable. Ils poussèrent plus loin leur course errante et se trouvèrent bientôt dans un vallon au milieu de rochers, où coulait un ruisseau, dont les petites vagues portaient des flocons d’écume et faisaient entendre les modulations persistantes d’un murmure joyeux. C’était une retraite sauvage, dominée des deux côtés par des falaises grises, dont l’aspect sourcilleux aurait été un peu trop austère, si une profusion d’arbustes verts n’avaient pris racine dans leurs crevasses, et n’avaient tressé une couronne de gaies frondaisons autour de leur front grave. Mais la beauté du vallon, c’était le ruisseau, dont la présence ressemblait à celle d’un enfant rieur n’ayant rien d’autre à faire ici-bas que de babiller, de s’ébattre, d’associer toute créature vivante à ses jeux, et de jeter sur toutes choses le rayonnement de sa belle humeur.

« Voici, voici le lieu ! » s’écrièrent les deux amoureux, d’une seule voix, lorsqu’ils arrivèrent à un palier sur le bord d’une cascatelle. « Ce vallon est fait à point pour notre temple. »

« Et la chanson du ruisseau se fera sans cesse entendre à nos oreilles », dit Lilias Fay.

« Et sa longue mélodie célébrera le bonheur de toute notre vie », dit Adam Forrester.

« Aucun temple ne doit s’élever ici », grommela leur lugubre compagnon.

Et de nouveau le vieux fou se campa sur le lieu où ils avaient l’intention d’ériger leur dôme gracile, comme le symbole incarné de quelque terrible infortune survenue là dans des temps oubliés. Hélas ! Il y avait eu là une infortune, et plus. Une centaine d’années auparavant, un jeune homme avait attiré là une jeune fille qui l’aimait, et l’y avait égorgée. Il avait lavé ses mains sanglantes dans le ruisseau qui chantait si gaiement, et, depuis, on entendait des cris se répercuter d’une falaise à l’autre.

« Voyez ! » s’écria le vieux Gascoigne, « le ruisseau ne porte-t-il pas encore la souillure des mains du meurtrier ? »

« Il me semble », répondit Lys d’une voix faible, « que j’y vois une teinte de sang. » Frêle comme un fil-de-la-vierge, elle se mit à trembler et s’accrocha au bras de son fiancé, murmurant : « Fuyons cette affreuse vallée ! »

« Partons donc », dit Adam Forrester, d’un ton aussi enjoué que possible ; « nous trouverons bientôt un endroit plus accueillant. »

Ils repartirent, jeunes pèlerins, en quête de ce que des millions d’êtres humains – tous les enfants de la terre – ont poursuivi tour à tour.

Lys et son fiancé devaient-ils réussir mieux que ces millions de créatures ? Pendant longtemps il ne sembla pas qu’il en fût ainsi. La forme lugubre du vieux fou se glissait derrière eux et, à chaque endroit qui leur paraissait désirable, il associait quelque histoire de crime ou de souffrance, si déchirante que ses auditeurs ne pouvaient jamais plus concevoir aucune joie possible là où elle s’était passée. Tantôt c’était une femme en pleurs s’agenouillant devant son enfant qui la repoussait du pied. Tantôt c’était une pauvre vieille désespérée qui avait invoqué le Malin, et avait reçu en retour une âme vouée au mal ; tantôt c’était un enfant nouveau-né, tendre fleur de vie, qu’on avait trouvé mort avec la marque des doigts de sa mère sur sa gorge ; tantôt c’étaient, sous un chêne déchiqueté, deux amoureux qui avaient été frappés par la foudre – les deux cadavres noircis avaient été trouvés enlacés. L’affreux Gascoigne avait le don de connaître tous les maux et toutes les horreurs qui avaient défiguré le sein de notre mère, la Terre ; et quand sa voix sépulcrale s’était tue, on semblait avoir recueilli la prophétie des malheurs futurs aussi bien que les récits du passé. À voir la tristesse empreinte sur la physionomie des deux pèlerins amoureux, on aurait cru qu’ils cherchaient, non pas le temple de la joie terrestre, mais une tombe pour eux et leur postérité.

« Trouverons-nous lieu au monde », s’écria Adam Forrester, découragé, « où élever notre temple du bonheur ? »

« Y en a-t-il un au monde ? » répéta Lilias Fay. Lasse, près de défaillir, en raison surtout du poids qui pesait sur son cœur, Lys pencha la tête et se laissa tomber sur le sommet d’un tertre, se lamentant : « Où trouverons-nous au monde un lieu pour y construire notre temple ? »

« Ah ! vous vous posez cette question ? » dit leur compagnon, un sourire grimaçant se dessinant sur ses traits sombres. « Cependant, il y a un endroit où vous pourrez élever votre temple. »

Comme le vieillard prononçait ces paroles, Adam et Lilias jetèrent négligemment les yeux autour d’eux et remarquèrent que le lieu où ils se trouvaient possédait un charme tranquille qui convenait bien à leur état d’esprit présent. C’était une petite éminence, de forme assez régulière, peut-être effet de l’art, et presque entourée d’un groupe d’arbres qui y jetaient leur ombre pensive, tempérée de rayons de soleil tamisés par le feuillage. La demeure ancestrale que les deux amoureux devaient habiter était visible dans le lointain, d’un côté, et de l’autre l’église couverte de lierre où ils devaient adorer Dieu. Se trouvant à diriger leurs regards vers le sol, ils sourirent, émerveillés de voir un lys pâle à leurs pieds.

