Le poignard de doña Dolorès

 

SOUVENIR D’ESPAGNE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

P. HÉDOUIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« L’humanité l’improuve,

« Mais la vertu l’approuve...

« Je me borne à conter. »

(La Ballade du Poignard.)

 

VERS le milieu de l’année 1824, à la suite de cette guerre de principe dans laquelle un fils de France traversa les Pyrénées avec cent mille hommes, pour rendre le pouvoir à Ferdinand VII son parent, son allié, je fis un voyage en Espagne. – Quel beau pays que celui où naquit le Cid ! où Cervantès écrivit son immortel Don Quixotte ! où Murillo, mon peintre favori, créa ces madones d’autant plus touchantes qu’elles paraissent appartenir à la fois à la terre et au ciel ! Artistes, poètes, c’est à Valence, à Séville, à Grenade qu’il vous faut aller chercher des inspirations. C’est au milieu des palais, des mosquées avec leurs murailles crénelées et dorées, leurs dômes à jour, reste de la magnificence des rois maures ; c’est dans l’enceinte silencieuse des antiques cathédrales, aux flèches si sveltes, si élégantes, sous les balcons des belles Andalouses qu’il vous faut vivre !... – et si rassasiés, oppressés par tant de merveilles, vous sentez le besoin du spectacle de la nature, d’un air qui renouvelle et active votre existence... oh ! alors parcourez ces vastes forêts de la Péninsule, où se dressent les sombres sapins et ces campagnes inondées de lumière, où croissent les palmiers et les grenadiers. Suivez les bords des torrents écumeux de la Navarre et de l’Alava ; gravissez les chaînes de montagnes qui séparent les provinces de cet antique royaume, où l’on voit encore la trace du passage d’Annibal : partout vous trouverez un peuple noble, vaillant, pittoresque dans ses costumes, original dans ses mœurs ; un peuple dont le démon des révolutions déchaîné par l’étranger n’a pu vaincre ni le patriotisme, ni les idées de religion et de liberté.

Pour parcourir la Catalogne, pays montagneux et très accidenté, je m’étais joint à une petite caravane voyageant à dos de mulets et ayant pour guide Miguel, ancien miquelet, aussi fidèle que courageux. Nous étions de même taille ; et, par une fantaisie que les âmes artistiques concevront, autant que par le désir de cheminer plus commodément, j’avais endossé l’habit complet du corps dont ce brave Miguel faisait jadis partie. Cela me donnait un air tout étrange, et je crois que, si mes amis du café de Paris m’eussent rencontré dans cet accoutrement de soldat montagnard, ils auraient eu de la peine à me reconnaître. J’avais le bonnet incarnat, la couverture rayée de Catalogne sur l’épaule, la ceinture rouge, les culottes de velours ouvertes sur le genou ; des guêtres de peau serraient mes jambes, et une espadrille lacée de cordons bleus défendait mes pieds du choc des cailloux : – ajoutez à cette description la courte carabine armant ma main droite, et vous aurez l’idée d’un véritable miquelet tenant la campagne.

Un jour que nos mulets venaient de descendre une montagne bordée de rochers à pic, nous renvoyant les rayons du soleil avec une ardeur qui brûlait nos fronts, nous nous trouvâmes tout-à-coup dans un petit val d’une fraîcheur ravissante. – Une chapelle ombragée par un caroubier dessinait en face de nous, sur un rideau de verdure, ses murailles de briques tapissées de lierre et de jasmins odorants.

– « Quel est ce lieu ? » dis-je à Miguel... – « Señor, me répondit-il, c’est l’ermitage de Ronda, placé sous l’invocation de la Vierge ; station sainte, très célèbre en Catalogne, et qui a acquis un intérêt nouveau, depuis que doña Dolorès est venue s’y fixer. – Un évènement tragique, un meurtre, ajouta-t-il, commis par elle, mais en des circonstances qui la rendaient tellement excusable que la justice des hommes ne pouvait l’atteindre, l’ont conduite à disposer de ses biens en faveur des pauvres, et à venir se fixer dans l’ermitage de Ronda. – Elle y passe son temps entre la prière, les larmes, et le travail. »

– « Connaîtriez-vous les détails de cet évènement ? » repris-je en manifestant, ainsi que mes compagnons, une véritable curiosité.

