Les gardes champêtres

 

 

Derrière les grands bois, là-bas, sont des prairies,

Pleines de trèfles et de navettes fleuries ;

Une hutte, au milieu, surgit modestement,

Et pourtant, excepté l’étoile an firmament,

Excepté le hibou qui dans la forêt pleure,

La Wiese qui bondit sans s’informer de l’heure,

Et le chevreuil qui brame au seuil de son réduit ;

Tout est paisible au loin, tout dort, il est minuit...

 

Deux gardes cependant veillent dans cette hutte ;

Mais contre le sommeil en vain chacun d’eux lutte ;

– Tiens, pour nous réveiller, si nous allions à l’air,

Chanter quelques chansons ?... dit Nicolas Muller ;

Lève-toi, Fritz, et viens voir comme se balance

Ce grand saule, là-bas, au milieu du silence,

Et comme, cette nuit, de cent drôles façons,

Pirouettent au vent ces naissantes moissons... –

 

Maître Fritz en faisant une grimace énorme,

S’assied donc, comme il peut, à deux pas, sous un orme ;

Nicolas s’établit, lui, sous un cerisier,

Et les voilà bientôt chantant à plein gosier :

– Le matin, quand je vais pour boire à la fontaine,

Marianne vient vite, elle, y remplir son seau ;

Le soir, quand elle y lave, en robe de futaine,

Sa salade ; j’y cours, pris d’une soif soudaine,

Que n’étancherait pas, ma parole, un ruisseau.

– À l’église, j’ai l’œil, moi, sur ma Véronique,

Si tôt que le curé commence ses sermons ;

Elle aussi, tout le temps, me surveille ironique,

Et le curé, pour lui, garde ce qu’il explique,

Tant, à nous en passer, nous nous accoutumons.

– La cloche de Schopfheim a la voix claire et tendre,

Les orgues de Schopfheim l’ont ravissante aussi ;

À trouver la pareille, il ne faut pas s’attendre,

Pourtant, rien ne m’émeut encor comme d’entendre

Marianne me dire : – Ha ! tiens, mais... vous voici ?

– Si tôt que le printemps renaît dans la vallée,

L’oiseau vole à son nid, et l’abeille à son miel ;

Comme eux alors aussi je prendrais ma volée,

Si Véronique, ouvrant sa chambrette isolée,

N’y résumait pour moi tous les bonheurs du ciel.

– Tout le monde, au palet me tient pour passé maître ;

Le fait est qu’à ce jeu, j’ai bien quelque talent ;

Eh bien, vienne pourtant Marianne à paraître,

À l’instant où j’allais me surpasser peut-être ;

Et, comme un écolier, me voilà tout tremblant.

– Quand nous jouons parfois aux quilles sur la place,

Si Véronique est là, j’en abats sept par coup ;

Mais dès qu’elle s’en va, mon feu tourne à la glace,

Ma boule à mi-chemin du quillier s’embarrasse,

Et semble devenir aveugle tout à coup.

– Doux écho de nos chants, va-t’en, par sa fenêtre,

Éveiller Marianne, et dis-lui tendrement,

De manière à me faire à demi reconnaître,

Qu’ils sont en son honneur, tous ces chants, et peut-être

En aurai-je demain quelque remerciement.

– Véronique, dors bien, dans ta chambre boisée ;

En songe, seulement si tu me vois jamais,

Trouve un baiser pour moi, sur ta bouche rosée,

Et quand à le ravoir tu seras disposée,

Je t’en rendrai dix gros, oui, je te le promets...

– Ô vous qui scintillez là-haut d’un air si tendre,

Étoiles du bon Dieu, quand, dites-le-moi donc,

À force de l’aimer sans le dire et d’attendre,

Verrai-je celle à qui mon cœur ose prétendre,

Me regarder avec un pareil abandon ?

– Ô vous que l’on prendrait pour des flocons de laine,

Nuages du bon Dieu, venez donc barbouiller

Cette lune, là-haut, si brillante et si pleine ;

De peur qu’elle n’éveille en sa couche sereine,

Ma Véronique, avant l’heure de s’éveiller.

– On dirait que le jour bruit dans la ramée...

L’instant va donc venir où chaque revenant

Regagne, au grand galop, sa fosse accoutumée...

Ce pauvre Stéphen mort avec sa bien-aimée

Revient sans doute aussi chaque nuit maintenant...

– Les feux follets pourtant tiennent toujours campagne,

Là-bas, sur ces marais à nos pieds interdits...

Oui, valsez bien, de peur que la crampe vous gagne ;

On sait quel violon d’enfer vous accompagne ;

Mais restez à distance... arrière... je vous dis.

– Mon brave Fritz, tu sais que j’aime à la folie

Les cerises ; pourtant, ta voix est si jolie,

Que pour t’entendre encor j’oublierais tout vraiment...

Si quelque chose à moi, te plaisait seulement,

Cela t’appartiendrait bientôt, tu peux le croire...

J’ai trouvé l’autre jour à Kandern, à la foire,

Quatre belles chansons, auprès d’un charlatan ;

Ce sont : le docteur Faust, les filles du Sultan,

L’Écrivain dans le sac, et l’Agneau dans les herbes ;

Apprends-m’en donc les airs, on dit qu’ils sont superbes.

– Mon cher, je veux aussi moi, te faire présent

D’une image où l’on voit, en costume luisant,

La Vierge qui regarde au ciel d’un air mystique,

Si doux, qu’on a regret vraiment d’être hérétique ;

Et qui semble dire : « Ah ! comme il fait clair là-haut... »

Voilà précisément, dis-je, ce qu’il te faut,

Pour attendrir le cœur de cette Marianne...

Sais-tu qu’elle est fort bien, pour une paysanne.

Si tu l’aimes, va donc (crois-m’en, l’on s’y connaît) ;

Va chez elle, et dis-lui vite ce qu’il en est.

 

 

 

Jean-Pierre HEBEL.

 

Traduit de l’allemand par Max Buchon.

 

 

 

 

 

 

 

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