Le voile noir du ministre

 

PARABOLE 1

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Nathaniel HAWTHORNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le sacristain, sous le portail de la chapelle de Milford, tirait vigoureusement la corde de la cloche. Les vieilles gens de la petite ville s’avançaient, tout courbés, dans la direction du lieu saint. Les enfants, le visage rayonnant, trottinaient gaiement près de leurs parents ou singeaient leur démarche grave, pleins de la dignité de leurs habits du dimanche. D’élégants jeunes gens jetaient un regard de côté vers de jolies demoiselles, persuadés que le soleil du dimanche les rendait plus jolies qu’en semaine. Quand la plus grande partie des arrivants se fut écoulée sous le portail, le sacristain commença à ralentir la sonnerie, les yeux fixés sur la porte du Rev. Mr. Hooper. La première apparition du ministre fut pour lui le signal de laisser la cloche retomber dans le silence.

« Mais qu’a donc notre bon pasteur Hooper sur le visage ? » s’écria le sacristain, incapable de maîtriser son étonnement.

Tous ceux qui étaient à portée de sa voix se retournèrent immédiatement et aperçurent une forme qui ressemblait à Mr. Hooper, s’avançant lentement d’un pas méditatif vers la chapelle. D’un commun accord, ils tressaillirent, exprimant plus de surprise que si un ministre étranger et inconnu était venu prendre en chaire la place de Mr. Hooper et essuyer la poussière de ses coussins.

« Êtes-vous sûr que c’est notre pasteur ? » demanda le sieur Gray au sacristain.

« Sans aucun doute, c’est notre bon Mr. Hooper », répliqua le sacristain. « Il devait aujourd’hui faire échange avec le pasteur Shute, de Westbury ; mais le pasteur Shute s’est excusé hier, devant faire aujourd’hui un sermon pour des obsèques. »

La cause de pareil effarement pourra sembler assez insignifiante. Mr. Hooper, âgé d’environ trente ans, distingué de sa personne, encore célibataire, était habillé avec toute la correction ecclésiastique, comme si une épouse attentive avait amidonné son rabat et brossé ses vêtements du dimanche pour en enlever soigneusement la poussière accumulée pendant la semaine. Il n’y avait dans son aspect qu’une chose qui pût attirer l’attention. Serré autour de son front et pendant devant son visage, assez bas pour vibrer au mouvement de son souffle, Mr. Hooper portait un voile noir. À y regarder de plus près, ce voile semblait consister en un double morceau de crêpe, qui cachait entièrement ses traits, excepté la bouche et le menton et, sans doute, assombrissait, sans les cacher, les objets ou les personnes sur lesquels se posait son regard. Avec ce bandeau sur la figure, le bon Mr. Hooper s’avançait d’un pas mesuré et tranquille, un peu courbé, fixant le sol, comme font les gens absorbés dans leurs pensées, et cependant saluant aimablement de la tête ceux des paroissiens qui se trouvaient encore sur le perron de la chapelle. Mais ils étaient si décontenancée que son salut reçut à peine de réponse.

« Je ne peux pas vraiment me figurer que c’est le visage du bon Mr. Hooper qui est derrière ce morceau de crêpe », dit le sacristain.

« Cela me fait mauvaise impression », murmura une vieille femme, qui entrait dans la chapelle en boitillant. « Quel aspect terrifiant il s’est donné, rien qu’en se cachant la figure ! »

« Notre pasteur est devenu fou ! » suggéra le sieur Gray, tandis qu’il franchissait le seuil après lui.

La rumeur qu’il était survenu quelque évènement inexplicable avait précédé l’arrivée de Mr. Hooper à la chapelle, et mis toute l’assemblée en agitation. Presque personne ne put se retenir de tourner la tête dans la direction de la porte ; beaucoup se levèrent et firent volte-face ; plusieurs petits garçons grimpèrent sur les bancs, puis en descendirent, en faisant un bruit terrible. Il y eut un remue-ménage général, un bruissement de robes de femmes, un frottement de pieds d’hommes – tout le contraire de la paix et du silence qui doivent accompagner l’entrée du ministre. Mais Mr. Hooper sembla ne pas remarquer l’émoi de ses ouailles. Il entra d’un pas discret, inclina bénignement la tête vers les stalles des deux côtés, se courba en passant devant le plus vieux paroissien, aïeul aux cheveux blancs, qui occupait un fauteuil au milieu de l’allée. Ce fut une étrange chose de voir avec quelle lenteur ce vieillard vénérable prit conscience de la singularité qui se manifestait dans l’aspect du pasteur. Il ne sembla partager l’étonnement général que lorsque Mr. Hooper eut gravi les degrés et se fut montré en chaire face à l’auditoire avec le voile noir. Le ministre ne retira pas une seule fois ce mystérieux emblème. On vit le voile trembler au rythme de son haleine, quand il annonça le psaume ; le voile jeta son obscurité entre lui et la page sacrée, lorsqu’il lut les versets de l’Écriture ; et tandis qu’il disait la prière, le voile reposait lourdement sur son visage levé vers le ciel. Cherchait-il à dissimuler ses traits au Maître redoutable auquel il s’adressait ?