– « Oui, señor ; ils sont tous consignés dans une ballade qui court le pays et que je vais vous chanter :

 

        Elle était noble, et fière,

        Et dans sa jarretière

        Elle avait un poignard ;

        Poignard à lame nue,

        Que cachait à la vue

        Son jupon de brocard.

 

        « Dolorès, ô ma fille ! !

        « Que dans ta main il brille,

        « Pour venger ta pudeur,

        « Si quelque téméraire !... »

        Ainsi parla sa mère

        Sur son lit de douleur.

 

        Et bientôt elle expire...

        Tel un flambeau de cire

        Dont s’use l’aliment,

        Projette dans l’espace

        Sa lueur qui s’efface,

        Et s’éteint doucement.

 

        Au vœu de mort fidèle,

        Depuis la damoiselle.

        A fui les séducteurs ;

        Pâle et sage elle prie

        À l’autel de Marie,

        Qu’elle couvre de fleurs.

 

        Or Fernand de Castille,

        Voyant si noble fille,

        La poursuit en tous lieux ;

        Sans vergogne il réclame

        Un soupir de son âme,

        Un regard de ses yeux.

 

        L’amant en embuscade

        Donne en vain sérénade

        Sous l’antique balcon ;

        Car la grille discrète

        Reste close et muette

        À sa tendre chanson.

 

        Alors, dans sa folie

        Il jura, sur sa vie,

        D’enlever Dolorès ;

        Sa cavale isabelle

        Emportera la belle

        De Séville à Xérès.

 

        Un soir, voyez l’audace !

        À l’église il l’embrasse,

        Lui disant : Sois à moi !...

        Puis saisissant sa mante,

        Il l’entraîne, tremblante

        De colère et d’effroi !

 

        Mais, domptant sa faiblesse,

        La vierge avec adresse

        Du poignard protecteur

        S’empare !... en sa vengeance,

        Son bras ferme le lance

        Au flanc du ravisseur !

 

        Fut-elle bien coupable ?...

        Sur ce fait mémorable

        On pourra discuter :

        L’humanité l’improuve,

        Mais la vertu l’approuve...

        Je me borne à conter. »

 

À peine Miguel eut-il terminé que nous vîmes sortir de la chapelle une jeune femme, qu’il nous dit être doña Dolorès. Elle portait les habits d’une simple paysanne et tenait à la main une quenouille. C’était encore la plus belle des filles nées sous le ciel brûlant des Espagnes !... une teinte brune colorait ses joues pâles, et ses yeux qu’elle avait constamment baissés se voilaient de leurs longs cils noirs. La mélancolie la plus touchante se lisait sur ses traits d’une régularité parfaite, et dans sa démarche noble et mesurée. – En la voyant, je ne pus me défendre d’un mouvement d’intérêt et de respect qui me fit mettre pied à terre. À mon approche, tout son corps éprouva un léger frémissement ; elle leva sur moi un regard d’une expression indéfinissable, se détourna lentement, et disparut bientôt derrière un massif de citronniers et d’oliviers. Je crus voir l’ombre de Didon, errant seule, à l’écart, dans le Champ des Pleurs où Virgile l’a si poétiquement placée.

Nous continuâmes notre route, et deux mois après je revins en France, où le souvenir de doña Dolorès m’a suivi, admirant et blâmant à la fois sa pudeur, son courage et son repentir.

 

 

P. HÉDOUIN (de Boulogne).

 

Paru dans les Annales romantiques en 1836.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net