Entrevue

 

 

Braves gens de Todtnau, venez, qu’on vous raconte

Des choses tout à fait nouvelles sur le compte

De cet esprit faucheur que vous croyiez méchant.

Moi qui suis de la ville et cousin d’un marchand,

Moi qui vois comme un chat, par la nuit la plus noire,

J’en parle savamment et vous pouvez m’en croire...

 

Mon oncle égare tout, quand il va quelque part :

Un jour, nous revenions de Todtnau sur le tard,

Tout à coup il s’arrête et dit : – Ma tabatière

A dû rester, je crois, chez la cabaretière...

Je me retourne donc, pour lui courir après,

Jusqu’à l’Aigle, à Todtnau, qui me semblait tout près.

 

Ayant de cette route une longue habitude,

La nuit ne m’inspirait pas brin d’inquiétude,

Et, devers le Feldberg déjà je me trouvais,

Sans m’en être aperçu ; tant de plaisir j’avais

À voir se balancer au vent chaque fleurette...

(Car, j’ai ce défaut-là, pour un rien je m’arrête...)

 

Enfin, tout devenait, dis-je, silencieux

Sur la terre, tandis qu’on voyait par les cieux,

Mainte étoile hasarder son nez à la fenêtre,

En tremblant que le jour s’avisât de renaître,

Pour bien voir si, les monts commençant à brunir,

On pouvait faire signe aux antres de venir...

 

Quand soudain, mon sentier dont je n’avais eu cure,

Disparaît sous mes pieds dans la campagne obscure...

Que faire ? Une masure était là... noir séjour,

Où j’allai me tapir pour attendre le jour...

J’aurais, certes, été beaucoup mieux en famille ;

Pourtant j’ouvris ma montre et tâtai chaque aiguille,

Car, avec l’œil alors, impossible d’y voir...

– Onze heures... seulement... bien, c’est bon à savoir, –

Et déjà je bourrais tranquillement ma pipe.

Devant qui tout besoin de sommeil se dissipe,

Quand tout à coup, j’entends ces mots à basse voix :

– Frère, j’arrive tard, ce soir, comme tu vois ;

Mais il vient de mourir à Marbach une fille,

Qui faisait le bonheur de toute sa famille,

Et j’ai dû lui fermer les paupières tout seul ;

En lui disant : « Dors bien, dans ton chaste linceul,

Je t’éveillerai quand l’heure en sera venue ! »

Maintenant, va chercher au bout de l’avenue,

Dans cette tasse, un peu d’eau, car il est urgent

Que je batte ce soir ma belle faux d’argent... –

Battre sa faux ! pensai-je... Un esprit ? C’est étrange...

Je m’approche et je vois, avec deux ailes d’ange,

Avec tunique blanche et rouge ceinturon,

Un beau jeune homme âgé de vingt ans environ,

Qui siégeait au milieu des herbes parfumées ;

Deux chandelles flambant à ses pieds allumées.

– Mon bel ange, bonsoir. Bonsoir, mon cher. – Pardon

Si je suis brusque, mais enfin dites-moi donc

Ce que de cette faux vous prétendez là faire ?

– Faucher de l’herbe, et vous quelle importante affaire,

Vous fait courir ainsi la nuit, bel étourneau ?

– Je devrais maintenant être à l’Aigle, à Todtnau,

Je me suis égaré, voilà... mais je ne sache

Vraiment pas que jamais vous ayez eu de vache...

– Des vaches, non, mais l’âne et le bœuf qui jadis,

Sur les pieds de Jésus par le froid engourdis,

Posèrent à Noël leurs naseaux charitables...

Depuis, ou leur a fait dans le ciel des étables,

Et vous les y verriez, en y bien regardant,

Qui respirent le frais du soir, en m’attendant ;

C’est moi qui suis chargé d’emplir leur vaste crèche,

Et c’est pourquoi je viens faucher de l’herbe fraîche.

Pour peu que cela puisse enfin vous convenir,

Libre à vous de m’aider... – Je le voyais venir,

Aussi lui répondis-je : – À ce métier servile,

Hélas ! je n’entends rien, car je suis de la ville ;

Là, chacun sait auner, charger et décharger,

Empiler de l’argent, vendre, boire et manger,

Rien de plus : d’autant mieux que par grandes hottées,

Là, les provisions sont toutes apportées ;

Du beurre, du persil, des raves, des oignons,

Des cerises, des choux, des œufs, des champignons,

Pour de l’argent, l’on trouve enfin tout sur la place :

Le cumin, le café, le sucre et la mélasse...

L’aimez-vous, le café ? – Vous vous moquez, vraiment,

Là-haut, nous n’avalons que l’air du firmament,

Avec des raisins secs, d’une saveur parfaite :

Quatre pour les jours d’œuvre et cinq pour ceux de fête.

Or çà, je vais faucher ; prenons par ces sentiers,

Si vous voulez venir à Todtnau. – Volontiers,

Car il ne fait pas chaud derrière cette porte...

Fumez-vous ? Donnez donc la faux que je la porte... –

Et l’ange, dans la nuit, par trois fois appelait,

Et je vis tout à coup surgir un feu follet,

Auquel il dit, d’un ton de maître à subalterne :

– Tu vas, jusqu’à Todtnau, lui servir de lanterne. –

Que vous semble, mon cher, d’un pareil éclaireur ?

N’ayez crainte, il ne peut vous induire en erreur,

Seulement, ayez soin, là-bas, avant d’atteindre

Les premières maisons, de très vite l’éteindre ;

Car il pourrait fort bien y mettre, l’innocent !

Le feu dans quelque tas de vieux chaume, en passant.

– Mon bel ange, comptez sur ma reconnaissance...

J’espère bien mieux faire avec vous connaissance,

Un de ces jours en ville... – Et là, je le quittai,

Et m’en allais vers Bâle en toute sûreté,

Quand je fus à Marbach, je vis un blanc cortège,

Avec cercueil et croix, aussi plus ne doutai-je

Qu’elle ne fût bien morte, hélas ! dans sa fraîcheur,

Celle dont, à minuit, parlait notre faucheur.

– Ne pleurez donc pas tant, vous qui l’avez perdue,

Puisqu’elle vous sera finalement rendue,

Et que l’ange a promis, à ses derniers instants,

De vous la réveiller quand il en serait temps. –

Enfin, je retrouvai ladite tabatière,

Oubliée, en effet, chez la cabaretière.

 

 

 

Jean-Pierre HEBEL.

 

Traduit de l’allemand par Max Buchon.

 

 

 

 

 

 

 

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