L’effet de ce simple morceau de crêpe fut tel que plus d’une femme de nerfs sensibles fut contrainte de quitter la chapelle. Cependant les visages pâlis de l’auditoire étaient peut-être un spectacle presque aussi impressionnant pour le ministre, que pour eux son voile noir.

Mr. Hooper avait une réputation de bon prédicateur, mais dont la force n’était pas la qualité prédominante ; il s’efforçait d’entraîner ses ouailles au ciel par la douceur et la persuasion, plutôt que de les y pousser par les éclats de tonnerre du Verbe. Le sermon qu’il prononça ce jour-là fut marqué des mêmes caractères de style et de diction que l’ensemble de son éloquence sacrée. Mais il y avait quelque chose, soit dans les sentiments exprimés dans le discours, soit dans l’imagination des auditeurs, qui le leur fit juger comme le plus puissant effort que leur pasteur ait fait jusque-là. Il était coloré, plus nettement que d’ordinaire, de la douce mélancolie du tempérament de Mr. Hooper. Le sujet en était le péché caché, les sombres mystères que nous dissimulons à ceux qui nous sont le plus proches et le plus chers, et que nous cherchons même à écarter de notre propre conscience, oubliant que l’Être omniscient sait les découvrir. Une force impalpable animait ses paroles. Tous les membres du troupeau, de la vierge la plus innocente à l’homme le plus endurci, avaient le sentiment que le prédicateur s’était glissé dans leur for intérieur, derrière son voile noir, et avait mis à jour le monceau d’iniquités accumulé dans leurs actes ou leurs pensées. Plus d’un porta ses mains jointes à sa poitrine. Il n’y avait rien d’effrayant dans ce qu’avait dit Mr. Hooper ; du moins, aucune violence ; et cependant, à toutes les vibrations de sa voix plaintive, les auditeurs tremblaient. Un effet dramatique spontané ressortait de sa gravité impressionnante. L’auditoire avait le sentiment si distinct d’une qualité inusitée dans l’éloquence de leur ministre, qu’il souhaitait qu’un souffle de vent déplaçât le voile, s’attendant à demi à voir apparaître le visage d’un étranger, bien que le corps, le geste et la voix fussent ceux de Mr. Hooper.

À la fin de l’office, les fidèles se précipitèrent vers la porte en hâte inconvenante, impatients de se communiquer leur étonnement jusque-là réduit au silence, éprouvant un soulagement à ne plus voir le voile noir. Les uns se réunirent en petits groupes, serrés les uns contre les autres, têtes rapprochées, pour se murmurer leurs impressions ; d’autres rentrèrent chez eux, plongés en de muettes méditations ; d’autres parlaient fort, profanant le jour du Seigneur de rires non réprimés. Quelques-uns secouaient la tête d’un air sagace, laissant entendre qu’ils pénétraient le mystère ; un ou deux affirmaient qu’il n’y avait pas de mystère du tout, mais que les yeux de Mr. Hooper étaient si fatigués par ses veilles qu’il leur fallait ce bandeau transparent. Quelque temps après, le bon Mr. Hooper lui-même sortit, à l’arrière-garde du troupeau. Tournant son visage voilé, tantôt vers un groupe, tantôt vers un autre, il fit ses respects aux têtes chenues, salua les personnes d’âge moyen avec une dignité bienveillante, comme il convenait à leur ami et leur guide spirituel, sourit aux jeunes avec un mélange d’autorité et d’affection, et mit la main sur la tête des petits enfants pour les bénir. Telle était toujours sa coutume, le jour du Seigneur. Des regards étonnés et inquiets accueillirent sa courtoisie. Personne, contrairement à l’habitude, n’aspira à l’honneur d’accompagner le pasteur. Le vieux monsieur Saunders, l’honorable juge, sans doute par une absence de mémoire, négligea d’inviter Mr. Hooper à sa table, où le digne ministre avait toujours prononcé le benedicite, presque chaque dimanche depuis sa nomination. Il rentra donc au presbytère. Au moment de fermer la porte, on le vit se retourner pour jeter un regard sur les assistants, dont les yeux étaient fixés sur lui. Un sourire triste se dessina faiblement sous le voile noir, et se dissipa, colorant ses lèvres d’un pâle éclat au moment où il disparut.