« C’est ici que nous érigerons notre temple », dirent-ils ensemble, avec la conviction ferme qu’ils avaient enfin trouvé l’emplacement.

Cependant, en poussant cette exclamation, le jeune homme et Lys se tournèrent, pleins d’appréhension vers leur sombre associé, n’osant espérer qu’aucun cas d’affliction ne défigurerait ce lieu, au contraire de tous les autres. Le vieillard était debout derrière eux, formant le personnage principal du groupe, le bas du visage couvert de son manteau noir et les yeux cachés par son sombrero. Mais il n’exprima aucun dissentiment. Les deux amoureux interprétèrent son sourire énigmatique comme le signe qu’il n’y avait là aucun vestige de crime ni de douleur pour profaner l’emplacement de leur temple du bonheur.

Peu de temps après, alors que l’été était encore dans sa fleur, la structure féerique du temple s’éleva sur l’éminence à l’ombre solennelle du bosquet, égayée cependant de nombreuses éclaircies de soleil. Il était de marbre blanc, avec de frêles et gracieux piliers supportant un dôme, et, sous la coupole, sur un piédestal, une dalle de marbre veiné de noir, sur laquelle on pouvait poser des livres ou de la musique. Mais l’idée s’établit parmi les gens du voisinage que l’édifice reproduisait l’architecture d’un mausolée antique et devait servir de tombeau ; sur la dalle centrale aux veines sombres devaient être inscrits les noms des défunts. Ils doutaient aussi que la forme de Lilias Fay appartînt à une créature terrestre, étant si délicate et devenant de jour en jour plus fragile, au point qu’il semblait que la brise d’été allait la saisir et l’emporter au ciel. Mais elle suivait de jour en jour les progrès de la construction, ainsi que le vieux Walter Gascoigne, qui venait régulièrement en ce lieu, s’appuyant des heures entières sur son bâton et contemplant les travaux avec attention comme si c’était en effet un tombeau. Au bout d’un temps raisonnable, tout fut achevé et un jour fut choisi pour une modeste cérémonie d’inauguration.

La veille au soir, après avoir pris congé de sa bien-aimée, Adam Forrester se retourna pour la voir entrer sous le porche de sa demeure et éprouva un étrange frisson de crainte, s’imaginant qu’aux derniers rayons du soleil couchant elle s’exhalait, et que sa substance éthérée disparaissait à mesure que s’éteignait la lumière du soir. Au regard d’adieu du jeune homme, la nuit tomba sur le portail, et Lilias devint invisible. Son âme pleine de pressentiments prit cette vision pour un mauvais présage – non sans raison, car, le lendemain matin, on trouva la gracieuse forme terrestre, sous laquelle Lys s’était manifestée au monde, sans vie dans le temple, la tête reposant sur ses bras, qui étaient pliés sur la dalle de marbre aux veines sombres. Les vents glacials de la terre avaient depuis longtemps insufflé un germe de mort dans cette belle fleur, et la main du Dieu de bonté venait de la transplanter pour qu’elle s’épanouisse dans le jardin du paradis.

Hélas ! pauvre temple du bonheur ! Dans sa douleur indicible, Adam Forrester n’eut plus d’autre dessein au cœur que de convertir ce temple, où s’étaient attachées tant de belles espérances, en un tombeau et d’y ensevelir sa bien-aimée. Ô prodige ! quand on creusa la fosse sous le dallage de marbre du temple, le fossoyeur ne trouva pas la terre vierge, qui aurait été si bien faite pour recevoir les restes de la jeune fille, mais un ancien sépulcre où s’entassaient les ossements de générations mortes depuis longtemps. C’est parmi ces ancêtres oubliés qu’on allait déposer le corps de Lys. Quand le cortège funèbre arriva, on vit le vieux Walter Gascoigne, debout sous le dôme du temple, avec son manteau de deuil et son visage de ténèbres. Partout où se dressait cet être, le lieu ne pouvait ressembler qu’à un sépulcre. Il contempla les croque-morts descendre le cercueil.

« Ainsi », dit-il à Adam Forrester, avec l’étrange sourire en lequel s’exprimait sa folie, « vous n’avez pas trouvé de meilleure fondation pour votre bonheur qu’un tombeau. »

Mais, tandis que parlait le fantôme de l’Affliction, une vision d’espérance et de joie naquit en l’âme d’Adam des paroles mêmes du cynique vieillard ; car il comprit ce que signifiait la parabole dont Lys et lui avaient été les acteurs, et pénétra le mystère de la vie et de la mort.

« Joie ! joie ! » s’écria-t-il, levant les bras au ciel. « Que notre temple se dresse sur une tombe ! Désormais, notre bonheur est pour l’éternité. »

À ces mots, un rayon de soleil perça le ciel lugubre et s’infiltra jusqu’au fond de la sépulture. Au même moment, la forme du vieux Walter Gascoigne s’éloigna lentement, accablée ; son rictus sombre, symbole de la douleur terrestre, n’avait plus rien à faire là, maintenant que la plus obscure des énigmes de l’humanité était résolue.

 

 

 

Nathaniel HAWTHORNE, Contes,

traduits et préfacés par Charles Cestre,

Aubier-Montaigne, s. d.

 

 

 

 

 

 

 

 

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