« N’est-il pas étrange », dit une dame, « qu’un simple voile noir, semblable à celui que toute femme peut porter sur sa coiffure, prenne un aspect aussi terrible sur le visage de Mr. Hooper ? »

« L’esprit de Mr. Hooper doit être dérangé », fit observer le mari de cette dame, qui était le médecin de la ville. « Mais la chose la plus curieuse est l’effet que produit cette fantaisie saugrenue même sur un homme à tête froide comme moi. Le voile noir, bien qu’il ne recouvre que le visage de notre pasteur, jette son influence sur toute sa personne, et le fait ressembler à un fantôme, de la tête aux pieds. N’avez-vous pas cette impression ? »

« Si, vraiment », répondit la dame ; « et je ne voudrais pour rien au monde me trouver seule avec lui. Je me demande s’il n’a pas peur de se trouver seul avec lui-même. »

« Il y a des cas où cela arrive », dit le mari.

L’office du soir se passa de la même façon. Après le culte, la cloche sonna pour les obsèques d’une jeune fille. Les parents et les amis étaient réunis dans la maison, et les connaissances s’étaient groupées à la porte, s’entretenant des qualités de la défunte, lorsque leur conversation fut interrompue par l’apparition de Mr. Hooper, toujours couvert de son voile noir. C’était maintenant un emblème approprié. Le ministre entra dans la chambre où le corps était étendu, et se pencha sur le cercueil pour adresser un dernier adieu à sa paroissienne décédée. Au moment où il se courba, le voile pendit droit de son front, de sorte que, si ses paupières n’avaient pas été closes pour jamais, la pauvre morte aurait pu voir son visage. Mr. Hooper avait-il peur de ses regards, qu’il se hâta si vite de ressaisir le voile noir ? Une personne, qui avait pu observer de près l’entrevue entre la morte et le vivant, affirma avec assurance qu’au moment où les traits du ministre se révélèrent, le corps eut un léger tressaillement, produisant un frémissement du linceul et de la coiffe de mousseline, bien que le visage conservât l’immobilité de la mort. Une vieille femme superstitieuse fut le seul témoin de ce prodige. Du cercueil, Mr. Hooper passa dans la salle où se tenait la famille et de là en haut de l’escalier pour prononcer la prière. Ce fut une prière dolente, attendrissante, pleine de tristesse, cependant si pénétrée de l’espoir de l’au-delà, qu’on semblait entendre faiblement la musique d’une harpe céleste, touchée par les doigts des morts, parmi les accents plaintifs du ministre. Les assistants tremblaient, quoiqu’ils ne l’aient qu’imparfaitement compris lorsqu’il exprima le vœu, dans sa prière, qu’eux et lui et toute la race mortelle fussent prêts, comme il pensait que l’était la jeune défunte, pour l’heure terrible qui verrait le voile tomber de leur face. Les porteurs se mirent en marche de leur pas lourd, et le cortège suivit, mettant toute la rue en deuil, avec la morte en avant et Mr. Hooper derrière, le visage couvert de son voile noir.

« Pourquoi vous retournez-vous ? » dit l’une des personnes du cortège à sa voisine.

« Il m’était venu à l’idée », répliqua celle-ci, « que le ministre et l’esprit de la jeune morte marchaient la main dans la main. »

« À moi aussi, cette idée m’était venue au même moment », reprit la première.

Ce soir-là, devait avoir lieu le mariage du plus joli couple de la petite ville de Milford. Bien que considéré comme de tempérament mélancolique, Mr. Hooper savait, en de telles occasions, s’épanouir placidement et faire naître un sourire sympathique, là où une gaîté moins discrète n’aurait pas convenu. Il n’y avait pas de trait de son caractère que le fît plus aimer que celui-là. Les invités au mariage attendaient son arrivée avec impatience, comptant que l’humeur sombre, qui s’était appesantie sur lui toute la journée, disparaîtrait maintenant. Mais tel ne fut pas le cas. Quand Mr. Hooper arriva, la première chose que leurs regards rencontrèrent fut le même horrible voile noir, qui avait rendu plus triste la cérémonie funèbre, et qui ne pouvait jeter qu’un sombre présage sur le mariage. L’effet immédiat sur les invités fut tel qu’il sembla qu’un nuage livide avait roulé de dessous le voile noir et terni la lumière des flambeaux. Le couple vint se placer debout devant le ministre. Mais les doigts glacés de la mariée tremblaient dans la main nerveuse du marié, et la pâleur mortelle de celle-là éveilla la rumeur, transmise à voix basse, que la jeune fille ensevelie quelques heures auparavant était sortie de sa tombe pour venir se marier. Il n’y eut jamais mariage si lugubre, à l’exception de cette fameuse cérémonie nuptiale où la cloche sonna le glas 2. Après la célébration religieuse, Mr. Hooper accepta un verre de vin qu’il leva en exprimant ses souhaits de bonheur au jeune couple, d’un ton d’enjouement contenu, qui aurait dû dérider le visage des personnes présentes, comme une lueur joyeuse jaillie du foyer. À ce moment, apercevant son image dans la glace, le ministre fut frappé lui-même de l’effroi que son voile noir inspirait aux autres. Il trembla de tout son corps... ses lèvres pâlirent... il renversa sur le tapis le vin où il n’avait pas trempé ses lèvres... et, sortant en toute hâte, il disparut dans la nuit. Car la terre aussi avait mis son voile noir.

Le lendemain, toute la population de la petite ville ne parlait presque que du voile noir du ministre Hooper. Cela, avec le mystère caché derrière, formait un sujet de discussion pour les connaissances qui se rencontraient dans la rue et pour les commères bavardant à leur fenêtre. C’était la première nouvelle que l’hôtelier annonçait à ses clients. Les enfants en babillaient en se rendant à l’école. Un petit polisson, porté aux singeries, se couvrit le visage d’une pièce de vieille mousseline noire, effrayant ainsi ses camarades, au point que la panique le saisit lui-même et qu’il faillit perdre la raison comme conséquence de sa mauvaise plaisanterie.

Il est surprenant qu’aucun des officieux ou des impertinents de la paroisse ne se hasardât à demander carrément à Mr. Hooper pourquoi il faisait cela. Jusque-là, chaque fois que se présentait le moindre prétexte d’intervention, les conseillers ne manquaient pas, et lui ne répugnait pas à se laisser guider par leurs avis. S’il avait un défaut, c’était une défiance de soi presque morbide qui, au cas où on manifestait la moindre désapprobation, lui faisait considérer le plus insignifiant de ses actes comme un crime. Cependant, quoiqu’on connût bien cette petite faiblesse, personne n’osa présenter au pasteur aucune amicale observation au sujet du voile noir. Un sentiment de crainte, chez les paroissiens, qu’ils ne pouvaient ni avouer ouvertement ni complètement dissimuler, les incitait à se rejeter la responsabilité l’un sur l’autre. En fin de compte, on s’arrêta à la solution d’envoyer à Mr. Hooper une délégation de fidèles pour traiter avec lui du mystère du voile noir, avant que le scandale ne devînt intolérable. Jamais ambassade ne s’acquitta si mal de sa mission. Le ministre les reçut avec une aimable courtoisie ; mais, après leur avoir dit de s’asseoir, resta silencieux, laissant aux visiteurs tout le fardeau d’entamer la négociation. L’objet en était, semblait-il, assez clair. Là devant eux était le voile noir, serré autour du front de Mr. Hooper et cachant ses traits au-dessus de sa bouche placide, sur laquelle, de temps en temps, on voyait se dessiner un sourire mélancolique. Mais ce morceau de crêpe, dans leur imagination, semblait suspendu devant le cœur même du pasteur, symbole du terrible secret qui le séparait d’eux. S’il avait retiré le voile, ils auraient pu parler ; mais, tant que le voile cachait son visage, ils ne le pouvaient pas. Ils restèrent donc assis longtemps, muets, confus, tremblant devant Mr. Hooper, dont ils sentaient le regard invisible fixé sur eux. Enfin, les députés revinrent, décontenancés, vers leurs mandants, déclarant qu’un cas aussi grave ne pouvait être traité que par un conseil des églises, peut-être même par un synode général.

Il y avait, dans la ville, une personne que n’atteignait pas la terreur inspirée à tous par le voile noir. Quand les députés revinrent sans explication, sans même avoir osé en demander une, elle, avec l’énergie tranquille qui était dans son caractère, résolut de dissiper le nuage troublant qui, chaque jour, s’épaississait davantage autour de Mr. Hooper. Elle, sa fiancée, au nom de la promesse échangée, devait avoir le privilège de savoir ce que cachait le voile noir. À la première visite que lui fit le ministre, elle entama le sujet avec une franche simplicité qui rendit la tâche plus facile pour elle et pour lui. Après qu’il se fût assis, elle fixa les yeux sans broncher sur le voile, n’y découvrant rien du ténébreux mystère qui faisait trembler la multitude. Ce n’était qu’un morceau de crêpe plié en deux, tombant de son front à sa bouche, et vibrant légèrement sous l’impulsion de son souffle.

« Non », dit-elle tout haut en souriant, « il n’y a rien de terrible dans ce crêpe, sinon qu’il cache un visage que j’ai toujours eu du plaisir à regarder. Ôtez ce voile, et dites-moi pourquoi vous l’avez mis. »

M. Hooper sourit tristement : « Il viendra une heure », dit-il, « où tous tant que nous sommes devrons rejeter notre voile. Ne vous offensez pas, aimée, de ce que je le garde jusqu’à ce moment. »

« Vos paroles sont enveloppées de mystère », répondit la jeune fille. « Enlevez au moins le voile qui les recouvre elles. »

« Elizabeth, j’y consens », dit-il, « dans la mesure où me le permet le vœu que j’ai formé. Sachez donc que ce voile est un insigne et un symbole, et que je suis tenu à le porter toujours, à la lumière et dans l’obscurité, dans la solitude et sous les yeux de la foule, avec des étrangers aussi bien qu’avec mes amis. Aucun regard mortel ne le verra disparaître. Ce lugubre bandeau doit me séparer du monde ; même vous, Elizabeth, ne pouvez franchir cette barrière. »

« De quelle terrible affliction avez-vous été frappé », demanda-t-elle instamment, « que vous assombrissez ainsi vos yeux à jamais ? »

« Si c’est en signe de deuil », répliqua Mr. Hooper, « j’ai peut-être, comme la plupart des mortels, d’assez sombres chagrins pour que je puisse porter ce voile noir, à titre de symbole. »

« Mais si le monde ne veut pas croire que ce soit le signe d’un chagrin où n’intervienne aucune faute ? » insista Elizabeth. « Quels que soient l’affection et le respect dont on vous entoure, on peut colporter tout bas que vous vous cachez le visage parce que vous avez conscience d’un péché secret. Au nom de votre sainte mission, cessez de prêter le flanc à de pareilles rumeurs ! »

Une rougeur monta aux joues de la jeune fille, lorsqu’elle fit ainsi allusion aux mauvais bruits qui couraient déjà dans la ville. Mais Mr. Hooper ne se départit pas de sa bénignité. Il sourit même de nouveau, de ce sourire triste, qui ressemblait à une pâle lueur, émanant de l’obscurité qui s’accumulait sous le voile.

« Si je cache mon visage parce que j’ai du chagrin, Dieu sait que les raisons n’en manquent pas », répondit-il sans se déconcerter ; « et si c’est en raison d’un péché secret, quel est le mortel qui ne pourrait faire de même ? »

Il résista à toutes les objurgations d’Elizabeth avec la même obstination douce, mais invincible. À la fin, Elizabeth se rassit sans plus parler. Pendant quelques instants, elle parut perdue dans ses pensées, se demandant peut-être quelle nouvelle méthode elle pourrait employer pour arracher son fiancé à sa sombre fantaisie, qui, si on ne pouvait lui trouver d’autre signification, était peut-être le symptôme d’une maladie mentale. Bien qu’elle fût d’un caractère plus ferme que lui, des larmes roulèrent le long de ses joues. Mais, soudain, un nouveau sentiment prit la place du chagrin ; ses yeux s’arrêtèrent de plus en plus fixement sur le voile noir, et, comme l’air parfois s’obscurcit tout à coup, une frayeur l’enveloppa. Elle se leva et se mit à trembler devant lui.

« Ah ! vous aussi ! » dit-il, plaintivement.

Elle ne répondit pas, mais se couvrit les yeux de la main, et fit volte-face, comme pour quitter la chambre. Il fit un pas précipité en avant et lui saisit le bras.

« Elizabeth, acceptez patiemment mon affliction ! » s’écria-t-il passionnément. « Ne m’abandonnez pas, bien que ce voile doive rester entre nous sur cette terre. Soyez à moi et, là-haut, il n’y aura plus de voile sur mon visage, plus de ténèbres entre nos âmes ! Ce n’est qu’un voile mortel ; ce n’est pas pour l’éternité. Oh ! vous ne savez pas combien je me sens isolé, combien j’ai peur de rester seul derrière mon voile noir ! Ne me laissez pas misérable, dans cette obscurité, à jamais ! »

« Soulevez le voile une seule fois, et regardez-moi en face », dit-elle.

« Jamais ! C’est impossible ! » – « Alors, adieu ! »

Elle dégagea son bras de son étreinte, et se retira lentement, s’arrêtant à la porte, avec un dernier long regard tremblant, qui sembla presque pénétrer le mystère du voile noir. Hooper, au milieu de son chagrin, sourit de penser que ce n’était qu’un emblème matériel qui le séparait du bonheur, bien que les horreurs dont cet emblème était le signe dussent mettre leur obstacle sinistre entre les amants les plus épris.

À partir de ce moment, aucune nouvelle tentative ne fut faite d’écarter le voile noir du visage de Mr. Hooper ; aucun appel direct, pour découvrir le secret qu’on soupçonnait derrière ses plis pesants. Les personnes qui se prétendaient supérieures au préjugé populaire ne virent là qu’un caprice excentrique, comme il s’en mêle aux actions normales de gens sensés pour tout le reste, et qui colore leur comportement d’un semblant de folie. Mais, pour la foule, le bon Mr. Hooper devint irrémédiablement un épouvantail. Il ne put passer dans les rues en tranquillité d’esprit, sentant que les doux et les timides se détournaient de lui, tandis que les autres payaient d’audace en se jetant dans son chemin. L’impertinence de ces derniers le contraignit à renoncer à sa promenade habituelle, le soir, au cimetière ; car, lorsqu’il s’appuyait pensivement à la grille, il y avait toujours des yeux derrière les tombes, fixés sur son voile noir. La légende s’établit que c’était le regard fixe des morts qui le chassait de là. Il souffrit, au fond de son cœur bienveillant, de voir les enfants fuir à son approche, interrompant leurs ébats les plus joyeux, dès que sa personne était en vue, même à une grande distance. Leur frayeur instinctive lui fit sentir, plus douloureusement que quoi que ce soit, l’horreur inhumaine entrelacée à la trame du crêpe noir. De fait, sa propre antipathie pour le voile noir se manifesta à ce point qu’il ne passait jamais de gaîté de cœur devant un miroir, et qu’il évitait de boire aux fontaines tranquilles, de peur que, dans la nappe sans rides, il ne fût épouvanté par son image. Cela donna grande plausibilité à la supposition que Mr. Hooper éprouvait des affres de conscience pour quelque grand crime, trop horrible pour ne pas rester caché ou pour être avoué autrement que de cette façon obscure. Ainsi, de dessous le voile noir s’échappait une nuée qui ternissait le soleil, une ambiguïté de péché et de douleur qui enveloppait le pauvre ministre, si bien que l’affection et la sympathie ne pouvaient plus aller à lui. On disait que, dans sa solitude, il était hanté par des fantômes et des démons. Tremblant au-dedans de lui et répandant la terreur au-dehors, il marchait dans les ténèbres, cherchant à tâtons sa pensée dans son âme ou regardant le monde extérieur à travers une atmosphère assombrie. Le vent indompté même respectait, croyait-on, son terrible secret et ne soulevait jamais son voile. Cependant le bon Mr. Hooper continuait à sourire tristement aux visages effarés de la foule qu’il croisait sur son chemin.

Au milieu de toutes ces mauvaises influences, le voile noir eut un avantage, celui de donner beaucoup d’autorité au ministre. Grâce au mystérieux emblème (car il n’y avait pas d’autre cause visible), il acquit une puissance redoutable sur les âmes en angoisse de péché. Ceux qu’il convertissait éprouvaient pour lui un respect tremblant, d’une nature particulière ; ils affirmaient, dans un sens d’ailleurs tout figuré, qu’avant de connaître par lui la splendeur céleste, ils avaient été avec lui derrière le voile noir. Les ténèbres qui l’entouraient lui permettaient de sympathiser avec toutes les émotions sombres. Les pécheurs, à l’article de la mort, appelaient désespérément Mr. Hooper, et ne rendaient l’âme que lorsqu’il était venu, bien qu’on les vît, au moment où il se penchait pour leur verser la consolation, trembler à l’aspect du visage voilé, si proche du leur. Telles étaient les terreurs du voile noir, même en présence de la face soudain révélée de la Mort ! Des étrangers venaient de loin assister aux offices de son église, simplement pour contempler sa personne, puisqu’il leur était interdit de voir sa figure. Mais plus d’un sortait en tremblant. Une fois, sous le gouverneur Belcher, Mr. Hooper reçut la mission de prêcher le sermon des élections. Couvert de son voile noir, debout devant le premier magistrat, le Conseil et les députés, il fit sur eux une impression si profonde que les mesures législatives de cette année-là furent empreintes de toute la gravité sombre et de la piété des anciens Puritains.

Ainsi Mr. Hooper vécut de longues années, irréprochable dans sa conduite, et cependant portant le poids de pénibles soupçons ; bienveillant et affectueux, bien qu’entouré de défiance et de frayeur latentes ; homme séparé des hommes, tenu à l’écart aux heures de santé et de joie, mais appelé à l’aide aux heures d’angoisse mortelle. Le temps s’écoula, répandant sa neige au-dessus de son voile noir. Il acquit un grand renom dans toutes les églises de la Nouvelle-Angleterre. On l’appelait le Père Hooper. Presque tous ceux de ses paroissiens, qui étaient d’âge mûr quand il avait pris possession de son poste, dormaient maintenant du dernier sommeil : il y avait un groupe de fidèles à l’église et un autre groupe plus nombreux au cimetière... Ayant œuvré si tard au déclin de l’âge et si bien accompli sa tâche, il était temps maintenant que le Père Hooper descendît au repos.

 

Une bougie à abat-jour éclairait d’une faible lueur les personnes réunies dans la chambre où gisait le ministre âgé, attendant la fin. Aucun parent. Mais il y avait le digne et grave médecin, impassible, ne cherchant plus qu’à adoucir les dernières souffrances du malade qu’il ne pouvait pas sauver. Il y avait les membres de la fabrique et d’autres membres de l’église, distingués par leur piété. Il y avait aussi le Révérend Mr. Clark, de Westbury, jeune pasteur zélé, qui était venu à cheval en hâte pour prier au chevet de son collègue mourant. Il y avait la garde-malade, non pas une de celles qui louent leurs services dans les cas graves, mais une femme dont l’affection paisible avait duré en secret pendant toutes ces années et qui persistait même à l’heure de la mort. Vous avez compris que c’était Elizabeth. La tête chenue du bon Père Hooper reposait sur l’oreiller, avec le voile noir toujours attaché autour de son front, et descendant sur son visage, vibrant à tous les efforts douloureux qu’il faisait pour respirer. Toute sa vie, ce morceau de crêpe avait été suspendu entre le monde et lui : il l’avait séparé de la douce fraternité des hommes, de l’amour d’une femme, et l’avait tenu enfermé dans la plus triste des prisons, celle de son cœur. Il reposait encore sur son visage, comme pour assombrir les ténèbres de la chambre à peine éclairée, et pour adoucir l’éclat du soleil de l’éternité.

Depuis quelque temps, son esprit battait la campagne, oscillant tout troublé entre le passé et le présent, s’élançant parfois d’un vol incertain, pour ainsi dire, vers l’inconnu du monde à venir. Il avait eu des accès de fièvre, qui déjetaient son corps d’un bord à l’autre du lit, et épuisaient le peu de force qui lui restait. Mais, dans ses sursauts les plus convulsifs et dans les pires écarts de son intelligence, alors qu’aucune autre pensée ne restait saine, il avait toujours grand soin que le voile noir ne glissât pas de son front. Même si son âme égarée avait pu oublier cette préoccupation, il y avait une femme dévouée près de lui, qui, détournant les yeux, aurait ramené le bandeau sur ce visage, qu’elle avait contemplé autrefois dans la beauté de l’âge mûr. À la fin, le vieillard mourant s’apaisa dans la torpeur de l’épuisement physique et moral, son pouls devenu imperceptible, son souffle s’affaiblissant de plus en plus, sauf lorsqu’une inspiration longue, profonde et irrégulière semblait préluder à la fuite de l’âme.

Le ministre de Westbury s’approcha de sa couche.

« Vénérable Père Hooper », dit-il, « le moment de la délivrance approche. Êtes-vous prêt à lever le voile qui sépare le temps de l’éternité ? »

Le Père Hooper ne répondit d’abord que par un faible mouvement de tête ; puis, craignant peut-être que son intention ne fût pas assez claire, il fit le grand effort de parler.

« Oui », dit-il d’une voix assourdie, « mon âme épuisée attend patiemment que le voile soit levé. »

« Convient-il », reprit le Révérend Mr. Clark, « qu’un homme si pieusement adonné à la prière, d’un exemple si immaculé, saint dans ses pensées et dans ses actes, autant que jugement mortel puisse le discerner – convient-il qu’un père de l’église laisse planer sur sa mémoire une ombre qui semble noircir une existence si pure ? Je vous en supplie, mon vénérable frère, que cela ne soit pas ! Donnez-nous la joie de voir votre visage triomphant, au moment où vous allez recevoir la suprême récompense. Avant que le voile de l’éternité ne se lève, laissez-moi écarter de votre face ce voile noir ! »

En prononçant ces paroles, le Révérend Mr. Clark se pencha pour révéler le mystère de tant d’années. Mais, rassemblant soudain une énergie qui terrifia tous les assistants, le Père Hooper dégagea brusquement ses mains des couvertures et les appuya avec force sur le voile noir, résolu à lutter si le ministre de Westbury cherchait à faire violence à un mourant.

« Jamais !... » murmura le malade. « Jamais sur cette terre ! »

« Malheureux vieillard ! » s’écria le ministre effrayé, « avec quel horrible crime sur la conscience allez-vous maintenant comparaître devant Dieu ? »

La respiration pénible soulevait la poitrine du Père Hooper, un râle se faisait entendre dans sa gorge ; mais, d’un effort surhumain, faisant des mains un geste d’étreinte, il saisit la vie et la retint jusqu’à ce qu’il ait parlé. Il se souleva même sur son lit et se mit sur son séant, tremblant dans les bras de la mort, tandis que pendait le voile noir, portant au dernier moment l’aspect impressionnant des terreurs accumulées pendant toute une vie. Et cependant le pâle et triste sourire, qu’on connaissait bien, sembla s’éveiller sous le sombre bandeau et s’attarder sur les lèvres du Père Hooper.

« Pourquoi ne tremblez-vous que pour moi ? », dit-il, tournant son visage voilé vers le cercle des spectateurs effarés. « Tremblez pour vous tous ! Les hommes ne m’ont-ils évité, les femmes ne m’ont-elles refusé leur pitié, les enfants ne m’ont-ils fui en poussant des cris, qu’en raison du voile noir ? N’est-ce pas le mystère dont il est le signe, qui a empreint ce morceau de crêpe de tant de terreur ? Quand l’ami ouvrira les retraites de son cœur à son ami ; l’aimé à sa bien-aimée ; quand l’homme ne se cachera plus au regard du Créateur, laissant s’accumuler le monceau répugnant de ses péchés secrets, considérez-moi alors comme un monstre, en raison du symbole sous lequel j’ai vécu, sous lequel je meurs ! Tout autour de moi, voyez ! sur tous les visages, un Voile Noir ! »

Tandis que les auditeurs, épouvantés, s’évitaient du regard, le Père Hooper retomba sur son oreiller, cadavre bandé de noir, le pâle sourire s’attardant sur ses lèvres. Toujours voilé de noir, ils le mirent dans son cercueil ; cadavre bandé de noir, on le porta en terre. Pendant bien des années, le gazon a poussé et s’est flétri sur son tertre ; la pierre tombale est recouverte de mousse, et le visage du bon Mr. Hooper n’est plus que poussière ; mais il subsiste la pensée terrifiante qu’il est tombé en décomposition sous le Voile Noir !

 

 

1837.

 

 

Nathaniel HAWTHORNE, Contes,

traduits et préfacés par Charles Cestre,

Aubier-Montaigne, s. d.

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Publiée dans les Twice Told Tales en 1837.

Note de l’auteur. – Un autre clergyman de la Nouvelle Angleterre, le ministre d’York, Maine, qui mourut il y a environ quatre-vingts ans, se fit remarquer par cette même excentricité, que nous rapportons ici du Révérend Mr. Hooper. Dans son cas, cependant, le signe avait un autre sens. Pendant ses années de jeunesse, il avait accidentellement tué un ami bien aimé ; de ce jour jusqu’à sa mort, il avait caché son visage à la vue des hommes.

Note du traducteur. – En appelant son récit : parabole, Hawthorne met ouvertement au premier plan l’intention morale. Cette intention ne pouvait manquer de nous échapper. Il n’échappera pas non plus au lecteur de quelle finesse est empreinte l’analyse de la conscience puritaine, chez le révérend pasteur, et avec quelle habileté le symbole est lié au thème moral.

2 Hawthorne fait allusion ici, en ayant l’air de rappeler un fait bien connu, à un de ses propres contes, paru récemment : Le mariage on l’on sonna le glas (The Wedding Knell).

 

 

 

 

 

 

 

 

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